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Le cas tunisien
La période de transition démocratique en Tunisie fournit une illustration exemplaire de la manière dont les compromis se nouent et se dénouent au gré des circonstances et de l’évolution des rapports de force et de la légitimité des intérêts en conflit. Au terme du dialogue national, les acteurs politiques et les membres de la société civile ont réussi à mettre en place des consentements consensuels qui posent les conditions d’un pluralisme effectif, d’une alternance politique, permettant la coexistence de forces sociopolitiques ayant des intérêts et des objectifs contradictoires. Il y a eu formation de compromis dans la mesure où, d’une part, les forces de l’opposition (« séculariste ») ont accepté la participation du parti islamiste Ennahdha au jeu politique et, d’autre part, le parti « islamo-conservateur » et ses alliés ont accepté l’idée de négociation et de dialogue national pour sortir des crises politiques à répétition qu’a connues le pays au cours des quatre dernières années. Malgré les divergences de leurs projets respectifs, les deux partenaires se sont acceptés mutuellement et ont fait des concessions réciproques pour parvenir à des accords de compromis, en dépit des oppositions qui les séparent — ce qui n’est pas le cas par exemple en Égypte.
Le problème pourrait être résumé en deux mots : pluralisme et ikhtilâf (différence-divergence). Comment créer les conditions qui rendent possible le respect du pluralisme et de la différence ? Par la voie du compromis, cette forme d’accord politique et de régulation sociale dont la vocation est de résoudre des désaccords, de régler pacifiquement des conflits en respectant les principes de pluralisme et de différence. Il est le fruit de négociations entre plusieurs parties qui, pour trouver une solution à un conflit, une dispute ou une crise quelconque, doivent composer, s’entendre, accepter de faire des concessions réciproques pour surmonter les divergences et parvenir à un commun accord, apaisant les conflits et les tensions et constituant un rempart contre la violence.
Depuis le soulèvement de 2010 – 2011, la Tunisie fournit une illustration exemplaire de la manière dont les compromis se nouent et se dénouent au gré des circonstances et de l’évolution du processus de transition démocratique ; c’est d’ailleurs le propre du compromis en politique. En effet, dans cette transition démocratique, le compromis s’avère non seulement inévitable, mais vital pour endiguer la violence et garantir le succès de la transition. Toutefois l’apprentissage du compromis s’est révélé difficile dans la mesure où sa réalisation suppose un savoir-faire et une certaine habilité.
Le compromis est foncièrement consubstantiel à la logique de fonctionnement de toute expérience démocratique. D’une certaine manière, la démocratie est l’art du compromis. Dans quelle mesure le recours au compromis constitue-t-il une nouvelle pratique fondatrice d’un fonctionnement démocratique et non l’occasion d’arrangements suspects, d’alliances compromettantes, de ruses ou de manipulations qui réduisent le compromis au marchandage ? De fait, l’ambigüité du compromis en politique rend la compromission potentiellement possible. Le développement de ces pratiques de compromis laisse-t-il présager la construction d’institutions politiques et sociales, des formes de régulation qui répondent aux exigences de la démocratie en tant que régime et non en tant que simple procédure ?
L’enjeu de tout compromis est l’acceptation de l’unité dans la diversité, c’est-à-dire de poser les bases d’un pluralisme effectif qui respecte les différences. Comme le dit Raymond Aron, la démocratie pluraliste se fonde sur deux exigences majeures qui se combinent : « le respect de la légalité ou des règles et le sens du compromis » (Aron, 1965, p. 85). C’est que le compromis en tant que forme de médiation sociale et politique implique la reconnaissance de la légitimité des arguments divergents et la nécessité de contenir le conflit afin de construire un accord basé sur l’entente et la réciprocité.
Le compromis comme nécessité et comme source de légitimité
Généralement, la transition démocratique est un processus long dont la mise en œuvre est difficile et complexe. En Tunisie, plusieurs facteurs conjoncturels ont constitué des entraves à la mise en place du processus de transition, mais, en même temps, ils ont contribué à faire émerger la figure du compromis comme nécessité première et comme source de légitimité pour surmonter les crises, les conflits et les divergences entre différentes composantes de l’échiquier politique. Parmi ces facteurs, quatre retiendront plus particulièrement l’attention.
