Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Le dortoir des Belges

Numéro 7 - 2016 par Bernard De Backer

novembre 2016

Comme à chaque fin d’étape, je ne sais si je vais mon­ter ma tente avant ou après le col, voire pous­ser les feux jusqu’au refuge pour par­ta­ger un peu de com­pa­gnie, me dou­cher et man­ger assis sur une chaise — le luxe suprême. La cha­leur est lourde, mais l’approche des deux-mille sept cents mètres du col Girar­din, caressé […]

Italique

Comme à chaque fin d’étape, je ne sais si je vais mon­ter ma tente avant ou après le col, voire pous­ser les feux jusqu’au refuge pour par­ta­ger un peu de com­pa­gnie, me dou­cher et man­ger assis sur une chaise — le luxe suprême. La cha­leur est lourde, mais l’approche des deux-mille sept cents mètres du col Girar­din, cares­sé par le vent, atté­nue la tor­peur. Pas de plan her­beux avant le pas­sage, aucune trace d’eau : très mau­vais pour le bivouac. Un der­nier res­saut pour accé­der au vaste ensel­le­ment de gra­villons et de pier­railles ocre du col — le plus éton­nant de cette tra­ver­sée des Alpes en sui­vant le célèbre GR 51 — et l’on bas­cule dans un pay­sage somp­tueux entre Quey­ras, Pié­mont et Haute-Pro­vence. Il ne manque plus que le fameux cadre jaune du Natio­nal Geo­gra­phic, plan­té à droite pour « ima­ger » la val­lée de l’Ubaye qui s’y découpe ; cela vien­dra sans doute…

Voi­là trois semaines que je che­mine par tous les temps comme un mulet obs­ti­né : soleil entre Léman et Samoëns, orage au refuge Alfred Wills (le fon­da­teur de l’Alpine Club), brouillard à Anterne, neige fon­dante sur la crête des Gittes, cani­cule en Vanoise, frai­cheur au Mont Tha­bor, vent dans la val­lée de la Cla­rée… Ma car­casse s’est tan­née sous soleil et bour­rasques, tas­sée sous le poids du sac. Si les Alpes me sont fami­lières pour les avoir tra­ver­sées par le même che­min il y a trente-quatre ans et arpen­tées ensuite, c’est le pay­sage des mar­cheurs qui m’intrigue aujourd’hui. D’où la séduc­tion des refuges et des gites, mal­gré le por­tage pesant et les splen­deurs robustes du bivouac.

Bernie et les Twin Towers

Celui qui m’avait mis le pied à l’étrier était un citoyen de Bur­ling­ton, dans le Ver­mont2, un docte sep­tua­gé­naire bar­bu et social-démo­crate, copain de Ber­nie San­ders, séna­teur du même État. On s’était ren­con­tré au bar désert de l’hôtel Le Natio­nal à Saint-Gin­golph, sur les rives du lac Léman, atteint après sept chan­ge­ments de trains depuis Bruxelles. Avec cette fran­chise des Yan­kees3, il m’avait ten­du la main et confié son pré­nom en sou­riant timi­de­ment. Son fran­çais n’était pas mau­vais, mais il tenait à le par­faire, par res­pect des autoch­tones. Il m’avait dit en peu de mots qu’il avait « soixante-qua­torze » ans (comme San­ders, élu maire de Bur­ling­ton en 1981), quelques sou­cis de san­té, et comp­tait gagner Men­ton à pied par le djiè­re­five. « Demain, c’est très longue étape, la refuge de Bise est clo­sed, je vais devoir mar­cher dix heures jusqu’au Cha­pelle d’Abondance. Tu ne me ver­ras pas au break­fast, je démarre à six heures…».

