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Le blues de l’école secondaire

Numéro 9 Septembre 2008 - Enseignement-enfance par Francis Tilman

septembre 2008

En Bel­gique fran­co­phone, un mil­lion de jeunes se rendent quo­ti­dien­ne­ment à l’é­cole, dans un ensei­gne­ment de plein exer­cice (y com­pris l’en­sei­gne­ment supé­rieur). Envi­ron quatre-vingt mille ensei­gnants les y accueillent et leur font la classe. L’é­cole tourne. De nom­breux élèves s’in­ves­tissent dans leurs études. Beau­coup d’en­sei­gnants font preuve de créa­ti­vi­té et d’i­ni­tia­tive dans leur façon d’en­sei­gner, en vue de cap­ter l’in­té­rêt des jeunes et de sou­te­nir leurs efforts d’ap­pren­tis­sage. Jour après jour, l’é­cole pour­suit ain­si sa mis­sion fon­da­men­tale : tout à la fois trans­mettre un savoir et éman­ci­per de jeunes sujets. Selon les son­dages, l’ins­ti­tu­tion sco­laire recueille une large confiance dans l’o­pi­nion publique. Pour­tant la machine s’es­souffle et les acteurs de l’é­cole sont à la peine. L’en­sei­gne­ment est en crise. Pour pou­voir redon­ner force à cette ins­ti­tu­tion, il faut d’a­bord prendre la mesure des maux qui la rongent. C’est ce diag­nos­tic que nous vou­lons ten­ter d’é­ta­blir ici, à pro­pos de l’en­sei­gne­ment secon­daire. Il pré­cède une seconde étape de la réflexion qui s’at­ta­che­ra, quant à elle, à for­mu­ler des pistes d’ac­tion en vue de redy­na­mi­ser et de refon­der une ins­ti­tu­tion qui tra­verse une phase cri­tique de son développement.

La crise de l’é­cole est pro­fonde1. Pour en prendre la mesure, il convient d’en faire un diag­nos­tic à la fois pré­cis et glo­bal. Trop sou­vent, les pro­blèmes de l’é­cole sont ana­ly­sés sous un angle par­tiel et à par­tir de ques­tions déjà ciblées d’a­vance (échec sco­laire, relé­ga­tion, dis­ci­pline, vio­lence, absen­téisme, démo­ti­va­tion des élèves, iden­ti­té des ensei­gnants, for­ma­tion pro­fes­sion­nelle, etc.). Trop sou­vent aus­si, les ana­lyses se contentent d’é­ta­blir des constats locaux ou de décrire la forme et l’am­pleur prises par des dys­fonc­tion­ne­ments spé­ci­fi ques. Il en résulte une absence de vue glo­bale des phé­no­mènes et une faible prise de conscience de l’en­semble des fac­teurs pou­vant expli­quer l’é­tat de fait. Les opi­nions tran­chées des acteurs au sujet des causes (familles déstruc­tu­rées, panne de l’as­cen­seur social, infl uence des médias, concur­rence d’in­ter­net, etc.) prennent trop sou­vent la place des hypo­thèses argu­men­tées et documentées.

Dans la pre­mière étape de la réfl exion, cet article pro­pose une approche sys­té­mique de la crise de l’en­sei­gne­ment secon­daire2. Nous nous inté­res­sons prin­ci­pa­le­ment à l’en­sei­gne­ment secon­daire, car il semble le plus tou­ché par l’es­souf­fl ement de la dyna­mique de l’ins­truc­tion sco­laire. Sans doute est-ce aus­si à ce niveau d’en­sei­gne­ment que les fi nali­tés sont deve­nues les moins claires et que les acteurs semblent les plus déso­rien­tés par les trans­for­ma­tions de l’en­vi­ron­ne­ment social.