Le soulèvement a été un mouvement de protestation sans direction politique organisée : c’est une « révolution sans leadeurship ». Par conséquent, il n’y a eu aucune figure charismatique ayant suffisamment de légitimité pour conduire les réformes démocratiques.
Aucun parti n’a pu s’approprier une position hégémonique dans le champ politique lui permettant de faire valoir son point de vue, grâce entre autres au dynamisme, à la vitalité et à la mobilisation de la société civile.
Les autorités politiques sont provisoires et ne peuvent s’arroger des pouvoirs sans le consentement de l’opposition et des acteurs de la société civile. Même les élus de la Constituante ont été amenés à adopter une posture consensuelle de prise de décision.
La majorité ne pouvait pas décider seule contre la minorité (conflit de légitimités), même si, au sein de l’Assemblée nationale constituante (ANC), c’est la logique majorité contre opposition qui, dès le début, s’est imposée comme mode de délibération politique. Aucun acteur politique ne peut donc décider seul pour régler les problèmes et les conflits.
Il est vrai qu’après les élections d’octobre 2011, le parti islamiste Ennahdha est apparu comme le parti le moins disposé à accepter des solutions de compromis, argüant souvent de sa légitimité électorale, issue des urnes, et bénéficiant de son hégémonie à la fois au sein de l’ANC et à l’intérieur de la coalition gouvernementale. Sur certaines questions, il s’est montré intransigeant, refusant toute concession, comme le statut de la presse, l’indépendance de la magistrature, la dissolution des « Ligues de protection de la révolution », etc. Mais le parti a parfois fait preuve d’un certain sens du compromis, en renonçant à certaines de ses revendications : en acceptant la reconduction de l’article premier de la Constitution de 1959, en abandonnant l’inscription de la charia dans la loi fondamentale ou en renonçant à l’idée de « complémentarité entre l’homme et la femme ». Ces renoncements et concessions ont été faits sous la pression de la mobilisation massive de la société civile et de l’opposition.
Quoi qu’il en soit, l’idée du compromis en tant que mode de régulation sociale et de règlement de conflit a progressivement fait son chemin et s’est imposée comme la seule issue possible pour dépasser la polarisation de la société et résorber les conflits entre les partis du gouvernement et ceux de l’opposition. Le sens du compromis a atteint son point culminant avec l’instauration du dialogue national. Comme l’écrit Yadh Ben Achour, le « tawâfuq (compromis) est devenu la voie royale des mécanismes de prise de décisions dans les périodes transitoires. L’expérience politique et constitutionnelle récente de la Tunisie confirme ce point de vue » (Ben Achour, 2012, p. 49). Désormais, le compromis est érigé en véritable mode de gouvernance et reconnu par les différents protagonistes comme étant à l’origine d’une légitimité nouvelle.
Conflit, négociation et compromis
Dans la dynamique de formation de compromis, le recours à la négociation s’avère indispensable et implique de la part des parties une volonté de coopérer et de faire des concessions réciproques. Dans la pratique, le chemin qui conduit du conflit vers le compromis est un long parcours semé d’embuches, marqué par des tensions et des rapports de force, parfois de manipulations et de trahisons ; son élaboration est incertaine, imprévisible et même un peu mystérieuse ! Tout dépend du déroulement des négociations, qu’elles soient sur un mode coopératif ou sur un mode compétitif ; selon que les participants cherchent à imposer leur volonté, en exerçant des pressions, en menaçant de rompre la discussion, etc. ou, au contraire, s’accordent à respecter des procédures prédéfinies exigeant des concessions mutuelles pour régler le conflit par la voie pacifique. Ainsi, mener des négociations n’est pas chose facile et son aboutissement est parfois pénible. Quoi qu’il en soit, la négociation demeure la voie royale vers le compromis.
