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Le blues de l’école secondaire
En Belgique francophone, un million de jeunes se rendent quotidiennement à l’école, dans un enseignement de plein exercice (y compris l’enseignement supérieur). Environ quatre-vingt mille enseignants les y accueillent et leur font la classe. L’école tourne. De nombreux élèves s’investissent dans leurs études. Beaucoup d’enseignants font preuve de créativité et d’initiative dans leur façon d’enseigner, en vue de capter l’intérêt des jeunes et de soutenir leurs efforts d’apprentissage. Jour après jour, l’école poursuit ainsi sa mission fondamentale : tout à la fois transmettre un savoir et émanciper de jeunes sujets. Selon les sondages, l’institution scolaire recueille une large confiance dans l’opinion publique. Pourtant la machine s’essouffle et les acteurs de l’école sont à la peine. L’enseignement est en crise. Pour pouvoir redonner force à cette institution, il faut d’abord prendre la mesure des maux qui la rongent. C’est ce diagnostic que nous voulons tenter d’établir ici, à propos de l’enseignement secondaire. Il précède une seconde étape de la réflexion qui s’attachera, quant à elle, à formuler des pistes d’action en vue de redynamiser et de refonder une institution qui traverse une phase critique de son développement.
La crise de l’école est profonde1. Pour en prendre la mesure, il convient d’en faire un diagnostic à la fois précis et global. Trop souvent, les problèmes de l’école sont analysés sous un angle partiel et à partir de questions déjà ciblées d’avance (échec scolaire, relégation, discipline, violence, absentéisme, démotivation des élèves, identité des enseignants, formation professionnelle, etc.). Trop souvent aussi, les analyses se contentent d’établir des constats locaux ou de décrire la forme et l’ampleur prises par des dysfonctionnements spécifi ques. Il en résulte une absence de vue globale des phénomènes et une faible prise de conscience de l’ensemble des facteurs pouvant expliquer l’état de fait. Les opinions tranchées des acteurs au sujet des causes (familles déstructurées, panne de l’ascenseur social, infl uence des médias, concurrence d’internet, etc.) prennent trop souvent la place des hypothèses argumentées et documentées.
Dans la première étape de la réfl exion, cet article propose une approche systémique de la crise de l’enseignement secondaire2. Nous nous intéressons principalement à l’enseignement secondaire, car il semble le plus touché par l’essouffl ement de la dynamique de l’instruction scolaire. Sans doute est-ce aussi à ce niveau d’enseignement que les fi nalités sont devenues les moins claires et que les acteurs semblent les plus désorientés par les transformations de l’environnement social.
L’enseignement primaire, en effet, apparaît mieux fi nalisé que l’enseignement secondaire. Il est encore et toujours perçu principalement comme le lieu des apprentissages de base pour des enfants à qui l’école est censée donner des clés indispensables pour décoder le monde adulte. Certes, cette fi nalité devient moins nette en fi n de cycle primaire, une fois que les écoliers ont acquis les rudiments de la lecture, de l’écriture et du calcul. Passé un certain seuil de maîtrise, le pouvoir nouveau qui s’ouvre à l’enfant, grâce au savoir-faire intellectuel fraîchement acquis à l’école, lui apparaît moins excitant qu’au début de son parcours. À ses yeux, les coûts de l’ascèse de l’apprentissage scolaire commencent à entrer en concurrence avec les gains escomptés. En outre, les centres d’intérêt extrascolaires de l’élève de dix-douze ans se multiplient et se diversifi ent. L’école cesse alors de lui apparaître comme le lieu extrafamilial privilégié de l’occupation de son temps.
De son côté, l’enseignement supérieur, et en particulier l’enseignement universitaire, apparaît lui aussi mieux fi nalisé que l’enseignement secondaire. Il forme une élite, ou tout au moins un corps de spécialistes, et procure un diplôme qui ouvre sur la profession. Certes, ce niveau de formation est lui aussi secoué par des transformations tant internes qu’externes : élargissement de son recrutement, restructuration des cours, nouvelles articulations avec le marché du travail, rapprochement avec le monde de la production, changement dans les techniques et les méthodes didactiques, etc. Cependant, les fi nalités (sélection de l’élite, accès aux savoirs et aux savoir-faire plus poussés, préparation intellectuelle et instrumentale à la vie professionnelle) restent d’actualité, même si les contenus, comme les méthodes, se transforment.
Au contraire, l’enseignement secondaire ne poursuit plus aujourd’hui de fi nalités claires. Jusque dans les années soixante, les humanités accueillaient les enfants des classes supérieures et les élèves les plus méritants des milieux populaires pour leur faire passer le temps de leur adolescence en attendant l’université, tout en développant leurs capacités intellectuelles (et en particulier la maîtrise du langage écrit, support de l’abstraction et de la formalisation), en leur faisant acquérir des méthodes de travail et en les faisant accéder à un savoir d’érudition qui ouvrait sur la distinction, légitimation de leur future position sociale.
Parallèlement à la voie de l’enseignement général, les fi lières techniques et professionnelles poursuivaient de leur côté leurs propres fi nalités, tout aussi claires : sélectionner et former les futurs techniciens et, pour les meilleurs d’entre eux poursuivant leur cursus jusqu’à l’enseignement technique supérieur, les préparer à des postes d’encadrement intermédiaire dans les entreprises. Outre la formation professionnelle, le but de l’enseignement technique était de forger une culture technique, source d’identité pour les techniciens et cadres intermédiaires. Ces fi nalités ont été résumées sous l’expression d’« humanisme technique ».
Aujourd’hui, l’école secondaire se défi nit comme l’école de la réussite pour tous, à travers son système de fi lières et d’options multiples, tant générales que techniques et professionnelles, articulées structurellement entre elles, formant une sorte de continuum vertical et horizontal. Cette fi nalité de la réussite et du diplôme accessibles à tous devient un quasi-droit aux yeux des intéressés. Le parcours de l’enseignement secondaire n’est donc plus considéré comme une chance à saisir, mais comme une voie normale et rendue obligatoire pour tous, sans alternative possible (sauf pour les cas les plus extrêmes).
Le diplôme de l’enseignement secondaire apparaît communément comme une condition de l’insertion professionnelle, via des études supérieures devenues, à leur tour, la voie normale pour tous ceux qui terminent l’enseignement secondaire avec un diplôme à la clé. Même dans le cas où les études supérieures ne sont pas accessibles, parce que trop coûteuses, trop diffi ciles ou trop longues, le diplôme de fi n d’enseignement secondaire apparaît néanmoins, dans le chef des élèves et de leurs parents, comme le titre de base de l’enseignement obligatoire, titre sans lequel on n’est rien, comme c’était le cas autrefois pour le certifi cat d’études primaires. Observons que cette conviction est plus un acte de foi qu’une représentation basée sur une observation de la réalité. Car l’articulation précise entre le diplôme de l’enseignement secondaire et l’insertion socioprofessionnelle est rarement défi nie. Le diplôme d’enseignement secondaire devient donc un objectif en soi, sans que l’on sache vraiment quelles compétences il sanctionne, ni sur quoi il ouvre exactement (et ce, malgré la rédaction des compétences terminales qui ne précise pas le niveau de réussite, ni n’explicite le lien existant entre ces compétences et les études supérieures3).
