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Le doute

Numéro 2 - 2018 par Dominique Maes

avril 2018

Bien à l’abri dans notre labo­ra­toire d’utopies où nous concoc­tons nos pro­duits ima­gi­naires non ren­tables, nous, pré­sident direc­teur géné­reux d’un maga­sin qui ne vend rien, sommes par­fois et même sou­vent enva­hi par le doute. C’est que la quête du sens à ce qui n’en a pas pro­duit de ver­ti­gi­neux abimes. Mais, fort heu­reu­se­ment, nous nous recon­nec­tons alors, chères […]

Billet d’humeur

Bien à l’abri dans notre labo­ra­toire d’utopies où nous concoc­tons nos pro­duits ima­gi­naires non ren­tables, nous, pré­sident direc­teur géné­reux d’un maga­sin qui ne vend rien, sommes par­fois et même sou­vent enva­hi par le doute. C’est que la quête du sens à ce qui n’en a pas pro­duit de ver­ti­gi­neux abimes. Mais, fort heu­reu­se­ment, nous nous recon­nec­tons alors, chères consom­ma­trices, chers consom­ma­teurs1, à la réa­li­té de notre socié­té et tout devient lim­pide. Nous sommes à deux doigts d’une pen­sée unique et, avec sou­la­ge­ment, nous allu­mons notre poste de télé­vi­sion ou par­tons folâ­trer dans les nou­velles cités uni­ver­si­taires enva­hies par les chaines inter­na­tio­nales de maga­sins de fringues et autres fan­fre­luches dont la fabri­ca­tion bon mar­ché per­met à quelques peuples sous-déve­lop­pés des salaires de survie.

Et nous ne dou­tons plus, ce qui est enfin confortable.

D’ailleurs, tout va bien. Avec une obs­ti­na­tion qui touche au génie et une abné­ga­tion qui force l’admiration, les his­trions qui nous gou­vernent le mar­tèlent et les organes de presse ampli­fient la pro­pa­gande : « Tout va bien ! ». La crois­sance du pro­duit inté­rieur brut est en hausse d’au moins 0,5%; 69.000 emplois ont été créés en 2017 et 309.000 nou­veaux « jobs » ont été ou seront créés entre 2014 et 2020. De mau­vaises langues (qui doutent encore, sans doute!) insi­nuent que la pré­ca­ri­té des petits bou­lots qui se géné­ra­lisent sous l’incantation de « jobs, jobs, jobs » que cer­tains entonnent dans les hémi­cycles de nos ins­ti­tu­tions, est une régres­sion de tous les droits sociaux acquis en un siècle d’insouciance, mais nous, qui sommes sérieux, ne dou­tons plus de l’enthousiasme géné­ra­li­sé et envi­sa­geons même la créa­tion de notre « start-up », his­toire de par­ti­ci­per à cet élan vivi­fiant pour notre économie.

Le mar­ché du tra­vail se porte très bien. Les direc­teurs des res­sources humaines se frottent les mains et pré­parent leurs mes­sages de licen­cie­ment avec une empa­thie qui nous tire des larmes de recon­nais­sance. Les ministres se féli­citent à tour de rôle, un peu fati­gués par leurs inces­santes réunions de com­mu­ni­ca­tion, mais ne dou­tant pas de l’importance ni de la jus­tesse de leurs actes. Les pré­si­dents d’entreprises mul­ti­na­tio­nales reversent à leurs action­naires réjouis des marges béné­fi­ciaires sym­pa­thiques et envi­sagent quelques fusions orgas­miques. L’argent qui cir­cule abon­dam­ment se coa­gule dans les hau­teurs d’une pyra­mide qui a rem­pla­cé celle de la lutte des classes. Et cer­tains, qui doutent tou­jours, s’accrochent à de vieux modèles pour dénon­cer l’asservissement du vivant au capital.

Mais enfin, qu’ils se taisent puisque tout va bien. Enfin, presque.

Car, bien enten­du, pour aban­don­ner les marges béné­fi­ciaires à ceux qui les confisquent, il vous fau­dra encore, chers consom­ma­teurs, chères consom­ma­trices, faire quelques petits efforts. Vous vous en dou­tiez un peu, quand même.

Tout d’abord et sur­tout, ne chan­gez rien à vos habi­tudes, mais affer­mis­sez-les. Buvez et man­gez bio ou dié­té­tique, faites un peu de sport (rai­son­na­ble­ment) et main­te­nez-vous en bonne san­té pour ne pas encom­brer les rangs des malades para­si­taires qui empêchent la ren­ta­bi­li­té de nos assu­rances sociales. Notre Mère Ubu de la san­té l’a suf­fi­sam­ment répé­té : le malade coute trop cher !

