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Le droit à la vérité ne peut intervenir en temps de guerre

Numéro 1 - 2015 par Pierre Hazan

janvier 2015

Avec l’avènement de la jus­tice tran­si­tion­nelle, le « droit à la véri­té » s’est impo­sé dans le pay­sage judi­ciaire et dans les ins­ti­tu­tions inter­na­tio­nales, avec pour ambi­tion une éman­ci­pa­tion du poli­tique. Iro­nie, sous le cou­vert du « droit à la véri­té », c’est le poli­tique qui finit sou­vent par s’imposer lorsque les conflits ne sont pas encore éteints. Ain­si, c’est seule­ment une fois que les armes se sont tues, que la véri­té et quelques fois la jus­tice pour­ront alors, peut-être, intervenir.

Dossier

Le dévoi­le­ment de la « véri­té » à pro­pos des graves vio­la­tions des droits de l’homme contri­bue au ren­for­ce­ment de l’État de droit, limite les risques de ven­geance et offre une recon­nais­sance aux vic­times. Assor­ti du châ­ti­ment, telle est la rai­son d’être de la jus­tice inter­na­tio­nale. Ces vingt der­nières années, ce pos­tu­lat a pris une vigueur inédite avec le déve­lop­pe­ment de la jus­tice tran­si­tion­nelle. Celle-ci a consa­cré le « droit à la véri­té », qui, en une poi­gnée d’années, s’est impo­sé dans le pay­sage judi­ciaire et dans les ins­ti­tu­tions inter­na­tio­nales. Avec l’ambition que la « véri­té » ain­si dite favo­rise l’établissement de la paix, de la démo­cra­tie et de la récon­ci­lia­tion. Cette approche qui ancre la jus­tice tran­si­tion­nelle dans le droit, vise à s’émanciper du poli­tique1. Mais iro­nie, sous le cou­vert du « droit à la véri­té », c’est le poli­tique qui sou­vent finit par s’imposer lorsque les conflits ne sont pas encore éteints.

L’idée du « droit à la véri­té » pour les vio­la­tions des droits de l’homme est forte et géné­reuse. Elle émerge dans les années 1970. Les mères de la place de Mai exigent alors de la junte mili­taire argen­tine qu’elle dévoile la véri­té sur le sort de leurs proches dis­pa­rus. En 1997, Louis Joi­net, alors rap­por­teur spé­cial de l’ONU contre l’impunité, reprend ce concept dans un rap­port qui fait date. Par la suite, des trai­tés inter­na­tio­naux, les sta­tuts de la Cour pénale inter­na­tio­nale, le droit à des répa­ra­tions adop­té par l’Assemblée géné­rale de l’ONU en 2005, ins­ti­tu­tion­na­lisent le « droit à la véri­té ». En 2011, le Conseil des droits de l’homme de l’ONU nomme un rap­por­teur spé­cial sur « la pro­mo­tion de la véri­té, de la jus­tice, des répa­ra­tions et des garan­ties de non-répé­ti­tion ». Tenu désor­mais par les Nations unies au rang des bonnes pra­tiques dans les socié­tés en tran­si­tion, il vise à offrir à la fois la digni­té aux vic­times, à cica­tri­ser les plaies de la socié­té, à ren­for­cer l’État de droit et à pré­ve­nir le néga­tion­nisme et de nou­velles vio­lences. Au même titre que le « droit à la jus­tice » et le « droit aux répa­ra­tions », le « droit à la “véri­té”» s’inscrit pour les Nations unies dans le vaste pro­jet de paci­fi­ca­tion et de démo­cra­ti­sa­tion des socié­tés en tran­si­tion, visant à réta­blir la confiance rom­pue par les années de vio­lence dans des com­mu­nau­tés divisées.

