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Le Dieu sauvage. Pour une foi critique, de Maurice Bellet

Numéro 10 Octobre 2008 par Paul Géradin

octobre 2008

Depuis 1963, Mau­rice Bel­let che­mine dans l’é­cri­ture, aux points cru­ciaux de tan­gence entre chris­tia­nisme et théo­lo­gie, socié­té et éco­no­mie, psy­cha­na­lyse et phi­lo­so­phie, lit­té­ra­ture… Essayiste pro­li­fi que ? Suc­ces­sion d’es­sais, oui. Bavar­dage, non. Dans un élan tou­jours repris, mûris­se­ment d’une parole qui sus­cite un espace pour celle des autres. À quel sujet ? « Que reste-t-il quand il ne reste […]

Depuis 1963, Mau­rice Bel­let che­mine dans l’é­cri­ture, aux points cru­ciaux de tan­gence entre chris­tia­nisme et théo­lo­gie, socié­té et éco­no­mie, psy­cha­na­lyse et phi­lo­so­phie, lit­té­ra­ture… Essayiste pro­li­fi que ? Suc­ces­sion d’es­sais, oui. Bavar­dage, non. Dans un élan tou­jours repris, mûris­se­ment d’une parole qui sus­cite un espace pour celle des autres. À quel sujet ? « Que reste-t-il quand il ne reste rien ? » Bel­let aborde cette ques­tion qui habite l’être humain à par­tir du lieu chré­tien, non par sou­ci apo­lo­gé­tique car le délo­ge­ment de ce qui se dénomme ain­si est ver­ti­gi­neux, mais par hon­nê­te­té intel­lec­tuelle envers ses propres racines. Pour lui, la crise his­to­rique du chris­tia­nisme n’est pas une affaire reli­gieuse, mais s’ins­crit dans une décom­po­si­tion beau­coup plus géné­rale, pro­fonde et insi­dieuse, qu’il approche dans son tré­fonds, atten­tif à ce qui est commencement.

Son oeuvre est mal connue. L’in­ven­tion concep­tuelle y confi ne à l’ex­pres­sion poé­tique pour évo­quer un au-delà des caté­go­ries usuelles. Pas ques­tion de lire un tel auteur une fois pour toutes, et de pas­ser tran­quille­ment à autre chose …

Dans la pro­duc­tion sinueuse de Bel­let, un livre récent refl ète la cohé­rence de l’en­semble, offrant des clés pour accé­der à des oeuvres où l’in­tui­tion s’ex­prime de façon plus par­tielle mais sans doute plus ful­gu­rante. Que donne-t-il à entendre ?1

Derrière la façade d’ordre

Contre­di­sant la concep­tion moderne du pro­grès, une ques­tion — qui concentre en elle toutes les autres — a été dra­ma­ti­que­ment posée au cours du siècle de Hiro­shi­ma et des géno­cides. Elle reste pres­sante à l’heure où la mon­dia­li­sa­tion fran­chit une étape déci­sive tout en ron­geant le socle humain sur lequel elle repose : « De quoi les êtres humains ont-ils besoin pour sur­vivre sans être dévo­rés par la destruction ? »

D’un ordon­nan­ce­ment pre­mier qui les sépare du chaos. Qui pose des limites nor­ma­tives dont le conte­nu peut varier, mais dont l’ur­gence s’est impo­sée à l’ex­pé­rience. Cet ordon­nan­ce­ment repose sur un axe : la per­cep­tion, dans un contexte don­né, de « ce sans quoi » l’hu­ma­ni­té déchoit dans la vio­lence. Il impose des répar­ti­tions : une orga­ni­sa­tion des places qui fait échap­per à la mas­si­fi cation.

Nulle nos­tal­gie de l’ordre ici, mais la conscience aiguë du social-his­to­rique comme construc­tion en deve­nir. Bel­let rela­ti­vise sans pitié tout ce qui pré­tend à l’ab­so­lu. Tout ordre social peut suc­com­ber à la per­ver­sion majeure qui consiste à édic­ter le vrai (l’a­mour, la jus­tice, le bon­heur humain…) faus­se­ment. L’ab­so­lu, s’il est, signi­fi e sa fi — nitude et son bégaie­ment à tout dis­cours humain.

Bel­let s’in­té­resse aux crises quand, en amont de la façade lisse, elles mettent en cause, non pas seule­ment telle ou telle limite, mais le noyau axial et la répar­ti­tion. Dans de telles cir­cons­tances, ce qui per­met de conju­rer l’an­goisse et d’as­su­mer le désir d’exis­ter émerge, en creux, comme l’essentiel.

