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Le « capitalisme sauvage » d’ArcelorMittal

Numéro 3 Mars 2013 par Michel Capron

mars 2013

Au vu des évè­ne­ments dra­ma­tiques qui ont, une nou­velle fois, affec­té ces der­niers temps le des­tin de 1300 sidé­rur­gistes, de leur famille, des four­nis­seurs et sous-trai­tants d’Ar­ce­lor­Mit­tal (AM)-Liège et des émo­tions fortes qu’ils ont sus­ci­tées, il est néces­saire de ten­ter une approche plus à dis­tance, et ce en plu­sieurs étapes. Tout d’a­bord, un retour his­to­rique sur des reven­di­ca­tions à pré­ci­ser, qu’il s’a­gisse de « natio­na­li­sa­tion » ou de « régio­na­li­sa­tion ». Ensuite les nom­breux efforts ten­tés par le gou­ver­ne­ment wal­lon, en par­ti­cu­lier le ministre Mar­court, en vue de la recherche d’un consul­tant et d’une banque d’af­faires sus­cep­tibles de décou­vrir un repre­neur pour les outils condam­nés par AM et se don­ner éven­tuel­le­ment des armes pour ten­ter de dyna­mi­ter le « mur » d’AM à Liège. En outre, la pos­sible péren­ni­té d’une sidé­rur­gie inno­vante en Wal­lo­nie, les pres­sions à exer­cer au niveau des ins­tances de l’U­nion euro­péenne (UE) et, enfin, une éva­lua­tion de la stra­té­gie euro­péenne et mon­diale pour­sui­vie depuis 2011 par AM en vue notam­ment d’at­teindre un désen­det­te­ment significatif.

Pour bien sai­sir l’intention de fer­me­ture défi­ni­tive que déclare AM pour Liège, il y a lieu d’analyser son com­mu­ni­qué de presse du 24 jan­vier 2013 qui est par ailleurs très clair. Les arrêts défi­ni­tifs touchent cinq lignes de la phase à froid jugées « non stra­té­giques » le 12 juillet 2012 : une filière de lami­nage à froid (Tilleur), les Gal­va IV et V (Flé­malle), les lignes HP3 et 4 (Mar­chin). S’y ajoutent les deux outils res­tants de la phase à chaud : le lami­noir à chaud à larges bandes de Cher­tal (le TLB) et la coke­rie d’Ougrée. AM conti­nue l’exploitation des cinq lignes « stra­té­giques » de la phase à froid (soit 800 emplois). Dans pas mal d’articles et de décla­ra­tions phases à froid et à chaud ont été allè­gre­ment mélangées.

Des précisions nécessaires

Il convient, par ailleurs, de s’entendre sur le sens des reven­di­ca­tions émises, très légi­ti­me­ment, par les orga­ni­sa­tions syn­di­cales des métal­los lié­geois, mais en les resi­tuant dans leur contexte his­to­rique. Qu’en est-il de la « natio­na­li­sa­tion »? Rap­pe­lons qu’à la fin des années 1970 et au début des années 1980 la prise de par­ti­ci­pa­tions publiques, la fusion Cocke­rill Sambre (CS) et la mise en œuvre du plan Gan­dois1 ont pro­vo­qué de viru­lentes que­relles com­mu­nau­taires : la CSC fla­mande, appuyée signi­fi­ca­ti­ve­ment par le CVP et les autres par­tis fla­mands, a lan­cé : « Plus un sou d’argent fla­mand pour l’acier wal­lon ! » Croit-on sérieu­se­ment que le gou­ver­ne­ment fédé­ral actuel se ris­que­rait à reprendre ce bru­lot ? La situa­tion à Liège est du pain bénit pour les confé­dé­ra­listes de la NV‑A qui y voient confor­tées leurs thèses sur les per­pé­tuelles demandes de finan­ce­ment côté wal­lon, alors que le gou­ver­ne­ment fla­mand s’avère inca­pable d’obliger Ford à modi­fier sa posi­tion par rap­port à la fer­me­ture du site de Genk.

