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Le canari

Numéro 5 - 2017 par Thomas Dedieu

juillet 2017

Une des nom­breuses légendes qui entourent la mort, outre le cli­ché de la vie qui défile devant les yeux ou du temps qui s’étire à l’infini avant le pas­sage funeste, concerne la chute libre. Disons qu’un sui­ci­dant qui décide d’en finir en se jetant du haut d’un immeuble, son esprit se retrou­ve­rait embru­mé dans une euphorie […]

Italique

Une des nom­breuses légendes qui entourent la mort, outre le cli­ché de la vie qui défile devant les yeux ou du temps qui s’étire à l’infini avant le pas­sage funeste, concerne la chute libre. Disons qu’un sui­ci­dant qui décide d’en finir en se jetant du haut d’un immeuble, son esprit se retrou­ve­rait embru­mé dans une eupho­rie sans aucun lien avec l’accélération ter­ri­fiante qui pré­cède l’impact. Quelques minutes de recherches suf­fisent à inva­li­der cette affir­ma­tion, mais mal­gré tout, je pré­fère y croire.

******

Je ren­trais du bou­lot, par une jour­née de gri­saille de mars. La veille, il avait plu toute la nuit, ce qui m’avait empê­ché de fer­mer l’œil. Il faut dire que j’ai le som­meil léger et les allées et venues d’un de mes voi­sins, pro­ba­ble­ment aus­si noc­tam­bule que moi, m’avait tenu toute la nuit dans un état de demi-som­meil abru­ti. Il avait plu, donc, et je me diri­geais d’un pas hâtif vers mon immeuble.

Sur les pavés lui­sants, une tache atti­ra mon atten­tion. Une petite tache de jaune, de rien du tout. Si elle ne m’avait pas sem­blé aus­si bizar­re­ment bou­le­ver­sante, je ne me serais jamais arrêté.

C’était un oiseau. Un cana­ri. Il avait pro­ba­ble­ment dû s’échapper de sa cage et connaitre une fin tra­gique sous la pluie bat­tante de cette nuit. Devant cette petite boule de plumes sous laquelle on devi­nait déjà les os, je me sen­tis étran­ge­ment ému. Je me pen­chai pour l’examiner d’un peu plus près, en fei­gnant de refaire mon lacet ; je n’aurais pas vou­lu que l’on me prenne pour un tor­du. Un fris­son me sai­sit les doigts quand je remar­quai un détail intri­gant : ce petit oiseau avait le cou tor­du. Méca­ni­que­ment, ma main se ten­dit vers le corps minus­cule, mais je la retins quand l’un de mes voi­sins me héla de l’autre côté de la rue. De peur d’être sur­pris comme étant en plein acte de nécro­man­cie, je me levai et me diri­geai avec un entrain qui contre­di­sait mes cernes et mon regard morne. Nous dis­cu­tâmes de tout et de rien jusqu’à ce que je le quitte dans l’ascenseur, je vivais en des­sous de son appar­te­ment. L’incident, somme toute, ne me mar­qua pas plus que cela.

Mon appar­te­ment était assez miteux. Ce n’était pas Bey­routh, mais un divorce par­ti­cu­liè­re­ment hou­leux et un démé­na­ge­ment pré­ci­pi­té ren­daient ardu l’accueil chez moi de mon propre fils. En entrant, j’entendis des coups de feu et des cris à tra­vers de mau­vais haut­par­leurs : il devait être en train de jouer sur sa console.

« Chris­tian, je suis ren­tré ! », criai-je de l’entrée. Je fran­chis le hall, dépo­sai ma ser­viette sur la chaise dans la salle à man­ger, revins sur mes pas et ouvris un plat pré­pa­ré. Depuis le divorce, je ne me pré­pa­rais que des tar­tines de pain ras­sis trem­pées dans du café à tous les repas, mais il fal­lait quand même de vrais repas à Chris­tian. Les rafales de mitraillette péta­ra­daient à un volume sen­si­ble­ment réduit ; il avait enten­du que j’étais là. Il ne vien­drait dans le salon que pour man­ger. Je mis le plat (du colin à la crème) dans une assiette, l’assiette dans le micro-ondes, le micro-ondes en marche.

Les repas avec Chris­tian étaient silen­cieux. Le rituel était le même : je m’enquérais de com­ment s’était pas­sée sa jour­née à l’école, lui me répon­dait que ça avait été, puis je lui deman­dais si ça le déran­geait que je mette les infos, lui me disait d’y aller. Le pré­sident des États-Unis occu­pait encore les pre­miers titres par ses infan­ti­li­tés, on com­mé­mo­rait un atten­tat en même temps qu’on en com­men­tait un autre plus récent, des ados s’étaient tués dans des jeux dan­ge­reux. Ce n’était, for­cé­ment, pas joyeux. Je chan­geai de chaine ; nous avions raté le début d’un épi­sode des Simp­son de peu. Chris­tian se leva, alla débar­ras­ser son assiette dans le lave-vais­selle. J’avais autre­fois ten­té de le faire res­ter à table le temps que « tout le monde ait fini », mais main­te­nant que nous n’étions qu’à deux dans un appar­te­ment qui n’avait rien d’un grand hôtel, je pré­fé­rais céder et lui per­mettre de jouer sur son ordi­na­teur, pour aller m’affaler dans le fau­teuil qui fai­sait face à la télé. Je remis la chaine pré­cé­dente, mais le jour­nal venait de se terminer.

