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Le chèque de l’indécence

Numéro 2 février 2014 par Irène Kaufer

février 2014

La scène avait, dans son genre, quelque chose de gran­diose : au sixième jour de l’opération Viva for Life, on a pu voir Lau­rette Onke­linx, tout sou­rire dehors, bran­dis­sant la contri­bu­tion du gou­ver­ne­ment fédé­ral à la lutte contre la pau­vre­té des enfants : un énorme chèque de 150 000 euros. Énorme par la taille, sinon par le mon­tant, quand on songe […]

La scène avait, dans son genre, quelque chose de gran­diose : au sixième jour de l’opération Viva for Life1, on a pu voir Lau­rette Onke­linx, tout sou­rire dehors, bran­dis­sant la contri­bu­tion du gou­ver­ne­ment fédé­ral à la lutte contre la pau­vre­té des enfants : un énorme chèque de 150 000 euros. Énorme par la taille, sinon par le mon­tant, quand on songe que six mois plus tôt Mag­gie De Block, secré­taire d’État char­gée de la Lutte contre la pau­vre­té, a « ren­du » la modique somme de 90 mil­lions « épar­gnés » sur le dos des deman­deurs d’asile. Il s’agissait certes d’un autre poste bud­gé­taire, mais si le sort des bébés — du moins des bébés « bien de chez nous » — émeut tel­le­ment nos poli­tiques, voi­là une somme qui aurait pu ser­vir, non pas pour sou­te­nir une opé­ra­tion cari­ta­tive, mais pour de vraies mesures de lutte contre la pau­vre­té des enfants… et pour com­men­cer, celle de leurs parents. Mais non : 150 000 euros, ce fut leur der­nier mot.

Toute l’opération Viva for Life peut d’ailleurs être lue à tra­vers le prisme du cynisme abso­lu. Pas­sons même, cha­ri­ta­ble­ment, sur le côté « spec­tacle », ces inter­views pénibles de stars venant nous expli­quer que la pau­vre­té, c’est quand même triste… avant de bran­dir leur tout der­nier CD ; ces grosses rigo­lades sur les pro­blèmes diges­tifs des ani­ma­teurs ou cette scène éprou­vante où l’animatrice (jus­te­ment, la seule femme) était som­mée de répondre à des ques­tions intru­sives sur sa sexualité…

Visons l’essentiel, le « core busi­ness » de l’opération : de pauvres gens pous­sés à pui­ser dans leurs maigres éco­no­mies pour aider de plus pauvres qu’eux. Ce n’est pas qu’une figure de style : on a enten­du ain­si l’histoire (« émou­vante », bien sûr) de ce dona­teur qui a ver­sé la somme de 13,33 euros, cor­res­pon­dant aux inté­rêts annuels de son épargne (on ima­gine sans peine la hau­teur excep­tion­nelle du capi­tal) ; cet autre offrant sa prime de fin d’année de quelques dizaines d’euros (on ima­gine le salaire affé­rent), ou encore des fonds de tiroir grat­tés par une mère qui se disait elle-même en dif­fi­cul­té (on ima­gine les pri­va­tions). Par contre, on ignore à ce jour le mon­tant des dons de MM. Mit­tal ou Frère, mais ça doit tenir à leur gout de la discrétion.

Peut-être consciente des risques de contes­ta­tion de son geste, Lau­rette Onke­linx a pris soin de décla­rer que bien sûr il y avait de « grosses machines de guerre » comme la sécu­ri­té sociale, mais qu’à côté de cela, il fal­lait sou­te­nir les asso­cia­tions (mais pas sans la pré­sence de camé­ras, sans doute…), sans oublier les petits gestes quo­ti­diens de solidarité.

