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Le cas tunisien

Numéro 1 - 2016 par Mohamed Nachi

février 2016

La période de tran­si­tion démo­cra­tique en Tuni­sie four­nit une illus­tra­tion exem­plaire de la manière dont les com­pro­mis se nouent et se dénouent au gré des cir­cons­tances et de l’évolution des rap­ports de force et de la légi­ti­mi­té des inté­rêts en conflit. Au terme du dia­logue natio­nal, les acteurs poli­tiques et les membres de la socié­té civile ont réus­si à mettre en place des consen­te­ments consen­suels qui posent les condi­tions d’un plu­ra­lisme effec­tif, d’une alter­nance poli­tique, per­met­tant la coexis­tence de forces socio­po­li­tiques ayant des inté­rêts et des objec­tifs contra­dic­toires. Il y a eu for­ma­tion de com­pro­mis dans la mesure où, d’une part, les forces de l’opposition (« sécu­la­riste ») ont accep­té la par­ti­ci­pa­tion du par­ti isla­miste Ennahd­ha au jeu poli­tique et, d’autre part, le par­ti « isla­mo-conser­va­teur » et ses alliés ont accep­té l’idée de négo­cia­tion et de dia­logue natio­nal pour sor­tir des crises poli­tiques à répé­ti­tion qu’a connues le pays au cours des quatre der­nières années. Mal­gré les diver­gences de leurs pro­jets res­pec­tifs, les deux par­te­naires se sont accep­tés mutuel­le­ment et ont fait des conces­sions réci­proques pour par­ve­nir à des accords de com­pro­mis, en dépit des oppo­si­tions qui les séparent — ce qui n’est pas le cas par exemple en Égypte.

Le pro­blème pour­rait être résu­mé en deux mots : plu­ra­lisme et ikh­ti­lâf (dif­fé­rence-diver­gence). Com­ment créer les condi­tions qui rendent pos­sible le res­pect du plu­ra­lisme et de la dif­fé­rence ? Par la voie du com­pro­mis, cette forme d’accord poli­tique et de régu­la­tion sociale dont la voca­tion est de résoudre des désac­cords, de régler paci­fi­que­ment des conflits en res­pec­tant les prin­cipes de plu­ra­lisme et de dif­fé­rence. Il est le fruit de négo­cia­tions entre plu­sieurs par­ties qui, pour trou­ver une solu­tion à un conflit, une dis­pute ou une crise quel­conque, doivent com­po­ser, s’entendre, accep­ter de faire des conces­sions réci­proques pour sur­mon­ter les diver­gences et par­ve­nir à un com­mun accord, apai­sant les conflits et les ten­sions et consti­tuant un rem­part contre la violence.

Depuis le sou­lè­ve­ment de 2010 – 2011, la Tuni­sie four­nit une illus­tra­tion exem­plaire de la manière dont les com­pro­mis se nouent et se dénouent au gré des cir­cons­tances et de l’évolution du pro­ces­sus de tran­si­tion démo­cra­tique ; c’est d’ailleurs le propre du com­pro­mis en poli­tique. En effet, dans cette tran­si­tion démo­cra­tique, le com­pro­mis s’avère non seule­ment inévi­table, mais vital pour endi­guer la vio­lence et garan­tir le suc­cès de la tran­si­tion. Tou­te­fois l’apprentissage du com­pro­mis s’est révé­lé dif­fi­cile dans la mesure où sa réa­li­sa­tion sup­pose un savoir-faire et une cer­taine habilité.

Le com­pro­mis est fon­ciè­re­ment consub­stan­tiel à la logique de fonc­tion­ne­ment de toute expé­rience démo­cra­tique. D’une cer­taine manière, la démo­cra­tie est l’art du com­pro­mis. Dans quelle mesure le recours au com­pro­mis consti­tue-t-il une nou­velle pra­tique fon­da­trice d’un fonc­tion­ne­ment démo­cra­tique et non l’occasion d’arrangements sus­pects, d’alliances com­pro­met­tantes, de ruses ou de mani­pu­la­tions qui réduisent le com­pro­mis au mar­chan­dage ? De fait, l’ambigüité du com­pro­mis en poli­tique rend la com­pro­mis­sion poten­tiel­le­ment pos­sible. Le déve­lop­pe­ment de ces pra­tiques de com­pro­mis laisse-t-il pré­sa­ger la construc­tion d’institutions poli­tiques et sociales, des formes de régu­la­tion qui répondent aux exi­gences de la démo­cra­tie en tant que régime et non en tant que simple procédure ?

