Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Le dessinateur humoristique

Numéro 05/6 Mai-Juin 2011 - Art et culture par Lise Thiry

juin 2011

Le tra­vail du des­si­na­teur humo­ris­tique dif­fère de celui du scien­ti­fique. Il faut, sous la pres­sion constante des délais de paru­tion, four­nir sans cesse des idées neuves qui sortent du réel et jouent avec la logique, alors que le savant peut prendre des années avant de géné­rer une idée. Par contre, le cher­cheur scien­ti­fique va par­fois devoir, lui aus­si, sor­tir de la véri­té plau­sible et ima­gi­ner des solu­tions insolites. 

L’heb­do­ma­daire amé­ri­cain The New Yor­ker est connu pour l’ex­cen­tri­ci­té de ses cari­ca­tures. Robert Man­koff, aujourd’­hui édi­teur de ce jour­nal, a rédi­gé un long texte qui parut en 2002, tra­duit en fran­çais sous le titre « L’hu­mour new-yor­kais ». Je vou­lais en pré­sen­ter une syn­thèse ici…, mais n’ai pu résis­ter à y mettre mon grain de sel, qui figure ici en italiques.

Voi­ci donc, très résu­mé, le texte de Mankoff.

Si un savant pro­duit une idée géniale par an, il entre dans le monde des génies. Mais si un des­si­na­teur de presse n’é­met­tait qu’une idée par an, il ferait mieux de chan­ger de métier. Quand les savants, les artistes, les écri­vains, ont une nou­velle idée, ils aiment prendre quelques années pour la per­fec­tion­ner… et quelques années ensuite pour la remettre en ques­tion. Les des­si­na­teurs de presse ne peuvent se payer ce luxe-là. Sous pres­sion, il faut qu’ils pro­posent beau­coup d’i­dées, et sou­vent. D’au­tant plus que, sur dix des­sins, neuf seront refusés.

Le cer­veau du des­si­na­teur est donc un labo­ra­toire idéal où aller étu­dier le pro­ces­sus de créa­tion en accé­lé­ré. Géné­ra­teur de sim­pli­fi­ca­tions, il est l’an­ti­dote de la pen­sée pro­fonde. Tou­te­fois, il serait inté­res­sant de pra­ti­quer un encé­pha­lo­gramme chez cet humo­riste, au moment où son cer­veau convoque des connexions inédites entre des neu­rones rare­ment apparentés.

L’i­ro­nie fait muter le fait divers : elle joue le rôle de la mouche dro­so­phile dans la recherche géné­tique. Chaque mouche, comme chaque des­sin humo­ris­tique, éclôt de mois en mois — tan­dis que pour être pas­sé de Gali­lée à Ein­stein, il a fal­lu com­bien de temps ?

Pour le des­si­na­teur, mettre ses idées sur le papier, c’est comme une démarche pour obte­nir un prêt ban­caire : on ne prête qu’aux riches. Il faut des asso­cia­tions d’i­dées plein la tête pour aller y piquer une ori­gi­nale. La sur­prise est l’u­ni­té de mesure. Moins c’est vrai­sem­blable, mieux c’est.

La réus­site scien­ti­fique a‑t-elle tou­jours pro­cé­dé d’une véri­té plau­sible vers une autre véri­té tout aus­si vrai­sem­blable ? Je pense à Louis Pas­teur qui, confron­té à la mala­die du char­bon chez le mou­ton, pré­tend qu’elle se pro­page via une bes­tiole, un germe. Il ren­contre le scep­ti­cisme et réus­si­ra seule­ment à convaincre lors­qu’il concré­ti­se­ra son idée : un bâton­net vu au micro­scope. Mais ensuite, face à la rage, il va fal­loir décro­cher du concret : le cou­pable reste invi­sible au micro­scope. C’est une espèce de fan­tôme qui passe au tra­vers des filtres. Alors, le cher­cheur, s’il veut conti­nuer à méri­ter le nom de savant, va devoir fabri­quer, avec du vent, un vac­cin. La thèse pré­sente dans le cer­veau du cher­cheur va don­ner nais­sance à une chose : un vac­cin qui, pen­dant plus d’un siècle, va sau­ver les per­sonnes mor­dues par un ani­mal enragé.

