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Le canari
Une des nombreuses légendes qui entourent la mort, outre le cliché de la vie qui défile devant les yeux ou du temps qui s’étire à l’infini avant le passage funeste, concerne la chute libre. Disons qu’un suicidant qui décide d’en finir en se jetant du haut d’un immeuble, son esprit se retrouverait embrumé dans une euphorie […]
Une des nombreuses légendes qui entourent la mort, outre le cliché de la vie qui défile devant les yeux ou du temps qui s’étire à l’infini avant le passage funeste, concerne la chute libre. Disons qu’un suicidant qui décide d’en finir en se jetant du haut d’un immeuble, son esprit se retrouverait embrumé dans une euphorie sans aucun lien avec l’accélération terrifiante qui précède l’impact. Quelques minutes de recherches suffisent à invalider cette affirmation, mais malgré tout, je préfère y croire.
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Je rentrais du boulot, par une journée de grisaille de mars. La veille, il avait plu toute la nuit, ce qui m’avait empêché de fermer l’œil. Il faut dire que j’ai le sommeil léger et les allées et venues d’un de mes voisins, probablement aussi noctambule que moi, m’avait tenu toute la nuit dans un état de demi-sommeil abruti. Il avait plu, donc, et je me dirigeais d’un pas hâtif vers mon immeuble.
Sur les pavés luisants, une tache attira mon attention. Une petite tache de jaune, de rien du tout. Si elle ne m’avait pas semblé aussi bizarrement bouleversante, je ne me serais jamais arrêté.
C’était un oiseau. Un canari. Il avait probablement dû s’échapper de sa cage et connaitre une fin tragique sous la pluie battante de cette nuit. Devant cette petite boule de plumes sous laquelle on devinait déjà les os, je me sentis étrangement ému. Je me penchai pour l’examiner d’un peu plus près, en feignant de refaire mon lacet ; je n’aurais pas voulu que l’on me prenne pour un tordu. Un frisson me saisit les doigts quand je remarquai un détail intrigant : ce petit oiseau avait le cou tordu. Mécaniquement, ma main se tendit vers le corps minuscule, mais je la retins quand l’un de mes voisins me héla de l’autre côté de la rue. De peur d’être surpris comme étant en plein acte de nécromancie, je me levai et me dirigeai avec un entrain qui contredisait mes cernes et mon regard morne. Nous discutâmes de tout et de rien jusqu’à ce que je le quitte dans l’ascenseur, je vivais en dessous de son appartement. L’incident, somme toute, ne me marqua pas plus que cela.
Mon appartement était assez miteux. Ce n’était pas Beyrouth, mais un divorce particulièrement houleux et un déménagement précipité rendaient ardu l’accueil chez moi de mon propre fils. En entrant, j’entendis des coups de feu et des cris à travers de mauvais hautparleurs : il devait être en train de jouer sur sa console.
« Christian, je suis rentré ! », criai-je de l’entrée. Je franchis le hall, déposai ma serviette sur la chaise dans la salle à manger, revins sur mes pas et ouvris un plat préparé. Depuis le divorce, je ne me préparais que des tartines de pain rassis trempées dans du café à tous les repas, mais il fallait quand même de vrais repas à Christian. Les rafales de mitraillette pétaradaient à un volume sensiblement réduit ; il avait entendu que j’étais là. Il ne viendrait dans le salon que pour manger. Je mis le plat (du colin à la crème) dans une assiette, l’assiette dans le micro-ondes, le micro-ondes en marche.
Les repas avec Christian étaient silencieux. Le rituel était le même : je m’enquérais de comment s’était passée sa journée à l’école, lui me répondait que ça avait été, puis je lui demandais si ça le dérangeait que je mette les infos, lui me disait d’y aller. Le président des États-Unis occupait encore les premiers titres par ses infantilités, on commémorait un attentat en même temps qu’on en commentait un autre plus récent, des ados s’étaient tués dans des jeux dangereux. Ce n’était, forcément, pas joyeux. Je changeai de chaine ; nous avions raté le début d’un épisode des Simpson de peu. Christian se leva, alla débarrasser son assiette dans le lave-vaisselle. J’avais autrefois tenté de le faire rester à table le temps que « tout le monde ait fini », mais maintenant que nous n’étions qu’à deux dans un appartement qui n’avait rien d’un grand hôtel, je préférais céder et lui permettre de jouer sur son ordinateur, pour aller m’affaler dans le fauteuil qui faisait face à la télé. Je remis la chaine précédente, mais le journal venait de se terminer.