Il faut aus­si retra­cer l’historique de la « régio­na­li­sa­tion ». Lors de la régio­na­li­sa­tion des sec­teurs natio­naux, dont la sidé­rur­gie, dès 1984, les par­ti­ci­pa­tions publiques déte­nues par la Région wal­lonne dans Cocke­rill Sambre (CS), avoi­si­nant les 88%, ont été trans­fé­rées à la SWS (Socié­té wal­lonne pour la sidé­rur­gie) créée en juillet 1991 comme filiale de la Socié­té régio­nale d’investissement de Wal­lo­nie. Les parts publiques seront ensuite trans­mises en juin 1999 à la Soge­pa, le bras finan­cier de la Région wal­lonne dans ce sec­teur. L’intervention des pou­voirs publics ne concerne ni la ges­tion quo­ti­dienne (lais­sée aux mains du binôme Gan­dois-Delau­nois) ni les orien­ta­tions internes de CS, mais se mani­feste dès que l’avenir de l’entreprise est en jeu. C’est pré­ci­sé­ment de cet ave­nir qu’il sera ques­tion en 1990, J. Gan­dois étant convain­cu que, pour des entre­prises de la taille de CS, seule l’option d’une alliance inter­na­tio­nale avec un groupe euro­péen plus puis­sant pour­ra lui garan­tir un ave­nir à terme du fait des « rup­tures tech­no­lo­giques » qui, selon lui, se font jour dans les pro­ces­sus de pro­duc­tion de l’acier. Il réfute en fait la pos­si­bi­li­té du « stand alone », comme c’est le cas actuel­le­ment de sidé­rur­gistes alle­mands comme Salz­git­ter, Saars­tahl ou Dillin­ger Hütte, cités en exemple dans le plan syn­di­cal de juin 2012.

En 1990, J. Gan­dois plaide dès lors pour une alliance avec Arbed-Sid­mar, qui lui sera refu­sée par le gou­ver­ne­ment wal­lon. En février 1996, la Table ronde sur l’acier wal­lon regrou­pant les Forges de Cla­becq, les usines G. Boël et leur filiale la Fafer ain­si que CS, et réunie à l’initiative du gou­ver­ne­ment régio­nal, se clôt sur un échec. Le groupe Boël refuse en fait toute immix­tion, finan­cière ou autre, des pou­voirs publics dans sa ges­tion. C’est, comme le déplore M. Genet (Laplace Conseil)2, la fin de toute pos­si­bi­li­té de consti­tuer encore une sidé­rur­gie wal­lonne. En effet, dès 1997, le groupe ita­lo-suisse Dufer­co met la main sur les Forges de Cla­becq et, la même année, le groupe néér­lan­dais Hoo­go­vens prend le contrôle des usines G. Boël avant de céder le relai en 1999 à Dufer­co. Fin 1997, CS refuse de reprendre la Fafer, une filiale de pro­duits de « niches » très per­for­mante des usines G. Boël, pour un motif de recen­trage sur son « core busi­ness ». La porte de la Fafer est ouverte à la filiale Aster du groupe fran­çais Usi­nor — pré­si­dé par Fr. Mer, un vieil ami de J. Gan­dois — qui en reprend la tota­li­té en mars 1998. Dès lors, quand J. Gan­dois obtient le feu vert pour son pro­jet d’alliance inter­na­tio­nale, c’est Usi­nor qui reste seul en lice après le retrait de l’Arbed et de Thys­sen­KruppS­tahl : son offre est offi­cia­li­sée en février 1999 avec l’aval de la Com­mis­sion euro­péenne3. Moyen­nant la pro­messe d’un cer­tain nombre d’investissements, Usi­nor détient la majo­ri­té du capi­tal de CS, la Région wal­lonne gar­dant 25% des actions plus une, de quoi dis­po­ser d’une mino­ri­té de blocage.

