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Le Dieu sauvage. Pour une foi critique, de Maurice Bellet
Depuis 1963, Maurice Bellet chemine dans l’écriture, aux points cruciaux de tangence entre christianisme et théologie, société et économie, psychanalyse et philosophie, littérature… Essayiste prolifi que ? Succession d’essais, oui. Bavardage, non. Dans un élan toujours repris, mûrissement d’une parole qui suscite un espace pour celle des autres. À quel sujet ? « Que reste-t-il quand il ne reste […]
Depuis 1963, Maurice Bellet chemine dans l’écriture, aux points cruciaux de tangence entre christianisme et théologie, société et économie, psychanalyse et philosophie, littérature… Essayiste prolifi que ? Succession d’essais, oui. Bavardage, non. Dans un élan toujours repris, mûrissement d’une parole qui suscite un espace pour celle des autres. À quel sujet ? « Que reste-t-il quand il ne reste rien ? » Bellet aborde cette question qui habite l’être humain à partir du lieu chrétien, non par souci apologétique car le délogement de ce qui se dénomme ainsi est vertigineux, mais par honnêteté intellectuelle envers ses propres racines. Pour lui, la crise historique du christianisme n’est pas une affaire religieuse, mais s’inscrit dans une décomposition beaucoup plus générale, profonde et insidieuse, qu’il approche dans son tréfonds, attentif à ce qui est commencement.
Son oeuvre est mal connue. L’invention conceptuelle y confi ne à l’expression poétique pour évoquer un au-delà des catégories usuelles. Pas question de lire un tel auteur une fois pour toutes, et de passer tranquillement à autre chose …
Dans la production sinueuse de Bellet, un livre récent refl ète la cohérence de l’ensemble, offrant des clés pour accéder à des oeuvres où l’intuition s’exprime de façon plus partielle mais sans doute plus fulgurante. Que donne-t-il à entendre ?1
Derrière la façade d’ordre
Contredisant la conception moderne du progrès, une question — qui concentre en elle toutes les autres — a été dramatiquement posée au cours du siècle de Hiroshima et des génocides. Elle reste pressante à l’heure où la mondialisation franchit une étape décisive tout en rongeant le socle humain sur lequel elle repose : « De quoi les êtres humains ont-ils besoin pour survivre sans être dévorés par la destruction ? »
D’un ordonnancement premier qui les sépare du chaos. Qui pose des limites normatives dont le contenu peut varier, mais dont l’urgence s’est imposée à l’expérience. Cet ordonnancement repose sur un axe : la perception, dans un contexte donné, de « ce sans quoi » l’humanité déchoit dans la violence. Il impose des répartitions : une organisation des places qui fait échapper à la massifi cation.
Nulle nostalgie de l’ordre ici, mais la conscience aiguë du social-historique comme construction en devenir. Bellet relativise sans pitié tout ce qui prétend à l’absolu. Tout ordre social peut succomber à la perversion majeure qui consiste à édicter le vrai (l’amour, la justice, le bonheur humain…) faussement. L’absolu, s’il est, signifi e sa fi — nitude et son bégaiement à tout discours humain.
Bellet s’intéresse aux crises quand, en amont de la façade lisse, elles mettent en cause, non pas seulement telle ou telle limite, mais le noyau axial et la répartition. Dans de telles circonstances, ce qui permet de conjurer l’angoisse et d’assumer le désir d’exister émerge, en creux, comme l’essentiel.
Crises majeures et épreuves de vérité
Bellet situe l’ordre mondial actuel sur la toile de fond d’épreuves de vérité et de sorties de crise successives. Il ne s’agit pas simplement de remonter le temps pour mettre en perspective, mais de reparcourir les épreuves du passé en se demandant quelle vérité les sociétés présentes peuvent supporter. Car trois « âges critiques » coexistent aujourd’hui, dans un vide de pensée sur ce que serait un ordre humain viable à l’heure où le temps se contracte et où les espaces s’interpénètrent.
L’âge ancien, porté par une grande foi commune, orientait les destinées dans un cosmos cohérent. La crise y fut vécue comme malheur venu de l’extérieur.
