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Le coach mort

Numéro 07/8 Juillet-Août 2012 par Joëlle Kwaschin

décembre 2014

Si tu n’es pas d’accord, va donc vivre sur une ile déserte ; pas de socié­té sans règles, ni contrôle social. L’idyllique com­mu­nau­té vil­la­geoise d’antan, où cha­cun tirait sa chaise sur son pas-de-porte pour devi­ser avec ses voi­sins devait res­sem­bler à l’enfer de la sur­veillance où le moindre geste était épié. Ce confor­misme social a pris des formes […]

Si tu n’es pas d’accord, va donc vivre sur une ile déserte ; pas de socié­té sans règles, ni contrôle social. L’idyllique com­mu­nau­té vil­la­geoise d’antan, où cha­cun tirait sa chaise sur son pas-de-porte pour devi­ser avec ses voi­sins devait res­sem­bler à l’enfer de la sur­veillance où le moindre geste était épié. Ce confor­misme social a pris des formes plus ins­truites, articles de jour­naux, sites inter­net, livres de déve­lop­pe­ment de soi appre­nant com­ment être un bon parent, un bon conjoint, un bon malade, un bon endeuillé, un bon mou­rant… tout sauf un bon con. C’est qu’aujourd’hui, il s’agit de com­mu­ni­quer et sur­tout d’«échanger » (le conte­nu n’est plus pré­ci­sé, c’est l’échange en tant que tel qui est valorisé).

Reve­nant d’une visite à une amie mou­rante, cette voi­sine s’étonne de ce que son amie se contente des bana­li­tés et des rous­caillures dont elle est cou­tu­mière. Mais dis que tu as peur, lui intime-t-elle avec indi­gna­tion. Il faut bien évi­dem­ment être un malade docile — cela faci­lite la vie du per­son­nel soi­gnant — et ensuite un bon mou­rant qui « lâche prise » dans les formes pres­crites et au bon moment après avoir accep­té sa mort et s’être récon­ci­lié avec ceux avec qui il était en déli­ca­tesse. Pas de colère, cool. Ça s’apprend. Nor­mal dans une socié­té de l’apprentissage tout au long de la vie, où l’on n’a jamais fini de « gran­dir ». Comme si le vrai bon­heur de l’enfance n’était pas de se ter­mi­ner, d’être non pas grand, mais adulte.

Qu’est-ce donc que cette socié­té dont on pré­tend qu’elle nie la mort sous pré­texte que le cer­cueil ne trône plus que rare­ment dans le salon, comme c’était le cas à l’époque bénie où l’on s’installait sur le seuil… alors que nous n’en avons jamais autant par­lé. Et sans nous épar­gner aucun lieu com­mun. Accom­pa­gner les mou­rants, dit Marie de Hen­ne­zel, reste avant tout une fonc­tion mater­nelle : « La femme aide à naitre et à dé-naitre. » « Dé-naitre », alors que mou­rir existe et est bien utile, ne fût-ce que pour faire la dif­fé­rence avec nour­rir. Deux « r » alors qu’un seul à « mou­rir » parce que… Et voi­là encore et tou­jours la femme reje­tée du côté de la mater­ni­té, lais­sant les joies de l’esprit à l’homme.

Ça s’apprend donc, et des métiers s’inventent, accom­pa­gna­teur de mou­rant ou plu­tôt « coach » à telle enseigne que, entre autres écoles, l’université Paris II pro­pose un « mas­ter en déve­lop­pe­ment per­son­nel-coa­ching ». Car lorsque la vie res­semble à une course d’obstacles, un entrai­ne­ment de spor­tif s’impose en com­pa­gnie d’un pro­fes­sion­nel, nour­ri­ture saine, sport, tabac oublié depuis beau temps, deuil en res­pec­tant les étapes (au nombre de cinq), atten­tion, pas trop de cha­grin, sinon une petite thé­ra­pie ou de petits anti­dé­pres­seurs… Pas d’excès. À l’instar des voyantes extra­lu­cides, les coachs se chargent de toutes les situa­tions dif­fi­ciles, rup­ture amou­reuse, chan­ge­ments pro­fes­sion­nels, chan­ge­ments de look… sans rien impo­ser bien sûr, juste en aidant la per­sonne à « accou­cher » de sa vraie nature. Pauvre Socrate, coach avant l’heure, qui avait si bien inté­rio­ri­sé l’attitude du bon assassiné.

Les coachs sont par­tout, qui apprennent à rou­ler à vélo en ville, ce qui coute moins cher que de sécu­ri­ser les voi­ries publiques et, acces­soi­re­ment, fabrique des tra­vailleurs plus pro­duc­tifs et moins malades. Au fond, rien n’a vrai­ment chan­gé depuis l’époque où l’on can­ca­nait avec ses voi­sins et où l’on inci­tait les ouvriers des fabriques à culti­ver leur lopin de pota­ger. Cer­tains coachs per­mettent d’éviter le « reflux gas­trique », sou­tiennent les régimes, les élèves en dif­fi­cul­tés sco­laires… Life coa­ching, love coa­ching, coa­ching d’entreprise, sco­laire, paren­tal, immo­bi­lier, déco, men­tal, jar­di-coach, coach cou­leurs, coa­ching tra­vel, coa­ching de pré­pa­ra­tion à la retraite…, tout s’apprend à tout âge, tout se vend et sur­tout peut amé­lio­rer la pro­duc­ti­vi­té des sala­riés. Sans oublier la coach qui, sur la plaque de sa mai­son, sous son nom, indique avec sim­pli­ci­té « coach ». Modeste ou pré­ten­tieuse, aller savoir. Il ne faut pas être de mau­vaise foi ni se fier aux appa­rences, cette attente per­ma­nente d’une aide exté­rieure doit débou­cher, lorsqu’on sera enfin grand, à moins que ce ne soit vieux, sur la res­pon­sa­bi­li­sa­tion et l’autonomie (empo­werment), sur­tout pas sur l’assistanat. Natu­rel­le­ment pas de coach qui ne doive être lui-même coa­ché, le super­vi­seur s’appelant « coach du coach ». 

Tout s’apprend, même à être une bonne vic­time. Pas de colère, de la séré­ni­té. Elle « fait son deuil » dans la digni­té, prête à témoi­gner de son expé­rience pour que « plus jamais ça » comme si l’injustice et le mal­heur n’étaient pas sans fin.

Joëlle Kwaschin


Auteur

Licenciée en philosophie