Le ran­don­neur de Bur­ling­ton m’avait ras­su­ré : il a dix ans de plus que moi et marche seul jusqu’à Modane (sa par­te­naire l’y rejoin­dra), de sur­croit en terre par­fois hos­tile (dans nombre de refuges et gites, la nour­ri­ture est cer­ti­fiée « d’origine fran­çaise » — les mar­cheurs peuvent y déro­ger encore). Pas de tente dans son back­pack, sur­mon­té de petits pan­neaux solaires pour rechar­ger son maté­riel élec­tro­nique, mais un lap­top pour tra­vailler lors des étapes à son livre sur la réforme du sys­tème poli­tique amé­ri­cain. Une obses­sion dont il m’entretiendra lon­gue­ment, lorsque nous mar­che­rons côte à côte après la Cha­pelle d’Abondance. La patronne de l’hôtel me confie­ra que son entre­prise (la tra­ver­sée, pas le livre) l’angoisse très fort, et qu’il avait pas­sé la jour­née à régler les moindres détails de son équi­pée. Je croi­se­rai le mili­tant social-démo­crate jusqu’à Larche, quatre-cents kilo­mètres au sud, où nous par­ta­ge­rons un repas d’adieu émou­vant. Son cla­vier avait sur­vé­cu à une per­fide cou­lée de Coke, une semaine plus tôt, à Bru­nis­sard, où je fis connais­sance de sa life-part­ner retrou­vée à Modane : une vive sep­tua­gé­naire, ancienne média­trice sco­laire, des­cen­dante directe de Natha­niel Haw­thorne4 par sa mère. Elle me rap­pel­le­ra, au détour de nos récits de voyage, que Sol­je­nit­syne a vécu au Ver­mont et que son fils, Ignat Alexan­dro­vitch, don­ne­ra bien­tôt un concert à Burlington.

girardin.jpg

Seront-ils ce soir dans le refuge en contre­bas du col Girar­din ? Les ran­don­neurs au long cours aiment se retrou­ver, pour­suivre une conver­sa­tion, évo­quer le che­min par­cou­ru, se refi­ler des tuyaux et par­ta­ger la tam­bouille. Quand on est « hors de sa zone de confort », selon les termes d’une gra­cieuse Néer­lan­daise qui me racon­te­ra sa vie un soir de confi­dences avi­nées, les contacts sont plus intenses et dépouillés. N’y voyez pas malice.

La des­cente après le col n’offrant pas plus d’espace où plan­ter la tente, je me lance dans les lacets du sen­tier qui sur­plombe la val­lée de la Haute-Ubaye où se nichent le hameau de Mal­jas­set et son refuge du Club Alpin. Un lieu gra­vé dans ma mémoire : j’y étais arri­vé le soir du 11 sep­tembre 2001, et avais remar­qué une ner­vo­si­té sin­gu­lière d’où émer­gèrent des com­men­taires du genre : « Les Amé­ri­cains l’ont bien cher­ché ! » Qu’en sera-t-il après Char­lie, le Bata­clan — et puis Nice dont je viens d’apprendre le car­nage san­glant ? Cela n’a guère chan­gé, à entendre les réflexions du gar­dien, tant l’ethnocentrisme péni­ten­tiel incline à s’attribuer toute la fureur du monde, plu­tôt que de conce­voir « les autres » comme des sujets pou­vant être aus­si malé­fiques que nous.

Les mar­cheurs soli­taires, c’est bien connu, sont par­fois vic­times de man­tras. Celui qui m’a han­té un jour de cafard n’est pas sans rap­port avec les évè­ne­ments que me rap­pelle Mal­jas­set. La phrase s’était infil­trée dans mon esprit lors d’une confé­rence cap­ti­vante. Un écri­vain5 y avait retra­cé l’histoire de la lit­té­ra­ture comme déni assa­gi du réel, jusqu’à Faulk­ner — l’auteur de The Sound and the Fury. C’est ain­si que, tout au long d’une étape vers le mont Tha­bor, je me suis répé­té ces vers ayant ins­pi­ré le titre de Faulk­ner : « It is a tale. Told by an idiot, full of sound and fury. Signi­fying nothing » (Sha­kes­peare, Mac­beth).

Désalpe

Dans ce vil­lage qui ne compte que quelques mai­sons cou­vertes de lauzes, je tombe sur le refuge à la sor­tie du sen­tier. Le ran­don­neur des­cen­du des hau­teurs éprouve sou­vent du mal à s’accorder à la val­lée, tor­ride, popu­leuse et bruyante. Tel l’Alba­tros, de Bau­de­laire, « roi de l’azur », il se trouve balourd, clau­di­quant et dégou­li­nant de sueur. Même ici, le refuge est acces­sible par une dépar­te­men­tale en cul-de-sac (voi­là qui m’épargne au moins le vrom­bis­se­ment des motos!). De petits groupes de pro­me­neurs déam­bulent sur la route en « tenue de mon­tagne » après avoir ran­gé leur voi­ture à l’entrée du hameau.