Crises majeures et épreuves de vérité

Bel­let situe l’ordre mon­dial actuel sur la toile de fond d’é­preuves de véri­té et de sor­ties de crise suc­ces­sives. Il ne s’a­git pas sim­ple­ment de remon­ter le temps pour mettre en pers­pec­tive, mais de repar­cou­rir les épreuves du pas­sé en se deman­dant quelle véri­té les socié­tés pré­sentes peuvent sup­por­ter. Car trois « âges cri­tiques » coexistent aujourd’­hui, dans un vide de pen­sée sur ce que serait un ordre humain viable à l’heure où le temps se contracte et où les espaces s’interpénètrent.

L’âge ancien, por­té par une grande foi com­mune, orien­tait les des­ti­nées dans un cos­mos cohé­rent. La crise y fut vécue comme mal­heur venu de l’extérieur.

Pour­tant, l’é­preuve du doute, a prio­ri sus­pecte, va s’im­po­ser comme condi­tion de légi­ti­mi­té : « Je pense, donc je suis ». Oppo­sée à la croyance, la cri­tique per­met d’ac­cé­der à une cer­ti­tude conquise à par­tir de soi, comme être de rai­son. La crise est ici pas­sage à une huma­ni­té éclai­rée de l’in­té­rieur. Une idée neuve révo­lu­tionne la pen­sée et le poli­tique de l’âge moderne : le droit au bon­heur des êtres humains.

Mais les leçons de l’his­toire et la réfl exion dévoilent que le « je » baigne dans un ensemble rela­tion­nel qui engage le corps. L’in­di­vi­du est en bal­lot­tage. L’ordre peut à tout moment bas­cu­ler vers le délire. Cette épreuve du trouble met­tra peu à peu à mort l’i­dée du pas­sage à un ordre neuf fon­dé sur une néces­si­té his­to­rique. La croyance n’est plus seule­ment erreur, mais illu­sion. Plus lar­ge­ment, toute cer­ti­tude est livrée à l’in­con­trô­lable. L’âge post­mo­derne fonc­tionne et consomme, en s’a­li­men­tant pêle-mêle à des ratio­na­li­tés par­tielles, dont la pro­li­fé­ra­tion masque la défaillance de l’axe. Cana­li­sant la com­pé­ti­tion et l’en­vie, l’é­co­no­mie se loge au coeur de l’ordre social et des psy­chismes indi­vi­duels comme ce qui tient la place de « ce sans quoi ».2

La pensée impossible

Le triomphe uni­ver­sel de l’é­co­no­mie de mar­ché annule le besoin de légi­ti­mer le fonc­tion­ne­ment par un dis­cours : on baigne dedans. Quant au « retour du reli­gieux », inté­griste ou accom­mo­dant rai­son­na­ble­ment la res­tau­ra­tion de signes anciens et l’in­di­vi­dua­lisme ambiant, il table sur l’im­passe de l’âge moderne, dans l’es­poir d’un retour à l’ordre du pre­mier âge, sans par­ve­nir à com­mu­ni­quer ce « très essen­tiel » dont il fait valoir l’ur­gence dans le troi­sième âge. Ne signi­fi e‑t-il pas le chant du cygne du religieux ?

Plus riche que jamais, mul­ti­dis­ci­pli­naire et mul­ti­forme, l’in­for­ma­tion sur l’é­tat de ce sys­tème mon­dial est neu­tra­li­sée par le brui­tage autour d’un trou ver­ti­gi­neux : on ne sait pas où l’on va, mais on court en espé­rant que cela conti­nue. S’op­po­sant aux extrêmes, deux pôles sont en conni­vence pour dire « nous savons, il faut » : l’ordre éco­no­mique mon­dia­li­sé qui dis­si­mule la rigueur de son fonc­tion­ne­ment sous son lais­ser-aller et une vio­lence qui revêt des ori­peaux doctrinaires.

Qu’est-ce qui s’a­néan­tit ? Quel pos­sible peut s’y annoncer ?

Des épreuves à l’Épreuve

Pour mettre des mots sur les expé­riences d’au­jourd’­hui, une méthode est de retra­ver­ser les épreuves de véri­té du pas­sé. Sur la base de la façon dont l’Oc­ci­dent s’y est pris pour faire le vrai, quel est l’ou­tillage intel­lec­tuel dis­po­nible pour situer l’ef­fon­dre­ment poli­tique, cultu­rel et reli­gieux auquel cette por­tion de l’hu­ma­ni­té — et l’en­semble de celle-ci dans son sillage — est confron­tée aujourd’hui ?