Bien sûr, si l’on entend par là le fait de se pré­oc­cu­per de ses voi­sins, d’aller faire des courses pour des per­sonnes âgées, d’accueillir un enfant après l’école quand ses parents sont au bou­lot, de conduire quelqu’un à l’hôpital, de pro­me­ner le chien…, tous ces petits gestes indi­vi­duels res­tent pré­cieux. Mais cela n’a aucun rap­port avec ce cirque cou­teux qui n’a de « soli­daire » que le nom. Au fait, com­bien a‑t-il cou­té ? Inter­ro­gé là-des­sus, Fran­cis Gof­fin, direc­teur des radios de la RTBF, « pré­fère ne pas com­mu­ni­quer », tout en pré­ci­sant que l’argent récol­té ne sera pas des­ti­né à cou­vrir les couts. Il s’agit tout de même de « quelques cen­taines de mil­liers d’euros2 ». Cet argent n’aurait-il pas pu mieux ser­vir qu’à orga­ni­ser cet appel à la cha­ri­té, où la pro­messe du para­dis ou la crainte de l’enfer sont rem­pla­cées par la recon­nais­sance d’animateurs radio et la pos­si­bi­li­té de pas­ser à la télé ? Il fal­lait voir com­ment cer­tains « récol­teurs » pour­sui­vaient des pauvres gens : quoi, vous ne don­nez que 5 euros ? Vous n’avez pas d’argent ? Et c’est quoi, ces paquets cadeaux que je vois dépas­ser de votre sac… ? Et vous savez qu’à par­tir de 40 euros, vous avez droit à un avan­tage fis­cal ? Allez, un petit effort…

Bilan final ? Un « triomphe », paraît-il : 1 267 000 euros récol­tés. Belle somme : pour qua­rante-mille enfants, cela fait quelque 32 euros par bébé. À vous de cal­cu­ler le nombre de paquets de langes.

Marché de la misère

Enten­dons-nous bien : il n’est pas ques­tion de mon­trer du doigt ces gens, sou­vent modestes, qui ont ouvert leur por­te­feuille ou don­né leur temps « pour la bonne cause ». Et comme disait le regret­té Pierre Dac, « Don­ner avec osten­ta­tion, ce n’est pas très joli ; mais ne rien don­ner avec dis­cré­tion, ça ne vaut guère mieux. » Mais il s’agit bien de dénon­cer une hypo­cri­sie, parée de ses plus beaux atours de « géné­ro­si­té », alors même que la lutte contre la pau­vre­té est non seule­ment loin des prio­ri­tés gou­ver­ne­men­tales, mais qu’au contraire, une série de mesures récentes ne peuvent qu’enfoncer des gens dans la misère.

Car c’est bien ce gou­ver­ne­ment qui a impo­sé le blo­cage des salaires, la dégres­si­vi­té des allo­ca­tions de chô­mage ou des exclu­sions qui vont pous­ser de plus en plus de per­sonnes vers des CPAS déjà famé­liques. Il est indigne de se défaus­ser ain­si de l’une de ses res­pon­sa­bi­li­tés prin­ci­pales — assu­rer une vie digne à l’ensemble de ses citoyens — sur des asso­cia­tions sans même leur assu­rer des sub­sides suf­fi­sants, les obli­geant à se concur­ren­cer sur le « mar­ché de la misère », à se vendre — et à taire toute cri­tique sur des opé­ra­tions de ce genre. Et c’est le même gou­ver­ne­ment qui, en mul­ti­pliant les baisses de coti­sa­tions accor­dées sans contre­par­tie aux entre­prises, prive de muni­tions la « grosse machine de guerre » de la sécu­ri­té sociale.

Dans la même période, on a vu Elio du Rupo et Mag­gie de Block para­der dans un Res­to du cœur, alors que l’existence même de ces lieux consti­tue un acte d’accusation contre des choix poli­tiques qui mettent un pays riche dans l’incapacité d’assurer à sa popu­la­tion le mini­mum, à savoir un toit, de quoi se nour­rir et se soi­gner. On n’attend pas du gou­ver­ne­ment un chèque ou un sou­rire, mais une poli­tique. La contri­bu­tion gou­ver­ne­men­tale à la cha­ri­té, c’est un peu comme si les ciga­ret­tiers orga­ni­saient un concert pour la recherche sur le can­cer du pou­mon ou des entre­prises tex­tiles pro­po­saient dans leurs maga­sins une grande col­lecte au pro­fit des enfants de leurs employés du Sud, obli­gés de tra­vailler pour cause de salaires insuf­fi­sants. Ou peut-être ver­ra-t-on demain la même Lau­rette Onke­linx ou ses col­lègues appor­ter des cou­ver­tures à des deman­deurs d’asile réfu­giés dans nos églises avant l’expulsion… déci­dée par ce même gouvernement ?

