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Le féminisme islamique au prisme de la décolonialité. Dépasser l’horizon postcolonial pour envisager un féminisme pluriversel ?

Numéro 1 - 2018 par Ghaliya Djelloul

février 2018

Nous inté­res­sant à la cri­tique des inéga­li­tés entre femmes et hommes consi­dé­rées comme des injus­tices, dans les sociétés/communautés musul­manes, nous dis­cu­te­rons dans cet article de l’apport du fémi­nisme isla­mique à la pen­sée fémi­niste, en ce qu’il décentre le point de vue du fémi­nisme dit « occi­den­tal » par une pos­ture inter­sec­tion­nelle, pre­nant en compte l’imbrication des rap­ports de pou­voir (genre, race/ethnie, classe, etc.). Nous ten­te­rons ensuite de suivre un sen­tier qui « croise sans recou­per » ces dif­fé­rents points de vue situés, dans un fémi­nisme dit « de la fron­tière », nour­ri par une approche déco­lo­niale, qui se veut « trans­cul­tu­rel et pluriversel[efn_note]Mestiri S., Déco­lo­ni­ser le fémi­nisme : une approche trans­cul­tu­relle, Vrin — la vie morale, 2016.[/efn_note] ».

Dossier

Le « fémi­nisme isla­mique »1 est un cou­rant de pen­sée rela­ti­ve­ment récent, ain­si que le réseau trans­na­tio­nal de mili­tantes qui l’alimentent et le dif­fusent dans des contextes socio­po­li­tiques très contras­tés2. L’objectif de cet article est moins de dres­ser le pano­ra­ma des luttes com­munes et des moda­li­tés d’action de ces dif­fé­rents col­lec­tifs3, que de s’intéresser aux effets de ce cou­rant sur le champ fémi­niste. Rap­pe­lons néan­moins que les fémi­nistes isla­miques s’attèlent à déve­lop­per une lec­ture éthique des sources de l’islam que sont le Coran et la Sun­na, pour fon­der une exé­gèse reli­gieuse qui sou­tient leur point de vue fémi­niste. Concrè­te­ment, elles opèrent un tra­vail de cri­tique des com­men­taires clas­siques et four­nissent de nou­velles inter­pré­ta­tions qui visent l’égalité socio­po­li­tique et éco­no­mique avec les hommes. En cela, on peut donc par­ler de la pro­duc­tion de nou­veaux dis­cours isla­miques, et de manière géné­rale, d’un pro­ces­sus d’appropriation du reli­gieux. Au niveau des outils her­mé­neu­tiques, elles mobi­lisent une approche gen­rée dyna­mique, qui relie les normes conte­nues dans cer­tains ver­sets ou aha­dith4 davan­tage au contexte social et poli­tique de la « Révé­la­tion » qu’à la cohé­rence avec un « Mes­sage » cen­sé être atem­po­rel, et son idéal d’égalité et de jus­tice sociale. Ce fai­sant, elles rela­ti­visent la por­tée his­to­rique et les consé­quences juri­diques de ces sources reli­gieuses, décons­trui­sant au pas­sage la légi­ti­mi­té de l’« arran­ge­ment de genre patriar­cal » de type tra­di­tion­nel5 cris­tal­li­sé dans cer­tains concepts clés comme celui de qiwâ­ma (supré­ma­tie mas­cu­line)6.

Les écrits et recherches7 sur le fémi­nisme isla­mique évoquent sou­vent son qua­li­fi­ca­tif de « para­doxal » ou son sta­tut d’« oxy­more »8, rele­vant de la contes­ta­tion de sa pos­si­bi­li­té sociale même d’exister. Pour­tant, ces actrices sociales déve­loppent une pen­sée, pro­duisent un dis­cours et prennent publi­que­ment la parole (par des livres ou lors de confé­rences, dis­cours média­tiques, prêches, etc.), se récla­mant d’un héri­tage fémi­niste, bien qu’elles l’ancrent dans un uni­vers de réfé­rence isla­mique plu­tôt que laïque. Quel est donc le sens de leur démarche ? Et à qui s’adressent-elles ?