Si elle n’est pas imposée par la force, l’issue du conflit est donc toujours déterminée par la négociation. C’est ce qui fait dire à Thomas Schelling que « la plupart des situations de conflit sont également des situations de négociation » (Schelling, 1986, p. 18). Mais il faut ajouter que la négociation peut exister en dehors du conflit, lorsque, par exemple, il y a des situations de mésentente ou simplement de concurrence. La négociation est un ensemble d’échanges et de procédures mobilisés par des parties en conflit en vue de parvenir à un accord. Le fondement de la négociation est donc la parole sous la forme de conversations, d’échanges de vues, de pourparlers et de dialogues ; elle exige certaines qualités requises pour les négociateurs, comme la patience, la persévérance, l’attention et l’écoute.
L’objet de la négociation est le compromis. En effet, le compromis constitue le plus souvent la forme d’accord vers laquelle tend toute négociation. C’est une forme d’accord qui clôt le conflit. Pour mettre fin au conflit, le chemin vers le compromis se fraye sur la base de concessions mutuelles : il ne s’agit pas de tout vouloir ou tout obtenir, mais de parvenir à un accord concerté, équilibré, qui tient compte du point de vue de l’autre, sans désavouer le sien ; c’est pourquoi le compromis n’est pas un accord parfait, mais relatif, équivoque (la perfection est le contraire du compromis). Entre le tout et le rien, il y a un juste équilibre à trouver. Mais cela dit, il ne s’agit pas d’une demi-mesure, de « couper la poire en deux » — et encore moins d’une compromission qui suppose que les parties transigent avec leurs principes ou exigences morales. Le compromis n’est pas l’expression d’une attitude opportuniste ou d’une faiblesse morale, au contraire il a sa propre vertu. Comme l’observe Julien Freund : « Loin de manifester une faiblesse de la volonté, le compromis exige au contraire une forte volonté, et même du courage pour dominer les passions, l’âpreté de l’intérêt, les rancunes et les amertumes, et trouver la sérénité nécessaire à la discussion positive du litige qui oppose les acteurs. Il faut de la force d’âme pour reconnaitre que, en dépit des apparences, le point de vue de l’autre peut être juste à ses yeux » (Freund, 1983, p. 268).
Il y a une éthique du compromis, surtout lorsqu’il est formé dans un esprit de loyauté réciproque. Cependant, le compromis n’est pas une panacée ; on connait ses limites et parfois même ses dangers. Il peut être « polémogène » et faire partie de l’«arsenal des ruses qui alimentent les conflits » (Freund, 1983, p. 270).
Crise et conflit politiques : le compromis comme « solution politique »
Après le soulèvement de 2010 – 2011 et surtout après les élections de la Constituante du 23 octobre 2011, la Tunisie a plongé dans une profonde crise politique en raison d’une crise économique aigüe, de la dégradation de la situation sécuritaire, du développement de la violence, des velléités hégémoniques du parti Ennahdha, d’une administration gangrénée par la corruption, etc.
Le climat politique est devenu délétère et les tensions de plus en plus accentuées, sans parler du terrorisme jihadiste qui s’est installé atteignant le cœur de la société tunisienne. Toutefois, les assassinats des deux figures de proue de la gauche révolutionnaire, Chokri Belaid le 6 février 2013 et Mohamed Brahmi le 25 juillet 2013, ont changé la donne. Ces deux meurtres ont provoqué un vif émoi dans le pays et permis à l’opposition de s’unifier. D’abord, en octobre 2012, des composantes de la gauche radicale et des nationalistes se sont regroupés au sein du « Front populaire1. » Puis, le 26 juillet 2013, en réponse à l’assassinat de Mohamed Brahmi, des députés de l’ANC avec le soutien massif de la société civile ont organisé le fameux « sit-in du Bard » en appelant à la dissolution de l’Assemblée et du gouvernement. Avec des partis politiques de l’opposition et des composantes de la société civile, ils ont créé le « Front de salut national ».