En 1982, les cols et hautes val­lées d’estive m’étaient appa­rus déserts ; aujourd’hui des par­kings sont ins­tal­lés à deux-mille mètres, et l’on croise des groupes de mar­cheurs imma­cu­lés à la lisière des névés. Ce sont eux qui acca­parent les refuges pour « une nuit en haute mon­tagne ». La « rur­ba­ni­sa­tion » de l’univers mon­ta­gnard, à l’époque encore semi-autar­cique, a pour­sui­vi son œuvre. La popu­la­tion des vil­lages tra­vaille désor­mais dans les sec­teurs de ser­vices pour tou­ristes, accom­pa­gnant la trans­for­ma­tion de la mon­tagne en stade spor­tif et en zone de loi­sirs pour cita­dins. Les hameaux en voie d’abandon n’existent qua­si­ment plus, les vieilles mai­sons encore solides ont été reta­pées en rési­dences secon­daires devant les­quelles sta­tionnent des voi­tures noires et lui­santes. Les autres ont dis­pa­ru. Il suf­fit de regar­der atten­ti­ve­ment le pay­sage pour déce­ler les traces de la vie d’autrefois : ter­rasses her­beuses à flanc de mon­tagne, telles des bouts de rizières emboi­tées, par où pas­saient les bœufs récol­tant les meules de foin, champs cin­trés de pierres que les pay­sans avaient extir­pées pour leurs cultures d’altitude, groupes de ruines sous les ronces, cabanes de ber­ger aban­don­nées6. Dans un bourg près de Ter­mi­gnon, la mai­rie a eu la bonne idée d’afficher des pho­tos légen­dées devant les mai­sons, mon­trant les anciens occu­pants et leurs métiers. Alors qu’il ne reste qu’une timide bou­lan­ge­rie aujourd’hui, l’on comp­tait, avant le déve­lop­pe­ment du che­min de fer et de l’automobile, des dizaines d’artisans et com­mer­çants : mar­chand de vin, réta­meur, cor­don­nier, van­nier, cou­tu­rière, auber­giste, bou­cher, épi­cier, menui­sier, forgeron…

Les sports de glisse hyper­mo­dernes qui effleurent le monde ont la cote : para­pente, canyo­ning, cyclisme, ski, pla­neur, course à pied dénom­mée trail. En été, les sen­tiers de ran­don­née sont par­cou­rus de VTT lar­gués sur les som­mets par des remonte-pentes amé­na­gés pour leur por­tage ; il faut bien ren­ta­bi­li­ser les inves­tis­se­ments et com­pen­ser les effets du réchauf­fe­ment cli­ma­tique. Les ran­don­nées se font la plu­part du temps en étoile, et il est deve­nu néces­saire de réser­ver sa nui­tée, cha­cun étant sup­po­sé déam­bu­ler avec un smart­phone. Lors de la mon­tée vers le col du Palet en Vanoise, je fus sui­vi pen­dant une demi-heure par un mar­cheur en conver­sa­tion télé­pho­nique ininterrompue.

Les cam­peurs, majo­ri­taires lors des temps pion­niers, ne repré­sentent plus qu’une infime mino­ri­té aujourd’hui, décou­ra­gée par les topo­guides qui ne les men­tionnent plus, et par les nou­velles règle­men­ta­tions de parc natio­nal. Depuis un arrê­té de 2010, le bivouac (mon­tage de la tente pour une nuit) est inter­dit en Vanoise pour des motifs sin­gu­liers : « Trouble à la tran­quilli­té des lieux et de la faune, nui­sances visuelles ». Les colonnes de mar­cheurs bruyants en tenue fluo qui grimpent « en refuge » seraient moins nui­sibles que la gui­toune mon­tée à la tom­bée du jour. Selon la gar­dienne bien infor­mée du refuge de Leisse au cœur de la Vanoise, l’explication — outre le green­wa­shing sur le dos d’une mino­ri­té nomade et peu ren­table — se trouve dans la faci­li­té d’accès au parc natu­rel de la Vanoise. Elle aurait inci­té des groupes émé­chés à cam­per de manière un peu trash dans les verts alpages. Encore une consé­quence des par­kings d’altitude…