Rom­pant avec l’I­mage reli­gieuse inté­rio­ri­sée dans l’ordre tra­di­tion­nel, la mise en oeuvre du doute métho­dique a sous-ten­du le triomphe de la science. Les poli­tiques modernes pro­viennent tout droit de cet immense labo­ra­toire. Tout ave­nir passe par la puis­sance inter­ro­ga­tive de la conscience qui est au coeur de la moder­ni­té. Simul­ta­né­ment, la maî­trise de la rai­son en dehors des points d’ap­pli­ca­tion préa­la­ble­ment sélec­tion­nés s’est avé­rée limi­tée. La véri­té est-elle exclu­si­ve­ment consti­tuée d’i­dées claires et dis­tinctes ? Ou vient-elle aus­si de tra­vers, et d’en bas, comme l’é­prouve celui qui cherche dans le doute et veut bien s’y dis­po­ser ? Il doute. Mais lui, com­ment se tient-il et d’où vient-il ? Où est le com­men­ce­ment ? En bri­sant l’an­cien monde, la science a mis à nu des zones de l’hu­main qui débor­daient du champ qu’elle s’é­tait don­né et qui l’ont décon­cer­tée. Le monde qui en est sor­ti est au bord du chaos, tout en ne vou­lant pas le savoir. Qu’on ne s’y trompe pas, cet ordre dur dans son fonc­tion­ne­ment et mou dans sa conscience ne souffre pas d’un excès, mais d’une étroi­tesse de la rai­son. Cor­ré­la­ti­ve­ment, on peut repro­cher à la révo­lu­tion de n’a­voir pas été assez pro­fonde, tri­bu­taire qu’elle était d’un état de l’Oc­ci­dent, aujourd’­hui problématique.

Le pay­sage moderne a été troué par la décou­verte du corps et de ses pul­sions. Le sou­bas­se­ment omni­pré­sent de ce qui était jusque-là consi­dé­ré comme folie a été dévoi­lé. La per­ver­sion n’est pas simple déni de la loi, mais ce qui pré­tend accom­plir celle- ci peut deve­nir men­songe et meurtre. Le pire dans le meilleur… Jus­qu’au pro­grès de la révo­lu­tion, nid de la Bête mons­trueuse. La psy­cha­na­lyse explique, et la cure est pola­ri­sée par le moment où la liber­té peut adve­nir dans le lieu du trouble. Mais pour qui est-il là, ce « je » qui émerge ? Autre chose qu’une vie « en trop », morte, lui sera-t-il don­né ? Et par qui ou quoi ?

L’É­preuve abso­lue se déroule tout en bas : l’ex­pé­rience de la mort rôde dans un être humain pour­tant ren­du à lui-même, avec l’ur­gence d’un com­men­ce­ment qui le libé­re­rait de cette tris­tesse. À l’é­chelle de l’Oc­ci­dent, et du monde entraî­né dans son sillage, la véri­té du grand déve­lop­pe­ment est celle d’une pro­di­gieuse défl agra­tion. « Au bord de l’a­bîme. » Chez Bel­let, cette affir­ma­tion ne pointe ni le constat banal de l’ir­rup­tion d’une vio­lence excep­tion­nelle pen­dant le siècle pré­cé­dent ni la pro­phé­tie res­sas­sée d’une catas­trophe immi­nente pour le pré­sent. Elle signi­fi e l’ir­rup­tion d’une brèche encore bien plus déci­sive que la rup­ture moderne. La rai­son avait cru poser une clô­ture où s’a­bri­tait l’hu­ma­nisme. Or la science, elle-même convo­quée à la cri­tique, ren­contre cette région où la vio­lence abso­lue est pos­sible. Là où la psy­cha­na­lyse pen­sait conju­rer le délire, se révèle une cas­tra­tion sym­bo­lique au coeur, non seule­ment des exis­tences indi­vi­duelles, mais du deve­nir col­lec­tif : l’homme manque à l’homme. Qu’est-ce qui fait qu’il ne soit pas inhu­main ? On sait que l’is­sue n’est pas un retour à la croyance. Le rêve de la clar­té dans l’I­dée néces­saire s’est bri­sé. Le sol s’est même déro­bé sous l’exis­tence. Com­ment tra­ver­ser l’ex­pé­rience abys­sale, non pas contre cette fin des illu­sions, contre la science ou contre les croyances, mais en remon­tant vers ce qui est en amont d’elles ?

Le lieu qui fait rupture

Les épreuves de véri­té consti­tuent désor­mais un hori­zon indé­pas­sable de la pen­sée. Mais elles ne sont pas à la hau­teur de ce qui est en cause à l’âge post­mo­derne. Le déve­lop­pe­ment moderne avait été pla­cé sous le signe de la lutte contre l’ex­ploi­ta­tion. Tous étaient invi­tés au par­tage du gâteau. Ils res­tent convo­qués, encore faut-il entrer ! Le monde a évo­lué en s’ac­com­mo­dant de l’ex­clu­sion, c’est-à-dire d’un prin­cipe de meurtre. Il a fait l’ap­pren­tis­sage du rai­son­ne­ment hypo­thé­ti­co-déduc­tif… mais pour quel modèle ? Il s’est défait de l’a­veu­gle­ment… mais à quoi bon, s’il n’est pas viable ?