En 2002, Usi­nor fusionne avec Arbed et Ace­ra­lia pour for­mer le groupe Arce­lor ; la par­ti­ci­pa­tion régio­nale est réduite à 4,29% du capi­tal d’Arcelor. En outre, en 2006, avant l’absorption d’Arcelor par Mit­tal Steel pour for­mer Arce­lor­Mit­tal, le gou­ver­ne­ment wal­lon (avec y com­pris l’appui du MR) s’accorde pour vendre à hau­teur de 180 mil­lions d’euros d’actions en vue de finan­cer le plan Mar­shall. Fina­le­ment, en 2013, la Région wal­lonne ne dis­pose plus que de 0,7% du capi­tal d’AM, d’où un poten­tiel de négo­cia­tion par­ti­cu­liè­re­ment faible. Ajou­tons deux élé­ments. Au plan fédé­ral, le jeu d’AM — par­fai­te­ment légal — avec les inté­rêts notion­nels a per­mis, selon les cal­culs du PTB, à sa filiale banque interne AM Ser­vices and Finance Bel­gium de déduire en 2011 1,597milliard d’euros pour une décla­ra­tion à l’impôt des socié­tés de zéro euro… Or dès octobre 2012, cette même filiale ban­caire retire plus de 35 mil­liards d’euros de notre pays pour un trans­fert vers Luxem­bourg ou Londres. Enfin, au niveau régio­nal, AM intente une pro­cé­dure judi­ciaire contre la Région pour refus d’octroi de quo­tas CO2 pour 2012.

L’évolution de l’influence des pou­voirs publics régio­naux depuis l’ère de CS jusqu’au groupe AM devrait faire réflé­chir les par­ti­sans de la régio­na­li­sa­tion, d‘autant plus que l’on se rend compte de l’insignifiance de la part régio­nale wal­lonne dans le mas­to­donte AM et des éven­tuels moyens finan­ciers qui lui font défaut, en sup­po­sant même que la Com­mis­sion euro­péenne ne s’oppose pas à des inter­ven­tions publiques régio­nales. Si le gou­ver­ne­ment fran­çais n’a pu réus­sir à inflé­chir la déci­sion d’AM à pro­pos de Flo­range (comme à Liège, la fer­me­ture de la phase à chaud et des inves­tis­se­ments dans la phase à froid), je vois mal la Région wal­lonne obte­nir un quel­conque résul­tat. Mais ce n’est pas faute d’essayer d’ébranler le « mur » d’AM à Liège.

Le « mur » d’ArcelorMittal

Depuis octobre 2011, AM répète que son inten­tion de fer­mer défi­ni­ti­ve­ment la phase à chaud à Liège n’inclut nul­le­ment sa ces­sion à qui que ce soit4. De quelles armes dis­pose alors le gou­ver­ne­ment wal­lon pour dyna­mi­ter ce « mur » d’AM ? Une par­ti­ci­pa­tion minime au capi­tal, la non-attri­bu­tion de quo­tas CO2 (dont AM peut se pas­ser sauf pour les lignes stra­té­giques du froid à Liège et chez AM Indus­teel), les frais de dépol­lu­tion de la phase à chaud (aux­quels AM a dit consen­tir), une pro­messe de 138 mil­lions d’euros d’investissements dans les lignes à froid stra­té­giques et l’énergie, dont 60 mil­lions direc­te­ment pour la ligne de revê­te­ment sous vide d’Arceo à Kes­sales. À condi­tion que les syn­di­cats signent d’abord le plan social (le plan com­plé­men­taire pour les 314 pré­pen­sion­nés de la pre­mière pro­cé­dure Renault), ce que les syn­di­cats refusent faute d’obtenir un plan indus­triel au-delà des 138 mil­lions d’euros. L’actualité proche a occul­té ce blocage.