Autre effet de la « rur­ba­ni­sa­tion », les espaces de silence (ponc­tués des seuls clo­chettes, bruis­se­ments d’eau et sif­fle­ments de mar­motte), qu’offrait encore l’univers mon­ta­gnard il y a peu d’années, se sont réduits comme peau de cha­grin, gri­gno­tés par le bruit qui remonte inexo­ra­ble­ment des val­lées. Il n’y a pas encore de musique d’ambiance dans les refuges (un groupe alle­mand de free jazz, cepen­dant, au refuge Entre-Deux-Eaux, et un autre, toni­truant, au gite du Petit Phoque), mais rares sont les cohortes de ran­don­neurs qui arpentent les che­mins sans être accom­pa­gnés d’un tapage inces­sant, comme nuée de fre­lons. L’écrivain ita­lien Pao­lo Cognet­ti, iso­lé dans sa cabane de ber­ger pié­mon­taise, les ren­contre à tour de bras : « Des ran­don­neurs, j’en croi­sais tous les jours, presque imman­qua­ble­ment en bataillons, et ils me sem­blaient sourds et aveugles au pay­sage qu’ils tra­ver­saient, ils fai­saient un tel raf­fut que je les enten­dais avant même de les voir. Même leurs par­fums chi­miques m’agressaient à dis­tance. Je m’interrogeais : est-ce moi qui ai des pro­blèmes avec le reste de l’humanité ? Ou bien eux, qui ne savent pas tra­ver­ser des terres sans les colo­ni­ser7 ? »

Crustacés et Brexit

À peine des­cen­du au niveau de la ter­rasse du refuge de Mal­jas­set, je vois, écrit en lettres capi­tales sur le mur : « L’esprit Club Alpin ». La bar­maid un peu bou­gonne ne semble pas gou­ter ma réfé­rence mali­cieuse au sus­dit esprit en lui deman­dant une bière. Aggra­vant mon cas, je réponds à sa ques­tion et admets que je n’ai pas réser­vé pour la nuit, ce qui est plu­tôt mal vu aujourd’hui, même si le refuge s’avère à moi­tié vide. La plu­part des pro­me­neurs atta­blés ne res­te­ront pas ; ils retour­ne­ront au par­king avant de des­cendre vers Bar­ce­lon­nette et ses som­bré­ros8. Je fais un brin de cau­sette avec un vieillard, qui n’écoute pas un mot de ce que je lui dis, puis j’observe la faune de ceux qui pas­se­ront sans doute la nuit ici. Mes copains du Ver­mont ne sont pas là, ni la char­mante Hol­lan­daise avi­née, le rigo­lo des Cévennes ou ce Cana­dien, pilo­té par sa femme depuis Vic­to­ria (Colom­bie Bri­tan­nique) via inter­net, et lan­cé, lui aus­si, sur le djiè­re­five.

Je m’installe dans le dor­toir à moi­tié vide, le temps d’admirer les jambes fuse­lées de deux jeunes Fla­mandes qui viennent de débar­quer. Les pre­miers Belges (si tant est…) depuis Saint-Gin­golph ! Leurs sacs à dos arborent encore l’étiquette de leur vol low-cost, vire­vol­tant comme un papillon, leurs voix chu­chotent des consignes sur le bon usage des dor­toirs. Quelques minutes plus tard, un couple de quin­qua­gé­naires prend éga­le­ment ses quar­tiers ; je tente de devi­ner leur natio­na­li­té du fond de mon poste d’observation, un duvet polo­nais qui enve­loppe mon corps dou­lou­reux allon­gé sur le bat-flanc. C’est l’une des curio­si­tés sur ce long che­min ; com­ment tous ces gens venus d’un peu par­tout vont-ils s’accorder ou non au repas du soir ? Avec qui vais-je manger ?