Quelles limites ? Pas d’a­bord celles de la connais­sance, ni celles du per­mis et du défen­du. Mais celles du seuil à par­tir duquel la perte des repères use l’hu­main jus­qu’à la corde. Contre cet enne­mi, ni l’é­du­ca­tion, ni la poli­tique, ni la culture ne sont armées. L’É­preuve de l’a­bîme fait écla­ter tout lan­gage. Ce qui manque échappe aux clas­si­fi cations.

Reste le tra­vail avec les gens et sur les choses. Bref, la vie… À condi­tion de sup­por­ter d’être né. Ou l’a­mour… Impos­sible, à ces moments de tris­tesse et de dis­grâce. Ce qui manque n’est pas de l’ordre de l’a­na­lyse et de la dis­ser­ta­tion, mais de la parole. La psy­cha­na­lyse nous a appris que celle-ci est autre chose qu’un « dis­cours sur ». La parole — « Tu es là, avant tout juge­ment et mérite » — éveille la déci­sion d’exis­ter ensemble à par­tir de là où nous sommes, même si nous n’y pou­vons rien.

Elle peut por­ter le poids de l’im­pos­sible, dire qu’il y a une deuxième fois, un com­men­ce­ment humble, dans la défaite de ce qui empri­sonne, à par­tir d’un centre aude­dans de soi. Ce point d’é­mer­gence, il s’at­teint quand, dans une conscience fi ère de la maî­trise acquise par l’i­ma­gi­na­tion et l’in­ven­tion, mais par-delà tout ce que celles-ci peuvent pro­duire, l’être humain éprouve que ses capa­ci­tés s’en­lèvent sur la pos­si­bi­li­té de l’abîme.

Ici affleure ce que Bel­let appelle le dif­fé­ren­tial, la rup­ture impli­quée dans ce que nous fai­sons, mais qui y active la racine ultime, en amont de tout. Cet abso­lu, c’est la dona­tion réci­proque dans laquelle les uns disent aux autres qu’être venus au monde et se sup­por­ter, hommes par­mi les hommes, sont de bonnes choses. Parole par­ta­gée sans s’entre-tuer : « Ni Maître, ni César, ni tyran », abou­tis­se­ment radieux de l’His­toire pour la pen­sée moderne. Rebond pro­di­gieux face à la mort qui hante, non la fi n, mais la vie : voi­là ce que l’his­toire des hommes de chair et d’os a appris. Rien moins qu’un nou­veau mode d’exis­tence, même si c’est dans une tra­ver­sée de l’en-bas.

Les mots pour le dire

Chez Bel­let, « Qui parle ? » revient à se deman­der : « Où cette parole nous attein­telle ? » La phi­lo­so­phie a mis à jour le sol que recou­vrait la reli­gion. La psy­cha­na­lyse a ôté les dalles qui recouvrent l’ex­pé­rience humaine la plus fon­da­men­tale, le risque de la des­truc­tion de soi-même. Plus de point d’ap­pui exté­rieur, même reli­gieux, à par­tir duquel rebon­dir. Un déchi­re­ment de l’être déchire la pen­sée. La parole qui nous donne d’être dans l’en-bas et de pou­voir quand même nous dire « Je suis là pour quel­qu’un » ne nous appar­tient pas, elle ne relève d’au­cun des ordon­nan­ce­ments éta­blis. Elle n’est pas du monde.

Cepen­dant, elle est dans le monde… Pour que l’hu­ma­ni­té soit humaine, un espace poé­tique lui est néces­saire. Qu’on le veuille ou non, en Occi­dent, l’É­van­gile est au coeur d’une telle sym­bo­lique pri­mor­diale. Bel­let est convain­cu que ce poème mul­ti­forme concerne l’ex­pé­rience la plus radi­cale. Qu’il arrache l’axe et les répar­ti­tions au pou­voir — y com­pris reli­gieux — qui ins­tru­men­ta­lise l’or­don­nan­ce­ment des choses, avec une puis­sance telle qu’il pousse à bout la crise majeure. L’au­teur n’a de cesse de déployer ce poème, y com­pris dans ce qu’il a de plus étrange, tant il consi­dère qu’y réside l’é­cart fécond.

