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Le débat politique télévisé, une mission impossible

Numéro 6/7 juin-juillet 2014 par Simon Tourol

juin 2014

Où, en dehors du petit écran, aurait-on pu assis­ter à un tel échange des points de vue ? Et pour­tant, la télé n’aura sans doute jamais autant affi­ché qu’aujourd’hui son inca­pa­ci­té à mettre vrai­ment le dis­cours poli­tique à la por­tée de tous. Elle ne peut assu­rer ni le plu­ra­lisme com­plet du champ poli­tique, ni une authen­tique confron­ta­tion des idées, […]

Où, en dehors du petit écran, aurait-on pu assis­ter à un tel échange des points de vue ? Et pour­tant, la télé n’aura sans doute jamais autant affi­ché qu’aujourd’hui son inca­pa­ci­té à mettre vrai­ment le dis­cours poli­tique à la por­tée de tous. Elle ne peut assu­rer ni le plu­ra­lisme com­plet du champ poli­tique, ni une authen­tique confron­ta­tion des idées, ni la construc­tion d’une réflexion partagée.

Depuis qu’elle existe, la télé­vi­sion aura tout essayé, ou presque, pour faire pas­ser la parole poli­tique dans l’espace public, mais en réin­ven­tant sans cesse les mêmes choses. Le duel, la cau­se­rie de salon, une ou plu­sieurs per­son­na­li­tés inter­viewées par un ou plu­sieurs jour­na­listes, avec ou sans public pour décor, avec ou sans citoyen pour poser des ques­tions. La par­ti­ci­pa­tion du public n’avait pas atten­du les tech­no­lo­gies numé­riques pour être inté­grée à la scé­na­ri­sa­tion de ces émis­sions. Elle était déjà de mise à la télé­vi­sion fran­çaise voi­ci un demi-siècle, pour « Faire face », un débat de socié­té, à l’antenne de 1960 à 1962… Sans doute, la tona­li­té des débats fut chan­geante, de la plus cour­toise ser­vi­li­té (Michel Droit inter­vie­want Debré ou De Gaulle) à la pro­vo­ca­tion façon Phi­lippe Bou­vard (« L’huile sur le feu », 1975), Michel Polac (« Droit de réponse », 1980) ou Paul Ger­main (« Lieu public », RTBF, 2002). Mais, contrainte par l’espace d’un stu­dio et la dimen­sion des écrans, la scé­no­gra­phie n’a fait varier que des élé­ments de décor et la posi­tion des inter­ve­nants. For­mel­le­ment, seuls les pupitres et les cou­leurs ont évo­lué entre le duel Ken­ne­dy-Nixon du 26 sep­tembre 1960 et le face-à-face Magnette-De Wever du 13 mai 2014…

Sur le fond, la télé­vi­sion est res­tée cette machine à for­ma­ter le champ élec­to­ral, quand bien même ce n’est pas son objec­tif, mais seule­ment l’effet de son fonc­tion­ne­ment et de sa nature. Elle sélec­tionne ceux qui, des par­tis et de leurs repré­sen­tants, auront accès à l’antenne. Elle éla­bore ses cri­tères d’exclusion et ses règle­ments, au nom de prin­cipes tan­tôt démo­cra­tiques tan­tôt média­tiques. Il est vrai qu’elle s’efforce chez nous, et mieux qu’auparavant, de ména­ger des espaces aux « petits par­tis » non encore repré­sen­tés dans les assem­blées. Mais elle ne le fait qu’à la marge, dans un temps d’autant plus réduit que les inter­ve­nants de ces for­ma­tions-là sont géné­ra­le­ment novices dans l’art de l’argumentation et mal­adroits dans l’exercice télé­vi­suel. Ce lis­sage de la diver­si­té pro­gram­ma­tique pro­fite, de fait, aux plus forts, les ins­tal­lés… Et revoi­là Pierre Bour­dieu nous rap­pe­lant que, oui, « la télé­vi­sion est un for­mi­dable ins­tru­ment de main­tien de l’ordre sym­bo­lique » (Sur la télé­vi­sion, Liber édi­tion, 1996).