L’enjeu de tout com­pro­mis est l’acceptation de l’unité dans la diver­si­té, c’est-à-dire de poser les bases d’un plu­ra­lisme effec­tif qui res­pecte les dif­fé­rences. Comme le dit Ray­mond Aron, la démo­cra­tie plu­ra­liste se fonde sur deux exi­gences majeures qui se com­binent : « le res­pect de la léga­li­té ou des règles et le sens du com­pro­mis » (Aron, 1965, p. 85). C’est que le com­pro­mis en tant que forme de média­tion sociale et poli­tique implique la recon­nais­sance de la légi­ti­mi­té des argu­ments diver­gents et la néces­si­té de conte­nir le conflit afin de construire un accord basé sur l’entente et la réciprocité.

Le compromis comme nécessité et comme source de légitimité

Géné­ra­le­ment, la tran­si­tion démo­cra­tique est un pro­ces­sus long dont la mise en œuvre est dif­fi­cile et com­plexe. En Tuni­sie, plu­sieurs fac­teurs conjonc­tu­rels ont consti­tué des entraves à la mise en place du pro­ces­sus de tran­si­tion, mais, en même temps, ils ont contri­bué à faire émer­ger la figure du com­pro­mis comme néces­si­té pre­mière et comme source de légi­ti­mi­té pour sur­mon­ter les crises, les conflits et les diver­gences entre dif­fé­rentes com­po­santes de l’échiquier poli­tique. Par­mi ces fac­teurs, quatre retien­dront plus par­ti­cu­liè­re­ment l’attention.

Le sou­lè­ve­ment a été un mou­ve­ment de pro­tes­ta­tion sans direc­tion poli­tique orga­ni­sée : c’est une « révo­lu­tion sans lea­deur­ship ». Par consé­quent, il n’y a eu aucune figure cha­ris­ma­tique ayant suf­fi­sam­ment de légi­ti­mi­té pour conduire les réformes démocratiques.

Aucun par­ti n’a pu s’approprier une posi­tion hégé­mo­nique dans le champ poli­tique lui per­met­tant de faire valoir son point de vue, grâce entre autres au dyna­misme, à la vita­li­té et à la mobi­li­sa­tion de la socié­té civile.

Les auto­ri­tés poli­tiques sont pro­vi­soires et ne peuvent s’arroger des pou­voirs sans le consen­te­ment de l’opposition et des acteurs de la socié­té civile. Même les élus de la Consti­tuante ont été ame­nés à adop­ter une pos­ture consen­suelle de prise de décision.

La majo­ri­té ne pou­vait pas déci­der seule contre la mino­ri­té (conflit de légi­ti­mi­tés), même si, au sein de l’Assemblée natio­nale consti­tuante (ANC), c’est la logique majo­ri­té contre oppo­si­tion qui, dès le début, s’est impo­sée comme mode de déli­bé­ra­tion poli­tique. Aucun acteur poli­tique ne peut donc déci­der seul pour régler les pro­blèmes et les conflits.

Il est vrai qu’après les élec­tions d’octobre 2011, le par­ti isla­miste Ennahd­ha est appa­ru comme le par­ti le moins dis­po­sé à accep­ter des solu­tions de com­pro­mis, argüant sou­vent de sa légi­ti­mi­té élec­to­rale, issue des urnes, et béné­fi­ciant de son hégé­mo­nie à la fois au sein de l’ANC et à l’intérieur de la coa­li­tion gou­ver­ne­men­tale. Sur cer­taines ques­tions, il s’est mon­tré intran­si­geant, refu­sant toute conces­sion, comme le sta­tut de la presse, l’indépendance de la magis­tra­ture, la dis­so­lu­tion des « Ligues de pro­tec­tion de la révo­lu­tion », etc. Mais le par­ti a par­fois fait preuve d’un cer­tain sens du com­pro­mis, en renon­çant à cer­taines de ses reven­di­ca­tions : en accep­tant la recon­duc­tion de l’article pre­mier de la Consti­tu­tion de 1959, en aban­don­nant l’inscription de la cha­ria dans la loi fon­da­men­tale ou en renon­çant à l’idée de « com­plé­men­ta­ri­té entre l’homme et la femme ». Ces renon­ce­ments et conces­sions ont été faits sous la pres­sion de la mobi­li­sa­tion mas­sive de la socié­té civile et de l’opposition.

