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Le conseil européen au lendemain de Lampedusa « Bonjour tristesse »
Au lendemain de la tragédie de Lampedusa l’émotion politique était à son comble. Le président de la Commission européenne avouait à Lampedusa qu’il n’oublierait jamais cette image de centaines de cercueils et soulignait que l’UE ne pouvait accepter que des centaines de milliers de personnes meurent à ses frontières. Le président du Conseil italien annonçait l’organisation de funérailles […]
Au lendemain de la tragédie de Lampedusa l’émotion politique était à son comble. Le président de la Commission européenne avouait à Lampedusa qu’il n’oublierait jamais cette image de centaines de cercueils et soulignait que l’UE ne pouvait accepter que des centaines de milliers de personnes meurent à ses frontières. Le président du Conseil italien annonçait l’organisation de funérailles nationales. Le président français proposait de son côté une nouvelle politique s’articulant autour du triptyque prévention, solidarité, protection. Dans ce contexte, les leadeurs européens convenaient d’avoir un échange de vues lors du Conseil européen d’octobre 2013.
Des espoirs déçus
Face aux tragédies successives observées aux frontières de l’Union européenne, le Conseil européen devait être l’occasion d’apporter des réponses aux drames humains qui surviennent de manière trop régulière, principalement en mer Méditerranée. Il faut immédiatement convenir qu’il n’y est pas parvenu. Si le Conseil européen « se déclare profondément attristé par la mort récente et tragique de centaines de personnes en Méditerranée » et entend agir « avec détermination », l’observateur ne peut cacher à son tour son immense tristesse face à la vacuité des mesures proposées. Plus qu’une occasion manquée, le Conseil européen d’octobre 2013 a mis au jour, une fois de plus, le refus des États membres de prendre en commun les mesures qui s’imposent pour mettre un terme aux drames humains qui secouent la frontière extérieure de l’Union.
Au-delà des condoléances et promesses diverses, les familles de victimes et les habitants des iles méditerranéennes qui tentent d’accueillir avec humanité ces destins brisés ne trouveront pas dans les conclusions du Conseil européen réponse à leurs attentes. Rien qui ne permette d’empêcher concrètement les candidats à l’exil à prendre place sur des embarcations surpeuplées ou de fortune. Rien de concret non plus qui n’autorise les habitants de Lampedusa et d’ailleurs à espérer une amélioration et surtout la fi n de ces drames en séries.
Ne rien faire ou plutôt faire du neuf avec du vieux
Ces espoirs, loin d’être antinomiques, imposaient deux actions prioritaires. La première concernait l’adoption d’un règlement visant à définir les règles et procédures en matière de sauvetage et de débarquement dans les opérations conjointes coordonnées par l’agence Frontex. D’une importance cardinale, ce règlement aurait dû être adopté depuis de longues semaines en exécution d’un arrêt de la Cour de justice. Or, certains États, et en particulier ceux de la rive méditerranéenne, s’y opposent. Ils soulignent en particulier que l’Union européenne n’est pas compétente dans le domaine du sauvetage. Cette approche est surprenante. Ce sont les mêmes États qui publiquement soulignent leur grande tristesse et qui, dans le secret des délibérations du Conseil des ministres, s’opposent à l’adoption d’un texte dont l’application permettrait concrètement de sauver des vies en mer. Cette position est en outre juridiquement fragile puisque l’UE est en droit d’imposer à l’agence Frontex de respecter les droits découlant de la Charte des droits fondamentaux, en particulier le droit à la vie et le principe de non-refoulement, dans les opérations conjointes qu’elle coordonne. Enfin, on comprend mal pourquoi les États refusent de consacrer au niveau de l’UE des règles qu’ils appliquent et qui leur permettent de sauver des vies dans le cadre d’opérations nationales.
La deuxième action prioritaire imposait le développement d’une véritable politique de protection des réfugiés et d’une véritable politique d’immigration. Tous ces espoirs ont été douchés. Les conclusions du Conseil européen contiennent une enfilade de mots creux et de « mesurettes » visant essentiellement à continuer les politiques déjà mises en oeuvre. Pas un mot sur une possible action de l’UE en matière de protection internationale visant notamment à accorder cette protection au plus vite et au besoin dans les pays d’origine avec des mécanismes de réinstallation.
Pas un mot sur la nécessité d’aborder la question de l’asile et de l’immigration de manière combinée, notamment dans les situations de flux mixtes comprenant demandeurs d’asile et migrants économiques. Pas un mot sur l’urgence de développer des canaux d’immigration légale pour réduire la pression sur l’immigration irrégulière. Pas un mot sur l’absolue nécessité de situer ces politiques dans le cadre des droits de l’homme. Pas un mot sur la question de la solidarité entre États membres. En somme, pas un mot qui puisse donner à l’Union la capacité de répondre aux défis immédiats et futurs.