« Le fils de l’homme est venu cher­cher et sau­ver ce qui était per­du. » Le Jésus des années sep­tante de notre ère, celui des synop­tiques, est un style qui met le feu dans une diver­si­té de situa­tions — loi, mariage, attente d’un guer­rier-libé­ra­teur, rela­tion au pou­voir en place — dont il ébranle chaque fois le contexte. Certes, cette scène porte l’empreinte his­to­rique de l’âge ancien. Mais l’es­sen­tiel est le dépla­ce­ment qui s’o­père dans la matrice même des repré­sen­ta­tions et des modes d’ac­tion. Cette parole d’homme à homme déclenche une rage sans fond. L’hu­mi­lia­tion de ce visage est mise à mort de l’hu­ma­ni­té, en sa source, par l’ins­tance qui pré­tend déte­nir la clé de la lec­ture du vrai et de l’or­don­nan­ce­ment des rela­tions (reli­gion : rele­gere-reli­gare). Voi­ci que dans cette vio­lence abso­lue sur­git le « même si » d’une vie qui est parole, parole sans haine. À la fi n du Ier siècle, le qua­trième Évan­gile s’ouvre sur : « La parole a pris chair, par­mi nous elle a plan­té sa tente. » Pour Bel­let, comme pour Gau­chet, le Mes­sie para­doxal engage une sor­tie de la reli­gion. Non point dans l’in­si­gni­fi ance, mais dans la ful­gu­rance de l’im­mer­sion de l’i­nau­gu­ral dans le monde : pas vers ce qui délie de la mort et de la per­ver­si­té, ouver­ture à ce qui donne d’être là, de se sup­por­ter et de se tour­ner en paix les uns vers les autres… sans avoir payé pour cela.

Critique dans la foi

Cepen­dant, cette parole reten­tit dans un monde qui l’a enten­due de mul­tiples façons depuis deux mille ans, et véhi­cu­lée à tra­vers des formes cultu­relles datées. Majeure dans l’in­cons­cient his­to­rique de l’Oc­ci­dent, cette fi gure est usée jus­qu’à la corde : ima­ge­rie héri­tée de l’âge ancien, objet de doute/ croyance dans le cadre que s’est assi­gné la cri­tique, grand refou­lé avec la dis­si­pa­tion des illu­sions. « Christ est res­sus­ci­té. » Comme telle, cette affi rma­tion sépare.

Le récit est bien vite deve­nu incom­pré­hen­sible, dans son irri­tante contin­gence qui écar­tèle entre l’his­toire par­ti­cu­lière de Jésus et ses dis­ciples et la gigan­tesque construc­tion méta­phy­sique. L’é­preuve du doute s’est sol­dée par le divorce entre croyance et rai­son. Tant de contro­verses autour d’un nom qui, irré­pa­ra­ble­ment, fait figure de par­ti­cu­lier par rap­port à l’exi­gence d’u­ni­ver­sel ! L’is­sue est de faire le tri. Pour cir­cons­crire un espace ratio­na­li­sé de véri­tés dans les­quelles nicher le point d’ac­cro­chage pour une trans­cen­dance. Pour cir­cons­crire un corps de valeurs qui, pour une part, redoublent l’hu­ma­nisme ambiant, pour l’autre, pré­tendent injec­ter dans cet ordre éta­bli les cor­ré­lats moraux d’une croyance par­ti­cu­lière. Or, on l’a vu, l’É­preuve mani­feste en creux un sol qui pré­cède la rai­son aus­si bien que la croyance. L’une et l’autre s’es­souf­fl ent si elles ne se nour­rissent d’une puis­sance d’hu­ma­ni­té qui sub­merge toutes les sagesses et les rési­gna­tions. Cette véri­té de la véri­té, qu’il vaut à tout prix de vivre, n’en est-il pas ques­tion dans la parole pri­mor­diale qui nous atteint là où nous sommes conta­mi­nés ? Un accès à l’u­ni­ver­sel, non comme dis­cours qui sur­plombe, mais comme entrée en relation.

Cepen­dant, la seconde épreuve, celle du trouble, se solde par la conscience que le « mieux » peut être le lieu du pire. Le désir, la convic­tion, la foi dépo­sée dans la doc­trine trans­mise à par­tir du Maître idéal peuvent entraî­ner le fonc­tion­ne­ment d’un sys­tème sadique. L’A­mour s’a­vère être une trom­pe­rie quand, à peine la per­ver­si­té de la loi dénon­cée, ce qui pré­tend en gué­rir devient le lieu du meurtre. Ancienne ou nou­velle, aucune alliance reli­gieuse n’est quitte de cette question.

