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Le dessinateur humoristique
Le travail du dessinateur humoristique diffère de celui du scientifique. Il faut, sous la pression constante des délais de parution, fournir sans cesse des idées neuves qui sortent du réel et jouent avec la logique, alors que le savant peut prendre des années avant de générer une idée. Par contre, le chercheur scientifique va parfois devoir, lui aussi, sortir de la vérité plausible et imaginer des solutions insolites.
L’hebdomadaire américain The New Yorker est connu pour l’excentricité de ses caricatures. Robert Mankoff, aujourd’hui éditeur de ce journal, a rédigé un long texte qui parut en 2002, traduit en français sous le titre « L’humour new-yorkais ». Je voulais en présenter une synthèse ici…, mais n’ai pu résister à y mettre mon grain de sel, qui figure ici en italiques.
Voici donc, très résumé, le texte de Mankoff.
Si un savant produit une idée géniale par an, il entre dans le monde des génies. Mais si un dessinateur de presse n’émettait qu’une idée par an, il ferait mieux de changer de métier. Quand les savants, les artistes, les écrivains, ont une nouvelle idée, ils aiment prendre quelques années pour la perfectionner… et quelques années ensuite pour la remettre en question. Les dessinateurs de presse ne peuvent se payer ce luxe-là. Sous pression, il faut qu’ils proposent beaucoup d’idées, et souvent. D’autant plus que, sur dix dessins, neuf seront refusés.
Le cerveau du dessinateur est donc un laboratoire idéal où aller étudier le processus de création en accéléré. Générateur de simplifications, il est l’antidote de la pensée profonde. Toutefois, il serait intéressant de pratiquer un encéphalogramme chez cet humoriste, au moment où son cerveau convoque des connexions inédites entre des neurones rarement apparentés.
L’ironie fait muter le fait divers : elle joue le rôle de la mouche drosophile dans la recherche génétique. Chaque mouche, comme chaque dessin humoristique, éclôt de mois en mois — tandis que pour être passé de Galilée à Einstein, il a fallu combien de temps ?
Pour le dessinateur, mettre ses idées sur le papier, c’est comme une démarche pour obtenir un prêt bancaire : on ne prête qu’aux riches. Il faut des associations d’idées plein la tête pour aller y piquer une originale. La surprise est l’unité de mesure. Moins c’est vraisemblable, mieux c’est.
La réussite scientifique a‑t-elle toujours procédé d’une vérité plausible vers une autre vérité tout aussi vraisemblable ? Je pense à Louis Pasteur qui, confronté à la maladie du charbon chez le mouton, prétend qu’elle se propage via une bestiole, un germe. Il rencontre le scepticisme et réussira seulement à convaincre lorsqu’il concrétisera son idée : un bâtonnet vu au microscope. Mais ensuite, face à la rage, il va falloir décrocher du concret : le coupable reste invisible au microscope. C’est une espèce de fantôme qui passe au travers des filtres. Alors, le chercheur, s’il veut continuer à mériter le nom de savant, va devoir fabriquer, avec du vent, un vaccin. La thèse présente dans le cerveau du chercheur va donner naissance à une chose : un vaccin qui, pendant plus d’un siècle, va sauver les personnes mordues par un animal enragé.
Parfois, dit Mankoff, le dessin humoristique fut ébauché durant l’inconscient du sommeil profond. Le rêve est une sorte de bénédiction, car le personnage ainsi émergé, fut fabriqué à l’abri des déroulements logiques dont le caricaturiste cherche à se libérer. Ce personnage est impossible à construire sur une page dans son bureau. Tandis que le personnage rêvé, avec sa fraiche naïveté, peut entamer une nouvelle filière de personnages fétiches.
Des chercheurs scientifiques évoquent plutôt le « réveil de l’aube », comme moment privilégié pour inventer une expérience inédite. Le neurologue Éric Kandel étudie la limace de mer comme modèle d’un fonctionnement simple de neurones. Et il désire mettre cette limace dans des situations inattendues pour voir comment elle se débrouille. Jusqu’où peut aller un cerveau simplet ? Les pièges que Kandel invente seront conçus sous la première lumière du matin, lorsque, les rideaux ouverts, les paupières abaissées, mais non serrées, il imagine comment placer sa limace dans des situations loufoques — et il se délecte à imaginer comment elle va se débrouiller. À noter que Kandl n’est pas fou : ses recherches sur les neurones de la limace, dument transposées à l’homme, lui valurent le prix Nobel de médecine en 2000.