Par­fois, dit Man­koff, le des­sin humo­ris­tique fut ébau­ché durant l’in­cons­cient du som­meil pro­fond. Le rêve est une sorte de béné­dic­tion, car le per­son­nage ain­si émer­gé, fut fabri­qué à l’a­bri des dérou­le­ments logiques dont le cari­ca­tu­riste cherche à se libé­rer. Ce per­son­nage est impos­sible à construire sur une page dans son bureau. Tan­dis que le per­son­nage rêvé, avec sa fraiche naï­ve­té, peut enta­mer une nou­velle filière de per­son­nages fétiches.

Des cher­cheurs scien­ti­fiques évoquent plu­tôt le « réveil de l’aube », comme moment pri­vi­lé­gié pour inven­ter une expé­rience inédite. Le neu­ro­logue Éric Kan­del étu­die la limace de mer comme modèle d’un fonc­tion­ne­ment simple de neu­rones. Et il désire mettre cette limace dans des situa­tions inat­ten­dues pour voir com­ment elle se débrouille. Jus­qu’où peut aller un cer­veau sim­plet ? Les pièges que Kan­del invente seront conçus sous la pre­mière lumière du matin, lorsque, les rideaux ouverts, les pau­pières abais­sées, mais non ser­rées, il ima­gine com­ment pla­cer sa limace dans des situa­tions lou­foques — et il se délecte à ima­gi­ner com­ment elle va se débrouiller. À noter que Kandl n’est pas fou : ses recherches sur les neu­rones de la limace, dument trans­po­sées à l’homme, lui valurent le prix Nobel de méde­cine en 2000.

Par contre, dit le cari­ca­tu­riste, rêvas­ser au tra­vail aide peu : il est dif­fi­cile de se débar­ras­ser du sou­ci de plaire au direc­teur de la revue pour laquelle vous tra­vaillez. Notre vie éveillée de tous les jours se répète inlas­sa­ble­ment, en com­pé­ti­tion avec le métier d’in­ven­teurs de drô­le­ries. Et lorsque vous rêvas­sez avec entê­te­ment, c’est le plus sou­vent une par­tie de votre cer­veau qui parle à une autre.

Puis Man­koff évoque une autre phase de son tra­vail : celle où, après une pre­mière étape de l’acte créa­tif, il « sort de lui-même » pour s’aller se pla­cer du côté du public. Car au bout du compte, ce n’est pas le des­si­na­teur qui doit rire en se tapant les cuisses. Par­fois c’est le des­sin lui-même qui se dédouble en deux épi­sodes. Le pre­mier est l’ex­po­sé d’une situa­tion. Puis cela décolle har­di­ment de la réa­li­té pour vous faire atter­rir là où on ne l’at­ten­dait pas. Mais l’at­ter­ris­sage ne vous débarque pas sur une autre pla­nète. Il vous fait décou­vrir une autre réa­li­té que celle admise.

Phi­lippe Geluck excelle en cela : il fait retom­ber la logique sur ses pattes. Mais il n’est pas ain­si reve­nu à son point de départ : son cer­veau peut suivre deux che­mins logiques différents.

Le des­si­na­teur humo­ris­tique libère des idées inha­bi­tuelles qui se trou­vaient enfouies en nous, mais il faut qu’elles retombent sur un sol réel : c’est ce choc qui déclenche les rires. Le plus réus­si, c’est lorsque nous avons la sen­sa­tion de ne pou­voir y échap­per : un tra­que­nard bien agréable. Quelle pin­cée de plau­sible doit com­por­ter l’humour ?

