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Le consentement sexuel

Numéro 07/8 Juillet-Août 2011 par Luc Van Campenhoudt

juillet 2011

Où en sommes-nous avec notre sexua­li­té ? Dans une tran­si­tion pro­blé­ma­tique entre deux modèles nor­ma­tifs. Celui d’où l’on vient, appe­lé par Fou­cault le « dis­po­si­tif d’al­liance », est basé sur la paren­té, la trans­mis­sion du nom et des biens. Les rôles res­pec­tifs de l’homme et de la femme sont pres­crits par leur sta­tut dans le groupe fami­lial. L’in­di­vi­du […]

Où en sommes-nous avec notre sexua­li­té ? Dans une tran­si­tion pro­blé­ma­tique entre deux modèles nor­ma­tifs. Celui d’où l’on vient, appe­lé par Fou­cault le « dis­po­si­tif d’al­liance », est basé sur la paren­té, la trans­mis­sion du nom et des biens. Les rôles res­pec­tifs de l’homme et de la femme sont pres­crits par leur sta­tut dans le groupe fami­lial. L’in­di­vi­du passe au second plan. L’homme-père et la femme-mère doivent avoir une belle pro­gé­ni­ture. L’a­dul­tère est blâ­mé car il met l’ordre social et fami­lial en péril. En revanche, il ne sau­rait donc être ques­tion de viol dans le couple. L’hé­té­ro­sexua­li­té est la norme, mar­quée du sceau de l’é­vi­dence. Par consé­quent, l’ho­mo­sexua­li­té est un crime ou une mala­die ou les deux à la fois, cible d’in­sultes et de per­sé­cu­tions bru­tales ou sour­noises. Depuis le XVIIIe, ce dis­po­si­tif a été pro­gres­si­ve­ment sup­plan­té par le « dis­po­si­tif de sexua­li­té », sans pour autant dis­pa­raitre inté­gra­le­ment. Ce second modèle nor­ma­tif est basé sur le consen­te­ment entre « par­te­naires » égaux en droit comme en digni­té. Ils se choi­sissent libre­ment et doivent s’ap­por­ter mutuel­le­ment bien-être et plai­sir, dans une sexua­li­té épa­nouie et décom­plexée. Si une famille est créée, elle repose d’a­bord sur l’a­mour et le bon­heur des conjoints qui sont amants avant d’être parents. La fidé­li­té n’est pas une norme impé­ra­tive ; tout au plus est-elle, pour beau­coup, mais pas pour tous, la règle « tant qu’on est avec quel­qu’un ». Et comme rien n’est défi­ni­tif… La tolé­rance et la per­mis­si­vi­té sont de rigueur car il n’y a plus de garant méta-humain, comme les lois divines ou celles de la Nature. Les gays peuvent donc aus­si convo­ler en justes noces. Tout est accep­table tant qu’on n’im­pose pas à autrui un rap­port qu’il ne sou­haite pas, tant qu’on n’a­buse pas de sa fai­blesse, en par­ti­cu­lier s’il est un enfant. Même entre conjoint, le viol est désor­mais un crime. On est en régime de consen­te­ment sexuel.

Dans la réa­li­té, la tran­si­tion n’est pas fluide et les choses res­tent pas­sa­ble­ment com­pli­quées. L’é­ga­li­té entre les genres est loin d’être acquise. Les symp­tômes en sont nom­breux et variés : la divi­sion des tâches domes­tiques reste for­te­ment mar­quée par le genre ; le machisme plus ou moins pri­maire est tenace ; le plai­sir de la femme n’est pas aus­si clai­re­ment admis que celui de l’homme, sur­tout s’il ne résulte pas d’une péné­tra­tion ; le viol n’est pas rare, dans et en dehors du couple, et ses vic­times res­tent dura­ble­ment trau­ma­ti­sées voire culpa­bi­li­sées ; la por­no­gra­phie sert qua­si­ment le seul plai­sir des hommes ; contrai­re­ment à celle dont il loue les ser­vices, le client d’une pros­ti­tuée reste chez nous à l’a­bri des tra­cas judi­ciaires ; même les hommes qui s’af­firment « ouverts et libé­rés » peinent à accep­ter, sans sen­ti­ment d’in­sé­cu­ri­té ni jalou­sie, la liber­té conquise par « leurs » femmes, celles avec qui ils vivent ou aime­raient bien vivre quelque chose, mais qu’ils ne « pos­sè­de­ront » jamais plus…