Pourtant, l’épreuve du doute, a priori suspecte, va s’imposer comme condition de légitimité : « Je pense, donc je suis ». Opposée à la croyance, la critique permet d’accéder à une certitude conquise à partir de soi, comme être de raison. La crise est ici passage à une humanité éclairée de l’intérieur. Une idée neuve révolutionne la pensée et le politique de l’âge moderne : le droit au bonheur des êtres humains.
Mais les leçons de l’histoire et la réfl exion dévoilent que le « je » baigne dans un ensemble relationnel qui engage le corps. L’individu est en ballottage. L’ordre peut à tout moment basculer vers le délire. Cette épreuve du trouble mettra peu à peu à mort l’idée du passage à un ordre neuf fondé sur une nécessité historique. La croyance n’est plus seulement erreur, mais illusion. Plus largement, toute certitude est livrée à l’incontrôlable. L’âge postmoderne fonctionne et consomme, en s’alimentant pêle-mêle à des rationalités partielles, dont la prolifération masque la défaillance de l’axe. Canalisant la compétition et l’envie, l’économie se loge au coeur de l’ordre social et des psychismes individuels comme ce qui tient la place de « ce sans quoi ».2
La pensée impossible
Le triomphe universel de l’économie de marché annule le besoin de légitimer le fonctionnement par un discours : on baigne dedans. Quant au « retour du religieux », intégriste ou accommodant raisonnablement la restauration de signes anciens et l’individualisme ambiant, il table sur l’impasse de l’âge moderne, dans l’espoir d’un retour à l’ordre du premier âge, sans parvenir à communiquer ce « très essentiel » dont il fait valoir l’urgence dans le troisième âge. Ne signifi e‑t-il pas le chant du cygne du religieux ?
Plus riche que jamais, multidisciplinaire et multiforme, l’information sur l’état de ce système mondial est neutralisée par le bruitage autour d’un trou vertigineux : on ne sait pas où l’on va, mais on court en espérant que cela continue. S’opposant aux extrêmes, deux pôles sont en connivence pour dire « nous savons, il faut » : l’ordre économique mondialisé qui dissimule la rigueur de son fonctionnement sous son laisser-aller et une violence qui revêt des oripeaux doctrinaires.
Qu’est-ce qui s’anéantit ? Quel possible peut s’y annoncer ?
Des épreuves à l’Épreuve
Pour mettre des mots sur les expériences d’aujourd’hui, une méthode est de retraverser les épreuves de vérité du passé. Sur la base de la façon dont l’Occident s’y est pris pour faire le vrai, quel est l’outillage intellectuel disponible pour situer l’effondrement politique, culturel et religieux auquel cette portion de l’humanité — et l’ensemble de celle-ci dans son sillage — est confrontée aujourd’hui ?
Rompant avec l’Image religieuse intériorisée dans l’ordre traditionnel, la mise en oeuvre du doute méthodique a sous-tendu le triomphe de la science. Les politiques modernes proviennent tout droit de cet immense laboratoire. Tout avenir passe par la puissance interrogative de la conscience qui est au coeur de la modernité. Simultanément, la maîtrise de la raison en dehors des points d’application préalablement sélectionnés s’est avérée limitée. La vérité est-elle exclusivement constituée d’idées claires et distinctes ? Ou vient-elle aussi de travers, et d’en bas, comme l’éprouve celui qui cherche dans le doute et veut bien s’y disposer ? Il doute. Mais lui, comment se tient-il et d’où vient-il ? Où est le commencement ? En brisant l’ancien monde, la science a mis à nu des zones de l’humain qui débordaient du champ qu’elle s’était donné et qui l’ont déconcertée. Le monde qui en est sorti est au bord du chaos, tout en ne voulant pas le savoir. Qu’on ne s’y trompe pas, cet ordre dur dans son fonctionnement et mou dans sa conscience ne souffre pas d’un excès, mais d’une étroitesse de la raison. Corrélativement, on peut reprocher à la révolution de n’avoir pas été assez profonde, tributaire qu’elle était d’un état de l’Occident, aujourd’hui problématique.
