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Le départ

Numéro 10 Octobre 2013 par Far

octobre 2013

J’aime les étoiles, le monde ani­mal et les vieilles pierres. Les étoiles. Voir les étoiles. L’é­toile du Nord et l’é­toile du Sud. Filer les étoiles filantes. Faire rire les éclipses. Voir Anta­rès, Capel­la et Sirius. Trou­ver mon étoile et la suivre dans le désert, comme cer­tains rois. Sen­tir le par­fum cris­tal­li­sé de la rose des […]

J’aime les étoiles, le monde ani­mal et les vieilles pierres.

Les étoiles. Voir les étoiles. L’é­toile du Nord et l’é­toile du Sud. Filer les étoiles filantes. Faire rire les éclipses. Voir Anta­rès, Capel­la et Sirius.

Trou­ver mon étoile et la suivre dans le désert, comme cer­tains rois. Sen­tir le par­fum cris­tal­li­sé de la rose des vents. Voir les faces cachées des nou­velles lunes et mar­quer mon nom. Voir la beau­té de Vénus. Dire un mot à Mars : Salut. Par­ler avec les étoiles des mers. Trou­ver d’autres Terres. Trou­ver d’autres Soleils. Cet immense œil chaud qu’on a pla­cé là et qui nous chauffe juste nous à la bonne tem­pé­ra­ture. Les autres pla­nètes ne servent à rien. Du décor. Elles bru­lent ou elles gèlent. Trou­ver l’ordre des pour­quoi. Pour­quoi ?

On dit que la réponse est dans les mathé­ma­tiques. Voi­là pour les étoiles. Pour le moment.





Les ani­maux. Voir le monde ani­mal qui m’ap­pelle comme un frère ou comme une sœur. Voir l’A­frique. Tou­cher à l’o­ri­gine. La savane bru­lante rem­plie d’a­ni­maux sau­vages de tous genres et sur­tout très affamés.

Ils ne m’at­tendent pas for­cé­ment pour faire un festin !

C’est non.

Voi­là pour le monde ani­mal. Pour le moment.





Le pas­sé. Voir le pas­sé. Voir au passé.

Seule dans le désert !

Pas seule, il y a les rois.

Quels rois !

Pas de vieilles pierres. Pour le moment.

D’autres choses. Voir d’autres choses. Mon corps. Depuis mon enfance une petite par­tie de mon corps pousse et s’al­longe d’une manière inquiétante.

Vue de face ça va encore, mais une fois de côté, une paroi saillante mange et coupe tout. Mon nez. C’est le nez de quel­qu’un d’autre. Erreur de livrai­son. Cela arrive. Par­fois. Hélas. Un nez aqui­lin par excel­lence. L’hor­reur. Attendre mes dix-huit ans pour le cor­ri­ger. Pas dix-sept ans et demi, mais dix-huit. Pour­quoi ? Por­ter cette chose jus­qu’au bout. L’o­pé­ra­tion. Contente d’a­voir des piqures. La souf­france pour une déli­vrance. Désor­mais voir la vie autrement.

Je trouve ce mot étrange.

Autre­ment ?

Non, désor­mais.

Par­ler et lou­cher sur le geste répé­ti­tif du chi­rur­gien pen­dant qu’il apla­nit et apla­tit. Comme sur la route avec des bull­do­zers. Puis l’as­phalte qui couvre les tra­vaux. Ma peau. Lou­cher tel­le­ment sur ses doigts qu’il y a du sang coa­gu­lé au bout de mes yeux pour plu­sieurs longues semaines. L’hor­reur. Encore. Mes amis passent me voir à l’hô­pi­tal. Gui­ta la sage me nour­rit avec de la com­pote de cerises, gen­tille comme tou­jours. Merci.

