Ce site utilise des cookies afin que nous puissions vous fournir la meilleure expérience utilisateur possible. Les informations sur les cookies sont stockées dans votre navigateur et remplissent des fonctions telles que vous reconnaître lorsque vous revenez sur notre site Web et aider notre équipe à comprendre les sections du site que vous trouvez les plus intéressantes et utiles.
Le Caïman, plus qu’un pamphlet
Il Caimano (Le Caïman), film réalisé par Nanni Moretti est sorti en Italie le 24 mars 2006, peu de temps avant les élections parlementaires d’avril 2006. Le Caïman est le surnom donné par un journaliste de La Repubblica à Berlusconi. Il le décrit comme « un animal qui dirige les masses stupéfaites à travers l’hypnose télévisuelle. Sa force réside dans le fait de ne pas penser car penser sème le doute, lui vise sa proie et l’engloutit ».


Habituellement, les films de Nanni Moretti sont produits par la RAI. Ce film ne le fut pas. Il a été financé par la société de production française BAC FILM.
Les précédents films du réalisateur avaient reçu les honneurs des différentes chaines télévisées de la rai. Pour Le Caïman, il fut uniquement convié sur un plateau de la RAI 3, historiquement réservée aux communistes, où il reçut la consigne, en période préélectorale, de ne pas évoquer Berlusconi. À la lecture de ces éléments, la conclusion semble évidente : le fi lm est uniquement un pamphlet. Nanni Moretti s’en est défendu avec vigueur. La vision du fi lm aujourd’hui, en dehors de ce contexte particulier, permet de voir que la déclaration du réalisateur n’était pas aussi vaine que celle du sujet de son film.
Moretti a mêlé une comédie familiale et une ode au cinéma à une critique du système qui avait été mis en place par Berlusconi. Même s’il ne s’agit pas d’une œuvre majeure, les qualités artistiques sont évidentes. Le Caïman parvient à exprimer les ressorts émotifs d’une certaine forme de populisme et révèle l’efficacité des mécanismes qui le sous-tendent. Il rend hommage à la culture des années 1970 qui a nourri les convictions politiques du réalisateur et qui fut également le ferment du berlusconisme. Et, comme dans la plupart des films de Moretti, la magie fonctionne : un lien se crée entre les héros du fi lm et le spectateur.
Le synopsis
Le film commence par l’histoire d’une famille dont les parents ne parviennent pas à annoncer leur séparation à leurs enfants. Le père, Bruno Bonomo, producteur de cinéma, joué par Sylvio Orlando, tente de donner un nouveau souffle à sa carrière. Il s’engage à produire le premier fi lm d’une réalisatrice, Teresa, dont il n’a pas lu le scénario. Le film que Bruno Bonomo avait cru épique se révèle être la satire de la vie politique de Sylvio Berlusconi.
Le film mêle des extraits de films d’archives de Berlusconi, des séquences qui mettent en scène les faits marquants de son parcours politique en parodiant des genres de série b, fi lm à suspens et espionnage, et la fiction où l’on retrouve Nanni Moretti capable d’exprimer avec délicatesse les émois et velléités de ses personnages.
Nanni Moretti et l’autofiction
La filmographie du réalisateur trahit son plaisir de se mettre en scène. Le scénario du Caïman est incompatible avec une auto-fiction. Mais la connivence demeure entre les sujets du fi lm et la vie du réalisateur.
Les premiers courts-métrages du réalisateur, aux titres évocateurs, La Sconfita (La Défaite) et Pâté de bourgeois, ont été le moyen d’expression d’une révolte politique identique à celle dont témoigne la réalisatrice du fi lm produit par le héros du Caïman, Teresa.
Nanni Moretti s’est offert un rôle dans Le Caïman dans la prolongation de celui qu’il jouait dans le Porteur de serviette, réalisé par Daniele Luchetti, sorti en 1991. Le Porteur de serviette raconte l’histoire de Luciano, joué par Silvio Orlando, professeur de lycée et nègre d’un romancier célèbre, convoqué par Cesare Botero (Nanni Moretti), ministre de l’Industrie et plus jeune ministre en fonction d’Italie, qui lui propose d’écrire ses futurs discours en vue d’une élection prochaine.
D’abord fasciné par ce monde que Botero lui permet de découvrir, Luciano découvre rapidement l’envers du décor et la frénésie des hommes de pouvoir. Lors de son intervention télévisée à la fi n du fi lm, il se complait dans le mensonge et les grandes phrases creuses, comme celles qui ont marqué les années de Berlusconi.
Le narcissisme du réalisateur ne trouvait pas dans Le Caïman le lieu d’expression qu’il se réserve habituellement dans ses films. Il a donc réalisé un film sur le fi lm : Le journal intime du Caïman, bonus sur la version DVD, d’une durée de soixante minutes uniquement consacré à son ego. Il y explique notamment la différence du Caïman avec ses précédents films : il ne joue pas le personnage principal. Il s’est toutefois attribué le rôle d’un des acteurs qui joue Sylvio Berlusconi dans le fi lm produit par Bruno Bonomo.
