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Le chèque de l’indécence
La scène avait, dans son genre, quelque chose de grandiose : au sixième jour de l’opération Viva for Life, on a pu voir Laurette Onkelinx, tout sourire dehors, brandissant la contribution du gouvernement fédéral à la lutte contre la pauvreté des enfants : un énorme chèque de 150 000 euros. Énorme par la taille, sinon par le montant, quand on songe […]
La scène avait, dans son genre, quelque chose de grandiose : au sixième jour de l’opération Viva for Life1, on a pu voir Laurette Onkelinx, tout sourire dehors, brandissant la contribution du gouvernement fédéral à la lutte contre la pauvreté des enfants : un énorme chèque de 150 000 euros. Énorme par la taille, sinon par le montant, quand on songe que six mois plus tôt Maggie De Block, secrétaire d’État chargée de la Lutte contre la pauvreté, a « rendu » la modique somme de 90 millions « épargnés » sur le dos des demandeurs d’asile. Il s’agissait certes d’un autre poste budgétaire, mais si le sort des bébés — du moins des bébés « bien de chez nous » — émeut tellement nos politiques, voilà une somme qui aurait pu servir, non pas pour soutenir une opération caritative, mais pour de vraies mesures de lutte contre la pauvreté des enfants… et pour commencer, celle de leurs parents. Mais non : 150 000 euros, ce fut leur dernier mot.
Toute l’opération Viva for Life peut d’ailleurs être lue à travers le prisme du cynisme absolu. Passons même, charitablement, sur le côté « spectacle », ces interviews pénibles de stars venant nous expliquer que la pauvreté, c’est quand même triste… avant de brandir leur tout dernier CD ; ces grosses rigolades sur les problèmes digestifs des animateurs ou cette scène éprouvante où l’animatrice (justement, la seule femme) était sommée de répondre à des questions intrusives sur sa sexualité…
Visons l’essentiel, le « core business » de l’opération : de pauvres gens poussés à puiser dans leurs maigres économies pour aider de plus pauvres qu’eux. Ce n’est pas qu’une figure de style : on a entendu ainsi l’histoire (« émouvante », bien sûr) de ce donateur qui a versé la somme de 13,33 euros, correspondant aux intérêts annuels de son épargne (on imagine sans peine la hauteur exceptionnelle du capital) ; cet autre offrant sa prime de fin d’année de quelques dizaines d’euros (on imagine le salaire afférent), ou encore des fonds de tiroir grattés par une mère qui se disait elle-même en difficulté (on imagine les privations). Par contre, on ignore à ce jour le montant des dons de MM. Mittal ou Frère, mais ça doit tenir à leur gout de la discrétion.
Peut-être consciente des risques de contestation de son geste, Laurette Onkelinx a pris soin de déclarer que bien sûr il y avait de « grosses machines de guerre » comme la sécurité sociale, mais qu’à côté de cela, il fallait soutenir les associations (mais pas sans la présence de caméras, sans doute…), sans oublier les petits gestes quotidiens de solidarité.
Bien sûr, si l’on entend par là le fait de se préoccuper de ses voisins, d’aller faire des courses pour des personnes âgées, d’accueillir un enfant après l’école quand ses parents sont au boulot, de conduire quelqu’un à l’hôpital, de promener le chien…, tous ces petits gestes individuels restent précieux. Mais cela n’a aucun rapport avec ce cirque couteux qui n’a de « solidaire » que le nom. Au fait, combien a‑t-il couté ? Interrogé là-dessus, Francis Goffin, directeur des radios de la RTBF, « préfère ne pas communiquer », tout en précisant que l’argent récolté ne sera pas destiné à couvrir les couts. Il s’agit tout de même de « quelques centaines de milliers d’euros2 ». Cet argent n’aurait-il pas pu mieux servir qu’à organiser cet appel à la charité, où la promesse du paradis ou la crainte de l’enfer sont remplacées par la reconnaissance d’animateurs radio et la possibilité de passer à la télé ? Il fallait voir comment certains « récolteurs » poursuivaient des pauvres gens : quoi, vous ne donnez que 5 euros ? Vous n’avez pas d’argent ? Et c’est quoi, ces paquets cadeaux que je vois dépasser de votre sac… ? Et vous savez qu’à partir de 40 euros, vous avez droit à un avantage fiscal ? Allez, un petit effort…
Bilan final ? Un « triomphe », paraît-il : 1 267 000 euros récoltés. Belle somme : pour quarante-mille enfants, cela fait quelque 32 euros par bébé. À vous de calculer le nombre de paquets de langes.