Un instrument précieux

C’est ain­si que des dizaines de com­mis­sions véri­té voient le jour jusqu’à la récente Ins­tance véri­té et digni­té en Tuni­sie. Signe de cet engoue­ment, le 24 mars est dédié par l’ONU chaque année au « droit à la véri­té pour les vio­la­tions fla­grantes des droits de l’homme et pour la digni­té des vic­times ». Mais de quelle « véri­té », ce droit parle-t-il ? Pour l’ONU, les dif­fé­rents ins­tru­ments — tri­bu­naux, com­mis­sions d’enquête, com­mis­sion véri­té — par­ti­cipent tous au dévoi­le­ment d’une véri­té judi­ciaire ou para­ju­di­ciaire, qui se vou­drait objec­tive, aus­si froi­de­ment tech­nique qu’un rap­port de méde­cin légiste, et dont la nature serait fon­da­men­ta­le­ment apo­li­tique. Selon les Nations unies, le « droit à la véri­té » sup­pose en effet de connaitre la « véri­té abso­lue et com­plète » quant « aux crimes qui se sont pro­duits, aux cir­cons­tances spé­ci­fiques qui les ont entou­rés et aux indi­vi­dus qui y ont par­ti­ci­pé, y com­pris les cir­cons­tances dans les­quelles les vio­la­tions ont été com­mises ain­si que les rai­sons qui les ont moti­vées ». Nous ver­rons plus loin ce qu’il en est de cette ambi­tion — ou illu­sion — d’écrire le récit d’une « véri­té » abso­lue et complète.

Ver­sant posi­tif, le « droit à la véri­té » consti­tue un ins­tru­ment pré­cieux — au moins, dans cer­tains pays — pour bri­ser le mur du silence et per­mettre à des familles de savoir ce qui est arri­vé à un des leurs. Cela s’est lar­ge­ment véri­fié en Amé­rique latine et dans les Bal­kans, où des familles ont pu mettre un terme à une attente into­lé­rable et com­men­cer leur tra­vail de deuil. Au-delà des familles des vic­times, le « droit à la véri­té » a per­mis à la socié­té de faire acte de recon­nais­sance des vio­lences poli­tiques com­mises en son sein. Tout cela est considérable.

Pour­tant, ce « droit » reste lettre morte dans beau­coup de pays. La rai­son invo­quée par les gou­ver­ne­ments est sou­vent la même : ils redoutent que les exhu­ma­tions ne pro­voquent une soif de revanche et ne conduisent à de nou­velles vio­lences. Ain­si, les dif­fé­rents gou­ver­ne­ments liba­nais refusent depuis des décen­nies de pro­cé­der à des exhu­ma­tions mal­gré les exhor­ta­tions des asso­cia­tions des familles de dis­pa­rus. En réa­li­té, les éven­tuelles exhu­ma­tions posent la ques­tion des pour­suites judi­ciaires des auteurs de ces crimes en théo­rie impres­crip­tibles, en dépit de la loi d’amnistie votée par le Par­le­ment liba­nais. Dès lors, com­ment faire la part des choses entre les exi­gences liées au « droit à la véri­té » et la capa­ci­té — réelle ou sup­po­sée — de nui­sance d’anciens lea­deurs qui auraient des comptes à rendre à la justice ?

Au Burun­di, l’ampleur des crimes depuis l’indépendance en 1962 fut encore plus vaste que celle de la guerre civile au Liban. Des cen­taines de mil­liers de Tut­si et de Hutu ont été vic­times de mas­sacres depuis l’indépendance, ense­ve­lis dans des fosses com­munes. Faut-il ouvrir ces cen­taines de fosses, iden­ti­fier les vic­times et les cou­pables, confor­mé­ment au « droit à la véri­té » au risque d’attiser de nou­velles ten­sions ? Jusqu’à quel point, la vieille maxime latine, fiat jus­ti­tia, per­eat mun­dus — « que la jus­tice s’accomplisse, le monde dût-il s’effondrer », doit-elle s’appliquer ? De sur­croit, dans un des pays les plus pauvres de la pla­nète, les maigres res­sources ne devraient-elles pas être mieux utilisées ?