Le paysage moderne a été troué par la découverte du corps et de ses pulsions. Le soubassement omniprésent de ce qui était jusque-là considéré comme folie a été dévoilé. La perversion n’est pas simple déni de la loi, mais ce qui prétend accomplir celle- ci peut devenir mensonge et meurtre. Le pire dans le meilleur… Jusqu’au progrès de la révolution, nid de la Bête monstrueuse. La psychanalyse explique, et la cure est polarisée par le moment où la liberté peut advenir dans le lieu du trouble. Mais pour qui est-il là, ce « je » qui émerge ? Autre chose qu’une vie « en trop », morte, lui sera-t-il donné ? Et par qui ou quoi ?
L’Épreuve absolue se déroule tout en bas : l’expérience de la mort rôde dans un être humain pourtant rendu à lui-même, avec l’urgence d’un commencement qui le libérerait de cette tristesse. À l’échelle de l’Occident, et du monde entraîné dans son sillage, la vérité du grand développement est celle d’une prodigieuse défl agration. « Au bord de l’abîme. » Chez Bellet, cette affirmation ne pointe ni le constat banal de l’irruption d’une violence exceptionnelle pendant le siècle précédent ni la prophétie ressassée d’une catastrophe imminente pour le présent. Elle signifi e l’irruption d’une brèche encore bien plus décisive que la rupture moderne. La raison avait cru poser une clôture où s’abritait l’humanisme. Or la science, elle-même convoquée à la critique, rencontre cette région où la violence absolue est possible. Là où la psychanalyse pensait conjurer le délire, se révèle une castration symbolique au coeur, non seulement des existences individuelles, mais du devenir collectif : l’homme manque à l’homme. Qu’est-ce qui fait qu’il ne soit pas inhumain ? On sait que l’issue n’est pas un retour à la croyance. Le rêve de la clarté dans l’Idée nécessaire s’est brisé. Le sol s’est même dérobé sous l’existence. Comment traverser l’expérience abyssale, non pas contre cette fin des illusions, contre la science ou contre les croyances, mais en remontant vers ce qui est en amont d’elles ?
Le lieu qui fait rupture
Les épreuves de vérité constituent désormais un horizon indépassable de la pensée. Mais elles ne sont pas à la hauteur de ce qui est en cause à l’âge postmoderne. Le développement moderne avait été placé sous le signe de la lutte contre l’exploitation. Tous étaient invités au partage du gâteau. Ils restent convoqués, encore faut-il entrer ! Le monde a évolué en s’accommodant de l’exclusion, c’est-à-dire d’un principe de meurtre. Il a fait l’apprentissage du raisonnement hypothético-déductif… mais pour quel modèle ? Il s’est défait de l’aveuglement… mais à quoi bon, s’il n’est pas viable ?
Quelles limites ? Pas d’abord celles de la connaissance, ni celles du permis et du défendu. Mais celles du seuil à partir duquel la perte des repères use l’humain jusqu’à la corde. Contre cet ennemi, ni l’éducation, ni la politique, ni la culture ne sont armées. L’Épreuve de l’abîme fait éclater tout langage. Ce qui manque échappe aux classifi cations.
Reste le travail avec les gens et sur les choses. Bref, la vie… À condition de supporter d’être né. Ou l’amour… Impossible, à ces moments de tristesse et de disgrâce. Ce qui manque n’est pas de l’ordre de l’analyse et de la dissertation, mais de la parole. La psychanalyse nous a appris que celle-ci est autre chose qu’un « discours sur ». La parole — « Tu es là, avant tout jugement et mérite » — éveille la décision d’exister ensemble à partir de là où nous sommes, même si nous n’y pouvons rien.
Elle peut porter le poids de l’impossible, dire qu’il y a une deuxième fois, un commencement humble, dans la défaite de ce qui emprisonne, à partir d’un centre audedans de soi. Ce point d’émergence, il s’atteint quand, dans une conscience fi ère de la maîtrise acquise par l’imagination et l’invention, mais par-delà tout ce que celles-ci peuvent produire, l’être humain éprouve que ses capacités s’enlèvent sur la possibilité de l’abîme.