Après l’appel à la grève générale lancé par la centrale syndicale l’UGTT, le 26 juillet 2012, le pays est paralysé et le processus de transition se trouve dans l’impasse, les islamistes et l’opposition ne parvenant pas à s’entendre. L’une des conséquences de ces crises politique est la « bipolarisation idéologique » de la société tunisienne entre deux pôles antagonistes, l’un « séculariste » et l’autre « islamo-conservateur ». Ces meurtres politiques vont contraindre Ennahdha à se défaire de la légitimité électorale et accepter de passer des compromis.
Ces crises politiques constituent une phase grave dans l’évolution du processus de transition marquée par des grèves, des sit-in (i‘tisamât), des manifestations, des mouvements sociaux de protestation. Il y a donc bien un lien entre crise et mobilisation, et on peut parler d’une « mobilisation multisectorielle », c’est-à-dire une mobilisation « qui affecte simultanément plusieurs sphères sociales différenciées d’une même société » (Dobry, 1986, p. 13). Il s’agit d’un conflit politique ; celui-ci suppose trois caractéristiques majeures : il oppose des groupes et non des individus ; il implique des institutions étatiques et il requiert une solution politique, c’est-à-dire une solution obtenue par la discussion par opposition à l’usage de la violence (Canivez, 2008, p. 164). Par ailleurs, le conflit est politique lorsqu’il implique des enjeux de pouvoir et pose la question de l’«organisation de la vie en commun » (Canivez, 2008, p. 166). Pour régler politiquement un conflit politique, il faut nécessairement renoncer à la violence et opter pour la discussion, la négociation et le dialogue. Dès lors, « l’échange d’arguments s’accompagne de considérations d’intérêt aussi bien que de rapports de force. C’est pourquoi la forme canonique de l’accord politique est le compromis » (Canivez, 2008, p. 171). C’est que le compromis politique conjugue les deux registres : les intérêts et les valeurs. Mais de quel type de compromis s’agit-il ?
« Dans la mesure où la solution d’un conflit est ‘‘politique’’, cette solution passe par des procédures de compromis. Il faudrait alors déterminer les différents types de compromis et les normes immanentes à la procédure de compromis. On pourrait ainsi distinguer les compromis admissibles des compromis inadmissibles. Par exemple, il n’y a pas de compromis possible sur les droits de l’homme ou le respect de la dignité humaine. On pourrait distinguer les bons et les mauvais compromis, ceux qui ne font que ‘‘geler’’ les conflits et ceux qui les résolvent, ceux qui préparent de futurs conflits et ceux qui permettent de les éviter. Il faudrait distinguer les compromis justes ou injustes, selon que l’une des parties est privilégiée ou non. En un mot, toute solution n’est pas bonne et tout compromis n’est pas acceptable » (Canivez, 2008, p. 174).
En Tunisie, la situation était au bord de l’implosion et le pays pouvait facilement basculer dans la violence. C’est pourquoi une forte prise de conscience collective a conduit la plupart des différentes composantes du champ politique à abandonner la logique d’affrontement au profit de la recherche d’une solution politique par le dialogue et la négociation. Certes, initialement le conflit a pris une forme « duale » — coalition de la Troïka versus opposition — qui est par ailleurs l’expression de la bipolarisation de la société, mais la manière dont s’est développé le conflit et le processus de sa résolution l’ont rendu « multipolaire » impliquant d’autres instances du champ politique et de la société civile. C’est dans cette configuration nouvelle que l’idée d’un « dialogue national » s’est imposée comme solution politique de sortie de crise. À cet égard, il revient aux instigateurs du « dialogue national » le mérite d’avoir institué le compromis comme une nécessité, en lui conférant une large légitimité incontestée.