Ramine le mous­ta­chu me fait rire, incor­ri­gible comme d’ha­bi­tude. Aie. Je ne peux pas. À cause de mes pan­se­ments. D’autres amis passent. Ils me manquent. Tous. Plus tard, il enlè­ve­ra les bandes. Ver­sion ori­gi­nale de mon visage. Plus tard, c’est pour aujourd’­hui. Je fais un des­sin pour le chi­rur­gien mon­trant une figure camou­flée, bour­souf­flée, puis la tran­quille beauté.

Pas de visage avant l’opération ?

Je l’ai assez vu.

L’ar­tiste regarde, content.

Et t’en fais pas pour tout ce sang dans tes yeux, ça va se résorber.

Je m’en fous. Même si le blanc de mes yeux vire aux cou­leurs de l’arc-en-ciel je m’en fiche. Éper­du­ment. Désor­mais voir la vie en face. Désor­mais. Plus tard, je fais des courses avec maman. Les com­mer­çants lui disent à voix basse :

Votre fille, ses yeux, ce rouge, oh pauvre madame, on vous plaint…

Cette fois je vois rouge. Sans fard ni rouge. Je vire sur le rouge. Un rouge sang.





Les jours passent. Une bous­cu­lade calme. Le départ ici et l’ar­ri­vée ailleurs. Quit­ter, s’en aller. Comme une baleine qui dis­pa­rait là pour sor­tir à l’autre bout de l’o­céan le dos rem­pli de coquillages. La valise dans le gre­nier devient d’un coup ma valise. Elle prend des galons. On la bichonne. On la net­toie. On véri­fie ses ser­rures. On tire sur ses poi­gnées. On cherche après ses clés. Elle est exa­mi­née sous toutes ses cou­tures et elle en a. Elle devient ma deuxième peau. Il y a livres, pho­tos, vête­ments, chaus­sures, docu­ments, sou­ve­nirs, sou­ve­nirs… Des sou­ve­nirs en forme de coquillages figés dans la résine ambrée de ma mémoire. Elle reste col­lée au sol, mille kilos. J’ai droit à vingt. Je suis la liste minu­tieuse faite par mon père. Je reviens à mes affaires. Sous mes vête­ments, je vois deux tri­angles noirs et soyeux. Je fais sor­tir mon chat et je recom­mence tout. Reste que quelques jours. Au revoir mon chat. Au revoir famille, amis, voi­sins. Au revoir ville, rue et ruelle. Au revoir soleil. Au revoir.

Ticket, valise, voi­ture, tra­jet, aéro­port, la voix de haut par­leur, attente.

Au revoir. Au revoir.

C’est si simple. Cela paraît si simple. Cela paraît. Je suis tran­quille même si je n’ar­rête pas. Je deviens som­nam­bule. La nuit je parle, je marche, je range, je dis­cute. Une vraie conver­sa­tion. Avec mon chat. Avec mes parents. Je crois qu’ils vont tous se repo­ser un peu après moi. Ma tête ne se repose pas. Jamais. Elle veut tout connaitre et sur­tout la réponse aux pour­quoi. Pour­quoi ?

