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Le Bois
Le ciel est parfaitement limpide. On ne voit que la lumière qui descend sur la ville et l’obscurité naissante, plus haut. La journée est finie, mais ce n’est pas encore le soir. Dans la rue chacun se presse de rentrer chez soi, l’esprit ailleurs, comme une nuée d’ombres folles. Quand j’étais étudiant, c’est maintenant que […]

Le ciel est parfaitement limpide. On ne voit que la lumière qui descend sur la ville et l’obscurité naissante, plus haut. La journée est finie, mais ce n’est pas encore le soir. Dans la rue chacun se presse de rentrer chez soi, l’esprit ailleurs, comme une nuée d’ombres folles. Quand j’étais étudiant, c’est maintenant que je me mettais en marche pour aller au Bois où nous nous retrouvions pour boire — ceux qui ne partaient pas en vacances et ceux qui étudiaient pour les examens de septembre. C’était une sorte de rendez-vous tacite où il venait toujours quelqu’un et nous passions la soirée ensemble, voire la nuit. De cette époque j’ai gardé l’habitude de marcher et je reviens souvent au Bois.
Le Bois occupe un creux, une sorte de vallon peu profond bordé par une épaisse ceinture d’arbres. Sur les faibles pentes, hêtres, chênes et marronniers arrangés en bosquets ombragent des allées sinueuses et de vastes pelouses autour d’un grand étang. C’est un lieu de délassement où se retrouvent couples, familles et amis. D’autres viennent y promener leur chien. Ils parlent de leur « boule d’amour et de chaleur » quand ils se croisent puis reprennent leur tour habituel. Une vieille femme à l’écart des autres cherche le sien. Elle l’appelle, lui parle comme s’il était caché dans la pénombre et s’enfonce dans les taillis en fouillant les buissons de la main. Je la croise souvent. Il parait qu’elle vient ici tous les jours comme si c’était toute sa vie. Elle tourne, cherche, appelle, puis remonte le vallon vers la ville en parlant toute seule comme une folle. Certains disent d’ailleurs qu’elle n’a jamais eu de chien.
Au bout de la pelouse où nous nous installions autrefois, les arbres se resserrent pour former un massif épais — un bois — où aucun chemin ne mène. Il faut suivre des pistes ténues — tiges piétinées, branches basses arrachées à la main — où les familles et les couples ne vont pas. Un garçon de la bande m’a dit bien après la fin de nos études que c’était un lieu de rencontres gay. Je l’ignorais, mais j’ai su entretemps que c’était vrai. Il m’a appris par la même occasion qu’il partait s’installer en Australie. J’avais toujours rêvé d’une aventure avec lui. Il le savait et m’appelait son « prétendant ». C’était une sorte de jeu que nous poursuivions chaque fois que nous nous retrouvions. Cette fois-là il m’a embrassé et j’ai compris qu’il y avait peu de chances qu’on se revoie. C’était le soir et j’étais sans projet. Je suis rentré et je me suis soulé sans joie dans le silence de l’appartement.
J’ai pensé à lui, l’Australien, la première fois que je me suis aventuré dans le bois, parmi les hommes qui tournent et se rapprochent dans une ronde lente, des craquements de brindilles, des frôlements de feuilles et la lumière enroulée autour des arbres. C’est ici que j’ai rencontré celui qui a pris le plus de place dans ma vie. Un peu à l’écart, dans une sorte de petite clairière entre les branches basses et les fougères, il mangeait des fraises avec un air gourmand. Depuis les fraises sont associées à lui, à celles que nous mangions à cette heure suspendue avant le soir. L’heure de son retour. C’était devenu un rituel. Puis un jour il n’est pas rentré. On l’a cherché ; on ne l’a pas retrouvé. On m’a dit qu’il devait être mort. Plus tard j’ai entendu qu’on avait retrouvé un homme ici, dans la clairière, et j’ai pensé que ça pouvait être lui. La police n’a pas pu me renseigner. Il parait d’ailleurs que personne n’aurait pu le reconnaitre car il n’avait plus de visage. Ce soir-là j’ai cherché une photo de lui, mais sans succès, et je suis sorti pour passer la nuit dans les bras de partenaires que j’ai multipliés jusqu’à la nausée.
La nuit va tomber. Aboiements, jeux et appels se sont tus, et les hommes du bois se sont dispersés aussi, chacun de son côté comme s’il ne s’était rien passé. Je pars quand je suis sûr qu’il ne viendra plus personne et que s’éloigne l’écho des derniers étudiants qui s’en vont prolonger la soirée ailleurs. C’est une vieille habitude de m’attarder, même s’il parait qu’il est dangereux de trainer quand les perspectives sont vides. Ainsi, on me retrouvera peut-être aussi dans un buisson, dans l’étang, et je ne sais pas qui me reconnaitra.