L’intérêt du fémi­nisme isla­mique est d’offrir un cas d’étude qui révèle com­ment le sujet « femmes musul­manes à sau­ver » est pro­duit par la colo­nia­li­té du pou­voir9 grâce au décen­tre­ment ren­du pos­sible par la cri­tique post-colo­niale10. Mais, nous ver­rons que l’entreprise de déco­lo­ni­sa­tion de la pen­sée exige, de sur­croit, de trans­cen­der la notion de « post » pour mener l’histoire « à rebours » à laquelle nous invite Achille Mbembe11. Ce dépas­se­ment demande, au préa­lable, la recon­nais­sance des formes de pré­sence du pas­sé, afin d’en tenir les « revenant·e·s » à dis­tance, puis de faire l’effort de « désap­prendre à apprendre »12, pour défaire les liens pro­duits par la colo­nia­li­té, et per­mettre l’émergence de nou­veaux hori­zons d’imaginaire poli­tique « en-com­mun »13.

Féminisme islamique, « everything’s in the name ! »

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Appré­hen­der le fémi­nisme isla­mique sous l’angle de la (déco­lo­nia­li­té, invite à évo­quer ses condi­tions mêmes de pos­si­bi­li­té, car l’émergence des voix de ces activistes/chercheuses est ren­due pos­sible par le pro­ces­sus de déco­lo­ni­sa­tion et le par­cours de femmes, appar­te­nant à des élites natio­nales, au Sud, dont la majo­ri­té est (au moins par­tiel­le­ment) for­mée en Europe et en Amé­rique du Nord, qui puisent des outils cri­tiques dans les études sur le genre, cultu­relles, post­co­lo­niales, subal­ternes, etc. Si elles éprouvent le besoin de se posi­tion­ner « de l’intérieur » des communautés/sociétés musul­manes pour pro­duire une parole sur les condi­tions des femmes, c’est avant tout pour résis­ter aux dis­cours scien­ti­fiques, poli­tiques et reli­gieux qui entre­tiennent la « boite à fan­tasmes »15 sur l’oppression spé­ci­fique des femmes musul­manes. Se posi­tion­nant comme groupe social mar­gi­na­li­sé, en tant que femmes appar­te­nant à une majo­ri­té ou à une mino­ri­té natio­nale, les fémi­nistes islamiques/musulmanes reven­diquent leur droit à choi­sir leur iden­ti­té, au lieu de la subir, et à nour­rir une conscience mul­tiple en tant que femmes et en tant que musul­manes face à des oppres­sions diverses.

Cette pen­sée est éga­le­ment ren­due pos­sible par la glo­ba­li­sa­tion et la pos­si­bi­li­té crois­sante de mise en réseau qui per­met une trans­na­tio­na­li­sa­tion de ce mou­ve­ment et le pas­sage d’une « iden­ti­té résis­tance » à une « iden­ti­té pro­jet »16. En effet, au-delà de la remise en ques­tion de l’autorité mas­cu­line dans les champs reli­gieux et poli­tique par l’appropriation de l’autorité reli­gieuse, une de leurs carac­té­ris­tiques prin­ci­pales est de par­ler « au nom de » la caté­go­rie de « fémi­nistes musul­manes », refu­sant de choi­sir entre « voie d’émancipation » fémi­niste et « appar­te­nance » à l’islam, comme culture ou reli­gion. En se posi­tion­nant comme des femmes musul­manes, qui ne sont pas pour autant aveugles et pas­sives face au patriar­cat, elles sou­haitent pro­duire un modèle alter­na­tif aux fémi­nistes laïques qui, elles, excluent tout réfé­ren­tiel reli­gieux pour lut­ter contre ce sys­tème de domi­na­tion. En cela, le fémi­nisme isla­mique pour­rait paraitre avant tout comme une « pos­ture » qu’adopteraient les femmes. Or, il nous semble qu’il s’agit plu­tôt d’une « per­for­mance »17, qui cherche à trou­bler les caté­go­ries pro­duites par les rap­ports de genre et d’ethnie/race. En affir­mant cette « iden­ti­té pro­jet », ces acti­vistes reven­diquent l’existence d’un point de vue situé de manière endo­gène au sein de com­mu­nau­tés reli­gieuses et tentent de conju­guer leur lutte/effort (dji­had) fémi­niste et anti­ra­ciste, en dés/réarticulant les caté­go­ries cen­sées être mutuel­le­ment exclu­sives de « musul­mane » et de « fémi­niste ». Par-delà le « trouble »18 pro­duit par le fémi­nisme isla­mique, la démarche com­mune der­rière cette déno­mi­na­tion est une lutte/effort mené par ces femmes pour affir­mer qu’elles prennent elles-mêmes en charge leur propre libé­ra­tion. Pro­lon­geant ain­si l’adage fémi­niste, tout en le renou­ve­lant, elles pro­duisent un dis­cours qui adopte un point de vue endo­gène, c’est-à-dire à la fois situé et confes­sant, sur leur condi­tion de « femmes musul­manes ». En cela, elles contestent le mono­pole de la parole déte­nue par les auto­ri­tés musul­manes qui repro­duisent une culture patriar­cale, et de cer­taines fémi­nistes laïques qui véhi­culent des caté­go­ries d’entendement du monde qui jus­ti­fient leur exclu­sion de la soli­da­ri­té fémi­niste et des repré­sen­ta­tions qui, telles des pro­phé­ties auto­réa­li­sa­trice, les enferment, per­son­nel­le­ment ain­si que les autres membres de leurs familles ou de leurs communautés.