Sen­si­bi­li­té et inno­cence. Tant pis. Rêve et rêve. Tant pis. Tant pis. Je veux voir le monde de la terre. Les étoiles seront pour plus tard. J’ai fait maintes fois des voyages en train. Seule. Bien sûr. Petite fille. Ce n’est pas mal. Même si les amis de mes parents sont du voyage un peu plus loin dans le même train. Reçu mille recom­man­da­tions me concer­nant ? Bien sûr. Connaitre les méca­nismes, les fonc­tion­ne­ments, les dif­fé­rents sons, les sif­fle­ments, les pay­sages. Ah ! les pay­sages. Ce n’est pas un autre voyage qui me fera peur. Je pars voir l’in­fi­ni. C’est sur la route de l’ho­ri­zon. À l’aé­ro­port, je m’ef­force que tout soit serein. J’a­vais dit : C’est simple, je pars, j’é­tu­die et je reviens. Je pars pour cinq ans. Je reste pour trente ans. Je reste pour tou­jours. Mon corps est par­ti. Mon âme aus­si, mais elle fait d’in­ter­mi­nable aller et retour. Désor­mais — encore ce mot — refu­ser d’é­cou­ter de la musique per­sane. Refu­ser la nos­tal­gie. S’in­té­grer. Deux mondes pour moi. L’aé­ro­port est le der­nier lieu où tout le monde parle encore ma langue. Pour l’ob­ten­tion de mon visa, je me rends à l’am­bas­sade. Ren­dez-vous avec Mon­sieur le pre­mier consul. Dans la salle d’at­tente, j’at­tends et je regarde les affiches. Les villes, les sites et les curio­si­tés à voir. Il y a aus­si ce petit gar­çon cos­tu­mé qui se sou­lage d’un si long pipi. Et c’est juste à côté de la porte de Mon­sieur l’am­bas­sa­deur. Je sais c’est écrit. L’en­tre­vue ne dure que quelques minutes. Très gen­til. Je peux par­tir. Je veux par­tir. La décou­verte d’un autre monde m’at­tend. Ce désir guide mes gestes comme dans un rêve. Un appel. Un bat­te­ment. Tant de cou­tumes. Tant de pen­sées. Tant de dési­rs de par­tir, peut-être même de part et d’autre. D’Est et d’Ouest, du Nord et du Sud. Tant de chats. On attend le jour. On attend la date. Naitre ailleurs. Un nou­veau-né majeur. On attend. Rien ne change dans nos habi­tudes, mais quelque chose est là. Nous nous disons adieu, mais en silence. Par­fois un regard encore plus doux que d’ha­bi­tude. Un effleu­re­ment de la main d’une mère. Sou­vent une parole encore plus juste que d’ha­bi­tude. La confiance du cœur d’un père. Et le chat encore plus noir qui se blot­tit dans une forme encore plus ronde dans le creux d’une robe encore plus blanche.

Et le sou­ve­nir de mon oncle m’en­va­hit. Le jour est là. Il y a comme un gout dans l’air. Doux et aigre. Le réveil du matin ne réveille per­sonne. Mais mon chat fait sem­blant de dor­mir. Nos gestes sont méca­niques, mais un peu gauches. On avait pour­tant bien répé­té cha­cun dans un coin, inté­rieu­re­ment. On se marche dessus.

Par­don.

Où sont les clés ?

Quel­qu’un a vu les clés ? Mon chat fait sem­blant de dormir.

Faut que tu manges quelque chose.

Véri­fie tes documents.

On sait, véri­fie quand même.

Et mon chat qui fait sem­blant de dor­mir. Est-ce que tout est prêt ? Tu es prête ? Qui n’est pas prête ?

Ça va.

Bien.

Et le sou­ve­nir de mon oncle danse der­rière mes yeux. Mon chat ne se réveille pas. Mais je vois ses oreilles qui bougent len­te­ment et me suivent dans mes mou­ve­ments. C’est mieux ain­si. Et si j’al­lais une der­nière fois dire bon­jour à mon oncle. Je ne peux pas. Il est par­ti sans un mot, sans un coup de fil, sans rien. Mon chat ne se réveille pas. Avant de des­cendre, je l’ef­fleure de mes doigts.

Ah mon oncle pour­quoi ? Pour­quoi par­tir si loin ? C’est un départ ou un aban­don ? Com­ment vous joindre désor­mais. J’ai encore tant de ques­tions. Vous étiez sûr de votre déci­sion et sur­tout sûr du résul­tat. Vider tout un fla­con sur votre lit. C’est l’o­deur du par­fum qui nous a gui­dés. Bien joué.

