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Le Congo, miroir des Belges

Numéro 01/2 Janvier-Février 2005 par Hervé Cnudde

janvier 2005

Si l’an de grâce 2005 mar­que­ra le cent-sep­­tante-cin­­quième anni­ver­saire de la créa­tion de l’É­tat belge (et le vingt-cin­­quième de la fédé­ra­li­sa­tion du pays), l’an­née qui s’ouvre n’en rap­pel­le­ra pas moins à ceux qui vou­dront bien l’en­tendre qu’il y aura cent-vingt ans le 26 février 2005 que l’Acte final de la Confé­rence de Ber­lin attri­buait à sa demande tacite […]

Dossier

Si l’an de grâce 2005 mar­que­ra le cent-sep­tante-cin­quième anni­ver­saire de la créa­tion de l’É­tat belge (et le vingt-cin­quième de la fédé­ra­li­sa­tion du pays), l’an­née qui s’ouvre n’en rap­pel­le­ra pas moins à ceux qui vou­dront bien l’en­tendre qu’il y aura cent-vingt ans le 26 février 2005 que l’Acte final de la Confé­rence de Ber­lin attri­buait à sa demande tacite et à titre per­son­nel à Léo­pold de Saxe-Cobourg-Gotha — conco­mi­tam­ment second roi des Belges — la sou­ve­rai­ne­té de l’É­tat indé­pen­dant du Congo.
C’est de la com­mé­mo­ra­tion indis­pen­sable de cette déci­sion inter­na­tio­nale, qui a aus­si per­mis aux prin­ci­pales grandes puis­sances euro­péennes de l’é­poque de se par­ta­ger la colo­ni­sa­tion de l’A­frique cen­trale, qu’il sera avant tout ques­tion ici. Car deux évè­ne­ments, l’un récent, l’autre tout proche, ont moti­vé plus par­ti­cu­liè­re­ment la consti­tu­tion de la pré­sente mosaïque de textes. D’une part, la dif­fu­sion par la R.T.B.F., le 8 avril 2004, de la ver­sion fran­çaise du télé­film docu­men­taire du réa­li­sa­teur anglais Peter Bate inti­tu­lé Le roi blanc, le caou­tchouc rouge, la mort noire, à laquelle La Revue nou­velle a d’ores et déjà réagi pour récla­mer un débat public sur la colo­ni­sa­tion du Congo dans son numé­ro de mai 2004 (p. 74 – 75). Par ailleurs, l’an­nonce par le musée de Ter­vu­ren de l’ou­ver­ture, dès le 4 février 2005, d’une expo­si­tion dénom­mée pré­ci­sé­ment « La mémoire du Congo, le temps colo­nial », dont l’his­to­rien Jean-Luc Vel­lut pré­sente le pro­gramme dans les grandes lignes. Vu le contexte créé par le télé­film de Peter Bate et l’im­mi­nence de l’an­ni­ver­saire de la colo­ni­sa­tion, cet évè­ne­ment se devrait d’ap­por­ter une contri­bu­tion majeure, en tant même que « mons­trance », au débat socio­po­li­tique natio­nal qui s’im­pose à pro­pos de la véri­table his­toire de la colo­ni­sa­tion d’un pays aujourd’­hui en proie à mille morts.

En contre­point du thème de cette expo­si­tion, que — hasard ou pro­pos déli­bé­ré ? — les orga­ni­sa­teurs ins­ti­tu­tion­nels des acti­vi­tés com­mé­mo­ra­tives de ce qu’il sera conve­nu d’ap­pe­ler le « 175/25 » ont pla­cé en ouver­ture de leur pro­gramme, les coor­di­na­teurs de ce dos­sier ont choi­si pour fil rouge reliant les articles ras­sem­blés ci-après l’i­ma­gi­naire des Belges.

La chose ren­dait pra­ti­que­ment « incon­tour­nable », comme disent d’au­cuns, l’ar­ticle de Théo Hachez sur Tin­tin au Congo, des­si­né en 1930 sur ordre du célèbre abbé Wal­lez par un Her­gé qui, à l’ins­tar de Léo­pold II, n’a­vait jamais mis et ne met­tra jamais les pieds dans ce pays, mais dont les images convain­cront par leur puis­sance d’in­nom­brables lec­teurs de la véra­ci­té de ce qu’ils lisaient…, alors qu’il s’a­gis­sait d’un tis­su de pré­ju­gés, qui pré­sente les Noirs sou­riants qui peuplent l’al­bum comme vivant dans un immense zoo d’An­vers sans cages.

Mais si cette œuvre fabu­la­trice — au départ bel­go-belge — de Her­gé reflète effec­ti­ve­ment au second degré la colo­ni­sa­tion au sens où une mino­ri­té étran­gère racia­le­ment et cultu­rel­le­ment dif­fé­rente entend s’im­po­ser à une majo­ri­té autoch­tone maté­riel­le­ment infé­rieure et en faire son ins­tru­ment, des immix­tions beau­coup plus directes et fon­da­men­tales — per­pé­trées prin­ci­pa­le­ment par des mis­sion­naires — dans le voca­bu­laire et la struc­ture des langues indi­gènes se sont réel­le­ment pas­sées. Nom­breux seront ceux qui le décou­vri­ront pro­ba­ble­ment avec sur­prise à la lec­ture du remar­quable et néan­moins très acces­sible article du lin­guiste Xavier Luf­fin sur « le mythe de la sim­pli­ci­té des langues africaines ».

Chez les mis­sion­naires de base, ce n’est pas l’i­mage du domi­nant qui émerge, comme le montre l’his­to­rien Jean Pirotte en décri­vant « l’u­ni­vers men­tal des mis­sion­naires catho­liques en Afrique cen­trale », mais une sorte d’i­déal roman­tique por­tant sur la recons­truc­tion exo­tique d’un royaume chrétien.

