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Le bon, la brute et le taliban

Numéro 2 Février 2012 par Michaël Maira

février 2012

Un peu plus de dix années se sont écou­lées depuis les atten­tats du 11 sep­tembre et l’accentuation cri­tique de la lutte contre le ter­ro­risme. Outre les mul­tiples com­mé­mo­ra­tions qui ont émaillé l’année 2011, un autre évè­ne­ment — pas­sé inaper­çu — a impré­gné l’héritage de la tra­gé­die new-yor­­kaise : l’adoption, par le Conseil de sécu­ri­té de l’ONU, des réso­lu­tions 1988 et 1989 […]

Un peu plus de dix années se sont écou­lées depuis les atten­tats du 11 sep­tembre et l’accentuation cri­tique de la lutte contre le ter­ro­risme. Outre les mul­tiples com­mé­mo­ra­tions qui ont émaillé l’année 2011, un autre évè­ne­ment — pas­sé inaper­çu — a impré­gné l’héritage de la tra­gé­die new-yor­kaise : l’adoption, par le Conseil de sécu­ri­té de l’ONU, des réso­lu­tions 1988 et 1989 rela­tives à la lutte contre le ter­ro­risme. À l’issue de ce vote, les tali­bans, contre les­quels l’ancien pré­sident amé­ri­cain George W. Bush avait lan­cé son dévo­lu anti­ter­ro­riste en terres afghanes, deviennent de fac­to pour par­tie « fré­quen­tables ». Un tali­ban ne serait désor­mais plus un ter­ro­riste, sauf s’il refuse de coopé­rer avec les­dits « alliés ». Décryptage.

Les deux réso­lu­tions adop­tées le 17 juin der­nier par le Conseil de sécu­ri­té pré­voient une divi­sion de la liste des orga­ni­sa­tions et indi­vi­dus « ter­ro­ristes » entre, d’une part, les tali­bans et, de l’autre, les membres et affi­liés d’Al Qae­da. Aupa­ra­vant, une seule et même liste réper­to­riait l’ensemble des indi­vi­dus ou groupes « sus­pec­tés de liens avec les tali­bans ou Al Qae­da ». D’apparence peu impor­tante et lar­ge­ment tech­nique, cette révi­sion est pour­tant por­teuse d’un mes­sage poli­tique non négli­geable. Alors qu’un cer­tain amal­game régnait entre ces deux types d’acteurs, une nuance est intro­duite pour la pre­mière fois entre ter­ro­ristes et tali­bans, ouvrant la voie d’un dia­logue avec ces derniers.

Cette réforme est indis­so­ciable de son contexte et s’intègre dans une muta­tion de la stra­té­gie d’intervention en Afgha­nis­tan. Elle a pré­cé­dé l’annonce par le pré­sident Barack Oba­ma, le 21 juin, d’un retrait de dix-mille sol­dats amé­ri­cains du ter­ri­toire afghan. Cette sor­tie — for­te­ment média­ti­sée, elle — consti­tue la pre­mière phase d’un plan visant à trans­fé­rer le main­tien de la sécu­ri­té aux seules forces afghanes à l’horizon 2014. Pour qu’un tel objec­tif ait une chance d’être atteint, il est cepen­dant deve­nu essen­tiel pour les stra­tèges amé­ri­cains d’associer les tali­bans. Or, il paraît bien ris­qué (sur­tout à un an d’une élec­tion pré­si­den­tielle) de défendre devant l’opinion publique que celui qui était dési­gné comme le mal suprême — le ter­ro­riste — est désor­mais un par­te­naire clé de la recons­truc­tion. La doc­trine du pré­sident Bush ne nous disait-elle pas qu’un ter­ro­riste était un ter­ro­riste, sans autre forme de nuance ? Qu’il fal­lait être « with us, or against us »?