Sous la pres­sion légi­time et com­pré­hen­sible des sidé­rur­gistes d’AM-Liège, le ministre Mar­court se met en quête d’un consul­tant et d’une banque d’affaires5 sus­cep­tibles d’ouvrir la voie vers un repre­neur poten­tiel. Le 1er février 2013, il annonce avoir choi­si le bureau de consul­tant inter­na­tio­nal Roland Ber­ger et la banque d’affaire Degroof pour s’attacher à trou­ver le repre­neur indus­triel en ques­tion. Le bureau Roland Ber­ger est connu comme « consul­tant stra­té­gique » en matière d’analyse des stra­té­gies indus­trielles. Outre ses acti­vi­tés de ges­tion de patri­moine, la banque Degroof rem­plit une acti­vi­té de banque d’affaires, notam­ment en matière de fusions et acqui­si­tions et est à cette occa­sion consul­tée par les pou­voirs publics. Le consul­tant et la banque d’affaires sont aidés dès le 4 février par une « task force » (un groupe de tra­vail) régio­nale ; pour 1million d’euros, leur tâche ne com­porte aucune obli­ga­tion de résul­tat. Il s’agit d’une mis­sion en trois étapes : trou­ver un repre­neur ; pré­sen­ter et défendre le pro­jet de reprise indus­trielle ; convaincre AM d’accepter de négo­cier l’offre de reprise. Ce repre­neur devrait être inté­res­sé à reprendre, dans le marasme éco­no­mique et sidé­rur­gique actuel, des acti­vi­tés qui ne peuvent, à court et moyen terme, que géné­rer des pertes6. C’est que l’offre de reprise ne porte en fait que sur les outils de la phase à chaud et sur les lignes non stra­té­giques de la phase à froid qu’AM a déci­dé de fer­mer défi­ni­ti­ve­ment, autre­ment dit les outils les moins ren­tables. Quant aux lignes stra­té­giques de la phase à froid, AM n’envisage en aucune manière de s’en défaire, d’autant qu’il en a tou­jours recon­nu le carac­tère de très haute valeur ajou­tée. D’ailleurs on voit mal AM tolé­rer un concur­rent à proxi­mi­té. En outre, il est indis­pen­sable que soit consti­tuée une nou­velle socié­té com­mer­ciale pour res­tau­rer le réseau de la phase à froid, mais aus­si que l’on puisse obte­nir une garan­tie d’avenir finan­cier pour le centre de recherche CRM Group, au Sart-Til­man, en par­tie finan­cé par AM.

Si l’opération « repre­neur » échoue, res­tent les pro­cé­dures judi­ciaires — par exemple pour abus de posi­tion domi­nante — à l’issue sans doute très tar­dive et incer­taine, rai­son pour laquelle le plan syn­di­cal de juin 2012 estime peu uti­li­sable la voie juri­dique, même devant les ins­tances euro­péennes. Enfin, les moyens finan­ciers de la Région s’avèrent net­te­ment insuf­fi­sants pour appuyer ses démarches de manière cré­dible, d’autant que la Com­mis­sion euro­péenne peut qua­li­fier leur apport d’aides publiques et les refu­ser. Il reste cepen­dant des pistes d’avenir pour l’activité sidé­rur­gique en Wallonie.

Un avenir sidérurgique en Wallonie

D’aucuns7 estiment que la sidé­rur­gie a fait son temps, n’est plus struc­tu­rante et qu’il faut en finir rapi­de­ment, une vision fausse. Plu­sieurs sec­teurs indus­triels (fabri­ca­tions métal­liques et méca­niques notam­ment) ont besoin de cet acier (et notam­ment des centres de dis­tri­bu­tion acier) car s’approvisionner hors Wal­lo­nie pour­rait leur cou­ter fort cher. La sidé­rur­gie pro­dui­sant des aciers d’avenir (chez AM-Liège les tôles fines et revê­tues pour l’automobile et le revê­te­ment sous vide d’Arceo, chez AM Indus­teel et NLMK Cla­becq des tôles fortes) de très haute tech­no­lo­gie pour des mar­chés spé­ci­fiques (les « niches ») confère à ces socié­tés des avan­tages par rap­port aux sidé­rur­gies émer­gentes8. La clien­tèle spé­ci­fique pour ces pro­duits dits « de niche », com­prend, pour Indus­teel et Cla­becq par exemple, des construc­teurs de pla­te­formes off­shore, de cuves de trans­port et de sto­ckage de gaz, de tan­kers, de cuves pour pâte à papier, de cer­tains pipe­lines, de blin­dages mili­taires. L’avenir de ces pro­duits sophis­ti­qués est réel, mais condi­tion­né à la reprise conjonc­tu­relle et aux moda­li­tés de l’approvisionnement : le trans­port de brames et/ou de bobines lami­nées à chaud à par­tir d’AM Dun­kerque vers la phase à froid de Liège par exemple a don­né lieu à de nom­breux pro­blèmes (retards, qua­li­té d’acier etc.) sus­cep­tibles de fra­gi­li­ser la qua­li­té des pro­duits lami­nés à froid et revê­tus. L’on peut ajou­ter aux pro­duits pérennes les pro­duits longs de Thy-Mar­ci­nelle, filiale du groupe ita­lien Riva, qui pro­duit des ronds à béton, du treillis et du fil machine de qua­li­té à par­tir d’une acié­rie élec­trique n’opérant que la nuit et les wee­kends avec un prix d’électricité réduit. Ces sites fonc­tionnent mal­gré la crise à quelque 70% de leurs capa­ci­tés. À l’heure actuelle, je serais plus réser­vé quant au sort des pro­duits plats de NLMK La Lou­vière qui dis­pose cepen­dant d’une ver­ti­ca­li­sa­tion vers ses filiales fran­çaises de revê­te­ment et de pein­ture, la ques­tion étant ici de savoir dans quelle mesure il lui sera pos­sible de fonc­tion­ner adé­qua­te­ment avec moi­tié moins de per­son­nel après sa restruc­tu­ra­tion. La sidé­rur­gie en Wal­lo­nie n’est donc pas mori­bonde, des acié­ries élec­triques rem­placent les hauts-four­naux, mais ce sont les tra­vailleurs de la sidé­rur­gie qui trinquent. Si l’on consi­dère comme acquis (ce qui n’est pas encore le cas) les inten­tions annon­cées de pertes d’emplois récentes, l’ensemble de l’emploi sidé­rur­gique direct en Wal­lo­nie en février 2013 se réduit à quelque 4940 per­sonnes9.