L’en­sei­gne­ment pri­maire, en effet, appa­raît mieux fi nali­sé que l’en­sei­gne­ment secon­daire. Il est encore et tou­jours per­çu prin­ci­pa­le­ment comme le lieu des appren­tis­sages de base pour des enfants à qui l’é­cole est cen­sée don­ner des clés indis­pen­sables pour déco­der le monde adulte. Certes, cette fi nali­té devient moins nette en fi n de cycle pri­maire, une fois que les éco­liers ont acquis les rudi­ments de la lec­ture, de l’é­cri­ture et du cal­cul. Pas­sé un cer­tain seuil de maî­trise, le pou­voir nou­veau qui s’ouvre à l’en­fant, grâce au savoir-faire intel­lec­tuel fraî­che­ment acquis à l’é­cole, lui appa­raît moins exci­tant qu’au début de son par­cours. À ses yeux, les coûts de l’as­cèse de l’ap­pren­tis­sage sco­laire com­mencent à entrer en concur­rence avec les gains escomp­tés. En outre, les centres d’in­té­rêt extra­s­co­laires de l’é­lève de dix-douze ans se mul­ti­plient et se diver­si­fi ent. L’é­cole cesse alors de lui appa­raître comme le lieu extra­fa­mi­lial pri­vi­lé­gié de l’oc­cu­pa­tion de son temps.

De son côté, l’en­sei­gne­ment supé­rieur, et en par­ti­cu­lier l’en­sei­gne­ment uni­ver­si­taire, appa­raît lui aus­si mieux fi nali­sé que l’en­sei­gne­ment secon­daire. Il forme une élite, ou tout au moins un corps de spé­cia­listes, et pro­cure un diplôme qui ouvre sur la pro­fes­sion. Certes, ce niveau de for­ma­tion est lui aus­si secoué par des trans­for­ma­tions tant internes qu’ex­ternes : élar­gis­se­ment de son recru­te­ment, restruc­tu­ra­tion des cours, nou­velles arti­cu­la­tions avec le mar­ché du tra­vail, rap­pro­che­ment avec le monde de la pro­duc­tion, chan­ge­ment dans les tech­niques et les méthodes didac­tiques, etc. Cepen­dant, les fi nali­tés (sélec­tion de l’é­lite, accès aux savoirs et aux savoir-faire plus pous­sés, pré­pa­ra­tion intel­lec­tuelle et ins­tru­men­tale à la vie pro­fes­sion­nelle) res­tent d’ac­tua­li­té, même si les conte­nus, comme les méthodes, se transforment.

Au contraire, l’en­sei­gne­ment secon­daire ne pour­suit plus aujourd’­hui de fi nali­tés claires. Jusque dans les années soixante, les huma­ni­tés accueillaient les enfants des classes supé­rieures et les élèves les plus méri­tants des milieux popu­laires pour leur faire pas­ser le temps de leur ado­les­cence en atten­dant l’u­ni­ver­si­té, tout en déve­lop­pant leurs capa­ci­tés intel­lec­tuelles (et en par­ti­cu­lier la maî­trise du lan­gage écrit, sup­port de l’abs­trac­tion et de la for­ma­li­sa­tion), en leur fai­sant acqué­rir des méthodes de tra­vail et en les fai­sant accé­der à un savoir d’é­ru­di­tion qui ouvrait sur la dis­tinc­tion, légi­ti­ma­tion de leur future posi­tion sociale.

Paral­lè­le­ment à la voie de l’en­sei­gne­ment géné­ral, les fi lières tech­niques et pro­fes­sion­nelles pour­sui­vaient de leur côté leurs propres fi nali­tés, tout aus­si claires : sélec­tion­ner et for­mer les futurs tech­ni­ciens et, pour les meilleurs d’entre eux pour­sui­vant leur cur­sus jus­qu’à l’en­sei­gne­ment tech­nique supé­rieur, les pré­pa­rer à des postes d’en­ca­dre­ment inter­mé­diaire dans les entre­prises. Outre la for­ma­tion pro­fes­sion­nelle, le but de l’en­sei­gne­ment tech­nique était de for­ger une culture tech­nique, source d’i­den­ti­té pour les tech­ni­ciens et cadres inter­mé­diaires. Ces fi nali­tés ont été résu­mées sous l’ex­pres­sion d’« huma­nisme technique ».