Ici affleure ce que Bellet appelle le différential, la rupture impliquée dans ce que nous faisons, mais qui y active la racine ultime, en amont de tout. Cet absolu, c’est la donation réciproque dans laquelle les uns disent aux autres qu’être venus au monde et se supporter, hommes parmi les hommes, sont de bonnes choses. Parole partagée sans s’entre-tuer : « Ni Maître, ni César, ni tyran », aboutissement radieux de l’Histoire pour la pensée moderne. Rebond prodigieux face à la mort qui hante, non la fi n, mais la vie : voilà ce que l’histoire des hommes de chair et d’os a appris. Rien moins qu’un nouveau mode d’existence, même si c’est dans une traversée de l’en-bas.
Les mots pour le dire
Chez Bellet, « Qui parle ? » revient à se demander : « Où cette parole nous atteintelle ? » La philosophie a mis à jour le sol que recouvrait la religion. La psychanalyse a ôté les dalles qui recouvrent l’expérience humaine la plus fondamentale, le risque de la destruction de soi-même. Plus de point d’appui extérieur, même religieux, à partir duquel rebondir. Un déchirement de l’être déchire la pensée. La parole qui nous donne d’être dans l’en-bas et de pouvoir quand même nous dire « Je suis là pour quelqu’un » ne nous appartient pas, elle ne relève d’aucun des ordonnancements établis. Elle n’est pas du monde.
Cependant, elle est dans le monde… Pour que l’humanité soit humaine, un espace poétique lui est nécessaire. Qu’on le veuille ou non, en Occident, l’Évangile est au coeur d’une telle symbolique primordiale. Bellet est convaincu que ce poème multiforme concerne l’expérience la plus radicale. Qu’il arrache l’axe et les répartitions au pouvoir — y compris religieux — qui instrumentalise l’ordonnancement des choses, avec une puissance telle qu’il pousse à bout la crise majeure. L’auteur n’a de cesse de déployer ce poème, y compris dans ce qu’il a de plus étrange, tant il considère qu’y réside l’écart fécond.
« Le fils de l’homme est venu chercher et sauver ce qui était perdu. » Le Jésus des années septante de notre ère, celui des synoptiques, est un style qui met le feu dans une diversité de situations — loi, mariage, attente d’un guerrier-libérateur, relation au pouvoir en place — dont il ébranle chaque fois le contexte. Certes, cette scène porte l’empreinte historique de l’âge ancien. Mais l’essentiel est le déplacement qui s’opère dans la matrice même des représentations et des modes d’action. Cette parole d’homme à homme déclenche une rage sans fond. L’humiliation de ce visage est mise à mort de l’humanité, en sa source, par l’instance qui prétend détenir la clé de la lecture du vrai et de l’ordonnancement des relations (religion : relegere-religare). Voici que dans cette violence absolue surgit le « même si » d’une vie qui est parole, parole sans haine. À la fi n du Ier siècle, le quatrième Évangile s’ouvre sur : « La parole a pris chair, parmi nous elle a planté sa tente. » Pour Bellet, comme pour Gauchet, le Messie paradoxal engage une sortie de la religion. Non point dans l’insignifi ance, mais dans la fulgurance de l’immersion de l’inaugural dans le monde : pas vers ce qui délie de la mort et de la perversité, ouverture à ce qui donne d’être là, de se supporter et de se tourner en paix les uns vers les autres… sans avoir payé pour cela.
Critique dans la foi
Cependant, cette parole retentit dans un monde qui l’a entendue de multiples façons depuis deux mille ans, et véhiculée à travers des formes culturelles datées. Majeure dans l’inconscient historique de l’Occident, cette fi gure est usée jusqu’à la corde : imagerie héritée de l’âge ancien, objet de doute/ croyance dans le cadre que s’est assigné la critique, grand refoulé avec la dissipation des illusions. « Christ est ressuscité. » Comme telle, cette affi rmation sépare.