Le plus pénible, j’en témoigne après un mois de marche et une quin­zaine de refuges, c’est de se retrou­ver seul avec un groupe d’autochtones « moyens », ces « crus­ta­cés » dont par­lait Gide, pétri­fiés dans leur uni­ver­sa­lisme pro­vin­cial, leurs exploits régio­naux et autres cal­culs de déni­ve­lés. Vien­dra le moment inévi­table — s’ils daignent conver­ser avec leur voi­sin qui aura dévoi­lé sa bel­gi­tude — où tom­be­ra la phrase fati­dique, sublime, for­cé­ment sublime : « Mais vous n’avez pas d’accent ! »

Le couple qui a débar­qué dans mon dor­toir où s’affairent les Fla­mandes ne paraît pas vrai­ment gau­lois, ou alors de la péri­phé­rie : alsa­cien, juras­sien… Leur sac à dos n’est pas de marque Que­chua, leur démarche est moins ner­veuse, et — pour tout vous dire — ils n’ont pas l’«accent fran­çais ». Peut-être Suisses ou Luxem­bour­geois ? M’extrayant péni­ble­ment de mon duvet, j’entame un brin de conver­sa­tion et le ver­dict tombe : ils sont Bruxel­lois. Voi­là donc cinq Belges d’un seul coup dans le même dor­toir, alors que je n’en ai pas ren­con­tré un seul depuis trois semaines. On se retrou­ve­ra peut-être au repas, ce qui serait cocasse. Les gar­diens des refuges « placent » doré­na­vant les convives au moyen d’étiquettes posées sur la table, et ceci selon cer­taines règles que je n’ai pas vrai­ment réus­si à déco­der : par dor­toir, par groupes, par natio­na­li­té, par humeur ?

Le récit de ces tablées, par­fois mor­tel­le­ment ennuyeuses ou, au contraire, magiques par la ren­contre de gens incon­nus qui ont plein de choses à se dire et ne se ver­ront sans doute jamais plus, est un sujet en soi. Les natio­na­li­tés y jouent un rôle impor­tant, ain­si que les phé­no­mènes de groupe. J’ai ren­con­tré à deux reprises un essaim d’Anglais tapa­geurs et alcoo­li­sés, for­mant un cercle clos autour de leurs bou­teilles, sans cesse renou­ve­lées par l’aide-gardien népa­lais (un dol­po-pa de Ring­mo — nous avons pris le train ensemble vers Cha­mo­nix). Rien n’existait en dehors d’eux : un Brexit en minia­ture, avec des envo­lées pâteuses dignes de Boris John­son ou Nigel Farage.

Mais les Bri­tan­niques, Irlan­dais et Nord-Amé­ri­cains soli­taires ou en couple étaient, eux, com­mu­ni­ca­tifs et ouverts, heu­reux de ren­con­trer un anglo­phone, même de for­tune. Tel ce jeune retrai­té de la City qui m’a racon­té en détail la mala­die car­diaque et le décès de son père, alors que nous ten­tions de convaincre un ran­don­neur, anéan­ti par la fatigue et pâle comme un mort, de rebrous­ser che­min. Ou ce jeune père qui avait pla­cé sa petite tente verte à côté de la mienne au pied du mont Tha­bor, et que j’ai revu le len­de­main dans une piz­zé­ria de Névache avec une cam­peuse batave qui, elle, ne buvait que du thé. Soi­rée inou­bliable et hila­rante entre trois soli­taires, sur­pris de par­ta­ger un repas et pro­fi­tant de l’aubaine pour res­ter assis le plus long­temps pos­sible. Sans oublier, au refuge Alfred Wills, ces deux jeunes femmes de Hei­del­berg, escor­tées d’un âne rétif trac­té au bout d’une longe. Méde­cin et infir­mière en soins pal­lia­tifs, elles avaient soi­gné mon genou, para­ly­sé par une ten­di­nite aus­si dou­lou­reuse qu’imprévue, après m’avoir annon­cé avec un humour noir invo­lon­taire : « Jetzt sind Sie unsere Patient9 ! »