Après une autre nuit de sommeil fragile, je me levai de bonne heure. J’avais été tenu éveillé par la musique de l’ordinateur de Christian, mais aussi par deux hantises.: la première, celle de devoir appeler Virginie pour lui demander conseil par rapport à Christian ; la seconde, l’image de ce canari. À sept heures du matin, j’allai frapper à la porte de la chambre de mon fils pour lui dire de se lever et de se préparer pour l’école, puis je me mis ensuite en route pour le travail.
Dans l’ascenseur, je croisai à nouveau mon voisin du dessus. Il semblait contrarié. Je m’enquis de ce qui n’allait pas.
« Je ne sais pas. C’est bizarre, on n’a pas trouvé le chien ce matin, alors que la porte était fermée à clé, dit-il en s’essuyant le front. Je viens de faire tous les couloirs, mais pas moyen de mettre la main dessus. Je dois aller bosser, mais ça m’emmerde quand même. »
Je convins avec lui que c’était très embêtant, et tentai de le rassurer. Un bichon toujours affectueux et très attaché à ses maitres, il ne pouvait pas être loin. Tout en le rassurant, je sentis un chatouillement désagréable à la nuque. Peut-être que je l’imagine maintenant en le racontant, mais il me semble que je pensais au canari à ce moment-là. Tout irait pour le mieux, lui dis-je.
Tout n’alla pas pour le mieux. Je me sentis mal au travail et demandai un congé en promettant d’aller voir un docteur, que c’était surement le contrecoup des heures supplémentaires. Sur le pas de la grande porte vitrée de l’immeuble, un garçon de l’âge de Christian pleurait. Je reconnus le fils du voisin. Peu motivé pour affronter les réalités de la vie avec un enfant, je montai prendre des nouvelles auprès de son père. Entre adultes, nous pouvons parler de tout avec des formules toutes faites. Cela atténue le choc, même pour un chien.
Mon voisin ouvrit la porte, leva la tête (il s’attendait à voir son fils) et me demanda de quoi il s’agissait. Je l’interrogeai sur ce qu’il était advenu du chien. Il me répondit qu’on l’avait trouvé en contrebas de l’immeuble ; on avait dû le laisser sur la terrasse pendant la nuit, il avait probablement glissé. Il lut l’empathie que je n’arrivais pas à exprimer par des mots. Je lui proposai mon aide. « Pas la peine, on a amené le chien chez un vétérinaire qui s’est occupé du corps ».
Je passai la porte de mon appartement, le crâne remué par ces animaux qui tombaient du ciel. Je fis à manger, attendis que Christian revienne de l’école, il ne devait plus tarder d’ailleurs. Peut-être flânerait-il avec des amis. Cela valait toujours mieux que de rester scotché à son ordinateur.
Au bout de deux heures à attendre nerveusement, je me décidai à l’appeler. À ma surprise, j’entendis la sonnerie de son téléphone résonner dans l’appartement. Je frappai à sa porte, mon GSM toujours en main, tandis que celui de Christian continuait de sonner dans sa chambre. J’ouvris et trouvai Christian, étendu, le regard vide, en train de fixer le plafond. Il tourna la tête vers moi et soupira un bonjour fatigué.
« Bonhomme, t’as passé la journée ici ? »
- J’allais pas bien, souffla-t-il. J’ai encore droit à un demi-jour d’absence. Désolé, papa, j’aurais dû t’appeler.
- C’est pas grave bonhomme. Mais la prochaine fois préviens-moi, on aurait pu aller chez le docteur.
- J’avais juste pas envie de sortir aujourd’hui.