Le récit est bien vite devenu incompréhensible, dans son irritante contingence qui écartèle entre l’histoire particulière de Jésus et ses disciples et la gigantesque construction métaphysique. L’épreuve du doute s’est soldée par le divorce entre croyance et raison. Tant de controverses autour d’un nom qui, irréparablement, fait figure de particulier par rapport à l’exigence d’universel ! L’issue est de faire le tri. Pour circonscrire un espace rationalisé de vérités dans lesquelles nicher le point d’accrochage pour une transcendance. Pour circonscrire un corps de valeurs qui, pour une part, redoublent l’humanisme ambiant, pour l’autre, prétendent injecter dans cet ordre établi les corrélats moraux d’une croyance particulière. Or, on l’a vu, l’Épreuve manifeste en creux un sol qui précède la raison aussi bien que la croyance. L’une et l’autre s’essouffl ent si elles ne se nourrissent d’une puissance d’humanité qui submerge toutes les sagesses et les résignations. Cette vérité de la vérité, qu’il vaut à tout prix de vivre, n’en est-il pas question dans la parole primordiale qui nous atteint là où nous sommes contaminés ? Un accès à l’universel, non comme discours qui surplombe, mais comme entrée en relation.
Cependant, la seconde épreuve, celle du trouble, se solde par la conscience que le « mieux » peut être le lieu du pire. Le désir, la conviction, la foi déposée dans la doctrine transmise à partir du Maître idéal peuvent entraîner le fonctionnement d’un système sadique. L’Amour s’avère être une tromperie quand, à peine la perversité de la loi dénoncée, ce qui prétend en guérir devient le lieu du meurtre. Ancienne ou nouvelle, aucune alliance religieuse n’est quitte de cette question.
Cependant, la seconde épreuve, celle du trouble, se solde par la conscience que le « mieux » peut être le lieu du pire. Le désir, la conviction, la foi déposée dans la doctrine transmise à partir du Maître idéal peuvent entraîner le fonctionnement d’un système sadique. L’Amour s’avère être une tromperie quand, à peine la perversité de la loi dénoncée, ce qui prétend en guérir devient le lieu du meurtre. Ancienne ou nouvelle, aucune alliance religieuse n’est quitte de cette question.
Relation primordiale à l’insaisissable
La première déconfiture a été l’explosion du cosmos et de la clé de voûte qui reliait le ciel et la terre. La deuxième a été celle de l’humain comme siège de la rationalité. Les liens mythiques et philosophiques qui tentaient d’enserrer la référence ultime se délitent, après que l’espérance a été manipulée jusqu’à l’horreur. Silence de mort dans la traversée de l’abîme. Dieu avait subsisté comme une affaire d’opinion. Mais, maintenant, se produit la véritable explosion de théos, dans ce qui se passe entre nous, les hommes. « Croyants » et « athées » sont également mal lotis. Certes, les discours compensent, abondants, pour le meilleur et pour le pire. Toutefois, quelque chose manque, qui ne relève pas de cet ordre, mais de la parole.
Laisser la parole, à qui ? À « ce » qui n’est rien dans le champ maîtrisé ou maîtrisable de nos croyances, de nos savoirs, de nos pouvoirs et qui creuse l’humain là où nous sommes, introduisant l’écart qui invite à être les uns pour les autres, alors que nous savons que nous ne le sommes pas. Une parole en amont de tout. Elle ne révèle, n’explique, n’interprète pas ce qu’est la vie. Elle indique la limite au-delà de laquelle celleci risque de perdre son humanité, tout en évoquant une naissance.
Non pas en niant, mais en traversant les images, les conceptions, les interprétations du réel : en remontant du trouble vers le « je ne sais quoi » d’une présence, du doute vers le sol humain dont il se nourrit, de la gangue mythique vers le feu qui couve sous cette cendre.
Non pas en niant, mais en traversant les images, les conceptions, les interprétations du réel : en remontant du trouble vers le « je ne sais quoi » d’une présence, du doute vers le sol humain dont il se nourrit, de la gangue mythique vers le feu qui couve sous cette cendre.
Unité d’un rapport impensable, non entre le ciel et la terre, mais de l’humain à l’humain.
« Image du Dieu invisible. » Référence à un ailleurs qui se montre dans l’homme, mais lui échappe absolument. Dans l’âge ancien, elle s’était glissée dans l’image religieuse de la séparation spatiale. En même temps, elle y a mis le feu. De sorte que si la répartition — ciel/terre, âme/corps, ici-bas/au-delà — relève d’un monde révolu, toute réduction anthropologique manque ce qui cherchait à se dire sur le mode de la séparation : l’écart, plus décisif entre le démoniaque et l’humanité de l’homme, entre le meurtre et un amour qui ne cesse de s’arracher aux signifi cations que lui donne le sens commun. À cette création interhumaine, Dieu ne s’ajoute pas, il s’y exprime, que son nom soit ou non invoqué.