Aujourd’­hui, l’é­cole secon­daire se défi nit comme l’é­cole de la réus­site pour tous, à tra­vers son sys­tème de fi lières et d’op­tions mul­tiples, tant géné­rales que tech­niques et pro­fes­sion­nelles, arti­cu­lées struc­tu­rel­le­ment entre elles, for­mant une sorte de conti­nuum ver­ti­cal et hori­zon­tal. Cette fi nali­té de la réus­site et du diplôme acces­sibles à tous devient un qua­si-droit aux yeux des inté­res­sés. Le par­cours de l’en­sei­gne­ment secon­daire n’est donc plus consi­dé­ré comme une chance à sai­sir, mais comme une voie nor­male et ren­due obli­ga­toire pour tous, sans alter­na­tive pos­sible (sauf pour les cas les plus extrêmes).

Le diplôme de l’en­sei­gne­ment secon­daire appa­raît com­mu­né­ment comme une condi­tion de l’in­ser­tion pro­fes­sion­nelle, via des études supé­rieures deve­nues, à leur tour, la voie nor­male pour tous ceux qui ter­minent l’en­sei­gne­ment secon­daire avec un diplôme à la clé. Même dans le cas où les études supé­rieures ne sont pas acces­sibles, parce que trop coû­teuses, trop dif­fi ciles ou trop longues, le diplôme de fi n d’en­sei­gne­ment secon­daire appa­raît néan­moins, dans le chef des élèves et de leurs parents, comme le titre de base de l’en­sei­gne­ment obli­ga­toire, titre sans lequel on n’est rien, comme c’é­tait le cas autre­fois pour le cer­ti­fi cat d’é­tudes pri­maires. Obser­vons que cette convic­tion est plus un acte de foi qu’une repré­sen­ta­tion basée sur une obser­va­tion de la réa­li­té. Car l’ar­ti­cu­la­tion pré­cise entre le diplôme de l’en­sei­gne­ment secon­daire et l’in­ser­tion socio­pro­fes­sion­nelle est rare­ment défi nie. Le diplôme d’en­sei­gne­ment secon­daire devient donc un objec­tif en soi, sans que l’on sache vrai­ment quelles com­pé­tences il sanc­tionne, ni sur quoi il ouvre exac­te­ment (et ce, mal­gré la rédac­tion des com­pé­tences ter­mi­nales qui ne pré­cise pas le niveau de réus­site, ni n’ex­pli­cite le lien exis­tant entre ces com­pé­tences et les études supé­rieures3).

Par ailleurs, de nou­velles mis­sions sont attri­buées à l’é­cole secon­daire. Aujourd’­hui, celle-ci doit ensei­gner des com­pé­tences citoyennes pour la vie per­son­nelle et sociale extra­s­co­laire et pré­pa­rer à l’« employa­bi­li­té ». Ces nou­velles fi nali­tés, sur­ajou­tées aux mis­sions tra­di­tion­nelles de l’en­sei­gne­ment secon­daire, viennent brouiller ces der­nières. En outre, des dif­fi cultés métho­do­lo­giques et épis­té­mo­lo­giques sur­gissent pour la pour­suite des nou­velles mis­sions qui, dans un temps rétré­ci, entrent en concur­rence avec les fi nali­tés tra­di­tion­nelles de l’é­cole secon­daire. Sur tous ces points, nous revien­drons dans la suite de l’article.