Quoi qu’il en soit, l’idée du com­pro­mis en tant que mode de régu­la­tion sociale et de règle­ment de conflit a pro­gres­si­ve­ment fait son che­min et s’est impo­sée comme la seule issue pos­sible pour dépas­ser la pola­ri­sa­tion de la socié­té et résor­ber les conflits entre les par­tis du gou­ver­ne­ment et ceux de l’opposition. Le sens du com­pro­mis a atteint son point culmi­nant avec l’instauration du dia­logue natio­nal. Comme l’écrit Yadh Ben Achour, le « tawâ­fuq (com­pro­mis) est deve­nu la voie royale des méca­nismes de prise de déci­sions dans les périodes tran­si­toires. L’expérience poli­tique et consti­tu­tion­nelle récente de la Tuni­sie confirme ce point de vue » (Ben Achour, 2012, p. 49). Désor­mais, le com­pro­mis est éri­gé en véri­table mode de gou­ver­nance et recon­nu par les dif­fé­rents pro­ta­go­nistes comme étant à l’origine d’une légi­ti­mi­té nou­velle.

Conflit, négociation et compromis

Dans la dyna­mique de for­ma­tion de com­pro­mis, le recours à la négo­cia­tion s’avère indis­pen­sable et implique de la part des par­ties une volon­té de coopé­rer et de faire des conces­sions réci­proques. Dans la pra­tique, le che­min qui conduit du conflit vers le com­pro­mis est un long par­cours semé d’embuches, mar­qué par des ten­sions et des rap­ports de force, par­fois de mani­pu­la­tions et de tra­hi­sons ; son éla­bo­ra­tion est incer­taine, impré­vi­sible et même un peu mys­té­rieuse ! Tout dépend du dérou­le­ment des négo­cia­tions, qu’elles soient sur un mode coopé­ra­tif ou sur un mode com­pé­ti­tif ; selon que les par­ti­ci­pants cherchent à impo­ser leur volon­té, en exer­çant des pres­sions, en mena­çant de rompre la dis­cus­sion, etc. ou, au contraire, s’accordent à res­pec­ter des pro­cé­dures pré­dé­fi­nies exi­geant des conces­sions mutuelles pour régler le conflit par la voie paci­fique. Ain­si, mener des négo­cia­tions n’est pas chose facile et son abou­tis­se­ment est par­fois pénible. Quoi qu’il en soit, la négo­cia­tion demeure la voie royale vers le compromis.

Si elle n’est pas impo­sée par la force, l’issue du conflit est donc tou­jours déter­mi­née par la négo­cia­tion. C’est ce qui fait dire à Tho­mas Schel­ling que « la plu­part des situa­tions de conflit sont éga­le­ment des situa­tions de négo­cia­tion » (Schel­ling, 1986, p. 18). Mais il faut ajou­ter que la négo­cia­tion peut exis­ter en dehors du conflit, lorsque, par exemple, il y a des situa­tions de mésen­tente ou sim­ple­ment de concur­rence. La négo­cia­tion est un ensemble d’échanges et de pro­cé­dures mobi­li­sés par des par­ties en conflit en vue de par­ve­nir à un accord. Le fon­de­ment de la négo­cia­tion est donc la parole sous la forme de conver­sa­tions, d’échanges de vues, de pour­par­lers et de dia­logues ; elle exige cer­taines qua­li­tés requises pour les négo­cia­teurs, comme la patience, la per­sé­vé­rance, l’attention et l’écoute.