Un monde postcolonial en héritage, une démarche féministe en partage

Ce qui est sou­vent repro­ché aux fémi­nistes isla­miques dans des contextes laïques, c’est de recon­duire l’islam, autre­ment dit sa « tra­di­tion dis­cur­sive »19, pour par­ler de droits poli­tiques et sociaux. En (se) mêlant du reli­gieux, là où l’on ne veut faire inter­ve­nir que du poli­tique, il est accu­sé de remettre en ques­tion un des fon­de­ments concep­tuels de la démo­cra­tie, à savoir la sépa­ra­tion des sphères. Or, cet argu­ment prend-il assez en compte la néces­si­té pour les fémi­nistes isla­miques de s’attaquer aux lois reli­gieuses, autre­ment dit le fait qu’elles ne jouissent peut-être pas du pri­vi­lège de faire l’économie de cette cri­tique ? Car, si elles ont la chance de vivre dans des régimes poli­tiques qui leur recon­naissent déjà, à prio­ri, des droits égaux, leurs contextes de vie fami­liaux, tout au moins, sont sus­cep­tibles d’être impré­gnés de cette culture reli­gieuse patriar­cale. Et, lorsqu’en plus, cette culture est légi­ti­mée et cade­nas­sée par les lois de l’État, l’éviter devient tout sim­ple­ment impossible.

De plus, cette grille de lec­ture oppo­sant « Islam » et « Démo­cra­tie »20, dans un face-à-face conflic­tuel, voire ago­nis­tique, a pour effet d’exclure sym­bo­li­que­ment une par­tie de la com­mu­nau­té natio­nale de sa repré­sen­ta­tion, en eth­ni­ci­sant le reli­gieux. Cela des­sert non seule­ment les argu­ments fémi­nistes que déve­loppent les fémi­nistes isla­miques, mais pro­fite plu­tôt à cer­tains cou­rants de l’islam poli­tique qui béné­fi­cient de ce mur éri­gé pour se his­ser en lea­deurs com­mu­nau­taires qui, tout en pré­ten­dant por­ter une voix de défense col­lec­tive, puisent dans cet ima­gi­naire un élé­ment pour fédé­rer leur public, en les figeant à leur tour dans une caté­go­rie ethnoreligieuse.