Le dialogue national
En 2013, les crises politiques successives ont été particulièrement menaçantes pour le processus de transition. Percée du terrorisme, assassinats politiques, Constitution en panne, Assemblée constituante paralysée, islamistes accrochés au pouvoir, économie au bord du gouffre, etc. Comme le déclare le secrétaire général de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), Houcine Abassi, « le pays était en danger, il fallait le sauver, se regrouper autour de l’intérêt national ». Il fallait coute que coute trouver une sortie de crise : la voie choisie est de substituer une légitimité du compromis à la légitimité électorale et, par conséquent, d’opérer de facto un transfert de légitimité.
De la « Troïka » au « Quartet » :
transfert de légitimité
Dans ce contexte de tension extrême, l’UGTT réitère donc l’idée de « dialogue national » et reçoit le soutien de trois autres organisations. Ainsi est né le fameux Quartet, un cadre collégial constitué de l’UGTT, le syndicat patronal (Utica), l’ordre national des avocats de Tunisie (Onat) et la Ligue tunisienne des droits de l’homme (LTDH), bénéficiant de surcroit du soutien d’une vingtaine de partis politiques et de plusieurs associations de la société civile2. Il sera la cheville ouvrière de toutes les négociations et les accords de compromis qui en découlent. Autour de la table se trouvent une cinquantaine de membres : vingt-et-un partis politiques disposant de représentants à l’ANC prennent part au « dialogue national» ; ils y participent à raison de deux représentants par parti. Ce sont la plupart du temps les chefs des partis qui participent personnellement aux négociations. À cela s’ajoutent les deux représentants de chacune des quatre organisations médiatrices, mais qui n’ont pas le droit de voter. Ainsi les principales formations sont représentées excepté le Congrès pour la République (CPR), le parti du chef de l’État Moncef Marzouki.
Les réunions se tiennent à huis clos au siège du ministère des Droits de l’homme et de la Justice transitionnelle au rythme d’une rencontre par semaine. Le secrétaire général de l’UGTT, Houcine Abassi, préside les réunions et dirige les échanges. Comme le rapporte, Bouali M’barki, secrétaire général adjoint de l’UGTT et membre actif du « dialogue national », le rôle de Houssine Abassi est central : « Il distribuait la parole. Il imposait parfois des décisions. Il pouvait même obliger les représentants des partis politiques à rester dans la salle après la fin de la séance si aucune décision n’était prise » (Crisis Group, 2014). Bouali M’barki, bras droit de Houcine Abassi et excellent négociateur, a également joué un rôle de premier plan au sein du dialogue national, mais aussi dans la relation de celui-ci avec l’Assemblée constituante. L’une des justifications de la nécessité du dialogue est que de facto la « légitimité électorale » de la majorité parlementaire issue des urnes — la Troïka au pouvoir — est désormais épuisée. Dès lors, le Quartet voulait parrainer ce dialogue pour faire émerger une nouvelle « légitimité de compromis » (char‘iya wifaqiya) dont l’objectif est de former un gouvernement (indépendant) de compétences et de parachever la rédaction de la Constitution. Ainsi, contrainte et forcée, la Troïka passe la main au Quartet, même si le président du parti Ennahdha, Rached Ghannouchi, ne manque pas de rappeler qu’ils sont toujours au pouvoir, en déclarant : « Nous quittons le gouvernement, mais nous restons au pouvoir ! » Comme le souligne à juste titre le regretté Abdelkader Zghal, « la question qui inquiète Ennahdha, c’est comment faire un compromis politique dans le cadre du dialogue national sans perdre le pouvoir » (Zghal, 2015). Quoi qu’il en soit, le dialogue national s’est imposé comme la voie royale pour l’édification du compromis comme solution politique.
Le salut par le dialogue national : une légitimité de compromis
Pour amorcer une sortie de crise, Houcine Abassi — avec le soutien de trois autres organisations — décide de réunir les partis politiques représentés au sein de l’Assemblée constituante. D’emblée la Troïka au pouvoir — Ennahdha et les deux partis alliés — et bon nombre de députés de l’ANC rejettent cette initiative qui, à leurs yeux, remet en question la légitimité électorale. Dans le même temps, une partie de l’opposition et de la société civile appelle à la dissolution de l’Assemblée constituante et à l’organisation de nouvelles élections. Mais c’était sans compter sur la ténacité du secrétaire général de l’UGTT qui réussit à convaincre les différents protagonistes de se mettre autour de la table.