On n’a pas vu la mort. Elle atten­dait der­rière une porte. Je ne me rap­pelle pas laquelle. Un fris­son dou­lou­reux tirait sur nos traits. Comme un brusque cou­rant d’air froid. Quand on vous a trou­vé, l’air connais­sait encore le che­min de votre gorge. Il entrait par le nez et la bouche légè­re­ment ouverte, pour gon­fler les pou­mons alour­dis par un poids invi­sible. C’est sûr qu’a­près tant de médi­ca­ments absor­bés votre peau était noire, tâchée d’un bleu sombre. Vous le saviez n’est-ce pas ? Vous saviez que votre femme et vos enfants étaient par­tis pour tou­jours. Que leur départ devien­drait de plus en plus insup­por­table. Que les fan­tômes du pas­sé man­geaient avec vous, jouaient avec vous et dor­maient avec vous. Est-ce que votre âme était à ce point mal­heu­reuse ici ? Honte sur nous. Et votre esprit, qu’a-t-il dit ? Il est où main­te­nant ? Et ce diner d’a­dieu. Il n’y avait que vous qui sachiez que c’en était un. Par­don. Par­don mon oncle d’a­voir tant ri et tant man­gé tous ensemble en croyant que c’é­tait un diner, un simple diner. Comme tant d’autres. Et vous, qui pen­siez à com­ment faire pour bien faire, sur­tout ne pas sen­tir au cas où on n’ar­ri­ve­rait pas vite. Ne pas pour­rir trop vite. La propre obses­sion. Vous avez tout pré­pa­ré comme on pré­pare un repas. Une recette, une prière. Par­don. Par­don mon oncle, mais vous savez que nos larmes ne nous étaient d’au­cun secours ? Dites-nous com­ment oublier ? Don­nez-nous la recette des anges. Non, reve­nez et dites que c’é­tait une plai­san­te­rie. Par­don. Par­don mon oncle, mais tant que vous êtes en haut, pre­nez des nou­velles aus­si des autres, vous savez bien les autres. Ceux qui n’a­vaient pas de par­fum. Oh je… Par­don­nez-moi, c’est le cha­grin, c’est encore plus puis­sant que la colère. On tombe du banal quo­ti­dien dans un néant inco­lore et il n’y a pas de fond. Juste des murs. On tombe. On est en manque de vous, comme l’air qui manque au som­met d’une haute mon­tagne. Pour­tant il n’y a per­sonne. Il n’y a que la vue, le pano­ra­ma, mais l’air manque. On est en manque de vous. Sachez une fois pour toutes que le temps n’ar­range rien. Ça y est, vos yeux se fixent. Les pau­pières ne tiennent plus. On ferme les fenêtres. L’air ne sait plus com­ment faire. Il s’é­va­pore dans l’air. Ne par­tez pas. Pour­quoi se pré­ci­pi­ter, de toute manière on est invi­té à par­tir, et notre adresse à tous est pareille.

Je pars comme vous. Je veux par­tir, mais pas comme vous. Je ne veux pas déta­cher mes liens, pas encore. Pas comme vous. Par­don. Par­don mon oncle, que faut-il que je fasse pour entendre à nou­veau votre voix ? Des pho­tos j’en ai des tas. Je cher­che­rai sur les ondes d’une radio, sur les Chaines. Par­don. Par­don mon oncle, mais je dois par­tir. Je veux par­tir. Nos départs sont dif­fé­rents. Mais com­ment faire ? Par­tout des pho­tos sou­ve­nirs qui ne servent à rien. On ne peut pas ache­ter chez l’é­pi­cier du coin — encore lui — un autre oncle ou un autre grand-père, ou…

Le temps passe. Au revoir mon oncle. Mon âme cogne dans un coin de ma tête. Regar­dez mon chat, voyez mon oncle comme il est beau.

Je suis son corps de ma main et je l’embrasse avec mes yeux. Mille fois. Encore une fois. Et je ferme les yeux et je murmure :

Au revoir.

Au revoir.

Fais atten­tion à toi.

Pro­mis.

Je t’aime.

Moi aus­si je t’aime.

Au revoir.

Au revoir.

Far


Auteur

assistante et professeure à Bruxelles, elle a travaillé comme architecte d'intérieur