Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Le conseil européen au lendemain de Lampedusa « Bonjour tristesse »

Numéro 1 janvier 2014 par Yves Pascouau

janvier 2014

Au len­de­main de la tra­gé­die de Lam­pe­du­sa l’émotion poli­tique était à son comble. Le pré­sident de la Com­mis­sion euro­péenne avouait à Lam­pe­du­sa qu’il n’oublierait jamais cette image de cen­taines de cer­cueils et sou­li­gnait que l’UE ne pou­vait accep­ter que des cen­taines de mil­liers de per­sonnes meurent à ses fron­tières. Le pré­sident du Conseil ita­lien annon­çait l’organisation de funérailles […]

Au len­de­main de la tra­gé­die de Lam­pe­du­sa l’émotion poli­tique était à son comble. Le pré­sident de la Com­mis­sion euro­péenne avouait à Lam­pe­du­sa qu’il n’oublierait jamais cette image de cen­taines de cer­cueils et sou­li­gnait que l’UE ne pou­vait accep­ter que des cen­taines de mil­liers de per­sonnes meurent à ses fron­tières. Le pré­sident du Conseil ita­lien annon­çait l’organisation de funé­railles natio­nales. Le pré­sident fran­çais pro­po­sait de son côté une nou­velle poli­tique s’articulant autour du trip­tyque pré­ven­tion, soli­da­ri­té, pro­tec­tion. Dans ce contexte, les lea­deurs euro­péens conve­naient d’avoir un échange de vues lors du Conseil euro­péen d’octobre 2013.

Des espoirs déçus

Face aux tra­gé­dies suc­ces­sives obser­vées aux fron­tières de l’Union euro­péenne, le Conseil euro­péen devait être l’occasion d’apporter des réponses aux drames humains qui sur­viennent de manière trop régu­lière, prin­ci­pa­le­ment en mer Médi­ter­ra­née. Il faut immé­dia­te­ment conve­nir qu’il n’y est pas par­ve­nu. Si le Conseil euro­péen « se déclare pro­fon­dé­ment attris­té par la mort récente et tra­gique de cen­taines de per­sonnes en Médi­ter­ra­née » et entend agir « avec déter­mi­na­tion », l’observateur ne peut cacher à son tour son immense tris­tesse face à la vacui­té des mesures pro­po­sées. Plus qu’une occa­sion man­quée, le Conseil euro­péen d’octobre 2013 a mis au jour, une fois de plus, le refus des États membres de prendre en com­mun les mesures qui s’imposent pour mettre un terme aux drames humains qui secouent la fron­tière exté­rieure de l’Union.

Au-delà des condo­léances et pro­messes diverses, les familles de vic­times et les habi­tants des iles médi­ter­ra­néennes qui tentent d’accueillir avec huma­ni­té ces des­tins bri­sés ne trou­ve­ront pas dans les conclu­sions du Conseil euro­péen réponse à leurs attentes. Rien qui ne per­mette d’empêcher concrè­te­ment les can­di­dats à l’exil à prendre place sur des embar­ca­tions sur­peu­plées ou de for­tune. Rien de concret non plus qui n’autorise les habi­tants de Lam­pe­du­sa et d’ailleurs à espé­rer une amé­lio­ra­tion et sur­tout la fi n de ces drames en séries.

Ne rien faire ou plutôt faire du neuf avec du vieux

Ces espoirs, loin d’être anti­no­miques, impo­saient deux actions prio­ri­taires. La pre­mière concer­nait l’adoption d’un règle­ment visant à défi­nir les règles et pro­cé­dures en matière de sau­ve­tage et de débar­que­ment dans les opé­ra­tions conjointes coor­don­nées par l’agence Fron­tex. D’une impor­tance car­di­nale, ce règle­ment aurait dû être adop­té depuis de longues semaines en exé­cu­tion d’un arrêt de la Cour de jus­tice. Or, cer­tains États, et en par­ti­cu­lier ceux de la rive médi­ter­ra­néenne, s’y opposent. Ils sou­lignent en par­ti­cu­lier que l’Union euro­péenne n’est pas com­pé­tente dans le domaine du sau­ve­tage. Cette approche est sur­pre­nante. Ce sont les mêmes États qui publi­que­ment sou­lignent leur grande tris­tesse et qui, dans le secret des déli­bé­ra­tions du Conseil des ministres, s’opposent à l’adoption d’un texte dont l’application per­met­trait concrè­te­ment de sau­ver des vies en mer. Cette posi­tion est en outre juri­di­que­ment fra­gile puisque l’UE est en droit d’imposer à l’agence Fron­tex de res­pec­ter les droits décou­lant de la Charte des droits fon­da­men­taux, en par­ti­cu­lier le droit à la vie et le prin­cipe de non-refou­le­ment, dans les opé­ra­tions conjointes qu’elle coor­donne. Enfin, on com­prend mal pour­quoi les États refusent de consa­crer au niveau de l’UE des règles qu’ils appliquent et qui leur per­mettent de sau­ver des vies dans le cadre d’opérations nationales.