Après une autre nuit de som­meil fra­gile, je me levai de bonne heure. J’avais été tenu éveillé par la musique de l’ordinateur de Chris­tian, mais aus­si par deux han­tises.: la pre­mière, celle de devoir appe­ler Vir­gi­nie pour lui deman­der conseil par rap­port à Chris­tian ; la seconde, l’image de ce cana­ri. À sept heures du matin, j’allai frap­per à la porte de la chambre de mon fils pour lui dire de se lever et de se pré­pa­rer pour l’école, puis je me mis ensuite en route pour le travail.

Dans l’ascenseur, je croi­sai à nou­veau mon voi­sin du des­sus. Il sem­blait contra­rié. Je m’enquis de ce qui n’allait pas.

« Je ne sais pas. C’est bizarre, on n’a pas trou­vé le chien ce matin, alors que la porte était fer­mée à clé, dit-il en s’essuyant le front. Je viens de faire tous les cou­loirs, mais pas moyen de mettre la main des­sus. Je dois aller bos­ser, mais ça m’emmerde quand même. »

Je convins avec lui que c’était très embê­tant, et ten­tai de le ras­su­rer. Un bichon tou­jours affec­tueux et très atta­ché à ses maitres, il ne pou­vait pas être loin. Tout en le ras­su­rant, je sen­tis un cha­touille­ment désa­gréable à la nuque. Peut-être que je l’imagine main­te­nant en le racon­tant, mais il me semble que je pen­sais au cana­ri à ce moment-là. Tout irait pour le mieux, lui dis-je.

Tout n’alla pas pour le mieux. Je me sen­tis mal au tra­vail et deman­dai un congé en pro­met­tant d’aller voir un doc­teur, que c’était sur­ement le contre­coup des heures sup­plé­men­taires. Sur le pas de la grande porte vitrée de l’immeuble, un gar­çon de l’âge de Chris­tian pleu­rait. Je recon­nus le fils du voi­sin. Peu moti­vé pour affron­ter les réa­li­tés de la vie avec un enfant, je mon­tai prendre des nou­velles auprès de son père. Entre adultes, nous pou­vons par­ler de tout avec des for­mules toutes faites. Cela atté­nue le choc, même pour un chien.

Mon voi­sin ouvrit la porte, leva la tête (il s’attendait à voir son fils) et me deman­da de quoi il s’agissait. Je l’interrogeai sur ce qu’il était adve­nu du chien. Il me répon­dit qu’on l’avait trou­vé en contre­bas de l’immeuble ; on avait dû le lais­ser sur la ter­rasse pen­dant la nuit, il avait pro­ba­ble­ment glis­sé. Il lut l’empathie que je n’arrivais pas à expri­mer par des mots. Je lui pro­po­sai mon aide. « Pas la peine, on a ame­né le chien chez un vété­ri­naire qui s’est occu­pé du corps ».

Je pas­sai la porte de mon appar­te­ment, le crâne remué par ces ani­maux qui tom­baient du ciel. Je fis à man­ger, atten­dis que Chris­tian revienne de l’école, il ne devait plus tar­der d’ailleurs. Peut-être flâ­ne­rait-il avec des amis. Cela valait tou­jours mieux que de res­ter scot­ché à son ordinateur.

Au bout de deux heures à attendre ner­veu­se­ment, je me déci­dai à l’appeler. À ma sur­prise, j’entendis la son­ne­rie de son télé­phone réson­ner dans l’appartement. Je frap­pai à sa porte, mon GSM tou­jours en main, tan­dis que celui de Chris­tian conti­nuait de son­ner dans sa chambre. J’ouvris et trou­vai Chris­tian, éten­du, le regard vide, en train de fixer le pla­fond. Il tour­na la tête vers moi et sou­pi­ra un bon­jour fatigué.

« Bon­homme, t’as pas­sé la jour­née ici ? »

- J’allais pas bien, souf­fla-t-il. J’ai encore droit à un demi-jour d’absence. Déso­lé, papa, j’aurais dû t’appeler.

- C’est pas grave bon­homme. Mais la pro­chaine fois pré­viens-moi, on aurait pu aller chez le docteur.

- J’avais juste pas envie de sor­tir aujourd’hui.

- C’est pas grave, je te dis. »

L’atmosphère était de plus en plus pesante. Chris­tian ne sem­blait pas aller bien. Je pen­sai que cela devait être dû à son chan­ge­ment de vie depuis le divorce. La semaine pro­chaine, il retour­ne­rait chez Vir­gi­nie, je pour­rais alors rendre l’endroit plus agréable, peut-être faire quelques tra­vaux pour qu’il s’y sente mieux. Je m’affalai dans mon fau­teuil et m’allumai une ciga­rette. Une dis­pute, étouf­fée, se fai­sait entendre de l’étage du des­sus. Je mis la radio, pour ne pas être tenu au fait des menus détails de la vie fami­liale de mon voi­sin endeuillé d’un ani­mal de com­pa­gnie. On y pas­sait un pro­gramme sur les jeunes et les dérives d’internet.