Des revendications au niveau de l’Union européenne

Il appa­rait de plus en plus clai­re­ment et de manière d’autant plus urgente qu’aucun pays de l’UE ne sor­ti­ra seul vain­queur d’un mano a mano avec AM et d’autres puis­santes mul­ti­na­tio­nales s’il n’y a pas, au niveau des ins­tances euro­péennes, au moins une double démarche. D’une part, en vue de reca­drer le com­por­te­ment de ces puis­santes socié­tés (y com­pris par le biais de sanc­tions finan­cières qui peuvent s’avérer lourdes, la Com­mis­sion ayant des pou­voirs cer­tains en ce domaine); d’autre part, en vue d’organiser des ren­contres des ministres de l’industrie des dif­fé­rents pays où opèrent des filiales d’AM, en com­men­çant par se limi­ter à la divi­sion plats car­bone Europe d’AM (Flat Car­bon Europe), mais le même pro­ces­sus devrait être adop­té par rap­port aux pro­duits longs. Le syn­di­cat euro­péen des métal­lur­gistes, Indus­triAll a appe­lé le 29 jan­vier la Com­mis­sion euro­péenne à enquê­ter sur les rai­sons et les condi­tions de l’intention d’AM Europe de fer­mer défi­ni­ti­ve­ment des outils de la phase à froid à Liège. B.Samyn, secré­taire géné­ral d’IndustriAll accuse AM de rayer déli­bé­ré­ment de la carte euro­péenne des capa­ci­tés de pro­duc­tion à haute valeur ajou­tée qui pour­raient s’avérer man­quantes en cas de reprise conjonc­tu­relle. Il ajoute qu’à défaut d’une réac­tion com­mune urgente, l’Europe serait condam­née à deve­nir un simple impor­ta­teur d’acier10. Les pres­sions com­mencent à s’exercer au niveau de l’UE, qu’il s’agisse du com­mis­saire à l’industrie Taja­ni, du Par­le­ment euro­péen ou des ministres de l’Industrie. Il s’agit de s’orienter réso­lu­ment vers des poli­tiques de réin­dus­tria­li­sa­tion : un sou­tien effec­tif (via des fonds struc­tu­rels euro­péens) aux sidé­rur­gistes inno­vants et vers une poli­tique volon­ta­riste d’emploi et de recon­ver­sion pour toutes les vic­times des restruc­tu­ra­tions mas­sives qui ont affec­té l’ensemble du sec­teur indus­triel. Le 6février, les sidé­rur­gistes des sites fran­çais, belges et luxem­bour­geois mani­festent devant le Par­le­ment euro­péen à Stras­bourg ; le 12 février plu­sieurs ministres de l’Industrie ren­contrent le com­mis­saire Taja­ni. On ne peut qu’espérer qu’il en sor­ti­ra des mesures concrètes mon­trant qu’au-delà des poli­tiques d’austérité, on a enfin com­pris qu’il fal­lait pro­mou­voir sans délai des poli­tiques de relance industrielle.