Par ailleurs, de nouvelles missions sont attribuées à l’école secondaire. Aujourd’hui, celle-ci doit enseigner des compétences citoyennes pour la vie personnelle et sociale extrascolaire et préparer à l’« employabilité ». Ces nouvelles fi nalités, surajoutées aux missions traditionnelles de l’enseignement secondaire, viennent brouiller ces dernières. En outre, des diffi cultés méthodologiques et épistémologiques surgissent pour la poursuite des nouvelles missions qui, dans un temps rétréci, entrent en concurrence avec les fi nalités traditionnelles de l’école secondaire. Sur tous ces points, nous reviendrons dans la suite de l’article.
Une focalisation sur la condition enseignante
Soucieux de préciser encore davantage la cible visée, nous plaçons au coeur de notre analyse le travail enseignant. Nous constatons que les conditions de travail des professeurs se sont détériorées, rendant l’exercice du métier à la fois plus diffi cile et plus pénible. À la dimension objective de la détérioration de la condition enseignante s’ajoute une épreuve subjective, d’ordre symbolique : alors qu’il est soumis à des attentes sociales accrues, l’enseignant éprouve une perte de sens de son travail et souffre d’une détérioration de l’image de soi, en tant que professionnel4. Pour mieux appréhender les transformations du métier d’enseignant dans le cadre d’une école secondaire aux fi nalités brouillées, nous examinerons d’abord les facteurs sociaux, économiques et culturels externes qui permettent d’éclairer la crise.
L’école secondaire touchée par les évolutions de son environnement
Le diplôme secondaire étant devenu un quasi-droit, la demande sociale à l’égard de l’école émanant des parents et des jeunes se modifi e. Émerge dans ce domaine une attitude que nous pouvons qualifi er de « consumériste ». Pour ses utilisateurs, l’école est de moins en moins perçue comme un service public, mais plutôt comme un service à la clientèle. Ce sont moins des citoyens qui profi tent d’une institution mise à leur disposition dans le cadre de la poursuite d’un bien commun et d’un progrès social, à la fois individuel et collectif, que des usagers, assimilés parfois à des clients, qui attendent d’un établissement scolaire, comparé parfois à une entreprise, la fourniture d’une formation de qualité assurant diplôme et développement intellectuel, comme on serait en droit de l’attendre de n’importe quel prestataire de service privé. Cette perception marchande de l’école est encouragée par le mode d’organisation politique de notre enseignement qui fonctionne comme un « quasi-marché » (pouvoirs organisateurs décentralisés et subventionnés, entrant en concurrence les uns avec les autres pour le recrutement de leurs élèves). La dynamique du quasi- marché est renforcée par les stratégies des établissements eux-mêmes, qui cherchent à se positionner sur ledit marché en se créant une image de marque à travers la défi nition d’une offre de formation spécifi que, orientée vers un public-cible défi ni. La demande sociale de type consumériste, provenant des parents, favorise une marchandisation ou plus précisément une instrumentalisation de l’offre d’enseignement de l’école secondaire et rend celle-ci beaucoup plus perméable aux pressions économiques externes que dans le cas d’une école secondaire de type service public.
Une seconde évolution concerne directement l’environnement économique de l’école et vient renforcer la tendance à l’instrumentalisation de son offre. Nous voulons parler de l’obscurcissement des liens entre diplômes, emplois et mobilité sociale. Le développement de l’école secondaire et sa massifi cation vont de pair avec une période particulière de l’histoire appelée les « Trente glorieuses » (1945 – 1975). Durant cette période, la forte croissance économique a fait exploser la consommation de biens et gonfl er le volume des emplois, en favorisant tout à la fois le travail des femmes, le quasi-plein-emploi, la hausse des niveaux de qualifi cation. La période se caractérise aussi par l’élargissement des classes moyennes et des élites. Une mobilité sociale ascendante a permis à toute une génération d’améliorer sa position sociale par rapport à celle de ses parents. Dans ce contexte, l’augmentation du nombre de diplômés et des niveaux scolaires atteints conduisait à un débouché quasi assuré.
Qu’en est-il aujourd’hui ? L’accroissement quantitatif et qualitatif des études et des niveaux des diplômes qui s’est poursuivi depuis, non seulement ne permet plus l’amélioration de la position sociale des jeunes par rapport à celle de leurs parents, mais en outre, dans un certain nombre de secteurs, ne garantit nullement l’emploi. L’infl ation des titres scolaires et la raréfaction des débouchés professionnels pour les jeunes créent chez ces derniers une peur de l’avenir. Le diplôme apparaît d’autant plus nécessaire qu’il s’est vu généralisé et dévalorisé.
Cette transformation du lien entre le diplôme et l’emploi est elle-même intégrée dans l’attente consumériste des parents. Elle conduit indirectement à modifi er les fi nalités attribuées à l’école, en la chargeant de préparer les jeunes à l’« employabilité ». Cette fi nalité est explicite et précise, en ce qui concerne l’enseignement de qualifi cation. Elle est implicite et indirecte, en ce qui concerne l’enseignement de transition. L’enjeu y est déplacé. Selon la demande sociale, le diplôme de l’enseignement supérieur est considéré comme le minimum requis pour tenter sa chance sur le marché du travail. En suivant cette perspective, l’enseignement secondaire doit devenir plus fonctionnel. Il s’agit d’outiller le jeune pour assurer la réussite de son insertion professionnelle (si possible via l’enseignement supérieur) et même pour assurer la réussite de sa vie en général. Cette nouvelle visée trouve sa concrétisation dans l’approche par les compétences.
Une troisième transformation sociétale de l’école secondaire est d’ordre culturel. L’école secondaire ne représente plus pour les jeunes le lieu de l’apprentissage par excellence. Le phénomène n’est pas nouveau. Il a débuté avec le développement des mass-média, en particulier la télévision. Plutôt qu’une source d’information alternative, la télévision est apparue bientôt comme une concurrente dans l’occupation du temps des adolescents. Plus attractive, plus distrayante, plus variée, plus mobile, moins exigeante que les savoirs livresques, la télévision va retenir les jeunes devant ses écrans, en captant de longues heures ôtées au travail scolaire à domicile, à la lecture et au sommeil. Elle fait apparaître les cours comme bien fades, mornes et coupés de la vraie vie, face au rythme, à la diversité, à la créativité, à l’éclat et au dynamisme de ses multiples émissions.
D’autres objets techniques récents ont pris le relais de la télévision dans la fascination et l’absorption du temps des jeunes, allant parfois jusqu’à entraîner l’assuétude. Nous songeons aux consoles de jeux « Playstation » et autres jeux vidéo, sans oublier internet avec ses autoroutes de l’information, offrant la plus grande bibliothèque du monde et apportant une réponse immédiate aux questions. Enfi n, les « chats » et autres réseaux de communication virtuels créent une nouvelle sociabilité fascinante et grande dévoreuse de temps. Plus encore que dans le cas de la télé, la rapidité, l’immédiateté, le caractère ouvert et multidirectionnel, en phase directe avec le vécu, attirent la curiosité du jeune et s’opposent au côté fi gé, dépassé et coupé de la réalité caractérisant l’enseignement.