La deuxième action prio­ri­taire impo­sait le déve­lop­pe­ment d’une véri­table poli­tique de pro­tec­tion des réfu­giés et d’une véri­table poli­tique d’immigration. Tous ces espoirs ont été dou­chés. Les conclu­sions du Conseil euro­péen contiennent une enfi­lade de mots creux et de « mesu­rettes » visant essen­tiel­le­ment à conti­nuer les poli­tiques déjà mises en oeuvre. Pas un mot sur une pos­sible action de l’UE en matière de pro­tec­tion inter­na­tio­nale visant notam­ment à accor­der cette pro­tec­tion au plus vite et au besoin dans les pays d’origine avec des méca­nismes de réinstallation.

Pas un mot sur la néces­si­té d’aborder la ques­tion de l’asile et de l’immigration de manière com­bi­née, notam­ment dans les situa­tions de flux mixtes com­pre­nant deman­deurs d’asile et migrants éco­no­miques. Pas un mot sur l’urgence de déve­lop­per des canaux d’immigration légale pour réduire la pres­sion sur l’immigration irré­gu­lière. Pas un mot sur l’absolue néces­si­té de situer ces poli­tiques dans le cadre des droits de l’homme. Pas un mot sur la ques­tion de la soli­da­ri­té entre États membres. En somme, pas un mot qui puisse don­ner à l’Union la capa­ci­té de répondre aux défis immé­diats et futurs.

Au lieu de tout cela, le Conseil euro­péen a adop­té des conclu­sions « fades » où le vieux fait office de neuf. Le voca­bu­laire employé ne trompe pas. Les actions à mettre en oeuvre doivent per­mettre de ren­for­cer la coopé­ra­tion, d’intensifier la lutte contre la traite des êtres humains et le tra­fic des migrants, de ren­for­cer les acti­vi­tés de l’Agence Fron­tex ou encore de mettre en oeuvre rapi­de­ment le nou­veau sys­tème euro­péen de sur­veillance des fron­tières. Quant à la nou­velle « Task Force » pour la Médi­ter­ra­née, elle est invi­tée « à défi­nir […] les actions prio­ri­taires visant à assu­rer une uti­li­sa­tion […] plus effi­cace des poli­tiques et ins­tru­ment euro­péens ». Au fond, et dans les deux cas de figure, de faire mieux avec ce qui existe déjà.

Enfin, resur­git des conclu­sions le vieux thème de la néces­si­té de s’attaquer aux causes pro­fondes des flux migra­toires grâce au sou­tien de l’Union euro­péenne dans le domaine du déve­lop­pe­ment des pays tiers. Cette idée déjà ancienne semble être accom­pa­gnée par une autre, tout aus­si ancienne, mais plus contes­tée, visant à lier l’aide au déve­lop­pe­ment des pays tiers à leur action dans le domaine de l’immigration irré­gu­lière. Ce lien appa­rait impli­ci­te­ment dans les pas­sages rela­tifs à la volon­té du Conseil euro­péen de ren­for­cer la coopé­ra­tion avec les pays tiers, « notam­ment par un sou­tien appro­prié de l’UE dans le domaine du déve­lop­pe­ment et par une poli­tique de retour effec­tive ». Autre­ment dit, l’aide au déve­lop­pe­ment pour­rait être condi­tion­née aux actions des pays tiers dans la mise en oeuvre d’accords de réad­mis­sion. Éta­blir un lien de condi­tion­na­li­té entre les deux poli­tiques est inac­cep­table sur le prin­cipe et inef­fi­cace en pra­tique. Dans beau­coup de pays en déve­lop­pe­ment, l’immigration et la réad­mis­sion ne sont pas une prio­ri­té. Ain­si, condi­tion­ner l’aide euro­péenne à leur action dans ce domaine revien­drait à les pri­ver de moyens néces­saires pour sor­tir de la pau­vre­té, ce qui aurait un résul­tat contraire à l’effet recherché.