Ensuite, pour favo­ri­ser le com­merce, ache­tez tout ce dont vous n’avez pas besoin à com­men­cer par ces voi­tures sym­bo­liques de votre réus­site sociale. Grâce à leur sys­tème audio per­for­mant vous écou­te­rez avec gra­ti­tude les éclats de rire com­mu­ni­ca­tifs des ani­ma­teurs radio­pho­niques mati­naux qui ne doutent jamais de l’excellence de leur humour, durant les longues heures d’embouteillages où vous res­te­rez coin­cés à l’entrée de nos villes engor­gées. Que vos véhi­cules fonc­tionnent à l’essence ou au dié­sel importe peu. Un équi­libre de taxa­tion per­met désor­mais à l’État d’en reti­rer la même arnaque fiscale.

Ensuite, bien sûr, il fau­dra tra­vailler un peu plus et sur­tout plus long­temps pour ne pas rejoindre ces vieux pro­fi­teurs de pen­sion­nés. Quels salauds, ceux-là. Ils sont vieux, ils sont de plus en plus moches et ils ne servent vrai­ment à rien. Fort heu­reu­se­ment beau­coup claquent dans les pre­miers mois de ce qu’ils croyaient être le bon temps enfin adve­nu. Ils ne se dou­taient pas que l’activité pro­fes­sion­nelle apporte à l’existence un sens dont elle est fon­da­men­ta­le­ment dépour­vue. La vacui­té leur est fatale. Mais pour ceux qui ont l’égoïsme de vieillir en deve­nant inutiles et sur­tout cou­teux à la socié­té, il fau­drait que notre gou­ver­ne­ment bie­nai­mé leur pro­pose de par­ti­ci­per acti­ve­ment à la pro­chaine étape de leur exis­tence : la mort.

Un bel exemple nous est venu de Nou­velle-Zélande où d’astucieux pen­sion­naires d’une mai­son de retraite, fabriquent avec la joie d’être encore utiles à quelque chose et de se réunir dans une ambiance cha­leu­reuse, leur propre cer­cueil. Que voi­là une belle idée ! Nous ne dou­tons pas qu’elle sera reprise rapi­de­ment par nos ins­ti­tu­tions tou­jours aptes à se bran­cher sur les concepts les plus novateurs.

Donc, chères consom­ma­trices et chers consom­ma­teurs, tout va bien et tout va aller mieux encore. Vous vous lève­rez chaque jour emplis de joie, accro­chés à votre magni­fique pou­voir d’achat, trou­peau humain entre les mou­tons de Panurge et les veaux de Charles de Gaulle, absor­bant la pro­pa­gande télé­vi­suelle pré­sen­tant un Pre­mier sinistre gogue­nard et volu­bile s’en aller chez les Russes vendre des poires belges. (À ce pro­pos où en est-on ? Nous nous en inquié­tons car nous avons une sym­pa­thie toute par­ti­cu­lière pour ce fruit hau­te­ment sym­bo­lique.) Et vous accep­te­rez sans bron­cher de perdre jusqu’au der­nier jour de votre vie pour la gagner.

Quant à nous qui pour­sui­vons nos rêve­ries inutiles, nous retour­ne­rons en notre labo­ra­toire de fic­tions uto­piques pour y perdre du temps en atten­dant que le nôtre advienne. Et bien sûr, le doute qui est si mal­ve­nu sur un pla­teau de télé­vi­sion ou un débat où seul le péremp­toire s’exprime, nous enva­hi­ra à nou­veau. Nous nous ren­drons compte qu’il n’y a peut-être aucune solu­tion à l’aliénation, qu’il fau­dra bien se résoudre à ne grap­piller que des miettes de pen­sée libre et que l’humanité si mira­cu­leuse est sans doute aus­si une fameuse mons­truo­si­té du vivant.

Mais bien enten­du, de cela aus­si nous doutons.

Vous vous en doutez.

  1. L’interpellation « Consom­ma­trices et consom­ma­teurs » est un hom­mage au dis­cours du PDG des États Unis d’Europe, entre­cou­pé de publi­ci­tés, inté­gré dans l’album vision­naire d’Herbert Paga­ni, Méga­lo­po­lis (1972).

Dominique Maes


Auteur

imagier, écrivain, musicien et président directeur généreux de la Grande Droguerie poétique, magasin de produits imaginaires, www.grandedrogueriepoetique.net