Il est hors de notre propos de nier l’intérêt de ces nouvelles technologies. Nous voulons simplement observer qu’au-delà du fait qu’elles sont voraces en heures occupées, elles modifi ent en profondeur le rapport au savoir et le rapport au temps des jeunes et remettent ainsi radicalement en question la conception du savoir et de l’apprentissage à l’école. En effet, le savoir véhiculé par la télé est marqué par la fl uidité, la segmentarisation des discours, véhiculant des messages juxtaposés, sans cesse renouvelés, offrant des connaissances fugaces et dispersées, présentant des idées à l’état brut et peu élaborées, des débats rapides, fragmentaires, désordonnés et inachevés, sans véritable argumentation ni évaluation de leur pertinence, sans vraies conclusions, laissant peu de place à l’élucidation de la contradiction et à sa gestion. Ces caractéristiques s’opposent point par point à celles du savoir promu par l’institution scolaire, se voulant systématique, de longue haleine, global, stable, formel, raisonné, universel, etc.
De son côté, le savoir apporté par internet se présente à son tour comme fragmenté, fonctionnel, accessible directement et sans effort, sur mesure, a‑critique, encyclopédique, non intégré et sommaire. À l’inverse, le savoir scolaire est conçu comme global, théorique, ascétique, formel, critique, disciplinaire, structuré et approfondi.
Un antagonisme épistémologique foncier oppose donc les nouveaux médias à l’institution scolaire, par rapport à l’objet de la connaissance et aux méthodes d’accès au savoir. Cette opposition place les enseignants dans une situation diffi cile, tant sur le plan de la pédagogie à mobiliser pour défendre et enseigner le savoir scolaire que sur le plan de leur autorité, associée traditionnellement à leur statut de médiateur obligé et incontournable pour l’accès au savoir et la transmission d’un patrimoine culturel.
En posant la question de l’autorité de l’enseignant sur le plan culturel, nous touchons une quatrième évolution déterminante de la crise de l’école. La mise en avant de l’individualisme et de l’autonomie dans la société environnante, la grande liberté dont jouissent actuellement les jeunes (s’accompagnant parfois d’un sentiment d’abandon par leurs parents, qui courent derrière la réussite de leur propre vie professionnelle, sentimentale, etc.), la survalorisation de leur image extérieure (provenant surtout de la sphère marchande qui les fl atte à travers la publicité), les ressources matérielles dont ils disposent, qui leur assurent une mobilité et une jouissance consommatrice inégalées jusqu’ici, tous ces facteurs encouragent leur ego, leur procurent une sensation de pouvoir et leur servent à affi rmer une identité, tout en rendant leurs rapports avec l’enseignant plus diffi ciles qu’hier. Ces mêmes facteurs entrent aussi en tension et en contradiction avec la dépendance fi nancière prolongée des jeunes, le peu de responsabilités sociales qui leur revient, l’hostilité manifestée à l’égard de certains de leurs comportements jugés « dangereux » par la société, leur peur de s’engager dans la vie adulte et leur besoin de sécurité face à un avenir incertain.
Outre que cette situation paradoxale les place dans une position extrêmement fragile, elle contribue aussi à discréditer l’autorité de la génération adulte (et donc, des enseignants), jugée en partie responsable du manque de perspectives d’avenir, et conduit les jeunes à remettre profondément en cause le rôle de ces adultes dans la transmission intergénérationnelle.
Des contenus enseignés devenus nébuleux
Sans perdre de vue les évolutions extérieures qui la touchent de plein fouet, pénétrons à présent dans le triangle pédagogique qui relie élèves, enseignant et savoirs ; au sein des transformations qui se jouent à l’intérieur même de l’école secondaire.
Un premier facteur, qui concerne le coeur même de l’activité scolaire, est la confusion qui caractérise les contenus à enseigner. La remise en cause culturelle des savoirs et des apprentissages scolaires ne provient pas seulement de l’extérieur, via les nouveaux médias et le rapport à l’autorité dont nous venons de parler. La fi nalité traditionnelle de l’enseignement secondaire, celle de la transmission d’un patrimoine scientifi que, technique et artistique, est aussi battue en brèche par les experts et les responsables scolaires eux-mêmes. Les oeuvres majeures des humanismes du passé se voient ainsi qualifi ées de « savoirs morts ». Les disciplines classiques sont remises en question, au profi t d’une approche interdisciplinaire, par projet ou par résolution de problèmes. Les compétences transversales qui doivent permettre d’« apprendre à apprendre » deviennent des objectifs à part entière. Approche interdisciplinaire, construction de savoirs, développement du savoir-faire intellectuel sont les nouvelles priorités absolues, et déclarées, de l’enseignement secondaire, sans que l’on sache toujours précisément ce dont il s’agit, ni comment les enseigner. À côté de cette mutation radicale qui touche les objectifs traditionnels de l’enseignement secondaire, de nouvelles fi nalités sociales qualifi ées de « citoyennes » sont assignées à l’école secondaire, sans oublier celle de la préparation à l’employabilité dont nous avons parlé ci-dessus. D’une manière générale, et dans tous ces domaines anciens ou nouveaux, les savoirs fonctionnels « qui font sens » et sont utiles immédiatement (savoirs chauds ou vivants) se substituent aux connaissances et aux acquis du passé (savoirs froids ou morts). Ces derniers sont considérés comme dépassés, comme une source d’ennui et une cause de démotivation pour les jeunes.
Le cadre pédagogique prospectif de cette nouvelle visée centrée sur les savoirs vivants et utiles est l’approche par les compétences et sa didactique des situations-problèmes. Ces dernières redonneraient sens à l’enseignement secondaire parce que l’élève percevrait qu’il apprend à résoudre des problèmes pour la « vraie vie » et serait rendu capable de transférer à des situations extrascolaires ce qu’il a appris. Remplacer les savoirs par les compétences revient à conférer une fi nalité plus fonctionnelle à l’école secondaire.
Notons que cette réorientation importante de la mission intellectuelle et démocratique de l’école secondaire n’a pas été soumise à un large débat de fond, ni parmi les enseignants ni même parmi les parlementaires, qui ont voté sans sourciller les décrets sur les compétences. Mais surtout, la question de la détermination précise des contenus mêmes de l’apprentissage est restée sans réponse. Si les responsables scolaires et les experts pédagogiques s’entendent pour affi rmer que les compétences s’exercent nécessairement sur des connaissances, ces dernières occupent une place secondaire. En effet, selon la défi nition même des compétences, les savoirs sont subordonnés aux situationsproblèmes qu’il s’agit de résoudre. La situation est donc première et le savoir dépendant de celle-ci.