Par contre, dit le caricaturiste, rêvasser au travail aide peu : il est difficile de se débarrasser du souci de plaire au directeur de la revue pour laquelle vous travaillez. Notre vie éveillée de tous les jours se répète inlassablement, en compétition avec le métier d’inventeurs de drôleries. Et lorsque vous rêvassez avec entêtement, c’est le plus souvent une partie de votre cerveau qui parle à une autre.
Puis Mankoff évoque une autre phase de son travail : celle où, après une première étape de l’acte créatif, il « sort de lui-même » pour s’aller se placer du côté du public. Car au bout du compte, ce n’est pas le dessinateur qui doit rire en se tapant les cuisses. Parfois c’est le dessin lui-même qui se dédouble en deux épisodes. Le premier est l’exposé d’une situation. Puis cela décolle hardiment de la réalité pour vous faire atterrir là où on ne l’attendait pas. Mais l’atterrissage ne vous débarque pas sur une autre planète. Il vous fait découvrir une autre réalité que celle admise.
Philippe Geluck excelle en cela : il fait retomber la logique sur ses pattes. Mais il n’est pas ainsi revenu à son point de départ : son cerveau peut suivre deux chemins logiques différents.
Le dessinateur humoristique libère des idées inhabituelles qui se trouvaient enfouies en nous, mais il faut qu’elles retombent sur un sol réel : c’est ce choc qui déclenche les rires. Le plus réussi, c’est lorsque nous avons la sensation de ne pouvoir y échapper : un traquenard bien agréable. Quelle pincée de plausible doit comporter l’humour ?
Lewis Carroll, qualifié de logicien par le dictionnaire, place la loufoquerie de ses personnages dans le dessin, mais leur fait tenir des conversations d’une logique impeccable. Ainsi, le métier de portier devant un palais est exercé par une grenouille revêtue d’un uniforme militaire avec épaulettes. Mais cette grenouille de carnaval va refuser l’entrée du palais à Alice, en tenant un discours d’une logique impeccable. « Vous me demandez de vous ouvrir cette porte, là, devant nous ? Mais je ne puis : il n’y en pas. Une porte n’existe que si elle se trouve entre deux êtres » Une inénarrable discussion s’en suit, sur le rôle des portes.
Beaucoup d’artistes cherchent à émouvoir, mais l’humoriste mise avant tout sur la surprise, et risque donc de rencontrer un public blasé. C’est un métier de fou, celui de toujours débarquer là où le lecteur ne l’attend pas. Le déclencheur de rire est une matière très périssable. Le dessinateur humoristique doit se renier chaque fois, faire peau neuve : aucun serpent ne mue aussi souvent que lui. Le problème, c’est que le piquant nait de l’imprévu — et qu’un cerveau peut tomber à court d’imprévision. C’est l’invraisemblable qui apporte du piquant et l’humoriste est un humain comme vous et moi : il lui faut gérer sa vie au sein du vraisemblable. Nos réseaux de neurones ont pris l’habitude de certains trajets de l’influx, et nous autres humoristes ne disposons pas de drogues qui faciliteraient des trajets insolites.
Le dessin humoristique utilise certains trucs pour faire pénétrer le lecteur dans une autre réalité. Le monsieur à nez de pomme sera mieux accepté s’il vient rendre visite à son ami dont l’oreille est une banane : deux étrangetés sont plausibles entre elles. Un dialogue raisonnable, entre deux « anormaux » est mieux accepté. La mathématique de l’humour veut qu’une étrangeté = ? Deux étrangetés = une nouvelle unité. Mais, dit Mankoff, il faut être sobre dans l’accumulation de situations illogiques, faute de quoi on réinstalle un autre monde auquel le lecteur s’adapte.
Le dessinateur humoriste utilise aussi l’hypothèse. « Si les poissons étaient philosophes » peut conduire à rechercher quels aphorismes seraient applicables en milieu aquatique. Par contre, « Si le cochon pouvait voler » est assez banal.
Encore que… l’hypothèse « Si les cochons s’étaient mis à voler » pourrait avoir un grand impact : les cochons ailés transporteraient le virus grippal de par le monde. Tous les humains seraient tués, et la race porcine retournerait à l’état de sanglier.
Et Mankoff termine sur un ton pathétique. À vivre dans le loufoque, le dessinateur se fatigue : le crayon lui tombe des doigts, ou bien, pire, la pointe ne dessine plus que des êtres plausibles. La vérité guette à tous les tournants. Or le temps presse. Le patron vient crier aux oreilles l’horaire de la diffusion du journal. Alors… le loufoque, qui souffre d’un assagissement, pourra-t-il obtenir un congé de maladie ? On essaierait de le réconforter : « Tu as des remords parce que tu fabriques du mensonge ? Mais le mensonge, c’est l’invention de quelque chose. Et puis, tu ne mens pas : tu fais converser entre eux le réel et l’irréel. »