Cepen­dant, la seconde épreuve, celle du trouble, se solde par la conscience que le « mieux » peut être le lieu du pire. Le désir, la convic­tion, la foi dépo­sée dans la doc­trine trans­mise à par­tir du Maître idéal peuvent entraî­ner le fonc­tion­ne­ment d’un sys­tème sadique. L’A­mour s’a­vère être une trom­pe­rie quand, à peine la per­ver­si­té de la loi dénon­cée, ce qui pré­tend en gué­rir devient le lieu du meurtre. Ancienne ou nou­velle, aucune alliance reli­gieuse n’est quitte de cette question.

Relation primordiale à l’insaisissable

La pre­mière décon­fi­ture a été l’ex­plo­sion du cos­mos et de la clé de voûte qui reliait le ciel et la terre. La deuxième a été celle de l’hu­main comme siège de la ratio­na­li­té. Les liens mythiques et phi­lo­so­phiques qui ten­taient d’en­ser­rer la réfé­rence ultime se délitent, après que l’es­pé­rance a été mani­pu­lée jus­qu’à l’hor­reur. Silence de mort dans la tra­ver­sée de l’a­bîme. Dieu avait sub­sis­té comme une affaire d’o­pi­nion. Mais, main­te­nant, se pro­duit la véri­table explo­sion de théos, dans ce qui se passe entre nous, les hommes. « Croyants » et « athées » sont éga­le­ment mal lotis. Certes, les dis­cours com­pensent, abon­dants, pour le meilleur et pour le pire. Tou­te­fois, quelque chose manque, qui ne relève pas de cet ordre, mais de la parole.

Lais­ser la parole, à qui ? À « ce » qui n’est rien dans le champ maî­tri­sé ou maî­tri­sable de nos croyances, de nos savoirs, de nos pou­voirs et qui creuse l’hu­main là où nous sommes, intro­dui­sant l’é­cart qui invite à être les uns pour les autres, alors que nous savons que nous ne le sommes pas. Une parole en amont de tout. Elle ne révèle, n’ex­plique, n’in­ter­prète pas ce qu’est la vie. Elle indique la limite au-delà de laquelle cel­le­ci risque de perdre son huma­ni­té, tout en évo­quant une naissance.

Non pas en niant, mais en tra­ver­sant les images, les concep­tions, les inter­pré­ta­tions du réel : en remon­tant du trouble vers le « je ne sais quoi » d’une pré­sence, du doute vers le sol humain dont il se nour­rit, de la gangue mythique vers le feu qui couve sous cette cendre.

Non pas en niant, mais en tra­ver­sant les images, les concep­tions, les inter­pré­ta­tions du réel : en remon­tant du trouble vers le « je ne sais quoi » d’une pré­sence, du doute vers le sol humain dont il se nour­rit, de la gangue mythique vers le feu qui couve sous cette cendre.

Uni­té d’un rap­port impen­sable, non entre le ciel et la terre, mais de l’hu­main à l’humain.

« Image du Dieu invi­sible. » Réfé­rence à un ailleurs qui se montre dans l’homme, mais lui échappe abso­lu­ment. Dans l’âge ancien, elle s’é­tait glis­sée dans l’i­mage reli­gieuse de la sépa­ra­tion spa­tiale. En même temps, elle y a mis le feu. De sorte que si la répar­ti­tion — ciel/terre, âme/corps, ici-bas/au-delà — relève d’un monde révo­lu, toute réduc­tion anthro­po­lo­gique manque ce qui cher­chait à se dire sur le mode de la sépa­ra­tion : l’é­cart, plus déci­sif entre le démo­niaque et l’hu­ma­ni­té de l’homme, entre le meurtre et un amour qui ne cesse de s’ar­ra­cher aux signi­fi cations que lui donne le sens com­mun. À cette créa­tion inter­hu­maine, Dieu ne s’a­joute pas, il s’y exprime, que son nom soit ou non invoqué.

Dans ces condi­tions, aujourd’­hui, la ques­tion n’est pas de sau­ve­gar­der la reli­gion et de main­te­nir l’É­van­gile. Pas davan­tage de faire un tri pour ne rete­nir que le « cor­rect ». Mais de rejoindre le vif et d’é­cou­ter l’i­nouï qui surgit.

Alors, Dieu ou pas ? À l’é­preuve des cri­tiques, deux excuses seule­ment à par­ler de lui : le plai­sir et la néces­si­té. De toute façon, qu’on le nomme ou pas, « il » est autre que ce que l’ordre de ce monde en construit. Seule se donne à dis­cer­ner sa lumière sur le visage et les mains de celui qui donne sans vou­loir prendre. La Voie qui tra­verse les épreuves de véri­té va et vient entre un point abso­lu­ment insai­sis­sable et la ren­contre de l’homme réel. Elle cherche celui-ci dans l’é­clai­rage qu’ap­porte cette tra­jec­toire… même là où le point d’é­mer­gence de ce qui le fait humain est abso­lu­ment caché

À l’oc­ca­sion de la publi­ca­tion du Dieu sau­vage, mon pro­pos était de me ris­quer enfi n à ras­sem­bler les braises d’un feu dont j’ai éprou­vé la cha­leur dans une longue fré­quen­ta­tion. Ma ten­ta­tive de syn­thèse a peut-être l’a­van­tage de la clar­té. Mais elle pâlit aus­si cette pen­sée forte et inclas­sable, que je ten­te­rai main­te­nant de situer briè­ve­ment (par devers son auteur, car la réfé­rence est qua­si absente dans ses textes drus).