Dans ces conditions, aujourd’hui, la question n’est pas de sauvegarder la religion et de maintenir l’Évangile. Pas davantage de faire un tri pour ne retenir que le « correct ». Mais de rejoindre le vif et d’écouter l’inouï qui surgit.
Alors, Dieu ou pas ? À l’épreuve des critiques, deux excuses seulement à parler de lui : le plaisir et la nécessité. De toute façon, qu’on le nomme ou pas, « il » est autre que ce que l’ordre de ce monde en construit. Seule se donne à discerner sa lumière sur le visage et les mains de celui qui donne sans vouloir prendre. La Voie qui traverse les épreuves de vérité va et vient entre un point absolument insaisissable et la rencontre de l’homme réel. Elle cherche celui-ci dans l’éclairage qu’apporte cette trajectoire… même là où le point d’émergence de ce qui le fait humain est absolument caché
À l’occasion de la publication du Dieu sauvage, mon propos était de me risquer enfi n à rassembler les braises d’un feu dont j’ai éprouvé la chaleur dans une longue fréquentation. Ma tentative de synthèse a peut-être l’avantage de la clarté. Mais elle pâlit aussi cette pensée forte et inclassable, que je tenterai maintenant de situer brièvement (par devers son auteur, car la référence est quasi absente dans ses textes drus).
« … Je cherche la région cruciale de l’âme où le mal absolu s’oppose à la fraternité. » Cette quête de Malraux (qui est aussi celle de Primo Levi) porte sur « l’humanité de l’homme ». Pour Bellet, ce concept n’est pas vague : il en a rencontré l’épaisseur, à l’écoute d’une expérience humaine radicale, individuelle, mais aussi collective.
Je serais tenté de poursuivre avec une autre citation de Malraux : « La tâche du siècle qui vient sera de réinventer les dieux. » Mais je me tromperais d’adresse. Par contre, un rapprochement est adéquat avec Dietrich Bonhoeffer. À la veille de son exécution par les nazis, ce théologien protestant prenait acte de la fi n du religieux comme exutoire de l’incertitude et de l’angoisse. Alors même qu’il était dans l’antichambre d’une mort qui participait de la plongée du XXe siècle dans l’horreur, il tablait sur l’accès de l’humanité à sa maturité. Bellet va plus loin, appartenant à la génération qui réfl échit dans le sillage de cette irruption de l’extrême. Il pense que l’humanité sort d’une représentation d’elle-même référée au ciel, peu importe qu’elle soit sûre d’elle, paisible, folle ou démoniaque, et ce quoi qu’il en soit des soubresauts religieux. À l’instar de Gauchet, il ne table pas sur une disposition à rechercher la transcendance logée dans le coeur et l’esprit de nos contemporains.