Marché de la misère
Entendons-nous bien : il n’est pas question de montrer du doigt ces gens, souvent modestes, qui ont ouvert leur portefeuille ou donné leur temps « pour la bonne cause ». Et comme disait le regretté Pierre Dac, « Donner avec ostentation, ce n’est pas très joli ; mais ne rien donner avec discrétion, ça ne vaut guère mieux. » Mais il s’agit bien de dénoncer une hypocrisie, parée de ses plus beaux atours de « générosité », alors même que la lutte contre la pauvreté est non seulement loin des priorités gouvernementales, mais qu’au contraire, une série de mesures récentes ne peuvent qu’enfoncer des gens dans la misère.
Car c’est bien ce gouvernement qui a imposé le blocage des salaires, la dégressivité des allocations de chômage ou des exclusions qui vont pousser de plus en plus de personnes vers des CPAS déjà faméliques. Il est indigne de se défausser ainsi de l’une de ses responsabilités principales — assurer une vie digne à l’ensemble de ses citoyens — sur des associations sans même leur assurer des subsides suffisants, les obligeant à se concurrencer sur le « marché de la misère », à se vendre — et à taire toute critique sur des opérations de ce genre. Et c’est le même gouvernement qui, en multipliant les baisses de cotisations accordées sans contrepartie aux entreprises, prive de munitions la « grosse machine de guerre » de la sécurité sociale.
Dans la même période, on a vu Elio du Rupo et Maggie de Block parader dans un Resto du cœur, alors que l’existence même de ces lieux constitue un acte d’accusation contre des choix politiques qui mettent un pays riche dans l’incapacité d’assurer à sa population le minimum, à savoir un toit, de quoi se nourrir et se soigner. On n’attend pas du gouvernement un chèque ou un sourire, mais une politique. La contribution gouvernementale à la charité, c’est un peu comme si les cigarettiers organisaient un concert pour la recherche sur le cancer du poumon ou des entreprises textiles proposaient dans leurs magasins une grande collecte au profit des enfants de leurs employés du Sud, obligés de travailler pour cause de salaires insuffisants. Ou peut-être verra-t-on demain la même Laurette Onkelinx ou ses collègues apporter des couvertures à des demandeurs d’asile réfugiés dans nos églises avant l’expulsion… décidée par ce même gouvernement ?
Des mesures politiques sont pourtant imaginables et pourraient être prises rapidement : relever toutes les allocations sociales au-dessus du seuil de pauvreté, car aujourd’hui, on « aide » les gens en sachant qu’on les maintient en dessous de ce seuil (et après on fait mine de s’en étonner). Supprimer aussi ce statut de cohabitante qui pousse des couples à « tricher » pour garder la tête hors de l’eau et empêche les solidarités comme le partage d’un logement, au risque de voir encore réduites leurs maigres allocations.
Tant de cynisme sidère. À moins qu’il ne s’agisse que d’impuissance politique, auquel cas il devrait être écrit en grand, au dos du chèque et face aux caméras : « Chers compatriotes, nous sommes vraiment désolés d’en arriver là, mais le manque d’imagination couplé aux intérêts que nous nous voyons forcés de défendre nous empêchent de nous attaquer à la pauvreté autrement qu’en participant à cette mascarade. Que Dieu et Viva for Life vous protègent. »
Sinon on apprend qu’en 2013, les riches se sont encore enrichis et qu’en Belgique même, il y a de plus en plus de millionnaires. À l’autre bout de la chaine, le nombre de sans-abris explose dans certaines grandes villes. Des opérations de ce type ont encore de belles années devant elles, et les prochains gouvernements peuvent déjà affuter leurs stylos pour signer des chèques aussi géants que dérisoires.
- Opération destinée à venir en aide aux quarante-mille enfants de moins de trois ans vivant dans la pauvreté : deux animateurs et une animatrice radio enfermés durant six jours dans un studio transparent à Liège pour récolter des fonds au profit d’associations travaillant dans ce domaine.
- Propos recueillis dans « Medialog », l’émission de (pseudo) médiation de la RTBF (janvier 2013).