« … Je cherche la région cru­ciale de l’âme où le mal abso­lu s’op­pose à la fra­ter­ni­té. » Cette quête de Mal­raux (qui est aus­si celle de Pri­mo Levi) porte sur « l’hu­ma­ni­té de l’homme ». Pour Bel­let, ce concept n’est pas vague : il en a ren­con­tré l’é­pais­seur, à l’é­coute d’une expé­rience humaine radi­cale, indi­vi­duelle, mais aus­si collective.

Je serais ten­té de pour­suivre avec une autre cita­tion de Mal­raux : « La tâche du siècle qui vient sera de réin­ven­ter les dieux. » Mais je me trom­pe­rais d’a­dresse. Par contre, un rap­pro­che­ment est adé­quat avec Die­trich Bon­hoef­fer. À la veille de son exé­cu­tion par les nazis, ce théo­lo­gien pro­tes­tant pre­nait acte de la fi n du reli­gieux comme exu­toire de l’in­cer­ti­tude et de l’an­goisse. Alors même qu’il était dans l’an­ti­chambre d’une mort qui par­ti­ci­pait de la plon­gée du XXe siècle dans l’hor­reur, il tablait sur l’ac­cès de l’hu­ma­ni­té à sa matu­ri­té. Bel­let va plus loin, appar­te­nant à la géné­ra­tion qui réfl échit dans le sillage de cette irrup­tion de l’ex­trême. Il pense que l’hu­ma­ni­té sort d’une repré­sen­ta­tion d’elle-même réfé­rée au ciel, peu importe qu’elle soit sûre d’elle, pai­sible, folle ou démo­niaque, et ce quoi qu’il en soit des sou­bre­sauts reli­gieux. À l’ins­tar de Gau­chet, il ne table pas sur une dis­po­si­tion à recher­cher la trans­cen­dance logée dans le coeur et l’es­prit de nos contemporains.

Ce qui retient son atten­tion est ce qui brûle dans la culture, et non une capa­ci­té indi­vi­duelle liée à une conscience de la fi — nitude. Parce qu’il y est situé, et non par prin­cipe, il scrute la culture de l’Oc­ci­dent triom­phant et fati­gué, et son grand récit, le « mythe » chré­tien. Le vif en est enfoui, conser­vé dans des repré­sen­ta­tions de l’âge tra­di­tion­nel, voire empri­son­né par des méca­nismes de per­ver­sion. Si ces der­niers sont si pro­fonds, c’est pré­ci­sé­ment parce qu’on touche ici le fi n fond de l’hu­main. D’où le refus de s’a­don­ner à un tri ratio­na­li­sant pour reve­nir à ce qui convient à une huma­ni­té rai­son­nable. Le faire serait man­quer l’é­pais­seur humaine dans laquelle la rai­son s’en­ra­cine. Bel­let rejoint ici Bon­hoef­fer quand ce der­nier pré­co­nise une « inter­pré­ta­tion non reli­gieuse » des images bibliques, qui soit autre chose que la réduc­tion à une « essence » phi­lo­so­phi­co- éthique : une approche de cet uni­vers sym­bo­lique (résur­rec­tion, etc.) comme étant la réa­li­té elle-même, et non une « pré­sen­ta­tion mytho­lo­gique d’une véri­té géné­rale ». Cepen­dant, « ces notions doivent être inter­pré­tées d’une manière qui ne sup­pose pas la reli­gion comme condi­tion de la foi ».3