L’objet de la négo­cia­tion est le com­pro­mis. En effet, le com­pro­mis consti­tue le plus sou­vent la forme d’accord vers laquelle tend toute négo­cia­tion. C’est une forme d’accord qui clôt le conflit. Pour mettre fin au conflit, le che­min vers le com­pro­mis se fraye sur la base de conces­sions mutuelles : il ne s’agit pas de tout vou­loir ou tout obte­nir, mais de par­ve­nir à un accord concer­té, équi­li­bré, qui tient compte du point de vue de l’autre, sans désa­vouer le sien ; c’est pour­quoi le com­pro­mis n’est pas un accord par­fait, mais rela­tif, équi­voque (la per­fec­tion est le contraire du com­pro­mis). Entre le tout et le rien, il y a un juste équi­libre à trou­ver. Mais cela dit, il ne s’agit pas d’une demi-mesure, de « cou­per la poire en deux » — et encore moins d’une com­pro­mis­sion qui sup­pose que les par­ties tran­sigent avec leurs prin­cipes ou exi­gences morales. Le com­pro­mis n’est pas l’expression d’une atti­tude oppor­tu­niste ou d’une fai­blesse morale, au contraire il a sa propre ver­tu. Comme l’observe Julien Freund : « Loin de mani­fes­ter une fai­blesse de la volon­té, le com­pro­mis exige au contraire une forte volon­té, et même du cou­rage pour domi­ner les pas­sions, l’âpreté de l’intérêt, les ran­cunes et les amer­tumes, et trou­ver la séré­ni­té néces­saire à la dis­cus­sion posi­tive du litige qui oppose les acteurs. Il faut de la force d’âme pour recon­naitre que, en dépit des appa­rences, le point de vue de l’autre peut être juste à ses yeux » (Freund, 1983, p. 268).

Il y a une éthique du com­pro­mis, sur­tout lorsqu’il est for­mé dans un esprit de loyau­té réci­proque. Cepen­dant, le com­pro­mis n’est pas une pana­cée ; on connait ses limites et par­fois même ses dan­gers. Il peut être « polé­mo­gène » et faire par­tie de l’«arsenal des ruses qui ali­mentent les conflits » (Freund, 1983, p. 270).

Crise et conflit politiques : le compromis comme « solution politique »

Après le sou­lè­ve­ment de 2010 – 2011 et sur­tout après les élec­tions de la Consti­tuante du 23 octobre 2011, la Tuni­sie a plon­gé dans une pro­fonde crise poli­tique en rai­son d’une crise éco­no­mique aigüe, de la dégra­da­tion de la situa­tion sécu­ri­taire, du déve­lop­pe­ment de la vio­lence, des vel­léi­tés hégé­mo­niques du par­ti Ennahd­ha, d’une admi­nis­tra­tion gan­gré­née par la cor­rup­tion, etc.

Le cli­mat poli­tique est deve­nu délé­tère et les ten­sions de plus en plus accen­tuées, sans par­ler du ter­ro­risme jiha­diste qui s’est ins­tal­lé attei­gnant le cœur de la socié­té tuni­sienne. Tou­te­fois, les assas­si­nats des deux figures de proue de la gauche révo­lu­tion­naire, Cho­kri Belaid le 6 février 2013 et Moha­med Brah­mi le 25 juillet 2013, ont chan­gé la donne. Ces deux meurtres ont pro­vo­qué un vif émoi dans le pays et per­mis à l’opposition de s’unifier. D’abord, en octobre 2012, des com­po­santes de la gauche radi­cale et des natio­na­listes se sont regrou­pés au sein du « Front popu­laire1. » Puis, le 26 juillet 2013, en réponse à l’assassinat de Moha­med Brah­mi, des dépu­tés de l’ANC avec le sou­tien mas­sif de la socié­té civile ont orga­ni­sé le fameux « sit-in du Bard » en appe­lant à la dis­so­lu­tion de l’Assemblée et du gou­ver­ne­ment. Avec des par­tis poli­tiques de l’opposition et des com­po­santes de la socié­té civile, ils ont créé le « Front de salut national ».