Ce qui retient son attention est ce qui brûle dans la culture, et non une capacité individuelle liée à une conscience de la fi — nitude. Parce qu’il y est situé, et non par principe, il scrute la culture de l’Occident triomphant et fatigué, et son grand récit, le « mythe » chrétien. Le vif en est enfoui, conservé dans des représentations de l’âge traditionnel, voire emprisonné par des mécanismes de perversion. Si ces derniers sont si profonds, c’est précisément parce qu’on touche ici le fi n fond de l’humain. D’où le refus de s’adonner à un tri rationalisant pour revenir à ce qui convient à une humanité raisonnable. Le faire serait manquer l’épaisseur humaine dans laquelle la raison s’enracine. Bellet rejoint ici Bonhoeffer quand ce dernier préconise une « interprétation non religieuse » des images bibliques, qui soit autre chose que la réduction à une « essence » philosophico- éthique : une approche de cet univers symbolique (résurrection, etc.) comme étant la réalité elle-même, et non une « présentation mythologique d’une vérité générale ». Cependant, « ces notions doivent être interprétées d’une manière qui ne suppose pas la religion comme condition de la foi ».3
Bonhoeffer écrit encore : « Être chrétien ne signifi e pas être religieux […], cela signifi e être un homme ; le Christ crée en nous non un type d’homme, mais l’homme tout court. »4 Bellet est, lui aussi, captivé par la fi gure du Christ, centrale dans l’inconscient de l’Occident. Cible de la perversion… en raison même de son potentiel libérateur. La relation à cet inaugural a été représentée sur le mode ontologique. Mais ce réel s’est effrité avec la modernité. Dans celle-ci, le Christ survit comme modèle, adapté à ce que retient la conscience morale moyenne. Or, la relation à lui est symbolique. Chez Bellet (comme chez Dolto…), cela ne veut pas dire inconsistante. Dans la parole peut affl eurer l’humain de l’humain. Cette relation est « surréelle ». Et l’exégèse ? Pas question de nier les acquis historico-critiques. Mais quel que soit le fondement historique du mouvement culturel qui a traversé le monde antique, l’essentiel est de s’ouvrir à ce qui s’y est dit et continue à parler. Et la métaphysique ? Bellet prend au sérieux la porte étroite de la modernité kantienne qui ferme l’accès direct de la raison au monde « nouménal ». Il ne table pas pour autant sur l’irrationnel, mais scrute l’immensité du « phénoménal ». Le rayonnement de l’humanité dans ce qui traverse l’en-bas et inaugure un commencement, à tel point que semble s’y refl éter ce que nous pressentons d’un divin hors de nos prises, c’est aussi du phénoménal…
En définitive, où veut en venir cette pensée hors catégorie qui, au fi l des années, a réfl échi l’information signifi cative du devenir du monde en l’enrichissant — comme on produit de l’uranium enrichi — de ce que la « croyance en Dieu » recueille de plus en plus péniblement ? Ni apologétique, ni syncrétisme, ni spiritualité mise au goût du jour. Quoi, alors ?
Bruno Latour, dont l’oeuvre gravite autour de la construction sociale du savoir, nous met sur la piste, au terme du beau livre qu’il a consacré à la grande misère de l’énonciation religieuse. « Qui aura l’énergie de reprendre tous les sermons, tous les prêches, toutes les exégèses, tous les rituels pour qu’ils cessent de tanguer maladroitement de pauvres conseils psychologiques à l’entassement maladroit de preuves objectives, afi n qu’ils redeviennent sacramentels, c’est-à-dire qu’ils se remettent tout simplement à faire ce qu’ils disent qu’ils font ? Qui se sentira d’attaque pour refabriquer des rituels ? »5
Qui ? Maurice Bellet ? En tout cas, celuici rend l’Évangile audible, non à titre de supplément d’âme, mais au lieu du combat, comme il se plaît à dire, au lieu décisif pour l’initiative de pensée et d’action.
- Le Dieu sauvage. Pour une foi critique, Bayard, Paris, 2007. La pensée s’y volatilise ici sous le résumé. Je cherche donc à « reconstruire », fi dèlement, mais sans citer, et en tablant sur la familiarisation avec d’autres oeuvres, principalement celle qui récapitule le chemin : La longue veille. 1934 – 2002, Desclée de Brouwer, Paris, 2002. Par ailleurs, j’ai assisté à deux journées d’étude très stimulantes animées par l’auteur, à Ciney en novembre 2007, juste avant la publication du présent ouvrage. Pour un aperçu d’ensemble sur l’auteur, son oeuvre et la « mouvance », on se référera à http://www. mauricebellet.eu
- C. Arnsperger, Critique de l’existence capitaliste. Pour une éthique existentielle de l’économie, Cerf, 2005, p. 204, dit à quel point cette remise en chantier magistrale de la modernité a imprimé un nouveau cours à sa pensée.
- Lettre de prison du 8 juin 1944, dans A. Corbic, Dietrich Bonhoeffer, résistant et prophète d’un christianisme non religieux, Albin Michel, p. 134 – 135.
- Lettre du 18 juillet, dans op. cit., p. 139.
- B. Latour, Jubiler ou les tourments de la parole religieuse, Seuil, Paris, 2002, p. 202.