Dépen­dant des cir­cons­tances et de l’évolution des rap­ports de force, l’application abso­lu­tiste et bureau­cra­tique du « droit à la véri­té » conduit à une impasse. C’est l’analyse qu’a faite à Chypre, le Comi­té des per­sonnes dis­pa­rues de l’ONU. Il a renon­cé à la recherche d’une « véri­té abso­lue et com­plète », lorsque, ana­lyse faite, il a conclu qu’il fal­lait — du moins, pour le moment — renon­cer à iden­ti­fier les auteurs des exé­cu­tions extra­ju­di­ciaires. C’était le prix à payer pour obte­nir des cri­mi­nels, les infor­ma­tions sur les lieux où ils avaient dis­si­mu­lé les corps. La Cour euro­péenne des droits de l’homme a condam­né ce mar­ché, bien que celui-ci soit res­té en vigueur. Dans le monde impar­fait dans lequel nous vivons, cette pro­messe d’impunité ne vaut-elle cepen­dant pas mieux que l’absolu du « droit à la véri­té » dont l’application rigide aurait été contre­pro­duc­tive pour les familles des dis­pa­rus ? En tout état de cause, le « droit à la véri­té » gagne­rait à être mieux enca­dré. Du reste, où s’arrête-t-il ? Peut-il être illi­mi­té ? En Espagne, les familles sont elles-mêmes par­ta­gées sur l’opportunité d’ouvrir les fosses com­munes de la guerre civile où sont enter­rés leurs proches.

Une vérité confisquée par les autorités

À ces ques­tions s’ajoute un ver­sant plus pro­blé­ma­tique des effets du « droit à la véri­té ». Les États et les autres acteurs poli­tiques ont par­fai­te­ment pris conscience du rôle stra­té­gique des ins­tru­ments de « véri­té ». À tel point qu’ils n’hésitent plus à les uti­li­ser à leur pro­fit, afin de ten­ter de faire triom­pher leur récit, quitte à écrire une his­toire offi­cielle sans dis­tance cri­tique. Dans un iro­nique ren­ver­se­ment, le « droit à la véri­té » cen­sé faire la lumière sur les zones d’ombre du pas­sé a, au contraire, géné­ré la concur­rence et la confron­ta­tion entre de mul­tiples « véri­tés » qui s’entrechoquent.

Les Nations unies concluent-elles que l’armée sri-lan­kaise a fait des mil­liers de morts civils dans ses assauts indis­cri­mi­nés pour mettre fin à la gué­rilla des Tigres tamoul en 2009 ? Le rap­port sri-lan­kais affirme, lui, que « les forces armées ont don­né la plus haute prio­ri­té pour pro­té­ger la vie des civils » […] contrai­re­ment aux Tigres tamoul, les­quels « n’avaient aucun res­pect pour la vie humaine ». C’est désor­mais, rap­port contre rap­port, com­mis­sion contre com­mis­sion, véri­té contre véri­té. Par­fois même, rap­port de l’ONU contre rap­port de l’ONU !

La Com­mis­sion véri­té maro­caine obli­geait-elle les vic­times à taire les noms des res­pon­sables de la répres­sion des « années de plomb » ? La Com­mis­sion véri­té alter­na­tive a don­né les noms. Le gou­ver­ne­ment de Bama­ko sol­li­cite le 13 juillet 2012 l’intervention de la Cour pénale inter­na­tio­nale pour sanc­tion­ner les auteurs des crimes com­mis quelque temps plus tôt par les groupes armés isla­mistes ? L’accord de paix de Oua­ga­dou­gou de juin 2013 entre les groupes armés et le gou­ver­ne­ment malien s’engage à mettre sur pied une com­mis­sion d’enquête inter­na­tio­nale sur les vio­la­tions des droits de l’homme com­mises au Mali depuis l’indépendance, ce qui satis­fai­sait la ver­sion des auto­no­mistes et indé­pen­dan­tistes du Nord-Mali. On le voit, les acteurs poli­tiques se sont empa­rés du droit à la véri­té. Ils ont adop­té les codes et le dis­cours onu­sien sur la recon­nais­sance des vic­times pour faire pré­va­loir leur ver­sion des faits, et par­tant, construire leur légitimité.