Les stratégies du groupe ArcelorMittal

La ques­tion qui se pose fina­le­ment consiste à se deman­der quelle est l’orientation stra­té­gique mon­diale prise par le groupe AM pour résis­ter à la crise sidé­rur­gique actuelle, consé­quence à dis­tance des affaires Leh­mann Bro­thers et autres dès 2009 qui, avec un déca­lage cer­tain, ont tou­ché for­te­ment les sec­teurs clients d’AM, par exemple pour l’Europe les géants indus­triels de l’automobile, le sec­teur de la construc­tion, l’électroménager etc. L’obsession d’AM FCE (pour en res­ter à cette divi­sion des aciers plats et des tôles fines revê­tues) est essen­tiel­le­ment finan­cière : com­ment à la fois limi­ter les pertes de prix essuyées sur un volume trop faible de com­mandes11, satis­faire ses action­naires, réduire son endet­te­ment et faire face aux exi­gences crois­santes des grands groupes miniers inter­na­tio­naux tels Rio Tin­to ou BHP Billiton ?

Pour ce qui est d’AM FCE, le groupe avait déci­dé dès 2011 d’un mil­liard d’euros d’économies, ce qui s’est res­sen­ti à Liège à la fois par les pre­mières déci­sions d’octobre 2011 (fer­me­ture des élé­ments de la phase à chaud puis réduc­tion du per­son­nel dans les fonc­tions de « sup­port » — le plan Leap — soit 795 pertes d’emplois). Vient s’y ajou­ter l’intention de fer­mer les cinq lignes non stra­té­giques de la phase à froid plus la coke­rie et le TLB de Cher­tal (1300 pertes d’emplois). La stra­té­gie est chaque fois la même : mise sous cocon de haut-four­neau (HF) puis, si néces­saire, leur fer­me­ture défi­ni­tive (comme à Liège et à Flo­range), avec des pro­messes d’investissements dans les phases à froid stra­té­giques, de manière à adap­ter l’offre d’AM à la demande : c’est le cas actuel­le­ment pour un cer­tain nombre de HF dans l‘UE. Paral­lè­le­ment AM FCE pré­voit des inves­tis­se­ments dans ses sites mari­times cen­sés être les plus per­for­mants : Brême, Sid­mar, Dun­kerque, Fos-sur-Mer, Avi­lès, qu’il s’agit de pré­pa­rer en vue d’une éven­tuelle reprise conjoncturelle.

La deuxième grande option au niveau mon­dial, c’est une pour­suite for­ce­née de tout élé­ment de désen­det­te­ment : A. Mit­tal, le fils, s’est lan­cé un défi. Pour le second semestre de 2013, l’endettement glo­bal du groupe doit des­cendre en deçà de 17 mil­liards de dol­lars, alors qu’il est actuel­le­ment à hau­teur de 22 mil­liards, notam­ment pour évi­ter une deuxiè­me note de dégra­da­tion de la part de cer­taines agences de nota­tion. En avant donc pour de grandes manœuvres : revente pour 1,1 mil­liard de dol­lars d’une par­ti­ci­pa­tion dans des mines de fer au Cana­da, pla­ce­ment d’une aug­men­ta­tion de capi­tal de 4milliards de dol­lars en actions et obli­ga­tions, mais aus­si la recherche de « bonnes » occa­sions12. L’année 2011, une lutte a en outre été enga­gée par les prin­ci­paux groupes sidé­rur­giques mon­diaux à l’encontre des hausses exces­sives exi­gées par les grands groupes miniers, hausse qu’AM, comme les autres, n’a pu que réper­cu­ter par­tiel­le­ment dans ses prix de vente.