Par ailleurs, les nouveaux programmes des cours généraux de l’enseignement secondaire, rédigés en prolongement de la formulation des compétences terminales, apparaissent particulièrement confus. En effet, ils mettent l’accent tantôt sur des compétences pour la vie (présente ou future) du jeune, tantôt sur la manière d’exercer et de manipuler des savoirs disciplinaires, tantôt sur des compétences transversales à développer. Cette confusion tient à l’impasse faite sur l’actualisation des fi nalités sociales de l’école et sur la redéfi nition des contenus d’apprentissage liés à ces finalités.
Le fl ou et l’imprécision des programmes actuels viennent brouiller les repères des enseignants, en dévalorisant leurs anciennes pratiques et en balayant leur vision courante de l’école, sans leur proposer une alternative suffi samment précise, opérationnelle et crédible, qui leur permettrait d’y adhérer. La réforme des compétences représente, au stade actuel, une fuite en avant qui risque d’aggraver la crise de l’école.
Une motivation des élèves devenue problématique
À la suite d’une série de pratiques pédagogiques et de modes de gestion politique de l’échec, mis en place dès les premières années de l’école primaire, une partie non négligeable des élèves de l’enseignement secondaire sont des analphabètes fonctionnels5, dont le développement cognitif et le savoir-faire intellectuel sont défi cients. Le mode de fonctionnement de l’enseignement secondaire, en visant une progression standardisée et continue dans les apprentissages, ignore ce phénomène et place alors les enseignants dans une situation quasi schizophrénique : d’une part, faire progresser leurs élèves par rapport au niveau qu’ils ont réellement et, d’autre part, enseigner un programme basé sur un profi l théorique de jeunes.
En outre, sur le plan structurel, la faible effi cacité de l’enseignement primaire et du premier degré commun de l’enseignement secondaire (beaucoup d’échecs en moyenne) et la sélection sociale interne en vigueur (proportionnellement plus d’échecs parmi les enfants issus des milieux populaires) continuent à justifi er, voire à intensifi er la (ré)orientation par l’échec et la relégation scolaire à travers les fi lières stratifi ées de l’enseignement secondaire. Ce mécanisme encourageant l’inégalité sociale s’accompagne de conséquences organisationnelles comme le déversement dans les fi lières « plus faciles » des élèves faibles ou en diffi culté scolaire, qui se voient alors regroupés dans des classes homogènes à la fois socialement et scolairement. Il s’accompagne aussi de conséquences symboliques comme la forte hiérarchisation des fi lières et la dévalorisation de l’image de soi qui en résulte, tant chez les jeunes que chez les professeurs.
Le phénomène n’est ni surprenant ni nouveau : les jeunes en situation d’échec, faibles dans le domaine des apprentissages scolaires intellectuels et en retard sur l’âge normal du cursus, apparaissent peu motivés pour les études. Mais, phénomène sans doute plus inattendu, cette faible motivation se rencontre aussi chez les « bons » élèves, y compris dans les établissements d’excellence. Ces bons élèves entretiennent de plus en plus souvent un rapport fonctionnel à l’école : cette dernière doit leur assurer un diplôme, sésame de l’accès à l’université. En répondant aux exigences des enseignants pour obtenir ce certifi cat, ils savent qu’ils acquièrent dans la foulée les capacités cognitives requises pour les études supérieures. Cependant, aux yeux de ces bons élèves qui investissent juste ce qu’il faut (et pas plus) pour réussir un parcours scolaire sans faute, les véritables centres d’intérêt sont ailleurs. La vie extrascolaire leur apparaît tellement plus vivante et attrayante. Nourris aux nouvelles technologies et profi tant des ouvertures qu’elles offrent, ces bons élèves relativisent fortement le contenu de ce qui leur est enseigné. L’école leur semble sans doute plus intéressante par la vie sociale et les relations qu’elle permet que par les activités d’apprentissage qu’elle organise.
Nous avons relevé ci-dessus, au sein de l’environnement culturel de l’école secondaire, des évolutions concernant le statut des savoirs (en lien avec les nouveaux médias) et la position des jeunes (en lien avec leur autonomie et leur fragilité) qui rendent l’exercice de l’autorité de l’enseignant plus problématique aujourd’hui qu’hier. À l’heure actuelle, vis-à-vis des élèves, tout doit être discuté, justifi é, légitimé, négocié, qu’il s’agisse des contenus enseignés, des activités d’apprentissage, des règles de l’évaluation, de la discipline, des sanctions, etc. L’indocilité au sein même des classes s’est accrue, exigeant de l’enseignant qu’il mobilise une plus grande partie de son temps, de sa concentration et de son énergie pour instaurer et pour sauvegarder l’ordre disciplinaire et les conditions matérielles de l’apprentissage, au détriment de son investissement pédagogique dans la mise sur pied des activités d’apprentissage proprement dites. L’indiscipline s’accroît dans les établissements scolaires. C’est un fait avéré que les gestes de violence verbale ou physique des élèves se multiplient, à l’égard de leurs professeurs comme de leurs condisciples.
L’école secondaire soumise aux contraintes politiques
La finalité de la réussite de tous trouve un écho dans la revendication au « droit » au diplôme de l’enseignement secondaire, exprimée par les usagers. Par ailleurs, elle est affi rmée aussi comme une exigence de l’école démocratique, idéal politique qui constitue le fondement même de l’enseignement comme service public. Depuis un siècle, cet idéal politique a été poursuivi sans relâche par les autorités éducatives nationales et les promoteurs de l’école pour tous. Il s’est traduit dans des réformes scolaires successives. Aujourd’hui, il est en outre relayé par les injonctions des institutions internationales qui exigent l’accroissement de l’effi cacité et de l’équité de l’enseignement dans chaque pays et qui proclament la nécessité de lui imposer une « obligation de résultats ». Cette nouvelle injonction politique pèse sur les enseignants, exerçant sur eux une pression morale, en leur prescrivant ainsi le but et la priorité de leur action éducative. Mais la réalité résiste. Et les professeurs de l’enseignement secondaire se savent dans l’incapacité de remplir l’obligation de résultats (par exemple, les socles de compétences pour tous, en fi n de premier degré), même lorsque, dans un certain nombre de cas, le niveau des acquis visés s’est vu abaissé ou lorsque les fi lières hiérarchisées aux exigences moindres se sont démultipliées. Encore une fois, le corps enseignant est mis dans une situation paradoxale de devoir conduire tous les élèves de ses classes à la réussite et d’être dans l’impossibilité de le faire.
La réforme fondée sur l’approche par compétences, déjà évoquée plus d’une fois dans cet article, constitue une nouvelle injonction politique directe adressée aux enseignants. La réforme s’attache d’abord à défi nir de nouveaux buts à l’école secondaire : les compétences à installer prennent la place des connaissances disciplinaires à transmettre, mettant ainsi à mal les représentations traditionnelles du métier. Ensuite, à travers les programmes et les formations initiales et continuées des enseignants, la réforme se prolonge dans une seconde prescription : celle de pratiquer des méthodes pédagogiques basées sur la construction des savoirs et la résolution de situations-problèmes. Outre le fait que cette pédagogie est impossible à pratiquer partout et tout le temps dans les classes concrètes, qu’il n’est d’ailleurs pas évident que son usage massif soit bénéfi que pour la réussite des élèves en diffi culté scolaire et que les conditions matérielles de son application ne sont souvent pas réunies, elle remet profondément en cause les savoir-faire traditionnels des enseignants. Ces derniers se sentent donc doublement ébranlés, à la fois vis-à-vis de leurs convictions relatives aux buts de l’école et vis-à-vis de leurs représentations à propos de la manière de faire la classe.