La flottille pour Gaza : la pléthore de rapports

L’exemple para­dig­ma­tique est celui de la flot­tille pour Gaza, où, lors de l’assaut israé­lien le 31 mai 2010, neuf mili­tants pro­pa­les­ti­niens de natio­na­li­té turque, ont trou­vé la mort. Pas moins de cinq rap­ports existent sur ce seul évè­ne­ment. Cinq visions où les « véri­tés » fac­tuelles s’entrechoquent par­tiel­le­ment ou tota­le­ment : deux rap­ports de l’ONU dont le seul énon­cé des titres montre la dis­tance qui les sépare : l’un inti­tu­lé « les graves attaques des forces israé­liennes contre un bateau huma­ni­taire pour Gaza » qui fut requis par le Conseil des droits de l’homme, et le second « l’incident de la flot­tille pour Gaza du 31 mai 2010 » deman­dé par le secré­taire géné­ral de l’ONU. Le pre­mier a conclu que l’armée israé­lienne a com­mis un crime de guerre et le second se borne à deman­der à l’État hébreu de pro­cé­der à des excuses envers la Tur­quie et à des répa­ra­tions pour les per­sonnes tuées lors de l’incident. À ces rap­ports diver­gents des Nations unies viennent s’additionner les deux rap­ports de l’État hébreu qui exo­nèrent les sol­dats israé­liens. Last, but not least, vient aus­si s’ajouter encore le rap­port turc qui dénonce « l’assassinat, la tor­ture, les trai­te­ments dégra­dants » opé­rés par les auto­ri­tés israé­liennes. Enfin, la liste ne serait pas com­plète sans men­tion­ner l’acte d’inculpation d’un tri­bu­nal turc visant les plus hauts res­pon­sables mili­taires de l’État hébreu.

À chacun ses victimes

Suprême iro­nie : pour ses pro­mo­teurs, le « droit à la véri­té » devait consti­tuer la pièce mai­tresse d’un pro­ces­sus de récon­ci­lia­tion. Il consti­tue désor­mais éga­le­ment la pour­suite de la guerre par d’autres moyens. Les rai­sons sont mul­tiples, mais l’une des causes prin­ci­pales tient au fait que les méca­nismes de « véri­té » inter­viennent non plus seule­ment après un accord de paix, mais bien pen­dant la crise elle-même. Du coup, l’intérêt des pro­ta­go­nistes est de mettre en avant « leurs » vic­times pour mieux cri­mi­na­li­ser l’ennemi, du moins l’adversaire.

Dans le feu de la crise, les pro­cu­reurs de tri­bu­naux inter­na­tio­naux peuvent eux-mêmes être ten­tés de se livrer à des décla­ra­tions intem­pes­tives au risque d’alimenter la guerre. Ain­si, le pro­cu­reur de la CPI, Luis More­no Ocam­po a décla­ré pen­dant le conflit en Libye que le régime de Kadha­fi dis­tri­buait du Via­gra à ses sol­dats dans le cadre d’une poli­tique de viols : « Le Via­gra est comme une machette. C’est une arme de viol mas­sif », décla­rait-il. « Infor­ma­tion » cho­quante qui ren­for­çait auprès des opi­nions publiques occi­den­tales la jus­ti­fi­ca­tion d’une inter­ven­tion mili­taire. Plus tard, l’enquête de l’ONU a démon­tré que ces accu­sa­tions étaient infon­dées et rele­vaient « de l’hystérie ».

Le temps de la véri­té, voire le temps judi­ciaire, ne peuvent se confondre impu­né­ment avec le temps de la guerre. À vou­loir sou­mettre la guerre aux méca­nismes de véri­té et de jus­tice, le dan­ger est consi­dé­rable que l’opposé se pro­duise. Ce sont ces méca­nismes eux-mêmes qui risquent de deve­nir les ins­tru­ments aux mains des belligérants.

Por­tés par la puis­sance sym­bo­lique du droit inter­na­tio­nal, les pro­mo­teurs du « droit à la véri­té » rêvaient d’avoir le mot de la fin, en éta­blis­sant une véri­té défi­ni­tive. Le final cut, dirait-on à Hol­ly­wood. On le voit, en mul­ti­pliant les récits et les inter­pré­ta­tions contra­dic­toires, c’est pour­tant le poli­tique qui aura le der­nier mot. C’est le prix à payer pour avoir bous­cu­lé la séquence logique entre le temps de la guerre et le temps de la véri­té. C’est seule­ment une fois que les armes se sont tues, que la véri­té et quelques fois la jus­tice pour­ront alors — peut-être — intervenir.

  1. K. Andrieu, « Confron­ter le pas­sé de la dic­ta­ture en Tuni­sie : la loi sur la jus­tice tran­si­tion­nelle en ques­tion », Obser­va­toire des muta­tions dans le monde arabe, mai 2014.

Pierre Hazan


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