En fait, AM a cher­ché depuis plu­sieurs années à s’étendre en termes d’acquisition de mines de char­bon, de fer, de chrome, nickel etc. et de rachat d’un cer­tain nombre de sites sidé­rur­giques en UE, mais aus­si en Europe de l’Est, au Kaza­khs­tan, en Afrique, au Bré­sil, en Inde et en Chine, avec là plus ou moins de suc­cès. Les plan­tu­reux béné­fices récol­tés au cours de la haute conjonc­ture, en par­ti­cu­lier en 2008, lui ont per­mis d’effectuer ces rachats. L’objectif était d’atteindre un degré d’autarcie suf­fi­sant pour dépendre de moins en moins des cours des mine­rais et d’organiser au sein du groupe une auto­no­mie ver­ti­cale allant des mines aux pro­duits revê­tus. Cette stra­té­gie est mise en cause par l’actuelle crise et Mit­tal tente de se mettre à l’abri, tout en veillant, en rédui­sant sa dette, à être prêt à rebon­dir le jour où l’on assis­te­ra à la recons­ti­tu­tion des stocks et donc à un accrois­se­ment de la demande. Mais pour le moment per­sonne n’est en mesure d’estimer à quel moment s’effectuera cette reprise, d’autant qu’elle dépend d’abord de la reprise éco­no­mique chez les prin­ci­paux clients d’AM.

Conclusion provisoire

La conclu­sion peut être brève et je l’articule autour de trois thèmes : après le lan­ce­ment de reven­di­ca­tions sous le coup d’une émo­tion et d’une colère bien com­pré­hen­sibles, il faut réflé­chir aux impli­ca­tions de ces reven­di­ca­tions, à la fois à court terme (com­ment lut­ter effi­ca­ce­ment, et avec quelles armes, contre les restruc­tu­ra­tions et fer­me­tures déci­dées par AM?) et à plus long terme (est-il pos­sible, si rien ne convainc AM, d’utiliser des argu­ments forts, judi­ciaires par exemple, qui puissent tout de même faire bou­ger ce groupe?). En deuxième lieu, que peuvent les gou­ver­ne­ments de l’UE sauf à reven­di­quer des mesures strictes de la part de la Com­mis­sion euro­péenne à l’encontre des pra­tiques de ce « capi­ta­lisme sau­vage » des grandes mul­ti­na­tio­nales ? Enfin, pour ce qui est de la sidé­rur­gie en Wal­lo­nie, il faut à la fois attendre les résul­tats de la recherche opé­rée par le consul­tant, la banque d’affaires et le groupe de tra­vail, mais aus­si se dire qu’il existe des braises d’une péren­ni­té cer­taine pour la sidé­rur­gie en Wal­lo­nie. Aux res­pon­sables poli­tiques et syn­di­caux de les acti­ver cor­rec­te­ment pour que le « grand feu » sidé­rur­gique puisse conti­nuer à y briller.