De nouvelles normes professionnelles apparaissant en porte-à-faux
La réforme fondée sur l’approche par les compétences revient à prescrire aux enseignants, sous forme d’incitations ou sous forme d’injonctions, de nouveaux buts et une nouvelle didactique. Elle s’accompagne de l’émergence de deux nouvelles normes professionnelles, prônées, elles aussi, par les autorités éducatives et les spécialistes des sciences de l’éducation. La première norme consiste à convertir les professeurs de « transmetteur » en « coach ». Cette nouvelle vision du métier est censée être cohérente par rapport aux évolutions pédagogiques mises en place par la réforme et ainsi donner un nouveau sens au rôle de l’enseignant face aux élèves et aux savoirs. La représentation de « coach » bouleverse totalement l’image du métier des enseignants. En effet, le coach se met à la disposition du « coaché » en vue de l’aider à la réussite de son propre projet et à devenir ainsi un « gagnant ». Pour y parvenir, le coach donne des conseils au coaché, lui révèle ses lacunes et ses ressources, et lui propose des démarches et des stratégies appropriées à ses buts. Il lui prépare un programme d’action personnalisé et progressif. Le coach est l’accompagnateur individuel de l’apprenant. Le modèle de l’enseignement individualisé et différencié devient ainsi implicitement la norme du comportement attendu du nouvel enseignant et s’oppose à la conception traditionnelle du métier, celle de « faire la classe ».
Le praticien est pris une nouvelle fois en tenaille entre une injonction basée sur l’individualisation du cheminement des élèves et la réalité concrète de l’exercice de son métier. Ne se retrouve-t-il pas tous les jours devant un groupe- classe à la dynamique multidimensionnelle, qu’il lui faut à la fois instruire et faire vivre ensemble, dans des conditions pédagogiques permettant l’activité intellectuelle tout autant que la convivialité et exigeant de combiner continuellement les dimensions personnelles et collectives de l’apprentissage ?
Parallèlement, les autorités éducatives et les spécialistes en sciences de l’éducation, inspirés par les récentes pratiques de management en entreprise, mettent en avant une autre nouvelle norme professionnelle : l’enseignant est censé devenir un « praticien réfl exif ». Ce dernier se défi nit comme un professionnel qui prend du recul par rapport à son métier. Il est capable d’analyser les problèmes qu’il y rencontre et de se réajuster en modifi ant ses comportements et ses pratiques en fonction de ces analyses. Selon la norme du praticien réfl exif, le bon enseignant serait quelqu’un qui s’en sort grâce à ses propres ressources et grâce à celles de ses collègues, avec lesquels il est appelé à coopérer.
Certes, cette nouvelle image identitaire encourage les professeurs à prendre en main leur travail et à devenir des acteurs lucides, créatifs et autonomes vis-à-vis de leur activité professionnelle. Mais elle est proposée au moment où les enseignants rencontrent de grandes diffi cultés à exercer leur profession, où la situation éducative apparaît la plus confuse, la plus éclatée, où les injonctions qui leur sont faites s’avèrent particulièrement en contradiction avec les situations concrètes qu’ils rencontrent.
Se combinant à l’obligation de résultats, l’incitation à devenir des praticiens réfl exifs est donc souvent perçue par les enseignants comme un report sur le professeur de la responsabilité de trouver les réponses aux diffi cultés qu’il rencontre et qui lui semblent justement quasi impossibles à surmonter, à cause des différents facteurs qui échappent à sa zone de pouvoir.
Pressions bureaucratiques des décideurs
Les décrets promulgués récemment concernant les inscriptions, les grilles horaires, l’inspection, le premier degré, etc., bien que n’infl uençant pas toujours directement le travail du professeur, conditionnent le cadre organisationnel de l’établissement dans lequel il travaille et lui rappellent régulièrement qu’il est un fonctionnaire, soumis à des règles externes déterminant ses activités. Des contraintes externes viennent parfois de l’intérieur même de l’établissement, lorsqu’un pouvoir organisateur ou une direction décide, d’autorité, d’introduire des innovations organisationnelles ou pédagogiques au niveau de l’école. Ces faits se heurtent aux discours sur le praticien réfl exif et sur le développement de l’acteur autonome, et signifi ent aux enseignants qu’ils n’ont qu’un pouvoir d’initiative limité alors que, par ailleurs, ils sont censés faire preuve de créativité pour résoudre les problèmes et pour affronter une situation scolaire inédite. Qui plus est, ces impositions sont souvent justifi ées par le manque d’initiative des enseignants, qu’il faudrait donc forcer à innover. Nouvelle injonction paradoxale !
Sur un plan plus général, les structures institutionnelles scolaires de la Belgique francophone, héritées du Pacte scolaire de 1958, pèsent de tout leur poids pour compliquer l’application concrète des réformes : ces structures largement décentralisées, qui favorisent à la fois l’autonomie des pouvoirs organisateurs (dans deux des trois grands réseaux) et leur regroupement en fédérations, aboutissent à multiplier les centres décisionnels et à stimuler les logiques compétitives sur un plan local.
Pressions revendicatives des usagers
Une autre pression s’exerce directement sur le corps professoral, en provenance des parents. Ces derniers, encouragés par les autorités politiques elles- mêmes à s’impliquer dans l’école (entre autres, dans les conseils de participation), développent souvent une attitude revendicative, contestant certaines décisions pédagogiques ou disciplinaires prises, exigeant la réussite à tout prix pour leur enfant, remettant parfois en question directement l’un ou l’autre enseignant en particulier.
Cet interventionnisme s’exprime d’autant plus facilement que l’école a longtemps été une institution d’où le droit était absent et où, encore aujourd’hui, les rapports entre les acteurs internes et externes de l’institution sont peu réglementés formellement.
C’est d’ailleurs dans ce même vide juridique que s’engouffrent des associations de défense du droit des jeunes et du droit des élèves, dont il n’est pas faux de dire que leurs interventions sont redoutées par certains enseignants ou certaines directions.
La question n’est pas ici de se prononcer sur le bien-fondé de l’implication des parents dans l’école, mais de constater que les enseignants, loin de trouver comme autrefois des alliés de poids auprès des parents, les perçoivent aujourd’hui, au minimum comme des interlocuteurs supplémentaires à intégrer à la complexité des situations qu’ils doivent gérer, voire parfois comme des adversaires à neutraliser. Quant à l’introduction, souvent anarchique, de la dynamique revendicative des élèves, même si elle est considérée comme l’occasion d’une éducation active à la citoyenneté, ne faudrait-il pas aussi la relire à la lumière du diagnostic fait ci-dessus, celui de la perte de légitimité de l’autorité de l’enseignant et de la négociation permanente des règles qui en découlent ?