Au lieu de tout cela, le Conseil européen a adopté des conclusions « fades » où le vieux fait office de neuf. Le vocabulaire employé ne trompe pas. Les actions à mettre en oeuvre doivent permettre de renforcer la coopération, d’intensifier la lutte contre la traite des êtres humains et le trafic des migrants, de renforcer les activités de l’Agence Frontex ou encore de mettre en oeuvre rapidement le nouveau système européen de surveillance des frontières. Quant à la nouvelle « Task Force » pour la Méditerranée, elle est invitée « à définir […] les actions prioritaires visant à assurer une utilisation […] plus efficace des politiques et instrument européens ». Au fond, et dans les deux cas de figure, de faire mieux avec ce qui existe déjà.
Enfin, resurgit des conclusions le vieux thème de la nécessité de s’attaquer aux causes profondes des flux migratoires grâce au soutien de l’Union européenne dans le domaine du développement des pays tiers. Cette idée déjà ancienne semble être accompagnée par une autre, tout aussi ancienne, mais plus contestée, visant à lier l’aide au développement des pays tiers à leur action dans le domaine de l’immigration irrégulière. Ce lien apparait implicitement dans les passages relatifs à la volonté du Conseil européen de renforcer la coopération avec les pays tiers, « notamment par un soutien approprié de l’UE dans le domaine du développement et par une politique de retour effective ». Autrement dit, l’aide au développement pourrait être conditionnée aux actions des pays tiers dans la mise en oeuvre d’accords de réadmission. Établir un lien de conditionnalité entre les deux politiques est inacceptable sur le principe et inefficace en pratique. Dans beaucoup de pays en développement, l’immigration et la réadmission ne sont pas une priorité. Ainsi, conditionner l’aide européenne à leur action dans ce domaine reviendrait à les priver de moyens nécessaires pour sortir de la pauvreté, ce qui aurait un résultat contraire à l’effet recherché.
S’affranchir des valeurs de l’Union européenne
Enfin, aucune des actions proposées dans les conclusions du Conseil européen ne permettra d’aligner la politique interne et externe de l’UE avec les valeurs de l’Union européenne inscrites dans le traité de Lisbonne. Tant que les demandeurs de protection internationale ne pourront pas avoir accès à une procédure d’asile et tant que tous les migrants ne seront pas traités avec dignité, les articles 2 et 21 du traité sur l’UE resteront lettre morte. Pour rappel, l’article 2 dispose dans sa première phrase que « l’Union est fondée sur les valeurs de respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, d’égalité, de l’État de droit, ainsi que de respect des droits de l’homme, y compris des droits des personnes appartenant à des minorités ». L’article 21 transpose ces valeurs dans l’action extérieure de l’Union européenne.
Au titre des valeurs européennes figure la démocratie. Celle-ci fut également malmenée par le Conseil européen. Il indique qu’il reviendra sur les questions relatives à la politique d’asile et d’immigration en juin 2014, lorsque les orientations sur l’espace de liberté, de sécurité et de justice seront « définies ». Autrement dit, ce sera au moment où la Commission européenne sera finissante et « en affaires courantes » et le nouveau Parlement européen en pleine prise de fonc tions que le Conseil européen « définira » les orientations stratégiques. Alors qu’aucune règle du traité n’impose au Conseil européen d’agir à une période déterminée, il choisit précisément celle au cours de laquelle la Commission et le Parlement sont en transition et donc affaiblis. Quel mépris pour le dialogue institutionnel ! Décembre 2014 ou juin 2015 aurait permis au Parlement européen, co-législateur dans ce domaine qui engage les droits et les libertés publiques, et à la Commission européenne, dépositaire du pouvoir d’initiative, de participer au débat et de proposer des pistes de réflexion. Il n’en sera visiblement rien, le Conseil européen fera donc « cavalier seul », avec les conséquences politiques que cela comporte.
En définitive, c’est également avec une profonde tristesse que les observateurs sont condamnés à lire le vide politique laissé par les chefs d’État et de gouvernement, le président du Conseil européen et le président de la Commission européenne. En refusant d’aborder de front et en commun la question migratoire, tant dans sa dimension tragique actuelle que dans ses perspectives humaines, politiques et économiques, le Conseil européen renonce à traiter une des questions centrale des sociétés modernes : la mobilité des personnes. Par inaction, le Conseil européen laisse également un champ d’expression aux idées sans fondements, ni avenir des partis et groupes pour lesquels la migration est plus un problème qu’une chance. Enfin, l’absence de réflexion sur cet enjeu décisif à des effets sur les partisans de la construction européenne. Ceux-là mêmes qui portent au quotidien l’espoir de voir l’UE être un acteur central et crédible des migrations internationales se sentent aujourd’hui tristes.