Des mesures poli­tiques sont pour­tant ima­gi­nables et pour­raient être prises rapi­de­ment : rele­ver toutes les allo­ca­tions sociales au-des­sus du seuil de pau­vre­té, car aujourd’hui, on « aide » les gens en sachant qu’on les main­tient en des­sous de ce seuil (et après on fait mine de s’en éton­ner). Sup­pri­mer aus­si ce sta­tut de coha­bi­tante qui pousse des couples à « tri­cher » pour gar­der la tête hors de l’eau et empêche les soli­da­ri­tés comme le par­tage d’un loge­ment, au risque de voir encore réduites leurs maigres allocations.

Tant de cynisme sidère. À moins qu’il ne s’agisse que d’impuissance poli­tique, auquel cas il devrait être écrit en grand, au dos du chèque et face aux camé­ras : « Chers com­pa­triotes, nous sommes vrai­ment déso­lés d’en arri­ver là, mais le manque d’imagination cou­plé aux inté­rêts que nous nous voyons for­cés de défendre nous empêchent de nous atta­quer à la pau­vre­té autre­ment qu’en par­ti­ci­pant à cette mas­ca­rade. Que Dieu et Viva for Life vous protègent. »

Sinon on apprend qu’en 2013, les riches se sont encore enri­chis et qu’en Bel­gique même, il y a de plus en plus de mil­lion­naires. À l’autre bout de la chaine, le nombre de sans-abris explose dans cer­taines grandes villes. Des opé­ra­tions de ce type ont encore de belles années devant elles, et les pro­chains gou­ver­ne­ments peuvent déjà affu­ter leurs sty­los pour signer des chèques aus­si géants que dérisoires.

  1. Opé­ra­tion des­ti­née à venir en aide aux qua­rante-mille enfants de moins de trois ans vivant dans la pau­vre­té : deux ani­ma­teurs et une ani­ma­trice radio enfer­més durant six jours dans un stu­dio trans­pa­rent à Liège pour récol­ter des fonds au pro­fit d’associations tra­vaillant dans ce domaine.
  2. Pro­pos recueillis dans « Media­log », l’émission de (pseu­do) média­tion de la RTBF (jan­vier 2013).

Irène Kaufer


Auteur

Née à Cracovie (Pologne), Irène Kaufer est arrivée en Belgique avec l’Exposition universelle de 1958. Militante féministe et syndicale, elle a participé dans les années 1970 à l’aventure de l’hebdomadaire {POUR}, auquel elle a consacré un polar ({Fausses pistes}, Luc Pire, 1995). Après de longues années dans une grande entreprise de commerce culturel, elle a terminé sa carrière comme responsable de projet dans une association de prévention des violences basées sur le genre. Parallèlement, elle a animé des tables de conversation pour femmes migrantes ou des ateliers de réécriture de chansons. Elle collabore régulièrement au magazine {Axelle}, ainsi qu’occasionnellement à d’autres publications. En 2005, elle a publié un livre d’entretiens avec la philosophe Françoise Collin, {Parcours féministe} (chez Labor, réédition chez iXe en 2014). Puis, en 2015 un recueil de nouvelles, {Déserteuses} (chez Academia-L’Harmattan). En 2021, elle a publié le roman {Dibbouks} aux Editions de l’Antilope. On peut aussi la retrouver sur son blog, www.irenekaufer.be. Désormais retraitée, elle coule des jours heureux entre son chat, son ordinateur, ses livres, ses révoltes et ses écrits.