Plus lar­ge­ment, si la « libé­ra­tion sexuelle » est patente au niveau du lan­gage — on peut désor­mais par­ler ouver­te­ment d’à peu près n’im­porte quoi -, elle l’est moins au niveau des com­por­te­ments effec­tifs et des rap­ports concrets entre les uns et les autres. L’ho­mo­pho­bie notam­ment a certes décru dans cer­tains milieux et les dis­cri­mi­na­tions sont for­mel­le­ment sanc­tion­nées, mais, d’une manière géné­rale, elle reste vive dans la vie de tous les jours. Sans doute le consen­te­ment est-il deve­nu la norme domi­nante, mais il ne suf­fit pas vrai­ment pour que la rela­tion soit plei­ne­ment légi­time ; encore faut-il, aux yeux de la plu­part, un mini­mum de sen­ti­ments, en prin­cipe absent dans cer­taines condi­tions spé­ci­fiques comme les rap­ports sexuels payants et diverses pra­tiques sexuelles entre adultes consen­tants, mais qui sortent peu ou prou de la norme domi­nante et des rôles tra­di­tion­nel­le­ment pres­crits à l’homme et à la femme (par exemple l’échangisme).

Les rai­sons de ce déca­lage entre le modèle nor­ma­tif du consen­te­ment et la réa­li­té concrète sont de deux ordres. D’a­bord, sou­lignent bien plu­sieurs intel­lec­tuelles fémi­nistes, la sexua­li­té s’ins­crit dans un contexte socié­tal qui la façonne, et par­fois la per­ver­tit, selon ses logiques, ses idéo­lo­gies et ses rap­ports de force. L’é­man­ci­pa­tion fémi­nine et le dis­po­si­tif de consen­te­ment entre égaux ne sont pas seule­ment ins­crits dans une culture démo­cra­tique et des droits de l’homme — et de la femme et de l’en­fant -, ils le sont aus­si dans une culture indi­vi­dua­liste (avec ses bons et ses mau­vais côtés), et une éco­no­mie capi­ta­liste et de mar­ché (avec ses bons et ses mau­vais côtés), mais qui encou­ragent le consu­mé­risme, l’in­té­rêt égoïste et la recherche du pro­fit dans tous les domaines pos­sibles. Dans la mode, les loi­sirs, les vacances, le spec­tacle, les médias, les soins et l’en­tre­tien du corps, par­tout où la dimen­sion sexuelle est poten­tiel­le­ment pré­sente, une cer­taine indus­trie a vite fait de construire et d’ex­ploi­ter sans ver­gogne une vision réduc­trice et trom­peuse, mais ren­table de la libé­ra­tion de la femme qui n’a plus grand-chose à voir avec le pro­jet éman­ci­pa­teur du fémi­nisme. Cette indus­trie pro­duit paral­lè­le­ment une vision de la libé­ra­tion sexuelle qui n’a pas davan­tage à voir avec un enri­chis­se­ment et un appro­fon­dis­se­ment de ce qui fait notre huma­ni­té et notre rap­port à l’autre, notre bon­heur, et même para­doxa­le­ment notre désir et notre plai­sir. Inter­net même, ce fan­tas­tique outil d’ex­plo­ra­tion et de ren­contre (à sa manière) des autres et du monde, per­met le meilleur et le pire, comme l’ex­ploi­ta­tion des per­sonnes vul­né­rables. Le sexe fait vendre et dis­trait des pro­blèmes éco­no­miques, sociaux et poli­tiques notam­ment, qui méri­te­raient que cha­cun y porte autant d’at­ten­tion et y mette autant d’ardeur.