S’il fut bien réel, le sys­tème de domi­na­tion colo­nial per­met­tait, tolé­rait ou refu­sait aus­si de voir les déviances et les innom­brables pra­tiques de ruse qui furent à l’œuvre en son sein et le sont encore de nos jours. À cet égard, les ques­tions que pose l’his­to­rien Antoine Tshi­tun­gu Kon­go­lo dans son article « Mémoire colo­niale et lit­té­ra­ture » sont tout à fait per­ti­nentes : pour­quoi cer­tains épi­sodes par­ti­cu­liè­re­ment dou­lou­reux de la période colo­niale (voire post­co­lo­niale) — telles les atro­ci­tés bar­bares de la période léo­pol­dienne — ont-ils été éva­cués et effa­cés de la mémoire col­lec­tive ? Pour­quoi, en revanche, les empreintes du pater­na­lisme colo­nial sont-elles évo­quées sous un jour plu­tôt favorable ?

C’est aus­si l’am­bi­va­lence que l’his­to­rien-enquê­teur de ter­rain qu’est Dona­tien Dibwe dia Mwem­bu relève en trai­tant du « Congo colo­nial et post­co­lo­nial dans la mémoire popu­laire ». Il la repère chez les anciens sujets de la colo­ni­sa­tion chez qui les frus­tra­tions d’un pas­sé par­fois recons­truit et les recon­nais­sances de dettes coha­bitent sans schi­zo­phré­nie. On regrette sin­cè­re­ment le « Congo de papa », mais on fus­tige tou­jours beau­coup les res­pon­sa­bi­li­tés de ce Congo-là dans l’as­sas­si­nat de Lumum­ba et plus géné­ra­le­ment dans une indé­pen­dance qui fut octroyée et non pas « gagnée ».

Au reste, d’é­tranges conni­vences furent tou­jours à l’œuvre dans cette situa­tion colo­niale, comme le montre à son tour Pierre Halen dans sa « petite intro­duc­tion à la lit­té­ra­ture colo­niale des Belges ». Il y relève ces « rêves d’en­fer », ces « rêves de para­dis per­du », ces « sen­ti­ments de mag­ma ori­gi­nel » ou ce « pres­sen­ti­ment de chaos final », qui nour­rissent des émo­tions et un ima­gi­naire que le décor indus­triel de l’Eu­rope ne nour­rit plus. Bref, la recherche de l’être-colo­nial qui, au-delà de l’exo­tisme d’une cer­taine nar­ra­tion péjo­ra­tive de voya­geurs mépri­sants ou de « pèle­rins de la sai­son sèche », a le sen­ti­ment « dans la com­pa­gnie de l’A­fri­cain, à la fois Même et déci­dé­ment Autre, de connaitre une véri­té essen­tielle sur lui-même1 ».
Avec leur « His­to­rio­gra­phie et mémoire audio­vi­suelle de la colo­ni­sa­tion belge », le réa­li­sa­teur de télé­vi­sion Ber­nard Bal­teau et l’his­to­rien Michel Dumou­lin offrent une piste d’at­ter­ris­sage au cap­ti­vant voyage aérien que consti­tue ce périple dans les ima­gi­naires des colo­ni­sa­teurs et des colo­ni­sés de l’ex-Congo belge. C’est en effet à l’his­to­rio­graphe et au jour­na­liste et cri­tique des médias qu’il revient de remettre serei­ne­ment les pen­dules à l’heure dans le sens que nous avons évo­qué d’en­trée de jeu, en redon­nant notam­ment un contexte aux approxi­ma­tions du docu­men­taire de Peter Bate.

Chant patrio­tique typi­que­ment colo­nial qu’on a long­temps enton­né dans les écoles lors des dis­tri­bu­tions des prix, l’hymne Vers l’a­ve­nir disait naguère aux Belges à pro­pos du Congo : « Si ton sol est petit, dans un monde nou­veau, l’a­ve­nir, lui, t’ap­pelle à plan­ter ton dra­peau » ! En ce début du troi­sième mil­lé­naire, la vieille chan­son renou­velle son aver­tis­se­ment aux mêmes Belges : « Le siècle marche et pose ses jalons nous mar­quant une étape nou­velle ». Vis-à-vis du Congo, cette « étape nou­velle » ne peut consis­ter aujourd’­hui qu’en récon­ci­lia­tion, en fra­ter­ni­té et en soli­da­ri­té active avec un peuple déchi­ré par la guerre, ran­çon­né par les pré­da­teurs et stig­ma­ti­sé par la misère et la faim. Mais cela a pour préa­lable la redé­cou­verte d’une his­toire des rela­tions entre la Bel­gique et le Congo, que l’on a ces­sé d’en­sei­gner depuis trop long­temps à tous les niveaux de sco­la­ri­sa­tion, y com­pris l’université.

Si à son niveau elle répond à cette exi­gence his­to­rique et cri­tique, la nou­velle expo­si­tion du Musée de Ter­vu­ren, fon­dé voi­ci envi­ron un siècle par Léo­pold II, mar­que­ra aus­si vala­ble­ment d’un jalon le cent-ving­tième anni­ver­saire de la Confé­rence de Ber­lin que le cent-sep­tante-cin­quième anni­ver­saire de la Bel­gique et le vingt-cin­quième anni­ver­saire de la fédé­ra­li­sa­tion d’un pays où les anciens colons, les anciens fonc­tion­naires, les anciens mis­sion­naires ou les femmes, les hommes et les enfants nés au Congo ne manquent pas.

Hervé Cnudde


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