- C’est pas grave, je te dis. »
L’atmosphère était de plus en plus pesante. Christian ne semblait pas aller bien. Je pensai que cela devait être dû à son changement de vie depuis le divorce. La semaine prochaine, il retournerait chez Virginie, je pourrais alors rendre l’endroit plus agréable, peut-être faire quelques travaux pour qu’il s’y sente mieux. Je m’affalai dans mon fauteuil et m’allumai une cigarette. Une dispute, étouffée, se faisait entendre de l’étage du dessus. Je mis la radio, pour ne pas être tenu au fait des menus détails de la vie familiale de mon voisin endeuillé d’un animal de compagnie. On y passait un programme sur les jeunes et les dérives d’internet.
Je me réveillai en pleine nuit ; la radio jouait du Dvorak. J’allai à la cuisine et vis que Christian s’était préparé son repas sans me déranger. J’en eus un pincement au cœur. Demain, il retournerait chez sa mère et je passerais une semaine entière sans le voir. Je me servis une bière et j’attendis que l’aube parût. La nuit avait atteint son heure la plus sombre et le vent dehors venait pleurer contre les carreaux. J’ouvris mon ordinateur portable et me connectai à un site d’informations. Un article de journal attira mon attention : on y parlait d’enfants appréhendés par la police après avoir tué leurs animaux de compagnie. Le mode opératoire des gamins, qui n’avaient aucun lien apparent entre eux, était le même : l’enfant jetait son animal d’un endroit suffisamment élevé pour que la chute soit fatale. Je frissonnai à la lecture de l’article. Se pourrait-il que le fils de mon voisin ait fait une chose pareille ? Comment pourrais-je aborder le sujet avec lui ?
Au matin, je m’assurai avec Christian que toutes ses affaires étaient prêtes pour retourner chez sa mère. J’étais amer de le voir partir. Il était si peu loquace ces derniers temps que j’avais plus l’impression de le libérer que de le laisser aller simplement chez son autre parent. Il ferait le chemin tout seul, et je le reverrais le vendredi suivant.
Au bureau, je profitai d’un instant de répit pour retourner sur le site d’informations que j’avais visité cette nuit ; un autre article expliquait que derrière les meurtres d’animaux se cachait un défi orchestré par des personnes plus âgées qui ciblaient les adolescents. Ceux qui avaient été arrêtés par la police avaient finalement avoué qu’ils avaient agi suite à un défi lancé clandestinement sur les réseaux sociaux.
Ce défi consiste en plusieurs épreuves dont l’effet est de saper le mental fragile des adolescents. Ces dernières sont détaillées sur un site Internet, que par prudence, nous ne dévoilerons pas ici. Un « parrain » force sa victime à accomplir des actes de violence sur soi et sur des animaux. Il s’assure de l’obéissance de l’adolescent en ayant pris au préalable ses coordonnées et en le menaçant de faire du mal à ses proches s’il ne se plie pas aux ordres. L’ultime épreuve, pour le jeune moralement à bout de forces, consiste à se jeter soi-même du haut d’un bâtiment élevé, comme un building ou une grue.
Il fallait que je rentre prévenir mon voisin. J’enfilai ma veste, prétextai une urgence et me rendis au plus vite chez moi.
Lorsque j’arrivai au pied de mon immeuble, je sentis mon cœur se bloquer dans ma poitrine et mes membres se figer comme si mes veines s’étaient gelées. Une ambulance venait de se mettre en route, laissant un groupe de voisins serrés autour de l’endroit où, la veille, le corps du chien avait été trouvé. Mon voisin, quant à lui, s’engouffrait dans une voiture de police quand je croisai son regard inondé de larmes. Je voulus m’avancer vers lui, mais il secoua la tête ; ce n’était pas le moment et quand bien même il aurait eu du temps à me consacrer, comment partager cette douleur ? Sa femme, le visage dans les mains, se trouvait déjà à l’arrière de la voiture.
Quand ils furent partis, je pris l’ascenseur et pénétrai dans mon appartement désert. J’entrai dans la chambre de Christian et m’assis sur son lit, pensant à la souffrance que mon voisin devait éprouver en ce moment. Je m’en voulais terriblement de ne pas l’avoir prévenu dès mes premières suspicions.
Quelque chose attira mon regard. Une couleur. Du jaune. Sous un vêtement qui trainait dans la chambre, une petite cage d’oiseau vide gisait, abandonnée, dont le sol était jonché de petites plumes jaunes. Une panique horrible me saisit et mon téléphone se mit à sonner. C’était Virginie.