Après l’appel à la grève géné­rale lan­cé par la cen­trale syn­di­cale l’UGTT, le 26 juillet 2012, le pays est para­ly­sé et le pro­ces­sus de tran­si­tion se trouve dans l’impasse, les isla­mistes et l’opposition ne par­ve­nant pas à s’entendre. L’une des consé­quences de ces crises poli­tique est la « bipo­la­ri­sa­tion idéo­lo­gique » de la socié­té tuni­sienne entre deux pôles anta­go­nistes, l’un « sécu­la­riste » et l’autre « isla­mo-conser­va­teur ». Ces meurtres poli­tiques vont contraindre Ennahd­ha à se défaire de la légi­ti­mi­té élec­to­rale et accep­ter de pas­ser des compromis.

Ces crises poli­tiques consti­tuent une phase grave dans l’évolution du pro­ces­sus de tran­si­tion mar­quée par des grèves, des sit-in (i‘tisamât), des mani­fes­ta­tions, des mou­ve­ments sociaux de pro­tes­ta­tion. Il y a donc bien un lien entre crise et mobi­li­sa­tion, et on peut par­ler d’une « mobi­li­sa­tion mul­ti­sec­to­rielle », c’est-à-dire une mobi­li­sa­tion « qui affecte simul­ta­né­ment plu­sieurs sphères sociales dif­fé­ren­ciées d’une même socié­té » (Dobry, 1986, p. 13). Il s’agit d’un conflit poli­tique ; celui-ci sup­pose trois carac­té­ris­tiques majeures : il oppose des groupes et non des indi­vi­dus ; il implique des ins­ti­tu­tions éta­tiques et il requiert une solu­tion poli­tique, c’est-à-dire une solu­tion obte­nue par la dis­cus­sion par oppo­si­tion à l’usage de la vio­lence (Cani­vez, 2008, p. 164). Par ailleurs, le conflit est poli­tique lorsqu’il implique des enjeux de pou­voir et pose la ques­tion de l’«organisation de la vie en com­mun » (Cani­vez, 2008, p. 166). Pour régler poli­ti­que­ment un conflit poli­tique, il faut néces­sai­re­ment renon­cer à la vio­lence et opter pour la dis­cus­sion, la négo­cia­tion et le dia­logue. Dès lors, « l’échange d’arguments s’accompagne de consi­dé­ra­tions d’intérêt aus­si bien que de rap­ports de force. C’est pour­quoi la forme cano­nique de l’accord poli­tique est le com­pro­mis » (Cani­vez, 2008, p. 171). C’est que le com­pro­mis poli­tique conjugue les deux registres : les inté­rêts et les valeurs. Mais de quel type de com­pro­mis s’agit-il ?

« Dans la mesure où la solu­tion d’un conflit est ‘‘poli­tique’’, cette solu­tion passe par des pro­cé­dures de com­pro­mis. Il fau­drait alors déter­mi­ner les dif­fé­rents types de com­pro­mis et les normes imma­nentes à la pro­cé­dure de com­pro­mis. On pour­rait ain­si dis­tin­guer les com­pro­mis admis­sibles des com­pro­mis inad­mis­sibles. Par exemple, il n’y a pas de com­pro­mis pos­sible sur les droits de l’homme ou le res­pect de la digni­té humaine. On pour­rait dis­tin­guer les bons et les mau­vais com­pro­mis, ceux qui ne font que ‘‘geler’’ les conflits et ceux qui les résolvent, ceux qui pré­parent de futurs conflits et ceux qui per­mettent de les évi­ter. Il fau­drait dis­tin­guer les com­pro­mis justes ou injustes, selon que l’une des par­ties est pri­vi­lé­giée ou non. En un mot, toute solu­tion n’est pas bonne et tout com­pro­mis n’est pas accep­table » (Cani­vez, 2008, p. 174).