En effet, le parti majoritaire, Ennahdha, exprime des réserves sur un bon nombre de points de l’initiative de l’UGTT. Le travail de médiation du Quartet était très laborieux et le dialogue plusieurs fois suspendu. Les négociations entre la Troïka menée par Ennahdha et les représentants de l’opposition ont à maintes reprises échoué à cause notamment des tergiversations des représentants du parti islamiste. Le Quartet conduisant le dialogue a mobilisé toutes ses forces pour parvenir à un compromis satisfaisant, mais, comme l’a dit le secrétaire général de l’UGTT, Houcine Abassi, « les partis ont coulé toutes nos initiatives ». Les négociations, plusieurs fois reportées, ont surtout buté sur le choix d’un Premier ministre indépendant, les partis ne cessant d’opposer leur véto à chaque proposition de candidat à ce poste. Après plusieurs reports, le « dialogue national » a enfin officiellement débuté le 5 octobre 2013 et les négociations devaient suivre une « feuille de route » élaborée par le Quartet.
Finalement, après avoir menacé de se retirer et donné un ultimatum aux partis, le Quartet, à bout de souffle, conduit in extremis le dialogue national à son terme qui s’achève, comme prévu dans la feuille de route, avec la nomination de Mehdi Jomaâ comme Premier ministre — après la démission d’Ali Larayedh —, l’adoption de la Constitution et la tenue d’élections libres. C’est enfin « Le salut par le dialogue national », comme le titrait Libération (17 décembre 2013). Ce dialogue s’est avéré un levier efficace pour résorber les conflictualités inhérentes à cette période de crise et pour parvenir à un compromis politique. Ainsi, du début du mois de février 2014, date de formation du nouveau gouvernement, composé de compétences non partisanes, jusqu’aux élections du 26 octobre 2014, la légitimité du gouvernement était fondée sur le compromis.
Le prélude à l’institutionnalisation
de la démocratie ?
Ce compromis historique n’est pas un compromis idéologique visant à rapprocher des visions du monde divergentes, voire incompatibles. La question n’est pas d’associer et encore moins de fusionner deux idéologies, l’une religieuse et l’autre séculariste, mais de les amener à privilégier l’intérêt général avant leurs intérêts particuliers. Il constitue tout au plus la condition élémentaire d’une cohabitation entre deux pôles antagonistes sur l’échiquier politique. S’agit-il pour autant d’un « compromis tactique » permettant à l’une des deux parties (en l’occurrence Ennahdha) de se maintenir au pouvoir et à l’autre parti de s’en servir pour favoriser son accession au pouvoir ? Même si cette hypothèse ne semble pas totalement dénuée de sens, sa crédibilité apparait néanmoins douteuse dans la mesure où la formation des compromis, pendant la période de transition, s’est non seulement accompagnée de dispositifs légaux et intentionnels, mais aussi s’est opérée avec l’appui de la société civile et d’organisations ayant une légitimité historique et un ancrage profond dans la société. Il s’avèrera dès lors incohérent voire inadmissible que l’une ou l’autre partie tire profit de ces compromis et cherche ultérieurement à s’en débarrasser au motif qu’ils sont devenus inutiles. La société civile et les parrains du dialogue national étaient et resteront les garants du respect de ces accords de compromis. C’est dans ce sens que ces compromis sont devenus à la fois partie intégrante du processus de transition et une composante essentielle de la dynamique d’institutionnalisation de la démocratie.
- Fondé le 7 octobre 2012, le « Front populaire » est une coalition de douze partis politiques et associations de la gauche tunisienne.
- Le vendredi 9 octobre 2015, le Quartet du dialogue national a obtenu le prix Nobel de la paix pour « sa contribution décisive dans la construction d’une démocratie pluraliste en Tunisie après la “révolution du jasmin” de 2011 ».