Cette dua­li­té est à notre sens carac­té­ris­tique de ce moment de seuil « post­co­lo­nial » que nous vivons, lors duquel croyant assis­ter à une sécu­la­ri­sa­tion irré­ver­sible et en voie de géné­ra­li­sa­tion des socié­tés, on semble sur­pris par le « retour » du reli­gieux (si tant est qu’il soit jamais par­ti), sous forme de « réis­la­mi­sa­tion » des socié­tés et des com­mu­nau­tés musul­manes. Cette méta­mor­phose, com­bi­nant des dyna­miques conco­mi­tantes de sécu­la­ri­sa­tion et d’isla­mi­sa­tion, les fémi­nistes isla­miques pour­raient en être une mani­fes­ta­tion car en menant une lutte contre le patriar­cat qui passe par l’islam, et une lutte contre l’islamophobie qui passe par le fémi­nisme, elles réar­ti­culent le poli­tique et le reli­gieux, de manière à désa­cra­li­ser les rap­ports de genre, et à détra­di­tion­na­li­ser l’islam. Or, si on s’intéresse aux effets concrets qu’a pro­duits la dif­fu­sion de leur pen­sée, on remarque, au fil des décen­nies, que ces nou­velles exé­gèses ont véhi­cu­lé d’autres ima­gi­naires des rap­ports de genre, ont per­mis à de nou­velles pra­tiques reli­gieuses d’éclore, et cer­taines avan­cées juri­diques, dans les contextes poli­tiques qui leur étaient favorables.

Par la remise en cause de leur subor­di­na­tion, elles posent la pre­mière pierre vers une appro­pria­tion en vue d’une auto­no­mi­sa­tion des femmes sur le plan reli­gieux. C’est pour­quoi, il nous semble que les cri­tiques envers les fémi­nistes isla­miques fon­dées sur une lec­ture poli­tique laïque, lui niant le qua­li­fi­ca­tif de « fémi­niste », et pré­fé­rant celui d’« isla­miste », sous pré­texte qu’il se réfère à l’islam, passent à côté de l’effort de ces mili­tantes de faire évo­luer ce cadre de réfé­rence et d’apporter jus­te­ment un souffle de démo­cra­tie au sein de la sphère reli­gieuse, sous cou­vert d’atteindre une plus grande « jus­tice sociale », autre­ment dit de bie­nêtre collectif.

Dépasser la dualité pour envisager l’hybridation des normes dans la vie quotidienne

Un des sym­boles pri­vi­lé­giés autour duquel se rejoue cette confron­ta­tion entre deux blocs est le port du voile par les femmes. Cette pra­tique, qui ne cesse de faire cou­ler de l’encre, s’est réin­vi­tée dans le débat qui a sui­vi la paru­tion en Bel­gique fran­co­phone, en sep­tembre 2016, d’une carte blanche inti­tu­lée : « Citoyennes, fémi­nistes et musul­manes ». La réac­tion de Nadia Geerts, une fémi­niste laïque belge sur son blog, « Lettre ouverte aux citoyennes musul­manes “voi­lées et fémi­nistes” », qui s’ensuivit, est assez repré­sen­ta­tive de la « voie sans issue » que pro­duit cette confron­ta­tion « Islam » ver­sus « Démocratie ».

La carte blanche des fémi­nistes musul­manes consti­tuait une réac­tion à l’interdiction des bur­ki­nis sur les plages du sud de la France en juillet-aout 2016, ampli­fiant un cli­mat anxio­gène ins­tau­ré depuis les atten­tats de Daech et, plus par­ti­cu­liè­re­ment, ceux per­pé­trés en France et en Bel­gique. Elle prend la forme d’une invi­ta­tion : « En Bel­gique, les mesures en vue de refou­ler hors de la vie sociale les musul­manes por­tant le fou­lard se mul­ti­plient. Ne nous contrai­gnez pas au repli com­mu­nau­taire, deve­nons des alliés ». Geerts, dans sa réponse, rejette cette main ten­due, expli­quant qu’elle consi­dère le port du voile avant tout comme un sym­bole d’oppression (en tant que norme dif­fé­ren­ciée entre hommes et femmes et en rai­son de son carac­tère obli­ga­toire dans cer­tains contextes majo­ri­tai­re­ment musul­mans), qui fait poli­ti­que­ment avan­cer l’islamisme, ce qui consti­tue une menace pour la « Démo­cra­tie ». Alors que le col­lec­tif signa­taire de la carte blanche reven­di­quait, jus­te­ment, l’autonomie inter­pré­ta­tive des femmes fai­sant le choix de cette pra­tique, et par la recon­nais­sance de cette indi­vi­dua­li­té, le rejet de tout soup­çon de com­pli­ci­té avec des « assassins ».

