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Le débat politique télévisé, une mission impossible
Où, en dehors du petit écran, aurait-on pu assister à un tel échange des points de vue ? Et pourtant, la télé n’aura sans doute jamais autant affiché qu’aujourd’hui son incapacité à mettre vraiment le discours politique à la portée de tous. Elle ne peut assurer ni le pluralisme complet du champ politique, ni une authentique confrontation des idées, […]
Où, en dehors du petit écran, aurait-on pu assister à un tel échange des points de vue ? Et pourtant, la télé n’aura sans doute jamais autant affiché qu’aujourd’hui son incapacité à mettre vraiment le discours politique à la portée de tous. Elle ne peut assurer ni le pluralisme complet du champ politique, ni une authentique confrontation des idées, ni la construction d’une réflexion partagée.
Depuis qu’elle existe, la télévision aura tout essayé, ou presque, pour faire passer la parole politique dans l’espace public, mais en réinventant sans cesse les mêmes choses. Le duel, la causerie de salon, une ou plusieurs personnalités interviewées par un ou plusieurs journalistes, avec ou sans public pour décor, avec ou sans citoyen pour poser des questions. La participation du public n’avait pas attendu les technologies numériques pour être intégrée à la scénarisation de ces émissions. Elle était déjà de mise à la télévision française voici un demi-siècle, pour « Faire face », un débat de société, à l’antenne de 1960 à 1962… Sans doute, la tonalité des débats fut changeante, de la plus courtoise servilité (Michel Droit interviewant Debré ou De Gaulle) à la provocation façon Philippe Bouvard (« L’huile sur le feu », 1975), Michel Polac (« Droit de réponse », 1980) ou Paul Germain (« Lieu public », RTBF, 2002). Mais, contrainte par l’espace d’un studio et la dimension des écrans, la scénographie n’a fait varier que des éléments de décor et la position des intervenants. Formellement, seuls les pupitres et les couleurs ont évolué entre le duel Kennedy-Nixon du 26 septembre 1960 et le face-à-face Magnette-De Wever du 13 mai 2014…
Sur le fond, la télévision est restée cette machine à formater le champ électoral, quand bien même ce n’est pas son objectif, mais seulement l’effet de son fonctionnement et de sa nature. Elle sélectionne ceux qui, des partis et de leurs représentants, auront accès à l’antenne. Elle élabore ses critères d’exclusion et ses règlements, au nom de principes tantôt démocratiques tantôt médiatiques. Il est vrai qu’elle s’efforce chez nous, et mieux qu’auparavant, de ménager des espaces aux « petits partis » non encore représentés dans les assemblées. Mais elle ne le fait qu’à la marge, dans un temps d’autant plus réduit que les intervenants de ces formations-là sont généralement novices dans l’art de l’argumentation et maladroits dans l’exercice télévisuel. Ce lissage de la diversité programmatique profite, de fait, aux plus forts, les installés… Et revoilà Pierre Bourdieu nous rappelant que, oui, « la télévision est un formidable instrument de maintien de l’ordre symbolique » (Sur la télévision, Liber édition, 1996).
Une confrontation feinte
L’ordre s’accommode mal du conflit. Le système de la représentation proportionnelle pas davantage. En mai, on a pu mesurer alors à quel point la confrontation, élément constitutif du débat, était bien plus jouée que vécue. Dans ce jeu à trois — débatteurs, animateurs, spectateurs — personne n’est dupe de la réalité des relations qui se tissent là sous l’œil des caméras. On se mord sans trop serrer les mâchoires et on se griffe un peu parce qu’il faut donner une visibilité à la compétition politique. Mais on se ménage et on n’humilie pas, sauf cas d’extrême urgence. Il faudra, en effet, faire tôt ou tard alliance quelque part… À cet égard, la pratique du débat politique télévisé est peut-être révélatrice de nos modes de négociations politiques. Le Français Sébastien Rouquette (Vie et mort des débats télévisés 1958 – 2000, Ina, De Boeck, 2002) fait en tout cas le lien entre la gestion des conflits sociaux et leur « traduction dans l’espace social télévisé » lorsqu’il faut débattre. Des controverses spectaculaires (en France) à la fin des années 1980, on serait passé aux « palabres télévisés, modèles du simple échange par excellence qui ne prennent même plus, ou le moins possible, le risque de la confrontation ». C’est sans doute parce qu’il promettait d’échapper à ce modèle que le face à face Magnette-De Wever reçut un tel succès d’audience à RTL-TVI comme à VTM. Le duel, cette fois, s’annonçait moins feint que de coutume. Qu’en auront retenu ses 1 119 000 spectateurs ? Ni plus ni moins sans doute que le public des autres débats, hormis les « petites phrases » repassées en boucle et les appréciations psychologiques. Car l’argumentation politique est complexe (sauf à l’extrême droite…) et la télévision est le média le plus inadapté à la complexité. Le journaliste-animateur le sait bien, lui qui doit favoriser la compréhension du propos sans savoir où se situe le niveau d’ignorance et de connaissance de ses publics ! Où qu’il mette le curseur entre la technicité pointue de ses intervenants et la vulgarisation indispensable au grand public, il perdra forcément une partie de celui-ci. Le débat, sur le fond, est condamné à toujours décevoir. La télévision investit alors sur ce qu’elle fait de mieux : le spectacle. Son rythme sera assuré par le minutage des temps de parole, l’énergique autorité de l’animateur-intervieweur et les choix du réalisateur en régie qui saisit la mimique d’un débatteur dubitatif et le geste furieux d’un autre. Le décor, d’une grande sobriété le soir des élections (indice explicite d’un abandon du spectacle pour les choses sérieuses) aura été auparavant coloré et, en tout cas, sans solennité. On a même, en cette campagne 2014, mis franchement en œuvre les codes du jeu. « Le grand test » de la RTBF, rassemblant des représentants des cinq principaux partis francophones, était à cet égard remarquable. Tout y était : le ton enjoué, voire survolté, des journalistes, les humoristes chargés des parenthèses de détente, les pupitres des cinq candidats alignés, les chronomètres qui affichent le capital-secondes de chacun, à l’instar des compteurs de « Question pour un champion » qui additionnent les gains en euros.
Il est vrai que le thème du jeu avait été donné par tous les médias avec les fameux tests électoraux en ligne, croisements ludiques du test cher au magazine féminin et du meeting politique… Mieux que la télé, internet aura donc permis à des milliers d‘électeurs d’approcher au plus près les programmes des partis, ressemblances et différences, et de se situer politiquement, sans la médiation d’une émission. Il n’en faut pas beaucoup plus pour que le test électoral, malgré ses côtés réducteurs, range demain le débat préélectoral au placard des vieilleries inutiles.