Je me réveillai en pleine nuit ; la radio jouait du Dvo­rak. J’allai à la cui­sine et vis que Chris­tian s’était pré­pa­ré son repas sans me déran­ger. J’en eus un pin­ce­ment au cœur. Demain, il retour­ne­rait chez sa mère et je pas­se­rais une semaine entière sans le voir. Je me ser­vis une bière et j’attendis que l’aube parût. La nuit avait atteint son heure la plus sombre et le vent dehors venait pleu­rer contre les car­reaux. J’ouvris mon ordi­na­teur por­table et me connec­tai à un site d’informations. Un article de jour­nal atti­ra mon atten­tion : on y par­lait d’enfants appré­hen­dés par la police après avoir tué leurs ani­maux de com­pa­gnie. Le mode opé­ra­toire des gamins, qui n’avaient aucun lien appa­rent entre eux, était le même : l’enfant jetait son ani­mal d’un endroit suf­fi­sam­ment éle­vé pour que la chute soit fatale. Je fris­son­nai à la lec­ture de l’article. Se pour­rait-il que le fils de mon voi­sin ait fait une chose pareille ? Com­ment pour­rais-je abor­der le sujet avec lui ?

Au matin, je m’assurai avec Chris­tian que toutes ses affaires étaient prêtes pour retour­ner chez sa mère. J’étais amer de le voir par­tir. Il était si peu loquace ces der­niers temps que j’avais plus l’impression de le libé­rer que de le lais­ser aller sim­ple­ment chez son autre parent. Il ferait le che­min tout seul, et je le rever­rais le ven­dre­di suivant.

Au bureau, je pro­fi­tai d’un ins­tant de répit pour retour­ner sur le site d’informations que j’avais visi­té cette nuit ; un autre article expli­quait que der­rière les meurtres d’animaux se cachait un défi orches­tré par des per­sonnes plus âgées qui ciblaient les ado­les­cents. Ceux qui avaient été arrê­tés par la police avaient fina­le­ment avoué qu’ils avaient agi suite à un défi lan­cé clan­des­ti­ne­ment sur les réseaux sociaux.

Ce défi consiste en plu­sieurs épreuves dont l’effet est de saper le men­tal fra­gile des ado­les­cents. Ces der­nières sont détaillées sur un site Inter­net, que par pru­dence, nous ne dévoi­le­rons pas ici. Un « par­rain » force sa vic­time à accom­plir des actes de vio­lence sur soi et sur des ani­maux. Il s’assure de l’obéissance de l’adolescent en ayant pris au préa­lable ses coor­don­nées et en le mena­çant de faire du mal à ses proches s’il ne se plie pas aux ordres. L’ultime épreuve, pour le jeune mora­le­ment à bout de forces, consiste à se jeter soi-même du haut d’un bâti­ment éle­vé, comme un buil­ding ou une grue.

Il fal­lait que je rentre pré­ve­nir mon voi­sin. J’enfilai ma veste, pré­tex­tai une urgence et me ren­dis au plus vite chez moi.

Lorsque j’arrivai au pied de mon immeuble, je sen­tis mon cœur se blo­quer dans ma poi­trine et mes membres se figer comme si mes veines s’étaient gelées. Une ambu­lance venait de se mettre en route, lais­sant un groupe de voi­sins ser­rés autour de l’endroit où, la veille, le corps du chien avait été trou­vé. Mon voi­sin, quant à lui, s’engouffrait dans une voi­ture de police quand je croi­sai son regard inon­dé de larmes. Je vou­lus m’avancer vers lui, mais il secoua la tête ; ce n’était pas le moment et quand bien même il aurait eu du temps à me consa­crer, com­ment par­ta­ger cette dou­leur ? Sa femme, le visage dans les mains, se trou­vait déjà à l’arrière de la voiture.

Quand ils furent par­tis, je pris l’ascenseur et péné­trai dans mon appar­te­ment désert. J’entrai dans la chambre de Chris­tian et m’assis sur son lit, pen­sant à la souf­france que mon voi­sin devait éprou­ver en ce moment. Je m’en vou­lais ter­ri­ble­ment de ne pas l’avoir pré­ve­nu dès mes pre­mières suspicions.

Quelque chose atti­ra mon regard. Une cou­leur. Du jaune. Sous un vête­ment qui trai­nait dans la chambre, une petite cage d’oiseau vide gisait, aban­don­née, dont le sol était jon­ché de petites plumes jaunes. Une panique hor­rible me sai­sit et mon télé­phone se mit à son­ner. C’était Virginie.

Thomas Dedieu


Auteur

doctorant en langues, lettres et traductologie à l’université catholique de Louvain. Sa thèse porte sur la modélisation et la visualisation des fictions dans le jeu vidéo