En Tuni­sie, la situa­tion était au bord de l’implosion et le pays pou­vait faci­le­ment bas­cu­ler dans la vio­lence. C’est pour­quoi une forte prise de conscience col­lec­tive a conduit la plu­part des dif­fé­rentes com­po­santes du champ poli­tique à aban­don­ner la logique d’affrontement au pro­fit de la recherche d’une solu­tion poli­tique par le dia­logue et la négo­cia­tion. Certes, ini­tia­le­ment le conflit a pris une forme « duale » — coa­li­tion de la Troï­ka ver­sus oppo­si­tion — qui est par ailleurs l’expression de la bipo­la­ri­sa­tion de la socié­té, mais la manière dont s’est déve­lop­pé le conflit et le pro­ces­sus de sa réso­lu­tion l’ont ren­du « mul­ti­po­laire » impli­quant d’autres ins­tances du champ poli­tique et de la socié­té civile. C’est dans cette confi­gu­ra­tion nou­velle que l’idée d’un « dia­logue natio­nal » s’est impo­sée comme solu­tion poli­tique de sor­tie de crise. À cet égard, il revient aux ins­ti­ga­teurs du « dia­logue natio­nal » le mérite d’avoir ins­ti­tué le com­pro­mis comme une néces­si­té, en lui confé­rant une large légi­ti­mi­té incontestée.

Le dialogue national

En 2013, les crises poli­tiques suc­ces­sives ont été par­ti­cu­liè­re­ment mena­çantes pour le pro­ces­sus de tran­si­tion. Per­cée du ter­ro­risme, assas­si­nats poli­tiques, Consti­tu­tion en panne, Assem­blée consti­tuante para­ly­sée, isla­mistes accro­chés au pou­voir, éco­no­mie au bord du gouffre, etc. Comme le déclare le secré­taire géné­ral de l’Union géné­rale tuni­sienne du tra­vail (UGTT), Hou­cine Abas­si, « le pays était en dan­ger, il fal­lait le sau­ver, se regrou­per autour de l’intérêt natio­nal ». Il fal­lait coute que coute trou­ver une sor­tie de crise : la voie choi­sie est de sub­sti­tuer une légi­ti­mi­té du com­pro­mis à la légi­ti­mi­té élec­to­rale et, par consé­quent, d’opérer de fac­to un trans­fert de légitimité.

De la « Troï­ka » au « Quartet » :
trans­fert de légitimité

Dans ce contexte de ten­sion extrême, l’UGTT réitère donc l’idée de « dia­logue natio­nal » et reçoit le sou­tien de trois autres orga­ni­sa­tions. Ain­si est né le fameux Quar­tet, un cadre col­lé­gial consti­tué de l’UGTT, le syn­di­cat patro­nal (Uti­ca), l’ordre natio­nal des avo­cats de Tuni­sie (Onat) et la Ligue tuni­sienne des droits de l’homme (LTDH), béné­fi­ciant de sur­croit du sou­tien d’une ving­taine de par­tis poli­tiques et de plu­sieurs asso­cia­tions de la socié­té civile2. Il sera la che­ville ouvrière de toutes les négo­cia­tions et les accords de com­pro­mis qui en découlent. Autour de la table se trouvent une cin­quan­taine de membres : vingt-et-un par­tis poli­tiques dis­po­sant de repré­sen­tants à l’ANC prennent part au « dia­logue natio­nal» ; ils y par­ti­cipent à rai­son de deux repré­sen­tants par par­ti. Ce sont la plu­part du temps les chefs des par­tis qui par­ti­cipent per­son­nel­le­ment aux négo­cia­tions. À cela s’ajoutent les deux repré­sen­tants de cha­cune des quatre orga­ni­sa­tions média­trices, mais qui n’ont pas le droit de voter. Ain­si les prin­ci­pales for­ma­tions sont repré­sen­tées excep­té le Congrès pour la Répu­blique (CPR), le par­ti du chef de l’État Mon­cef Marzouki.