Une confrontation feinte

L’ordre s’accommode mal du conflit. Le sys­tème de la repré­sen­ta­tion pro­por­tion­nelle pas davan­tage. En mai, on a pu mesu­rer alors à quel point la confron­ta­tion, élé­ment consti­tu­tif du débat, était bien plus jouée que vécue. Dans ce jeu à trois — débat­teurs, ani­ma­teurs, spec­ta­teurs — per­sonne n’est dupe de la réa­li­té des rela­tions qui se tissent là sous l’œil des camé­ras. On se mord sans trop ser­rer les mâchoires et on se griffe un peu parce qu’il faut don­ner une visi­bi­li­té à la com­pé­ti­tion poli­tique. Mais on se ménage et on n’humilie pas, sauf cas d’extrême urgence. Il fau­dra, en effet, faire tôt ou tard alliance quelque part… À cet égard, la pra­tique du débat poli­tique télé­vi­sé est peut-être révé­la­trice de nos modes de négo­cia­tions poli­tiques. Le Fran­çais Sébas­tien Rou­quette (Vie et mort des débats télé­vi­sés 1958 – 2000, Ina, De Boeck, 2002) fait en tout cas le lien entre la ges­tion des conflits sociaux et leur « tra­duc­tion dans l’espace social télé­vi­sé » lorsqu’il faut débattre. Des contro­verses spec­ta­cu­laires (en France) à la fin des années 1980, on serait pas­sé aux « palabres télé­vi­sés, modèles du simple échange par excel­lence qui ne prennent même plus, ou le moins pos­sible, le risque de la confron­ta­tion ». C’est sans doute parce qu’il pro­met­tait d’échapper à ce modèle que le face à face Magnette-De Wever reçut un tel suc­cès d’audience à RTL-TVI comme à VTM. Le duel, cette fois, s’annonçait moins feint que de cou­tume. Qu’en auront rete­nu ses 1 119 000 spec­ta­teurs ? Ni plus ni moins sans doute que le public des autres débats, hor­mis les « petites phrases » repas­sées en boucle et les appré­cia­tions psy­cho­lo­giques. Car l’argumentation poli­tique est com­plexe (sauf à l’extrême droite…) et la télé­vi­sion est le média le plus inadap­té à la com­plexi­té. Le jour­na­liste-ani­ma­teur le sait bien, lui qui doit favo­ri­ser la com­pré­hen­sion du pro­pos sans savoir où se situe le niveau d’ignorance et de connais­sance de ses publics ! Où qu’il mette le cur­seur entre la tech­ni­ci­té poin­tue de ses inter­ve­nants et la vul­ga­ri­sa­tion indis­pen­sable au grand public, il per­dra for­cé­ment une par­tie de celui-ci. Le débat, sur le fond, est condam­né à tou­jours déce­voir. La télé­vi­sion inves­tit alors sur ce qu’elle fait de mieux : le spec­tacle. Son rythme sera assu­ré par le minu­tage des temps de parole, l’énergique auto­ri­té de l’animateur-intervieweur et les choix du réa­li­sa­teur en régie qui sai­sit la mimique d’un débat­teur dubi­ta­tif et le geste furieux d’un autre. Le décor, d’une grande sobrié­té le soir des élec­tions (indice expli­cite d’un aban­don du spec­tacle pour les choses sérieuses) aura été aupa­ra­vant colo­ré et, en tout cas, sans solen­ni­té. On a même, en cette cam­pagne 2014, mis fran­che­ment en œuvre les codes du jeu. « Le grand test » de la RTBF, ras­sem­blant des repré­sen­tants des cinq prin­ci­paux par­tis fran­co­phones, était à cet égard remar­quable. Tout y était : le ton enjoué, voire sur­vol­té, des jour­na­listes, les humo­ristes char­gés des paren­thèses de détente, les pupitres des cinq can­di­dats ali­gnés, les chro­no­mètres qui affichent le capi­tal-secondes de cha­cun, à l’instar des comp­teurs de « Ques­tion pour un cham­pion » qui addi­tionnent les gains en euros.

Il est vrai que le thème du jeu avait été don­né par tous les médias avec les fameux tests élec­to­raux en ligne, croi­se­ments ludiques du test cher au maga­zine fémi­nin et du mee­ting poli­tique… Mieux que la télé, inter­net aura donc per­mis à des mil­liers d‘électeurs d’approcher au plus près les pro­grammes des par­tis, res­sem­blances et dif­fé­rences, et de se situer poli­ti­que­ment, sans la média­tion d’une émis­sion. Il n’en faut pas beau­coup plus pour que le test élec­to­ral, mal­gré ses côtés réduc­teurs, range demain le débat pré­élec­to­ral au pla­card des vieille­ries inutiles.

Simon Tourol


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