Sou­vent asso­ciée au dis­po­si­tif de sexua­li­té, la culture indi­vi­dua­liste et hédo­niste ambiante n’est pas moins nor­ma­tive que la pré­cé­dente ; elle l’est seule­ment autre­ment. Elle impose des stan­dards bien en phase avec ceux en vigueur dans d’autres domaines, comme les affaires, le sport ou la poli­tique. En matière de sexua­li­té aus­si, il faut désor­mais être per­for­mant, c’est-à-dire sexuel­le­ment actif et capable d’y trou­ver un maxi­mum de plai­sir tout en pre­nant en compte celui de l’autre. Ce « culte de la per­for­mance » a pour coro­laire l’an­goisse de ne pas être à la hau­teur et oblige à recou­rir à des formes de dopage (psy­cho­tropes, alcool, hal­lu­ci­no­gènes, Red Bull, Via­gra…) qui dés­in­hibent et sti­mulent ce qui doit l’être, dans la tête et en des­sous de la cein­ture. L’in­jonc­tion à être libre et auto­nome peut conduire à ne jamais s’en­ga­ger vrai­ment, à consi­dé­rer l’autre sinon comme un objet que l’on consomme, au moins comme un tiers avec lequel on passe un contrat, cha­cun se sen­tant quitte de toute obli­ga­tion à par­tir du moment où il en a rem­pli sa part, et à n’être fina­le­ment dépen­dant que de ses inté­rêts égoïstes et de ses pul­sions. Liber­té ou servitude ?

C’est pour­quoi la sexua­li­té est poli­tique. Les rap­ports, plus ou moins éga­li­taires ou inéga­li­taires, entre par­te­naires sexuels ain­si que leurs com­por­te­ments s’ins­crivent dans des rap­ports sociaux, poli­tiques et ins­ti­tu­tion­nels plus larges qui concernent notam­ment les concep­tions d’un régime démo­cra­tique, les idéo­lo­gies sexuelles, la répar­ti­tion des res­sources, des emplois et des tâches domes­tiques entre genres, la capa­ci­té cultu­relle de ne pas se lais­ser fas­ci­ner par les mar­chands d’illu­sions, le cadre juri­dique qui résulte des rap­ports de force poli­tiques et sociaux.

Les secondes rai­sons du déca­lage entre le modèle et la pra­tique résident dans la nature même de la sexua­li­té et de la rela­tion intime, que les dis­cus­sions dans l’es­pace public tendent à sous-esti­mer. Les enquêtes sur les échanges sur inter­net montrent que la double reven­di­ca­tion cultu­relle du « sexe pour le sexe » et du droit au plai­sir (des femmes en par­ti­cu­lier) va de pair, pour la plu­part, avec une aspi­ra­tion à faire un jour l’a­mour par amour, avec un par­te­naire pri­vi­lé­gié et durable. Tel est, pour beau­coup, tous genres confon­dus, la ten­sion para­doxale et l’en­jeu aujourd’­hui : conju­guer leur double aspi­ra­tion à l’au­to­no­mie et à l’in­ter­dé­pen­dance avec leur partenaire.