Interrogé à propos de la succession de trois acteurs pour jouer le rôle de Berlusconi, Nanni Moretti a expliqué l’édification : « Ils correspondent à trois phases du fi lm. Au début, Bruno imagine les scènes. J’ai choisi Elio De Capitani, qui ressemble à Berlusconi, pour que le public comprenne de quoi il s’agit. Ensuite, pendant la préparation du tournage, on s’éloigne du modèle physique avec Michele Placido. Dans la dernière scène, le Caïman que j’interprète n’a rien à voir avec Berlusconi. Il m’a semblé que les paroles menaçantes, qui n’impressionnent plus personne lorsqu’elles sont prononcées par le vrai Berlusconi, seront perçues différemment si je les dis, moi 1 . »
Dans cette séquence, en voix-off, Nanni Moretti récite des extraits des discours de Berlusconi, il est filmé à l’arrière d’une voiture qui progresse dans la nuit. Comme il le souhaitait, cette séquence en plan fixe, loin de l’agitation qui entourait habituellement le chef de l’État, met en évidence le caractère haineux de ses propos ainsi que le processus de victimisation. Il se présente comme un sauveur du peuple, agressé dans ce valeureux combat par la gauche. Ses adversaires politiques sont présentés comme des ennemis. Cette vision rend le débat politique impossible et isole totalement le chef de l’État, animal politique solitaire.
Berlusconisme et populisme
Avant d’arriver à cette scène, le fi lm retrace l’itinéraire de Berlusconi de la construction de l’empire immobilier à l’empire médiatique et le mode de recrutement de ses agents. Ces phases sont filmées en usant des référents ciné- matographiques, la plupart des années 1970.
L’allusion à cette époque qui a nourri les convictions politiques du réalisateur et qui fut également le ferment du berlusconisme est constante. Margherita Buy joue le rôle de la mère de famille dans Le Caïman et en même temps celui d’une actrice dans les années 1970, ce qu’elle fut également dans la vie réelle. Dans le Journal intime du Caïman, Moretti dit la joie d’avoir travaillé avec elle et le regret de ne pas avoir eu l’opportunité de le faire dans les années 1970. Comme lui, les protagonistes du Caïman ne cessent d’exprimer l’influence des réalisateurs de cette époque avec une certaine nostalgie.
Lorsque la téléréalité est filmée par Nanni Moretti, le tourbillon festif est encore plus racoleur. Au sortir d’années grises, Berlusconi promettait paillettes et femmes nues à la télévision. Il a pu donner l’illusion à un peuple qui avait vécu durant plusieurs décennies sous une chape de plomb de participer à un spectacle permanent.
Chacun des outils de Berlusconi est raillé. Après la télévision, le football. Une séquence le représente évoluant hilare sur un terrain de football. Il shoote dans un ballon à la taille démesurée. L’allusion est explicite à l’AC Milan comme au film de Charlie Chaplin, Le Dictateur où la danse s’esquisse avec une mappemonde.
Les films à suspens des années 1970 et leurs décors en carton-pâte forment un merveilleux décor pour les tractations financières de Berlusconi. L’argent sale tombe des faux plafonds. Avec Le Caïman, l’image est subtile, elle se dé- partit de l’image clinquante et de propagande. Les différences de style du fi lm révèlent comment l’image a été dénaturée en Berlusconie.
Filmer le pouvoir et ses dérives n’est pas un art aisé. Le sujet est souvent pratiqué de manière anecdotique ou si engagée que le fi lm en perd sa dimension artistique. Le cinéma italien excelle pourtant dans cette discipline. L’histoire politique est certainement une explication. Elle a imposé la nécessité de rendre compte en usant de moyens détournés. Le fi lm politique est un style à part entière dans le monde transalpin. Les dérives populistes ont été le sujet de différentes œuvres.
Ainsi, Paolo Sorrentino a, dans Il Divo, évoqué la vie de Giulio Andreotti. Paolo Sorrentino le dépeint comme un Nosferatu pâle, au verbe rare et au regard fixe, à la main molle et aux migraines récurrentes. Tout comme Nanni Moretti, Paolo Sorrentino a recours à la parodie, mais ses références sont autres. Par exemple, il filme l’arrivée de la garde rapprochée d’Andreotti, au ralenti, comme dans un western-spaghetti.
Malgré ces méandres politiques, les personnages du Caïman poursuivent leur route. Teresa défie les obstacles pour réaliser son fi lm, les enfants retrouvent la pièce manquante de leur jeu dont la quête est un refrain du film, et Bruno Bonomo parvient à faire sourire sa presque ex-épouse.
L’expression des sentiments était ostentatoire et ridicule en Berlusconie. Dans Le Caïman, elle est poétique et délicate.
À l’instar des animaux de la fable de Jean de la Fontaine, qui tous étaient frappés par la peste, les Italiens l’ont été par ce populisme et ils n’en meurent pas tous. Certains font des films et d’autres choses encore comme le révèlent les personnages defiction du Caïman.
- Nanni Moretti : « Le Caïman n’est pas une œuvre de propagande », propos recueillis à Rome par Vanja Luksic, L’Express, le 17 mai 2006.