4 février 2013

  1. M. Capron, « Cocke­rill Sambre, de la fusion à la « pri­va­ti­sa­tion », Cour­rier heb­do­ma­daire, Crisp, 1253 – 1254, 1989, p.18 – 23.
  2. « Le refus appa­rent de Boël de par­ti­ci­per à une vraie solu­tion sur l’ensemble de l’acier wal­lon, s’il se confir­mait, serait une catas­trophe parce que les pro­duc­teurs et les emplois asso­ciés pas­se­raient à l’étranger alors que nous avons encore une chance de fédé­rer la sidé­rur­gie du sud du pays », inter­view dans La Libre Bel­gique, 13juin 1996.
  3. Après signa­ture d’une conven­tion de par­te­na­riat stra­té­gique entre Usi­nor et la SWS en décembre1998, conven­tion dotée d’un ave­nant en décembre2001. Cf. M.Capron, « La sidé­rur­gie en Wal­lo­nie entre Usi­nor, Dufer­co et Arce­lor », Cour­rier heb­do­ma­daire, Crisp, n°1786 – 1787, 2003, p.23 – 26 et 55 – 58.
  4. « Nous n’avons pas l’intention de vendre quoi que ce soit, pas même aux auto­ri­tés », cita­tion dans L’Écho, reprise du Stan­daard du 28 janvier2013.
  5. Il semble qu’AM ait ten­té de dis­sua­der des consul­tants potentiels.
  6. G. Dol­lé, l’ancien CEO d’Arcelor, inter­viewé in L’Écho (30 jan­vier 2013), ne voit que le russe Novo­li­petsk Steel (NLMK), connu chez Car­sid, à La Lou­vière et Cla­becq. NLMK restruc­ture à La Lou­vière à la suite d’une perte atten­due de 100 mil­lions d’euros pour 2012 et après avoir cou­vert pour 700 mil­lions d’investissements et de pertes depuis 2007. NLMK dis­pose d’un excès de brames à écou­ler vers l’UE du fait notam­ment de l’ouverture de son sixième haut-four­neau à Lipetsk.
  7. Notam­ment P. De Grauwe, sans doute très com­pé­tent dans son sec­teur de l’économie publique. Mal­heu­reu­se­ment pour lui, dans le sec­teur sidé­rur­gique il est loin d’être omni­scient. Voir sa chro­nique « Weg met de staal­fa­brie­ken, en snel », De Mor­gen, 28 jan­vier 2013.
  8. M.Capron, « Il reste un ave­nir pour des pro­duits de niche », inter­view dans Le Soir, 30mars2012. En octobre2011, NLMK inves­tit 105millions d’euros à Cla­becq dans une nou­velle ligne de trempe et de revê­te­ment ; en novembre2011, AM inves­tit chez Indus­teel à Mar­chienne 30millions d’euros pour des outils sophis­ti­qués de pla­nage et de gre­naillage des tôles. La pro­duc­tion porte sur des tôles de 20 à 120 mil­li­mètres, à haute résis­tance, plus légères et plus flexibles et décou­pées sur mesure. Ces types d’aciers, ain­si que les pos­si­bi­li­tés du revê­te­ment sous vide chez Arceo méri­te­raient une pré­sen­ta­tion plus détaillée qui pour­rait en mon­trer toutes les potentialités.
  9. À savoir : AM-Liège (800), AM Indus­teel (1000), Ape­ram (640), NLMK La Lou­vière (475), NLMK Cla­becq (630), Dufer­co La Lou­vière (280), Thy-Mar­ci­nelle (350), Tata/Segal (130), ESB (175) et les Lami­noirs de Long­tain (110, sans cer­ti­tude). Fin 2012, le volume de l’emploi attei­gnait encore 6240 sidé­rur­gistes : la ratio­na­li­sa­tion est sévère… Il convient évi­dem­ment d’ajouter à ces don­nées les mul­tiples four­nis­seurs et sous-trai­tants des dif­fé­rents sites, qui inter­viennent sans doute pour plus de 10000à 15000 emplois. C’est là que réside le carac­tère « struc­tu­rant » de l’industrie de l’acier, ce que mécon­naissent les détrac­teurs de l’avenir d’une sidé­rur­gie en Wallonie.
  10. « Indus­triAll calls on EC to act on Arce­lor­Mit­tal Liège shut­downs », Metal Bul­le­tin, 4 février 2013.
  11. On peut esti­mer que la plu­part des usines inté­grées d’AM, à part peut-être les sites mari­times, tournent autour de 60% de leurs capa­ci­tés de pro­duc­tion. L’année 2013 risque au mieux de voir se sta­bi­li­ser la situa­tion actuelle dans l’UE : « Steel indus­try in CEE region faces ano­ther year of struggle », Metal Bul­le­tin, 7 jan­vier 2013.
  12. AM s’est por­té can­di­dat pour le rachat d’une nou­velle acié­rie en Ala­ba­ma que Thys­sen­Krupp (TKS) n’a pas réus­si à fina­li­ser. Le site de très grande qua­li­té serait bra­dé pour 4milliards de dol­lars par TKS, une occa­sion unique pour AM de s’étendre encore davan­tage aux États-Unis où un début de reprise semble se des­si­ner. Cf. Le Monde, 11 jan­vier 2013.

Michel Capron


Auteur

Michel Capron était économiste et professeur émérite de la Faculté ouverte de politique économique et sociale ([FOPES) à l'Université catholique de Louvain.