En consi­dé­rant des femmes por­tant un voile comme des repré­sen­tantes de l’« Islam » et sur­tout de l’islamisme (en tant qu’idéologie reli­gieuse et poli­tique) avant d’être des femmes, prises dans des rap­ports de genre, on par­ti­cipe à les figer, c’est-à-dire à repro­duire une caté­go­rie eth­no­re­li­gieuse et à jus­ti­fier leur exclu­sion de la soli­da­ri­té fémi­niste. Alors qu’en deman­dant à ce que le choix de por­ter le voile soit accep­té au nom du droit à la (recon­nais­sance de la) dif­fé­rence, on rend pos­sible ce que pré­ci­sé­ment la tra­di­tion n’est pas cen­sée per­mettre, c’est-à-dire l’hybridation de la tra­di­tion (dis­cur­sive) reli­gieuse avec un cadre poli­tique démocratique.

C’est sur cet objet qu’a por­té le livre Par­cours de fémi­nistes musul­manes belges : de l’engagement dans l’islam aux droits des femmes ? (Djel­loul, 2013). Mal­gré une popu­la­tion à la taille réduite, on y voit com­bien ce sont avant tout les condi­tions socioé­co­no­miques, le capi­tal social et cultu­rel et d’autres fac­teurs, qui influencent les formes d’engagement de ces acti­vistes. Cer­taines, par­ti­cu­liè­re­ment mar­quées par la relé­ga­tion spa­tiale et sociale, ayant fait l’expérience de l’altérité dès les bancs de l’école, militent sur la scène socio­po­li­tique en tant que membres soli­daires d’une com­mu­nau­té eth­no­re­li­gieuse. D’autres, davan­tage mobiles spa­tia­le­ment et socia­le­ment, prennent la parole sur des scènes aca­dé­mique et reli­gieuse, pour s’exprimer en tant que per­sonnes à part entière, à la fois au sein et au-delà de leur appar­te­nance confes­sion­nelle. Ces fémi­nistes musul­manes belges fran­co­phones mobi­lisent le réper­toire reli­gieux aus­si bien pour refaire du lien eth­nique (l’islam comme vec­teur de soli­da­ri­té com­mu­nau­taire) que défaire les liens du groupe eth­no­re­li­gieux (l’islam choi­si comme trait d’union inter­gé­né­ra­tion­nel lors d’une conver­sion, accom­pa­gné du rejet des pra­tiques sexistes jugées culturelles).

Dans tous ces cas de figure, elles puisent leur source d’engagement dans leur « citoyen­ne­té », c’est-à-dire dans leur adhé­sion nor­ma­tive à un sys­tème démo­cra­tique et dans le prin­cipe d’égalité entre ses membres, ce qui nous ramène à l’enjeu de por­ter le « nom » de « musul­manes et fémi­nistes », comme refus de l’assignation iden­ti­taire à une « incom­pa­ti­bi­li­té » entre l’héritage de leurs ancêtres (réels ou choi­sis) et l’appartenance à la com­mu­nau­té poli­tique. De là découle la volon­té de défi­nir elles-mêmes quelles musul­manes elles sont/souhaitent être, au-delà du jeu de miroir de caté­go­ri­sa­tions sociales qui se lit sur leurs corps. En cela, il nous semble que ces mili­tantes œuvrent aus­si bien à la dépa­triar­ca­li­sa­tion, qu’à la déco­lo­ni­sa­tion des repré­sen­ta­tions des groupes aux­quels elles sont assignées.