Bon­hoef­fer écrit encore : « Être chré­tien ne signi­fi e pas être reli­gieux […], cela signi­fi e être un homme ; le Christ crée en nous non un type d’homme, mais l’homme tout court. »4 Bel­let est, lui aus­si, cap­ti­vé par la fi gure du Christ, cen­trale dans l’in­cons­cient de l’Oc­ci­dent. Cible de la per­ver­sion… en rai­son même de son poten­tiel libé­ra­teur. La rela­tion à cet inau­gu­ral a été repré­sen­tée sur le mode onto­lo­gique. Mais ce réel s’est effri­té avec la moder­ni­té. Dans celle-ci, le Christ sur­vit comme modèle, adap­té à ce que retient la conscience morale moyenne. Or, la rela­tion à lui est sym­bo­lique. Chez Bel­let (comme chez Dol­to…), cela ne veut pas dire incon­sis­tante. Dans la parole peut affl eurer l’hu­main de l’hu­main. Cette rela­tion est « sur­réelle ». Et l’exé­gèse ? Pas ques­tion de nier les acquis his­to­ri­co-cri­tiques. Mais quel que soit le fon­de­ment his­to­rique du mou­ve­ment cultu­rel qui a tra­ver­sé le monde antique, l’es­sen­tiel est de s’ou­vrir à ce qui s’y est dit et conti­nue à par­ler. Et la méta­phy­sique ? Bel­let prend au sérieux la porte étroite de la moder­ni­té kan­tienne qui ferme l’ac­cès direct de la rai­son au monde « nou­mé­nal ». Il ne table pas pour autant sur l’ir­ra­tion­nel, mais scrute l’im­men­si­té du « phé­no­mé­nal ». Le rayon­ne­ment de l’hu­ma­ni­té dans ce qui tra­verse l’en-bas et inau­gure un com­men­ce­ment, à tel point que semble s’y refl éter ce que nous pres­sen­tons d’un divin hors de nos prises, c’est aus­si du phénoménal…

En défi­ni­tive, où veut en venir cette pen­sée hors caté­go­rie qui, au fi l des années, a réfl échi l’in­for­ma­tion signi­fi cative du deve­nir du monde en l’en­ri­chis­sant — comme on pro­duit de l’u­ra­nium enri­chi — de ce que la « croyance en Dieu » recueille de plus en plus péni­ble­ment ? Ni apo­lo­gé­tique, ni syn­cré­tisme, ni spi­ri­tua­li­té mise au goût du jour. Quoi, alors ?

Bru­no Latour, dont l’oeuvre gra­vite autour de la construc­tion sociale du savoir, nous met sur la piste, au terme du beau livre qu’il a consa­cré à la grande misère de l’é­non­cia­tion reli­gieuse. « Qui aura l’éner­gie de reprendre tous les ser­mons, tous les prêches, toutes les exé­gèses, tous les rituels pour qu’ils cessent de tan­guer mal­adroi­te­ment de pauvres conseils psy­cho­lo­giques à l’en­tas­se­ment mal­adroit de preuves objec­tives, afi n qu’ils rede­viennent sacra­men­tels, c’est-à-dire qu’ils se remettent tout sim­ple­ment à faire ce qu’ils disent qu’ils font ? Qui se sen­ti­ra d’at­taque pour refa­bri­quer des rituels ? »5

Qui ? Mau­rice Bel­let ? En tout cas, celui­ci rend l’É­van­gile audible, non à titre de sup­plé­ment d’âme, mais au lieu du com­bat, comme il se plaît à dire, au lieu déci­sif pour l’i­ni­tia­tive de pen­sée et d’action.

  1. Le Dieu sau­vage. Pour une foi cri­tique, Bayard, Paris, 2007. La pen­sée s’y vola­ti­lise ici sous le résu­mé. Je cherche donc à « recons­truire », fi dèle­ment, mais sans citer, et en tablant sur la fami­lia­ri­sa­tion avec d’autres oeuvres, prin­ci­pa­le­ment celle qui réca­pi­tule le che­min : La longue veille. 1934 – 2002, Des­clée de Brou­wer, Paris, 2002. Par ailleurs, j’ai assis­té à deux jour­nées d’é­tude très sti­mu­lantes ani­mées par l’au­teur, à Ciney en novembre 2007, juste avant la publi­ca­tion du pré­sent ouvrage. Pour un aper­çu d’en­semble sur l’au­teur, son oeuvre et la « mou­vance », on se réfé­re­ra à http://www. mauricebellet.eu
  2. C. Arns­per­ger, Cri­tique de l’exis­tence capi­ta­liste. Pour une éthique exis­ten­tielle de l’é­co­no­mie, Cerf, 2005, p. 204, dit à quel point cette remise en chan­tier magis­trale de la moder­ni­té a impri­mé un nou­veau cours à sa pensée.
  3. Lettre de pri­son du 8 juin 1944, dans A. Cor­bic, Die­trich Bon­hoef­fer, résis­tant et pro­phète d’un chris­tia­nisme non reli­gieux, Albin Michel, p. 134 – 135.
  4. Lettre du 18 juillet, dans op. cit., p. 139.
  5. B. Latour, Jubi­ler ou les tour­ments de la parole reli­gieuse, Seuil, Paris, 2002, p. 202.

Paul Géradin


Auteur

Professeur émérite en sciences sociales de l'ICHEC