L’heure de la tam­bouille a enfin son­né et nous nous retrou­vons ras­sem­blés par dor­toir. De manière mathé­ma­tique, les Belges sont majo­ri­taires, entou­rés de chaque côté par de jeunes Hexa­go­naux à l’esprit vif, curieux en diable face à une telle oppor­tu­ni­té exo­tique. Après un tour de piste, les ran­don­neurs se pré­sentent, ce qui est plu­tôt rare en France. Les Fla­mandes viennent de Molen­beek, pro­dui­sant un moment de silence per­plexe, leur blon­deur et leurs shorts mou­lants ne cadrant pas vrai­ment avec la répu­ta­tion sala­fiste de la com­mune bruxel­loise. Notre sous-groupe s’embarque avec fer­veur dans une vaste dis­cus­sion géo­po­li­tique, alors que les Fla­mandes vivent leur vie à l’autre bout de la table. Le gar­dien du refuge devra nous chas­ser trois heures plus tard, tant la pas­sion des échanges nous a fait oublier le temps et les consignes de silence. On repren­dra ça au petit-déjeu­ner, avant de nous dis­per­ser à jamais dans le bruit et la fureur du monde.

  1. Sur cet iti­né­raire et l’histoire des sen­tiers alpins, je ren­voie à ma pré­sen­ta­tion de La tra­ver­sée des Alpes. Essai d’histoire mar­chée, d’Antoine de Baecque (Gal­li­mard, 2014), dans La Revue nou­velle de juillet 2014.
  2. État du nord-est des États-Unis, dont le nom d’origine fran­çaise évoque le carac­tère val­lon­né. Bur­ling­ton est la plus grande ville du Ver­mont (dont la capi­tale est Mont­pe­lier), très ouverte sur la langue fran­çaise pour atti­rer les tou­ristes qué­bé­cois. La muni­ci­pa­li­té encou­rage même le bilin­guisme dans les commerces.
  3. Sobri­quet d’origine néer­lan­daise (Jan­neke ou Jan-Kees) dési­gnant un habi­tant de la Nou­velle-Angle­terre qui fut d’abord la Nou­velle-Hol­lande ou la Nou­velle-Bel­gique. New York a suc­cé­dé à Nieuw-Amster­dam et Wall Street à Waal Straat (rue du Mur ou rue des Wal­lons, les avis divergent). Voir aus­si les topo­nymes néer­lan­dais de Har­lem ou Hobo­ken, sans oublier Coney Island, l’ile aux lapins (« Koni­j­nen Eiland »).
  4. Un des pre­miers grands écri­vains amé­ri­cains (1804 – 1864), auteur notam­ment de La Lettre écar­late dénon­çant le sort des femmes dans le puri­ta­nisme de la Nou­velle-Angle­terre. Haw­thorne était ori­gi­naire de Salem, ville du Mas­sa­chu­setts où des femmes avaient été bru­lées vives pour sor­cel­le­rie en 1692.
  5. Pierre Ber­gou­nioux, invi­té par la librai­rie Quar­tiers Latins, auteur de Jusqu’à Faulk­ner, Gal­li­mard, 2002.
  6. On trouve une belle évo­ca­tion de la dis­pa­ri­tion de cet uni­vers mon­ta­gnard, par le biais des retrou­vailles d’un écri­vain des villes avec les mon­tagnes val­do­taines de son enfance dans le poi­gnant et superbe témoi­gnage per­son­nel de l’écrivain ita­lien, Pao­lo Cognet­ti, Le gar­çon sau­vage. Car­net de mon­tagne, édi­tions Zoé, 2016. L’auteur passe une année en « ermite » dans une bai­ta, une cabane de berger.
  7. Pao­lo Cognet­ti, op. cit. Le pro­pos de David Le Bre­ton, dans « La marche, un salu­taire retrait du monde » (Le Monde, 10 octobre 2016), affir­mant que le mar­cheur « est décon­nec­té » ou que « Loin des impé­ra­tifs de vitesse, de ren­de­ment, d’efficacité, une ran­don­née est un éloge de la len­teur », paraît fort idéalisé.
  8. Des habi­tants de Bar­ce­lon­nette ayant fait for­tune au Mexique et inves­ti leurs avoirs à leur retour au pays, la ville a choi­si de construire son image tou­ris­tique sur l’Amérique rêvée de ses oncles pro­diges. Elle est dès lors déco­rée d’innombrables objets « mexi­cains », dont le som­bré­ro n’est pas le moins visible.
  9. « Main­te­nant, vous êtes notre patient ! »

Bernard De Backer


Auteur

sociologue et chercheur