Alors que nous vivons dans un contexte glo­bal domi­né par le conflit, où « Islam » et « Démo­cra­tie » semblent pei­ner à faire bon ménage, le fémi­nisme n’est-il pas, comme révo­lu­tion, por­teur d’un mes­sage trans­cul­tu­rel, celui de la recon­nais­sance d’une égale huma­ni­té, lut­tant contre toutes les formes qui les rendent invi­sibles et de légi­ti­ma­tion des vio­lences envers les femmes ? De ce point de vue, com­ment les membres de cer­tains cou­rants d’un fémi­nisme laïque, conscients du pri­vi­lège de vivre dans un pays démo­cra­tique, peuvent-ils refu­ser leur soli­da­ri­té au fémi­nisme isla­mique qui se bat contre une culture du viol qui adopte des traits reli­gieux par exemple (en réfu­tant la véra­ci­té ou l’interprétation de sources qui jus­ti­fient la mise sous tutelle des femmes, le droit d’un homme de dis­po­ser du corps de sa femme, de la cor­ri­ger si elle lui déso­béit, etc.), ou qui dénonce l’injustice des inéga­li­tés éco­no­miques, comme dans les cas du mariage et de l’héritage ? Elles ont, à nos yeux, le mérite de ne pas balayer la légi­ti­mi­té reli­gieuse d’un revers de main, sous pré­texte qu’elle serait par essence anti­fé­mi­niste, mais de remettre en cause la légi­ti­mi­té des sources et des figures d’autorité reli­gieuse en rai­son de leur hos­ti­li­té aux femmes, créant ain­si une auto­ri­té reli­gieuse par les femmes, et pour les femmes. En pre­nant au sérieux la tra­di­tion reli­gieuse, elles contri­buent à la défi­ger et lui per­mettent ain­si d’évoluer.

Décoloniser par le féminisme islamique ou décoloniser le féminisme islamique ?

Après avoir ten­té de mon­trer l’apport du fémi­nisme isla­mique à la pen­sée fémi­niste, par l’effort de décen­tre­ment auquel il invite, évo­quons à pré­sent ses limites post­mo­derne et post­co­lo­niale à l’aide de la cri­tique for­mu­lée par Sou­meya Mes­ti­ri dans Déco­lo­ni­ser le fémi­nisme : une approche trans­cul­tu­relle21 qui com­bine phi­lo­so­phie sociale et lec­ture déco­lo­niale. Mes­ti­ri y reproche jus­te­ment à ces mili­tantes de repro­duire, au lieu de défaire, la figure des « femmes musul­manes à sau­ver » (le mythe de Shé­hé­ra­zade), par celle de femmes qui jus­ti­fient le patriar­cat (le mythe de « Fat(i)ma »).

Sur le plan anti­ra­ciste, bien qu’elles expliquent mobi­li­ser la légi­ti­mi­té reli­gieuse de manière ins­tru­men­tale, elles par­ti­cipent tout de même à repro­duire une forme de colo­nia­li­té du pou­voir, qui fige des per­sonnes dans des caté­go­ries eth­no­ra­ciales, en l’occurrence par une appar­te­nance reli­gieuse. Cette phi­lo­sophe juge que c’est au niveau de leur pro­duc­tion théo­rique que le bât blesse : leur pos­ture, trop mar­quée par un besoin de « jus­ti­fier » l’islam, frei­ne­rait leurs ambi­tions cri­tiques de le réfor­mer. Au niveau fémi­niste, elle leur reproche d’accepter de par­ler de « com­plé­men­ta­ri­té » des sexes et, par consé­quent, de pla­cer le débat onto­lo­gique avant le débat poli­tique, au lieu de le refu­ser au nom de la lutte contre le patriar­cat. À ses yeux, les fémi­nistes musul­manes « posent par prin­cipe que le patriar­cat est un mal dont on peut venir à bout, à condi­tion de lire cor­rec­te­ment les sources scrip­tu­raires. Or, pen­ser de cette manière, c’est ne pas prendre au sérieux la tâche décons­truc­tive qu’elles doivent entre­prendre » (p. 72).