Lewis Car­roll, qua­li­fié de logi­cien par le dic­tion­naire, place la lou­fo­que­rie de ses per­son­nages dans le des­sin, mais leur fait tenir des conver­sa­tions d’une logique impec­cable. Ain­si, le métier de por­tier devant un palais est exer­cé par une gre­nouille revê­tue d’un uni­forme mili­taire avec épau­lettes. Mais cette gre­nouille de car­na­val va refu­ser l’en­trée du palais à Alice, en tenant un dis­cours d’une logique impec­cable. « Vous me deman­dez de vous ouvrir cette porte, là, devant nous ? Mais je ne puis : il n’y en pas. Une porte n’existe que si elle se trouve entre deux êtres » Une iné­nar­rable dis­cus­sion s’en suit, sur le rôle des portes.

Beau­coup d’ar­tistes cherchent à émou­voir, mais l’hu­mo­riste mise avant tout sur la sur­prise, et risque donc de ren­con­trer un public bla­sé. C’est un métier de fou, celui de tou­jours débar­quer là où le lec­teur ne l’at­tend pas. Le déclen­cheur de rire est une matière très péris­sable. Le des­si­na­teur humo­ris­tique doit se renier chaque fois, faire peau neuve : aucun ser­pent ne mue aus­si sou­vent que lui. Le pro­blème, c’est que le piquant nait de l’im­pré­vu — et qu’un cer­veau peut tom­ber à court d’im­pré­vi­sion. C’est l’in­vrai­sem­blable qui apporte du piquant et l’hu­mo­riste est un humain comme vous et moi : il lui faut gérer sa vie au sein du vrai­sem­blable. Nos réseaux de neu­rones ont pris l’ha­bi­tude de cer­tains tra­jets de l’in­flux, et nous autres humo­ristes ne dis­po­sons pas de drogues qui faci­li­te­raient des tra­jets insolites.

Le des­sin humo­ris­tique uti­lise cer­tains trucs pour faire péné­trer le lec­teur dans une autre réa­li­té. Le mon­sieur à nez de pomme sera mieux accep­té s’il vient rendre visite à son ami dont l’o­reille est une banane : deux étran­ge­tés sont plau­sibles entre elles. Un dia­logue rai­son­nable, entre deux « anor­maux » est mieux accep­té. La mathé­ma­tique de l’hu­mour veut qu’une étran­ge­té = ? Deux étran­ge­tés = une nou­velle uni­té. Mais, dit Man­koff, il faut être sobre dans l’ac­cu­mu­la­tion de situa­tions illo­giques, faute de quoi on réins­talle un autre monde auquel le lec­teur s’adapte.

Le des­si­na­teur humo­riste uti­lise aus­si l’hy­po­thèse. « Si les pois­sons étaient phi­lo­sophes » peut conduire à recher­cher quels apho­rismes seraient appli­cables en milieu aqua­tique. Par contre, « Si le cochon pou­vait voler » est assez banal.

Encore que… l’hy­po­thèse « Si les cochons s’é­taient mis à voler » pour­rait avoir un grand impact : les cochons ailés trans­por­te­raient le virus grip­pal de par le monde. Tous les humains seraient tués, et la race por­cine retour­ne­rait à l’é­tat de sanglier.

Et Man­koff ter­mine sur un ton pathé­tique. À vivre dans le lou­foque, le des­si­na­teur se fatigue : le crayon lui tombe des doigts, ou bien, pire, la pointe ne des­sine plus que des êtres plau­sibles. La véri­té guette à tous les tour­nants. Or le temps presse. Le patron vient crier aux oreilles l’ho­raire de la dif­fu­sion du jour­nal. Alors… le lou­foque, qui souffre d’un assa­gis­se­ment, pour­ra-t-il obte­nir un congé de mala­die ? On essaie­rait de le récon­for­ter : « Tu as des remords parce que tu fabriques du men­songe ? Mais le men­songe, c’est l’in­ven­tion de quelque chose. Et puis, tu ne mens pas : tu fais conver­ser entre eux le réel et l’irréel. »

Lise Thiry


Auteur