S’affranchir des valeurs de l’Union européenne

Enfin, aucune des actions pro­po­sées dans les conclu­sions du Conseil euro­péen ne per­met­tra d’aligner la poli­tique interne et externe de l’UE avec les valeurs de l’Union euro­péenne ins­crites dans le trai­té de Lis­bonne. Tant que les deman­deurs de pro­tec­tion inter­na­tio­nale ne pour­ront pas avoir accès à une pro­cé­dure d’asile et tant que tous les migrants ne seront pas trai­tés avec digni­té, les articles 2 et 21 du trai­té sur l’UE res­te­ront lettre morte. Pour rap­pel, l’article 2 dis­pose dans sa pre­mière phrase que « l’Union est fon­dée sur les valeurs de res­pect de la digni­té humaine, de liber­té, de démo­cra­tie, d’égalité, de l’État de droit, ain­si que de res­pect des droits de l’homme, y com­pris des droits des per­sonnes appar­te­nant à des mino­ri­tés ». L’article 21 trans­pose ces valeurs dans l’action exté­rieure de l’Union européenne.

Au titre des valeurs euro­péennes figure la démo­cra­tie. Celle-ci fut éga­le­ment mal­me­née par le Conseil euro­péen. Il indique qu’il revien­dra sur les ques­tions rela­tives à la poli­tique d’asile et d’immigration en juin 2014, lorsque les orien­ta­tions sur l’espace de liber­té, de sécu­ri­té et de jus­tice seront « défi­nies ». Autre­ment dit, ce sera au moment où la Com­mis­sion euro­péenne sera finis­sante et « en affaires cou­rantes » et le nou­veau Par­le­ment euro­péen en pleine prise de fonc tions que le Conseil euro­péen « défi­ni­ra » les orien­ta­tions stra­té­giques. Alors qu’aucune règle du trai­té n’impose au Conseil euro­péen d’agir à une période déter­mi­née, il choi­sit pré­ci­sé­ment celle au cours de laquelle la Com­mis­sion et le Par­le­ment sont en tran­si­tion et donc affai­blis. Quel mépris pour le dia­logue ins­ti­tu­tion­nel ! Décembre 2014 ou juin 2015 aurait per­mis au Par­le­ment euro­péen, co-légis­la­teur dans ce domaine qui engage les droits et les liber­tés publiques, et à la Com­mis­sion euro­péenne, dépo­si­taire du pou­voir d’initiative, de par­ti­ci­per au débat et de pro­po­ser des pistes de réflexion. Il n’en sera visi­ble­ment rien, le Conseil euro­péen fera donc « cava­lier seul », avec les consé­quences poli­tiques que cela comporte.

En défi­ni­tive, c’est éga­le­ment avec une pro­fonde tris­tesse que les obser­va­teurs sont condam­nés à lire le vide poli­tique lais­sé par les chefs d’État et de gou­ver­ne­ment, le pré­sident du Conseil euro­péen et le pré­sident de la Com­mis­sion euro­péenne. En refu­sant d’aborder de front et en com­mun la ques­tion migra­toire, tant dans sa dimen­sion tra­gique actuelle que dans ses pers­pec­tives humaines, poli­tiques et éco­no­miques, le Conseil euro­péen renonce à trai­ter une des ques­tions cen­trale des socié­tés modernes : la mobi­li­té des per­sonnes. Par inac­tion, le Conseil euro­péen laisse éga­le­ment un champ d’expression aux idées sans fon­de­ments, ni ave­nir des par­tis et groupes pour les­quels la migra­tion est plus un pro­blème qu’une chance. Enfin, l’absence de réflexion sur cet enjeu déci­sif à des effets sur les par­ti­sans de la construc­tion euro­péenne. Ceux-là mêmes qui portent au quo­ti­dien l’espoir de voir l’UE être un acteur cen­tral et cré­dible des migra­tions inter­na­tio­nales se sentent aujourd’hui tristes.

Yves Pascouau


Auteur