Que pro­pose Mes­ti­ri ? De ne pas se conten­ter de refu­ser la colo­nia­li­té du pou­voir, mais ten­ter de la défaire en accep­tant que : « le hia­tus n’est pas néces­sai­re­ment voué à dis­pa­raitre, que sa pré­sence n’est pas syno­nyme de défaite ». Son fémi­nisme de la fron­tière demande d’arrêter de se posi­tion­ner pour adop­ter une pen­sée mou­vante, qui ne fige pas, de la fron­tière : où il s’agit de « pen­ser à par­tir de concepts dicho­to­miques plu­tôt que d’agencer le monde en dicho­to­mies ». Selon elle, les fémi­nistes musul­manes se trompent d’ennemi prin­ci­pal car elles « veulent nier la fron­tière », alors qu’elle serait « la condi­tion de tout vivre ensemble théo­rique ». Ancrant leur démarche fémi­niste dans une tra­di­tion dis­cur­sive qui repro­duit le para­digme eth­no­re­li­gieux construit par la colo­nia­li­té du pou­voir, elles res­te­raient en cela enfer­mées dans le « post », plu­tôt que de défaire les liens pro­duits par lui.

Les fémi­nistes isla­miques se situe­raient donc à la « fron­tière » entre isla­misme et fémi­nisme laïque, et par­ti­ci­pe­raient indi­rec­te­ment à réi­fier la caté­go­rie de « femmes musul­manes » en par­lant en son nom. Or, œuvrer à ouvrir un hori­zon de fémi­nisme déco­lo­nial qui intègre toutes les per­sonnes, de culture/religion/tradition musul­mane ou non, vivant dans des contextes laïcs ou non, etc. consis­te­rait dans la pers­pec­tive déco­lo­niale que pro­pose Mes­ti­ri, à jus­te­ment « désap­prendre à apprendre », et non pas à réap­prendre la même chose autrement.

S’appuyant sur les études post­co­lo­niales pour par­ler dans un monde uni­ver­si­taire, où l’on fait l’histoire des subal­ternes, le fémi­nisme isla­mique semble alors avant tout un espace de décons­truc­tion intel­lec­tuelle du patriar­cat et du racisme où ces chercheuses/activistes, ont œuvré à désu­bor­don­ner la caté­go­rie des « femmes musul­manes » afin qu’elles puissent être enten­dues et recon­nues avant tout par les autres acti­vistes (fémi­nistes et anti­ra­cistes). Mais, comme le fait remar­quer Mes­ti­ri, elles manquent d’audience, et leur trans­na­tio­na­li­sa­tion à par­tir des années 2000 n’est pas for­cé­ment le signe d’une récep­tion accrue auprès des croyant·e·s « ordinaires ».

Le fémi­nisme de la fron­tière qu’elle pro­pose a l’intérêt de recon­naitre la contri­bu­tion du fémi­nisme isla­mique à une approche déco­lo­niale, en invi­tant à ne pas appli­quer les grilles de lec­ture et d’interprétation de socié­tés dont l’horizon poli­tique est ali­men­té par un héri­tage intel­lec­tuel sécu­lier, sur des popu­la­tions qui pro­viennent de régions du monde n’ayant pas connu cette tra­jec­toire poli­tique. Ain­si, elle prend au sérieux le besoin de s’attaquer au champ reli­gieux parce qu’il détient les clés de l’espace domes­tique. Ce fai­sant, elle per­met d’intégrer, à la fois la manière dont le fémi­nisme isla­mique pro­vin­cia­lise le fémi­nisme laïque, en mon­trant les limites d’une pen­sée qui se pré­tend « uni­ver­selle » et en même temps le besoin de ne pas « s’arrêter là » pour ne pas repro­duire le débat tel qu’il a été construit par le pro­ces­sus d’altérisation. C’est en cela que la voie déco­lo­niale offre matière à pen­ser « l’en-commun » (Mbembe, 2013), for­cé­ment plu­ri­ver­sel, à construire à la fron­tière de ces dif­fé­rents points de vue situés.