Dès lors que l’étiquetage ter­ro­riste fai­sait obs­tacle à toute inter­ac­tion entre les États-Unis et les tali­bans, la stra­té­gie amé­ri­caine devait pas­ser par une révi­sion du régime de sanc­tions. Washing­ton a donc per­sua­dé Pékin et Mos­cou — ini­tia­le­ment récal­ci­trants — d’adopter les réso­lu­tions 1988 et 1989. La réso­lu­tion 1988 éta­blit une liste qui reprend les seuls tali­bans, tan­dis que la réso­lu­tion 1989 vise exclu­si­ve­ment les per­sonnes et groupes liés à Al-Qae­da. Ces deux nou­veaux textes annoncent clai­re­ment l’émergence de deux régimes dis­tincts. L’un demeu­re­ra strict et cible­ra Al-Qae­da avec tou­jours autant de déter­mi­na­tion. L’autre ne concer­ne­ra que les tali­bans qui refusent de s’associer au pro­ces­sus de recons­truc­tion afghan. Il sera éga­le­ment suf­fi­sam­ment souple pour per­mettre l’effacement rapide des noms de ceux qui col­la­borent. Plus que jamais, ce chan­ge­ment de cap met en lumière à la fois l’instrumentalisation poli­tique et sym­bo­lique du ter­ro­risme et l’échec des stra­té­gies de chan­ge­ment de régime.

Ain­si, si l’un des pre­miers axes de la lutte anti­ter­ro­riste post-2001 visait le ren­ver­se­ment des tali­bans, ce dédou­ble­ment des listes sou­ligne l’échec d’une telle stra­té­gie. En misant sur une impli­ca­tion plus étroite de l’ancien régime tali­ban au pro­ces­sus de recons­truc­tion afghan, cette nou­velle orien­ta­tion contre­dit l’objectif de chan­ge­ment radi­cal adop­té en 2001.

Mais ce revi­re­ment révèle aus­si les limites d’une autre dimen­sion de la stra­té­gie mise en œuvre depuis plus d’une décen­nie : l’essentia­lisation dudit « ter­ro­riste ». Appo­ser le label ter­ro­riste à un acteur enclenche un pro­ces­sus dif­fi­ci­le­ment réver­sible qui réduit l’ensemble de ses carac­té­ris­tiques, moti­va­tions et actions à sa seule iden­ti­té uni­forme de ter­ro­riste. Cela conduit auto­ma­ti­que­ment à sa dia­bo­li­sa­tion et son ostra­cisme. Son éli­mi­na­tion — légale ou phy­sique — devient le seul hori­zon pos­sible. Dès lors, une sépa­ra­tion for­melle entre Al Qae­da et les tali­bans, consé­quence des deux nou­velles réso­lu­tions, sem­ble­rait tra­duire une appré­hen­sion plus com­plexe et nuan­cée de ces mou­ve­ments, de leur contexte et de la réponse à y appor­ter. La com­mu­nau­té inter­na­tio­nale sem­ble­rait ain­si avoir pris la mesure de l’échec d’une stra­té­gie en œillères et serait sur la voie d’une réflexion moins pola­ri­sée et, par consé­quent, moins polarisante.

Dix ans après les atten­tats de New-York, la per­cep­tion du ter­ro­risme semble donc avoir évo­lué et la lutte contre le phé­no­mène paraît se dis­tan­cer de la concep­tion for­gée en 2001. Mais si le concept même de ter­ro­riste semble évo­luer, ce n’est qu’à l’épreuve d’autres contextes, avec d’autres acteurs qua­li­fiés de ter­ro­ristes, que l’on pour­ra éva­luer le carac­tère struc­tu­rel et durable de cette trans­for­ma­tion. Et déter­mi­ner si ce chan­ge­ment est le résul­tat d’une réflexion pro­fonde sur l’appréhension de la nature mul­ti­di­men­sion­nelle du phé­no­mène ou s’il s’agit uni­que­ment d’un arti­fice stra­té­gi­co-poli­tique per­met­tant aux dits « alliés » de par­tir sur la pointe des bottes, loin de Kaboul, des tali­bans et des Afghans…

Michaël Maira


Auteur

Membre du comité de rédaction de La Revue nouvelle