Les réunions se tiennent à huis clos au siège du minis­tère des Droits de l’homme et de la Jus­tice tran­si­tion­nelle au rythme d’une ren­contre par semaine. Le secré­taire géné­ral de l’UGTT, Hou­cine Abas­si, pré­side les réunions et dirige les échanges. Comme le rap­porte, Boua­li M’barki, secré­taire géné­ral adjoint de l’UGTT et membre actif du « dia­logue natio­nal », le rôle de Hous­sine Abas­si est cen­tral : « Il dis­tri­buait la parole. Il impo­sait par­fois des déci­sions. Il pou­vait même obli­ger les repré­sen­tants des par­tis poli­tiques à res­ter dans la salle après la fin de la séance si aucune déci­sion n’était prise » (Cri­sis Group, 2014). Boua­li M’barki, bras droit de Hou­cine Abas­si et excellent négo­cia­teur, a éga­le­ment joué un rôle de pre­mier plan au sein du dia­logue natio­nal, mais aus­si dans la rela­tion de celui-ci avec l’Assemblée consti­tuante. L’une des jus­ti­fi­ca­tions de la néces­si­té du dia­logue est que de fac­to la « légi­ti­mi­té élec­to­rale » de la majo­ri­té par­le­men­taire issue des urnes — la Troï­ka au pou­voir — est désor­mais épui­sée. Dès lors, le Quar­tet vou­lait par­rai­ner ce dia­logue pour faire émer­ger une nou­velle « légi­ti­mi­té de com­pro­mis » (char‘iya wifa­qiya) dont l’objectif est de for­mer un gou­ver­ne­ment (indé­pen­dant) de com­pé­tences et de par­ache­ver la rédac­tion de la Consti­tu­tion. Ain­si, contrainte et for­cée, la Troï­ka passe la main au Quar­tet, même si le pré­sident du par­ti Ennahd­ha, Rached Ghan­nou­chi, ne manque pas de rap­pe­ler qu’ils sont tou­jours au pou­voir, en décla­rant : « Nous quit­tons le gou­ver­ne­ment, mais nous res­tons au pou­voir ! » Comme le sou­ligne à juste titre le regret­té Abdel­ka­der Zghal, « la ques­tion qui inquiète Ennahd­ha, c’est com­ment faire un com­pro­mis poli­tique dans le cadre du dia­logue natio­nal sans perdre le pou­voir » (Zghal, 2015). Quoi qu’il en soit, le dia­logue natio­nal s’est impo­sé comme la voie royale pour l’édification du com­pro­mis comme solu­tion politique.

Le salut par le dialogue national : une légitimité de compromis

Pour amor­cer une sor­tie de crise, Hou­cine Abas­si — avec le sou­tien de trois autres orga­ni­sa­tions — décide de réunir les par­tis poli­tiques repré­sen­tés au sein de l’Assemblée consti­tuante. D’emblée la Troï­ka au pou­voir — Ennahd­ha et les deux par­tis alliés — et bon nombre de dépu­tés de l’ANC rejettent cette ini­tia­tive qui, à leurs yeux, remet en ques­tion la légi­ti­mi­té élec­to­rale. Dans le même temps, une par­tie de l’opposition et de la socié­té civile appelle à la dis­so­lu­tion de l’Assemblée consti­tuante et à l’organisation de nou­velles élec­tions. Mais c’était sans comp­ter sur la téna­ci­té du secré­taire géné­ral de l’UGTT qui réus­sit à convaincre les dif­fé­rents pro­ta­go­nistes de se mettre autour de la table.

En effet, le par­ti majo­ri­taire, Ennahd­ha, exprime des réserves sur un bon nombre de points de l’initiative de l’UGTT. Le tra­vail de média­tion du Quar­tet était très labo­rieux et le dia­logue plu­sieurs fois sus­pen­du. Les négo­cia­tions entre la Troï­ka menée par Ennahd­ha et les repré­sen­tants de l’opposition ont à maintes reprises échoué à cause notam­ment des ter­gi­ver­sa­tions des repré­sen­tants du par­ti isla­miste. Le Quar­tet condui­sant le dia­logue a mobi­li­sé toutes ses forces pour par­ve­nir à un com­pro­mis satis­fai­sant, mais, comme l’a dit le secré­taire géné­ral de l’UGTT, Hou­cine Abas­si, « les par­tis ont cou­lé toutes nos ini­tia­tives ». Les négo­cia­tions, plu­sieurs fois repor­tées, ont sur­tout buté sur le choix d’un Pre­mier ministre indé­pen­dant, les par­tis ne ces­sant d’opposer leur véto à chaque pro­po­si­tion de can­di­dat à ce poste. Après plu­sieurs reports, le « dia­logue natio­nal » a enfin offi­ciel­le­ment débu­té le 5 octobre 2013 et les négo­cia­tions devaient suivre une « feuille de route » éla­bo­rée par le Quartet.