D’une manière plus générale, remise en question des rôles statutaires et négociation continue des règles accompagnent un phénomène de « désinstitutionnalisation » qui touche différentes grandes institutions de notre société, la famille et l’école notamment, et suscite un sentiment d’incertitude parmi leurs membres.
Pressions scientifiques des évaluateurs
Les analyses et évaluations « scientifi ques » qui tentent de mesurer l’effi cacité et l’équité de l’école sont parfois utilisées par les autorités éducatives, voire par les usagers, comme un moyen de pression supplémentaire, qui vient peser sur les épaules des enseignants. Les évaluations internes se combinent avec les enquêtes Pisa et autres évaluations internationales pour leur rappeler que l’enseignement secondaire de la Communauté française est singulièrement ineffi cace, en plus d’être fortement inéquitable, au regard des performances des autres nations ou régions (en particulier, de celles de la Communauté fl amande, situées dans le peloton de tête au niveau international, sur le plan de l’effi cacité). Pousser le corps enseignant à constater que le fruit de son travail s’avère médiocre n’est sûrement pas valorisant pour son image professionnelle. C’est d’autant plus diffi cile à supporter que les pratiques habituelles mobilisées (autour du redoublement) pour faire face à l’échec se voient systématiquement remises en question par les experts, que les nouvelles alternatives proposées par ces mêmes experts (autour de la remédiation) apparaissent, à tort ou à raison, encore trop peu crédibles ou trop peu opérationnelles aux yeux des enseignants, que l’approche par les compétences ne leur apparaît pas non plus comme une réponse adéquate au problème de la faiblesse des acquis de nombreux élèves.
Dans le même registre de l’évaluation globale du système, la presse se fait régulièrement l’écho de recherches sur les inégalités sociales reproduites par l’école secondaire6 : l’échec scolaire ne frappe pas tous les milieux de la même façon ; la hiérarchie d’excellence des fi lières correspond à la hiérarchie des classes sociales ; les établissements scolaires pratiquent la ségrégation sociale. Ces faits n’interpellent certes pas l’ensemble du corps enseignant, mais bien la fraction la plus sensible socialement, qui est souvent aussi la plus active et la plus innovatrice dans la poursuite de la réussite de tous. Rappelons que l’idéal politique de l’école démocratique fait partie de l’imaginaire fondateur de l’institution scolaire comme service public et contribue à la noblesse symbolique du métier. Ainsi donc, après un siècle de politiques ininterrompues de démocratisation de l’école et de dépenses budgétaires considérables consacrées à cette dernière, cet idéal apparaît toujours aussi inaccessible, sinon plus lointain7. Ce constat peut achever de décourager la poignée de « militants » qui se battent encore sur le terrain des classes pour une école démocratique, un savoir émancipateur et une société plus juste.
Les conséquences de la crise de l’école secondaire sur le métier des enseignants
Une série de conséquences découlent des évolutions que nous avons analysées et elles affectent la défi nition même du travail de l’enseignant à l’école secondaire. Les voici présentées sous forme condensée.
Les enseignants vivent un sentiment profond d’insécurité : insécurité quant au contenu à enseigner, aux méthodes à utiliser, à la motivation des élèves, à l’accroissement de la violence menaçant leur intégrité physique et morale, au soutien des responsables éducatifs et à l’appui des parents, à leur protection juridique, au sens même de l’école.
Dès lors, les enseignants se préoccupent surtout de tenir le coup sur la longue durée. Ils y consacrent énormément d’énergie. Ils adoptent souvent une position crispée et défensive, qui les conduit alors à s’attacher à leur discipline comme repère stable et les rend incapables d’imaginer un autre contenu, plus en phase avec les nouveaux enjeux de l’école. Ils s’accrochent alors aussi aux méthodes didactiques traditionnelles qu’ils connaissent, faute de maîtriser suffi samment les approches nouvelles. Ces dernières leur apparaissent comme un facteur supplémentaire d’insécurité, dans un contexte considéré comme déjà suffi samment troublé.
La gestion du respect des règles scolaires de base (présence en classe, mise au travail des élèves, possession de son matériel scolaire, civilité, etc.) prend de plus en plus d’importance objective et subjective, en temps et en énergie, dans le travail des enseignants. Ces préoccupations entrent directement en concurrence avec l’organisation des activités d’apprentissage scolaire proprement dites.
Lentement mais sûrement, les enseignants revoient leurs ambitions éducatives à la baisse. Dans certaines sections, ils en arrivent même à choisir leurs objectifs en fonction du niveau qu’ils estiment atteignable par leurs élèves, et non en fonction d’un seuil défi ni de l’extérieur, à atteindre impérativement. Cela va à l’encontre des objectifs prescrits par les autorités éducatives, sous la forme des compétences (socles, terminales ou professionnelles).
Dans les situations les plus diffi ciles, la relation affective tend à se substituer à l’« instruction ». À défaut de pouvoir conduire les jeunes à un certain niveau de connaissances et de savoir-faire intellectuel, les enseignants « maternent » leurs pupilles, faisant montre d’attention psychologique à leur égard. Faute d’être instruits, au moins les élèves se sentiront-ils aimés, aidés et compris en tant que personnes.
Dans la même ligne, le travail de socialisation prend le pas sur le travail d’enseignement. À l’égard des jeunes en grandes diffi cultés scolaires, la (re) structuration psychologique et l’apprentissage de la sociabilité deviennent des objectifs prioritaires, plus importants que l’apprentissage intellectuel. Dans certains cas, le travail des enseignants se rapproche du travail social et/ou thérapeutique.
Une variante de la stratégie précédente correspond au cas de ces enseignants dynamiques qui s’inscrivent dans une optique de « participation citoyenne » et se mobilisent sur des projets d’animation scolaire avec certaines de leurs classes (théâtre, voyage, action sociale, sensibilisation aux droits de l’homme, projet scientifi que ou initiation artistique, en partenariat avec divers acteurs associatifs, etc.), tout en désinvestissant le travail d’enseignement au sens strict, qui leur apparaît trop ingrat.
Une variante de la stratégie précédente correspond au cas de ces enseignants dynamiques qui s’inscrivent dans une optique de « participation citoyenne » et se mobilisent sur des projets d’animation scolaire avec certaines de leurs classes (théâtre, voyage, action sociale, sensibilisation aux droits de l’homme, projet scientifi que ou initiation artistique, en partenariat avec divers acteurs associatifs, etc.), tout en désinvestissant le travail d’enseignement au sens strict, qui leur apparaît trop ingrat.
Rien d’étonnant, donc, au fait que la fonction enseignante apparaisse aujourd’hui peu attractive, comme le révèlent les réticences des jeunes diplômés à entrer dans le métier, les abandons nombreux au cours des premières années professionnelles, le souci de partir à la (pré)pension le plus tôt possible, l’orientation vers cette carrière comme deuxième choix consécutif à un échec dans d’autres études. Les facteurs cités comme positifs par les jeunes pour justifi er leur choix d’enseigner (tels un emploi du temps moins contraignant que la plupart des autres professions, une rémunération relativement satisfaisante, l’absence de chef direct, etc.), sont souvent des facteurs qui ont peu à voir avec le coeur du métier lui-même.