La rela­tion sexuelle pré­sente deux par­ti­cu­la­ri­tés. Elle est pré­ci­sé­ment sexuelle, intime, lien de corps, lieu de pul­sions, de dési­rs et d’é­mo­tions, sus­cep­tibles de trou­bler le cœur et l’es­prit. Elle est pré­ci­sé­ment une rela­tion, non au sens où les deux par­te­naires seraient exac­te­ment sur la même lon­gueur d’onde, mais, au contraire, où il y a tou­jours un déca­lage entre eux, où cha­cun reste pour une large part une énigme pour l’autre, où, par la force des choses, nul n’en mai­trise à lui seul le dérou­le­ment et l’is­sue (sauf en cas de vio­lence extrême). Bref, une expé­rience que ne contrô­le­ra jamais entiè­re­ment la volon­té indi­vi­duelle des par­te­naires et que ne « régu­le­ront » jamais par­fai­te­ment les décrets, même les plus néces­saires, sur les droits et devoirs de cha­cun. Les caté­go­ries de l’é­ga­li­té et de l’au­to­no­mie notam­ment ne doivent certes pas être reje­tées, mais elles doivent être repen­sées spé­ci­fi­que­ment pour cet espace rela­tion­nel et cette expé­rience spé­ci­fiques que repré­sente la sexua­li­té. En assu­mant, par exemple, une évo­lu­tion et une matu­ra­tion dans le temps et une cer­taine alter­nance dans les rap­ports de force, une « asy­mé­trie oscil­la­toire1 » entre les par­te­naires ; en accep­tant de prendre, pour les femmes et les gays, le risque (injuste bien sûr) de s’ex­po­ser à la vio­lence (tout en la com­bat­tant fer­me­ment), dès lors qu’ils veulent vivre plei­ne­ment leur vie et leur sexua­li­té ; en osant, pour les hommes, l’a­ven­ture de se lais­ser séduire par les femmes dont la moder­ni­té leur fait un peu peur ; pour toutes les per­sonnes vul­né­rables, en ne cour­bant jamais la tête face aux diverses formes de vio­lence sym­bo­lique qui culpa­bi­lisent et trau­ma­tisent injustement…

Au XXIe siècle, la seule option pos­sible, selon nous, est de se pla­cer déli­bé­ré­ment et radi­ca­le­ment dans la pers­pec­tive de ce qui libère et éman­cipe, mais en inté­grant la com­plexi­té des situa­tions concrètes et la spé­ci­fi­ci­té de la sexua­li­té. Car, en cette matière, plus encore que dans toutes les autres, « qui fait l’ange fait la bête », selon un vieux précepte.

Ce sont ces ques­tions et bien d’autres qu’ex­plorent les contri­bu­tions de ce dos­sier à par­tir d’un texte souche de Jacques Mar­quet auquel les autres auteurs étaient invi­tés à réagir en déve­lop­pant une réflexion ori­gi­nale. Cette intro­duc­tion s’en est direc­te­ment et très libre­ment ins­pi­rée, sans pré­tendre en résu­mer fidè­le­ment les idées et moins encore les synthétiser.

  1. Selon la for­mule heu­reuse de D. Peto.

Luc Van Campenhoudt


Auteur

Docteur en sociologie. Professeur émérite de l’Université Saint-Louis – Bruxelles et de l’Université catholique de Louvain. Principaux enseignements : sociologie générale, sociologie politique et méthodologie. Directeur du Centre d’études sociologiques de l’Université Saint-Louis durant une quinzaine d’années, jusqu’en 2006, il a dirigé ou codirigé une quarantaine de recherches, notamment sur l’enseignement, les effets des politiques sécuritaires, les comportements face au risque de contamination par le VIH et les transformations des frontières de la Justice pénale. Ces travaux ont fait l’objet de plusieurs dizaines d’articles publiés dans des revues scientifiques, de nombreux ouvrages, et de plusieurs invitations et chaires dans des universités belges et étrangères. À travers ces travaux, il s’est intéressé plus particulièrement ces dernières années aux problématiques des relations entre champs (par exemple la justice et la médecine), du pouvoir dans un système d’action dit « en réseau » et du malentendu. Dans le cadre de ces recherches il a notamment développé la « méthode d’analyse en groupe » (MAG) exposée dans son ouvrage La méthode d’analyse en groupe. Applications aux phénomènes sociaux, coécrit avec J.-M. Chaumont J. et A. Franssen (Paris, Dunod, 2005). Le plus connu de ses ouvrages, traduit en plusieurs langues, est le Manuel de recherche en sciences sociales, avec Jacques Marquet et Raymond Quivy (Paris, Dunod, 2017, 5e édition). De 2007 à 2013, il a été directeur de La Revue Nouvelle.