Fina­le­ment, après avoir mena­cé de se reti­rer et don­né un ulti­ma­tum aux par­tis, le Quar­tet, à bout de souffle, conduit in extre­mis le dia­logue natio­nal à son terme qui s’achève, comme pré­vu dans la feuille de route, avec la nomi­na­tion de Meh­di Jomaâ comme Pre­mier ministre — après la démis­sion d’Ali Larayedh —, l’adoption de la Consti­tu­tion et la tenue d’élections libres. C’est enfin « Le salut par le dia­logue natio­nal », comme le titrait Libé­ra­tion (17 décembre 2013). Ce dia­logue s’est avé­ré un levier effi­cace pour résor­ber les conflic­tua­li­tés inhé­rentes à cette période de crise et pour par­ve­nir à un com­pro­mis poli­tique. Ain­si, du début du mois de février 2014, date de for­ma­tion du nou­veau gou­ver­ne­ment, com­po­sé de com­pé­tences non par­ti­sanes, jusqu’aux élec­tions du 26 octobre 2014, la légi­ti­mi­té du gou­ver­ne­ment était fon­dée sur le compromis.

Le pré­lude à l’institutionnalisation
de la démocratie ?

Ce com­pro­mis his­to­rique n’est pas un com­pro­mis idéo­lo­gique visant à rap­pro­cher des visions du monde diver­gentes, voire incom­pa­tibles. La ques­tion n’est pas d’associer et encore moins de fusion­ner deux idéo­lo­gies, l’une reli­gieuse et l’autre sécu­la­riste, mais de les ame­ner à pri­vi­lé­gier l’intérêt géné­ral avant leurs inté­rêts par­ti­cu­liers. Il consti­tue tout au plus la condi­tion élé­men­taire d’une coha­bi­ta­tion entre deux pôles anta­go­nistes sur l’échiquier poli­tique. S’agit-il pour autant d’un « com­pro­mis tac­tique » per­met­tant à l’une des deux par­ties (en l’occurrence Ennahd­ha) de se main­te­nir au pou­voir et à l’autre par­ti de s’en ser­vir pour favo­ri­ser son acces­sion au pou­voir ? Même si cette hypo­thèse ne semble pas tota­le­ment dénuée de sens, sa cré­di­bi­li­té appa­rait néan­moins dou­teuse dans la mesure où la for­ma­tion des com­pro­mis, pen­dant la période de tran­si­tion, s’est non seule­ment accom­pa­gnée de dis­po­si­tifs légaux et inten­tion­nels, mais aus­si s’est opé­rée avec l’appui de la socié­té civile et d’organisations ayant une légi­ti­mi­té his­to­rique et un ancrage pro­fond dans la socié­té. Il s’avèrera dès lors inco­hé­rent voire inad­mis­sible que l’une ou l’autre par­tie tire pro­fit de ces com­pro­mis et cherche ulté­rieu­re­ment à s’en débar­ras­ser au motif qu’ils sont deve­nus inutiles. La socié­té civile et les par­rains du dia­logue natio­nal étaient et res­te­ront les garants du res­pect de ces accords de com­pro­mis. C’est dans ce sens que ces com­pro­mis sont deve­nus à la fois par­tie inté­grante du pro­ces­sus de tran­si­tion et une com­po­sante essen­tielle de la dyna­mique d’institutionnalisation de la démocratie.

  1. Fon­dé le 7 octobre 2012, le « Front popu­laire » est une coa­li­tion de douze par­tis poli­tiques et asso­cia­tions de la gauche tunisienne.
  2. Le ven­dre­di 9 octobre 2015, le Quar­tet du dia­logue natio­nal a obte­nu le prix Nobel de la paix pour « sa contri­bu­tion déci­sive dans la construc­tion d’une démo­cra­tie plu­ra­liste en Tuni­sie après la “révo­lu­tion du jas­min” de 2011 ».

Mohamed Nachi


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