  1. De manière glo­bale, Les fémi­nistes isla­miques inves­tissent dif­fé­rentes dis­ci­plines reli­gieuses pour pro­mou­voir l’égalité des hommes et des femmes à par­tir des réfé­rences isla­miques : l’herméneutique (taf­sir), la tra­di­tion pro­phé­tique (hadith) et la juris­pru­dence du droit musul­man (fiqh). Nombre d’entre elles intègrent éga­le­ment des sources non reli­gieuses, comme des conven­tions inter­na­tio­nales rela­tives aux droits humains, dans leurs écrits.
  2. Pour une pré­sen­ta­tion de la diver­si­té des ancrages par les mili­tantes elles-mêmes, voir Ali Z., Fémi­nistes isla­miques, La Fabrique, Paris, 2012. Pour une pré­sen­ta­tion des fon­de­ments théo­riques du mou­ve­ment, qui s’appuie sur des textes fon­da­teurs, voir Hami­di M., Un fémi­nisme musul­man, et pour­quoi pas ?, La Tour d’Aigues, Ed. de l’Aube, 2017. Enfin, pour une pré­sen­ta­tion de par­cours de vie de mili­tantes en Bel­gique, ain­si qu’une ten­ta­tive de typo­lo­gie de leurs enga­ge­ments, voi Djel­loul G., Par­cours de fémi­nistes musul­manes belges : de l’engagement dans l’islam aux droits des femmes ?, L’Harmattan, Lou­vain-la-Neuve, 2013.
  3. Voir Djel­loul G., El’Makrini N., « Le fémi­nisme isla­mique comme cou­rant mino­ri­taire en voie d’institutionnalisation : appro­pria­tion de l’autorité reli­gieuse par la remise en ques­tion de l’autorité mas­cu­line », Sélec­tion biblio­gra­phique Cis­mo­doc [en ligne], jan­vier 2018.
  4. Qu’ils pro­viennent des recueils sun­nites ou chiites.
  5. Macé É., L’Après-Patriarcat, Seuil, 2015.
  6. Voir Mir-Hos­sei­ni Z., Al-Shar­ma­ni M., Rum­min­ger J. (eds), Men in Charge ? Rethin­king Autho­ri­ty in Mus­lim Legal Tra­di­tion, One­world Publi­ca­tions, Lon­don, 2014.
  7. Pour une intro­duc­tion géné­rale, voir le numé­ro de Cri­tique inter­na­tio­nale, « Le fémi­nisme isla­mique aujourd’hui », diri­gé par St. Latte Abdal­lah, n° 46, 2010/1, 216 p.
  8. Comme l’évoque le titre du livre de Mali­ka Hami­di, Un fémi­nisme musul­man, et pour­quoi pas ?, op. cit.
  9. Abu Lughod L., Do Mus­lim Women Need Saving ?, Har­vard Uni­ver­si­ty Press, Lon­don, 2013.
  10. Latte Abdal­lah St., « Fémi­nismes isla­miques et post­co­lo­nia­li­té au début du XXIe siècle », Revue Tiers Monde, 2012/1, p. 53 – 70.
  11. Mbembe A., Cri­tique de la rai­son nègre, La Décou­verte, Paris, 2013.
  12. Mes­ti­ri, op. cit.
  13. Mbembe, op. cit.
  14. En réfé­rence au célèbre article qui pré­sente le fémi­nisme isla­mique par Mar­got Badran, Isla­mic femi­nism : what’s in a name ?, Al-Ahram Week­ly Online, 17 – 23 jan­vier 2002, n° 569.
  15. Mbembe, op. cit.
  16. Voir la mobi­li­sa­tion des concepts de Cas­tells M., The Power of Iden­ti­ty, Oxford, Wiley-Bla­ck­well, 2009, dans Gha­liya Djel­loul, Par­cours de fémi­nistes musul­manes belges : de l’engagement dans l’islam aux droits des femmes ?, Académia‑l’Harmattan, Lou­vain-la-Neuve, 2013.
  17. But­ler J. (trad. M. Cer­vulle), Défaire le genre, Amster­dam, Paris, 2006.
  18. But­ler J. (trad. C. Kraus), Trouble dans le genre. Le fémi­nisme et la sub­ver­sion de l’identité, La Décou­verte, Paris, 2005.
  19. Asad T., « The Idea of an Anthro­po­lo­gy of Islam », Occa­sio­nal papers, Washing­ton D.C., Ctr. for Contem­po­ra­ry Arab Stu­dies, Geor­ge­town, 1986.
  20. Mer­nis­si F., Islam et démo­cra­tie, Albin Michel, Paris, 2010.
  21. Op. cit.

Ghaliya Djelloul


Auteur

socio-anthropologue, assistante de recherche (UCL)