Relevons à présent deux conséquences qui sont d’ordre structurel et infl uencent indirectement le travail de l’enseignant.
L’inflation des diplômes touche surtout les diplômes les plus bas. Quant aux jeunes qui sortent de l’école sans aucun diplôme du secondaire, ils se retrouvent bien plus fragilisés qu’auparavant et sont socialement étiquetés, voire stigmatisés. Incapable d’absorber l’ensemble des jeunes sortis de l’école, le marché de l’emploi n’offre plus de place pour les faiblement qualifi és. Certains enseignants, qui ont ces jeunes dans leurs sections, se sentent implicitement responsables de leurs diffi cultés d’insertion professionnelle et cherchent alors à attribuer malgré tout le certifi cat aux « mauvais élèves », pour leur éviter d’être sans défense en quittant l’école. Ce faisant, les enseignants discréditent eux-mêmes le système d’enseignement technique et professionnel et contribuent à la perte de sens de l’école et à la dévalorisation de leur métier.
Le diplôme étant devenu la norme pour tous et le marché du travail n’absorbant plus les faiblement qualifiés8, ces derniers prolongent alors leur scolarité dans l’enseignement obligatoire bien au-delà de dix-huit ans, tout en continuant à y accumuler les échecs et en intériorisant un sentiment d’exclusion (avec la détérioration de l’image de soi qui en découle). Ainsi l’enseignement de qualifi cation garde-t-il dans ses murs un grand nombre de jeunes qui se perçoivent comme les « perdants » du système scolaire et s’y sentent néanmoins à leur place. Voilà encore un paradoxe supplémentaire venant compliquer le travail de l’enseignant chargé de faire la classe à ces élèves atypiques.
Des logiques d’acteur qui font système
Les mécanismes et les logiques d’acteurs évoqués plus haut sont en interrelation et font système : ils s’entraînent et se renforcent mutuellement. Et la machine risque de s’emballer…
Les mécanismes et les logiques d’acteurs évoqués plus haut sont en interrelation et font système : ils s’entraînent et se renforcent mutuellement. Et la machine risque de s’emballer…
Les autorités éducatives, conscientes des dysfonctionnements du système et des écarts entre les buts déclarés et les résultats effectifs de l’école secondaire, répondent par « encore plus de la même chose ». Les discours sur les compétences sont ici exemplaires. La logique des compétences s’imposant difficilement et produisant peu d’effets jusqu’ici sur l’amélioration des acquis scolaires, les responsables politiques accentuent leur pression sur les enseignants et multiplient les formations dans leur direction. Ce phénomène est observable pour d’autres mesures politiques, comme le refus du redoublement et l’incitation à la remédiation.
Quand ils sont mis sur la table, les problèmes de l’école sont analysés et les solutions recherchées dans deux registres de discours différents selon le type d’acteurs (et à chaque fois inappropriés). Les autorités éducatives cherchent des issues à partir de principes généraux et abstraits, dans le registre de l’éthique et de la didactique, et les imposent comme normes, en ignorant la complexité du terrain. Les enseignants, de leur côté, pensent les problèmes dans le registre du vécu et de l’émotion et cherchent les solutions dans le bricolage didactique. D’une manière comme de l’autre, la diffi culté d’enseigner dans le secondaire demeure entière, accroissant ainsi le sentiment d’impuissance et d’insécurité.
Il manque un débat de fond systématique, impliquant tous les acteurs de l’école. Le Contrat pour l’école de la ministre Marie Arena consiste en une sorte de catalogue des problèmes (se référant explicitement à une série de recherches en éducation), avec l’indication des solutions techniques correspondantes. Ce Contrat ne s’appuie pas sur une réfl exion fondamentale et systémique au sujet de la crise de l’école secondaire.
Face aux changements et aux diffi cultés constatées, l’ensemble du système et ses acteurs répondent par des politiques d’adaptation. Gestion et innovation sont les deux principes directeurs actuels des politiques éducatives. Ils sont insuffi sants face à l’ampleur et à la profondeur des problèmes, voire parfois contre-productifs dans leurs résultats. Le coeur de la crise n’est pas clairement identifi é, aussi les diffi cultés subsistent-elles. S’y ajoutent, pour les enseignants, le poids de leur remise en question professionnelle et la pression redoublée des injonctions des autorités éducatives.
Contestés à la fois dans les fi nalités qu’ils assignent à l’école et dans leurs pratiques pédagogiques habituelles, les enseignants se sentent dépossédés de leur image du métier et de leurs prérogatives professionnelles. Irritation, culpabilisation, doute, suspicion, etc. en résultent et contribuent à les démotiver et à susciter leur résignation. Pour se défendre, beaucoup d’entre eux développent une culture de la « victimisation » qui renforce leur démobilisation, alors que la situation de crise requiert au contraire un investissement et une volonté d’intervention plus forts.
Contestés à la fois dans les fi nalités qu’ils assignent à l’école et dans leurs pratiques pédagogiques habituelles, les enseignants se sentent dépossédés de leur image du métier et de leurs prérogatives professionnelles. Irritation, culpabilisation, doute, suspicion, etc. en résultent et contribuent à les démotiver et à susciter leur résignation. Pour se défendre, beaucoup d’entre eux développent une culture de la « victimisation » qui renforce leur démobilisation, alors que la situation de crise requiert au contraire un investissement et une volonté d’intervention plus forts.
Paradoxalement, l’incohérence et le manque de coordination du système global permettent aux enseignants de résister aux changements préconisés par les autorités scolaires et les experts pédagogiques. Sauvegardant ainsi une part de leur autonomie, ils contribuent à augmenter le manque de coordination.
Le fait que l’enseignement secondaire soit en partie désorienté et incohérent renforce l’anxiété et les attentes des élèves et de leurs parents à son égard. Plus que jamais, les usagers de l’école défendent le droit au diplôme et exigent de l’obtenir. Plus que jamais, les élèves limitent leurs investissements aux conditions requises pour l’acquérir. Et par conséquent, plus que jamais, les enseignants se sentent réduits à n’être que des fournisseurs de certifi cats aux yeux des élèves et de leurs parents.
Demain
Dans cet article, nous avons identifié une série de facteurs éclairant la crise actuelle de l’enseignement secondaire de la Communauté française de Belgique et nous avons cherché à établir la dynamique de leurs interactions et la manière dont ils font système. Nous avons voulu en montrer l’impact sur la condition enseignante, à la fois sur l’image et sur l’exercice concret du métier de ceux qui sont responsables, en première ligne, de l’apprentissage des élèves. Faudrait-il en conclure que le corps enseignant se limite à être seulement la victime de la détérioration de sa situation ? Bien sûr que non. Les enseignants sont aussi acteurs du système. Nous avons illustré comment certaines de leurs attitudes accentuent et renforcent la crise. Par conséquent, il leur faut, et c’est possible, simultanément se reconstruire une nouvelle représentation de leur métier et transformer leurs stratégies pédagogiques. Surtout, et plus fondamentalement, il leur faut se forger une nouvelle visée de l’enseignement, autrement dit produire eux-mêmes, ou se réapproprier, une nouvelle définition des finalités sociales de l’école secondaire et des buts concrets de leur travail quotidien. En réalité, ce sont tous les acteurs du système qui sont appelés à s’atteler à cette refondation. Nous pensons que nous tenons là une condition indispensable pour sortir de la crise par le haut. Pour notre part, nous voulons contribuer à cette réflexion en faisant des propositions et en les soumettant au débat.
Nous procéderons ici aussi par étapes. Le lecteur trouvera dans ce même numéro une première série de propositions visant à identifi er quels sont les fi nalités et les buts prioritaires à attribuer à l’enseignement secondaire. Nous tentons de dresser cet inventaire selon un schéma articulé et cohérent. Le second volet dégagera des dispositifs organisationnels répondant aux buts retenus : reconfi guration du cursus (degrés et fi lières), nouvelle catégorisation des activités scolaires, nouveau mode de gestion du temps et du regroupement des élèves, élargissement des tâches et des rôles à assumer par les enseignants, etc. Ce travail de traduction organisationnelle des intentions est présenté de manière partielle et inachevée, à titre de première ébauche, sur le site de Meta asbl et sur le site de La Revue nouvelle. C’est à propos de ces deux premiers textes de propositions que nous sollicitons dès à présent les réactions des lecteurs pour alimenter un large débat qui, au début 2009, prendra la forme d’une journée d’études. Y seront conviées toutes les personnes ayant manifesté leur intérêt ou ayant déjà apporté leur contribution au débat, ainsi que des représentants du monde associatif et du monde politique concernés par l’avenir de l’enseignement secondaire.
Quant au troisième volet, il sera abordé ultérieurement. Il prolongera la réfl exion sur les nouveaux dispositifs à mettre en place dans l’enseignement secondaire et se penchera sur la question des méthodes pédagogiques. Il s’agira de puiser dans la boîte des outils disponibles en indiquant pour quoi et comment se servir de telle ou telle méthode, en fonction des buts et des dispositifs qui auront été retenus dans les deux étapes précédentes. Pour les dispositifs comme pour les méthodes pédagogiques, nous comptons alors enrichir notre démarche prospective grâce à des exemples concrets, déjà d’application. Cette sorte d’enquête représente un travail de plus longue haleine et pourrait être menée en coopération avec différents partenaires, en particulier des responsables de la formation des (futurs) enseignants.
Notre entreprise apparaît certes très ambitieuse. Le plus important à nos yeux est d’entamer une démarche de refondation et d’y associer un certain nombre d’enseignants et autres acteurs éducatifs soucieux d’anticiper l’avenir de l’école. Un avenir où, à l’instar de l’ensemble de notre société, elle sera sans doute confrontée, à relativement bref délai, à de grandes mutations économiques et culturelles, voire même à un changement des paradigmes de notre civilisation du « progrès »…
- Ce texte doit beaucoup aux réfl exions menées dans le cadre du séminaire organisé par Meta, Atelier d’histoire et de projet pour l’éducation, auquel ont participé M. Alaluf, B. Delvaux, B. Dufour, G. Fourez, D. Grootaers, Chr. Maroy, I. Stengers, Fr. Tilman. Le contenu de l’article est cependant sous la seule responsabilité de B. Dufour, D. Grootaers et Fr. Tilman, membres de Meta.
- Les éléments d’analyse repris dans cet exposé s’appuient sur de très nombreuses études relatives au fonctionnement de l’école et à son évolution, études qu’il serait fastidieux et peu utile de citer ici.
- De leur côté, les compétences professionnelles inscrites dans les « profi ls de formation » des fi lières de qualifi cation sont censées préparer directement à un métier. Elles sont donc plus clairement fi nalisées. Néanmoins, entre la formation professionnelle donnée à l’école et l’emploi, le marché du travail opère comme un fi ltre, selon une logique sélective qui lui est propre. Cela explique qu’une majorité des jeunes sortis de l’enseignement technique et professionnel et accédant à l’emploi exercent une activité professionnelle qui ne correspond pas à la qualifi cation qu’ils ont poursuivie. Le certifi cat obtenu constitue alors un symbole de l’accès à un certain niveau de formation plutôt qu’un label de qualifi cation professionnelle ou une clé d’accès direct à l’emploi.
- Dans le travail enseignant centré sur l’apprentissage intellectuel et l’éducation aux valeurs, l’implication subjective est requise, tant de la part des élèves que de la part des professeurs. C’est pourquoi la détérioration de l’image professionnelle du professeur touche également son estime de soi personnelle. La souffrance au travail des enseignants a donc des répercussions psychologiques importantes, pouvant entraîner des incapacités de travail plus ou moins longues.
- L’enquête Pisa de 2000 porte sur les acquis des élèves de quinze ans dans le domaine de la compréhension de textes écrits (dans la première langue en usage à l’école). En Belgique, la proportion des élèves francophones se situant en dessous du niveau de maîtrise de base (niveau 2) s’élève à 28 % alors que chez les jeunes néerlandophones, elle n’est que de 12 %. En France, elle s’élève à 15 %. Le niveau 2 correspond à la capacité d’effectuer des tâches de base en lecture telles que retrouver des informations linéaires, faire des inférences de niveau élémentaire, dégager le sens d’une partie du texte et le relier à des connaissances familières. Quant aux analphabètes fonctionnels (se situant en dessous du niveau 1), ils sont 12 % du côté francophone et 4 % du côté néerlandophone, en Belgique. En France, ils représentent 4 % des élèves de quinze ans.
- Dans les années septante, les travaux des sociologues de l’éducation se penchaient régulièrement sur la question des inégalités sociales à l’école. Dix ans plus tard, cette question a été reléguée à l’arrière-plan, comme a été suspendue l’information demandée à l’inscription des élèves au sujet de la profession de leurs parents, pouvant servir à établir des statistiques sur le lien entre échec scolaire et origine sociale. C’était l’heure de la crise des emplois et du règne de l’idéologie néocapitaliste reconnaissant les seules logiques du marché. Dans les années nonante, les interrogations sur les inégalités sociales à l’école sont réapparues, en même temps que se développe une nouvelle critique au sujet des ravages sociaux du capitalisme actuel.
- L’échec de la démocratisation est tout relatif : il dépend des termes de la comparaison. En effet, au début du XXe siècle, un tiers de la population était analphabète. Que de chemin parcouru depuis lors ! Si le niveau scolaire moyen actuel de la masse des élèves terminant l’enseignement secondaire est sans doute inférieur à celui du petit nombre d’élèves terminant leurs humanités jusqu’au sortir de la Seconde Guerre mondiale, le niveau scolaire moyen actuel de l’ensemble de la population ayant quitté l’école est sans commune mesure avec celui de la population correspondante de 1945. De ce point de vue, il y a bien eu démocratisation !
- Il existe encore un certain nombre de « petits boulots » qui n’exigent ni diplôme de l’enseignement secondaire ni certifi — cat de qualifi cation. Mais, du point de vue des jeunes, ces emplois sont acceptés comme un pis-aller, le plus souvent sous la pression de contraintes fi nancières, et ils sont perçus négativement comme la marque de l’échec scolaire.