Une focalisation sur la condition enseignante

Sou­cieux de pré­ci­ser encore davan­tage la cible visée, nous pla­çons au coeur de notre ana­lyse le tra­vail ensei­gnant. Nous consta­tons que les condi­tions de tra­vail des pro­fes­seurs se sont dété­rio­rées, ren­dant l’exer­cice du métier à la fois plus dif­fi cile et plus pénible. À la dimen­sion objec­tive de la dété­rio­ra­tion de la condi­tion ensei­gnante s’a­joute une épreuve sub­jec­tive, d’ordre sym­bo­lique : alors qu’il est sou­mis à des attentes sociales accrues, l’en­sei­gnant éprouve une perte de sens de son tra­vail et souffre d’une dété­rio­ra­tion de l’i­mage de soi, en tant que pro­fes­sion­nel4. Pour mieux appré­hen­der les trans­for­ma­tions du métier d’en­sei­gnant dans le cadre d’une école secon­daire aux fi nali­tés brouillées, nous exa­mi­ne­rons d’a­bord les fac­teurs sociaux, éco­no­miques et cultu­rels externes qui per­mettent d’é­clai­rer la crise.

L’école secondaire touchée par les évolutions de son environnement

Le diplôme secon­daire étant deve­nu un qua­si-droit, la demande sociale à l’é­gard de l’é­cole éma­nant des parents et des jeunes se modi­fi e. Émerge dans ce domaine une atti­tude que nous pou­vons qua­li­fi er de « consu­mé­riste ». Pour ses uti­li­sa­teurs, l’é­cole est de moins en moins per­çue comme un ser­vice public, mais plu­tôt comme un ser­vice à la clien­tèle. Ce sont moins des citoyens qui pro­fi tent d’une ins­ti­tu­tion mise à leur dis­po­si­tion dans le cadre de la pour­suite d’un bien com­mun et d’un pro­grès social, à la fois indi­vi­duel et col­lec­tif, que des usa­gers, assi­mi­lés par­fois à des clients, qui attendent d’un éta­blis­se­ment sco­laire, com­pa­ré par­fois à une entre­prise, la four­ni­ture d’une for­ma­tion de qua­li­té assu­rant diplôme et déve­lop­pe­ment intel­lec­tuel, comme on serait en droit de l’at­tendre de n’im­porte quel pres­ta­taire de ser­vice pri­vé. Cette per­cep­tion mar­chande de l’é­cole est encou­ra­gée par le mode d’or­ga­ni­sa­tion poli­tique de notre ensei­gne­ment qui fonc­tionne comme un « qua­si-mar­ché » (pou­voirs orga­ni­sa­teurs décen­tra­li­sés et sub­ven­tion­nés, entrant en concur­rence les uns avec les autres pour le recru­te­ment de leurs élèves). La dyna­mique du qua­si- mar­ché est ren­for­cée par les stra­té­gies des éta­blis­se­ments eux-mêmes, qui cherchent à se posi­tion­ner sur ledit mar­ché en se créant une image de marque à tra­vers la défi nition d’une offre de for­ma­tion spé­ci­fi que, orien­tée vers un public-cible défi ni. La demande sociale de type consu­mé­riste, pro­ve­nant des parents, favo­rise une mar­chan­di­sa­tion ou plus pré­ci­sé­ment une ins­tru­men­ta­li­sa­tion de l’offre d’en­sei­gne­ment de l’é­cole secon­daire et rend celle-ci beau­coup plus per­méable aux pres­sions éco­no­miques externes que dans le cas d’une école secon­daire de type ser­vice public.

Une seconde évo­lu­tion concerne direc­te­ment l’en­vi­ron­ne­ment éco­no­mique de l’é­cole et vient ren­for­cer la ten­dance à l’ins­tru­men­ta­li­sa­tion de son offre. Nous vou­lons par­ler de l’obs­cur­cis­se­ment des liens entre diplômes, emplois et mobi­li­té sociale. Le déve­lop­pe­ment de l’é­cole secon­daire et sa mas­si­fi cation vont de pair avec une période par­ti­cu­lière de l’his­toire appe­lée les « Trente glo­rieuses » (1945 – 1975). Durant cette période, la forte crois­sance éco­no­mique a fait explo­ser la consom­ma­tion de biens et gon­fl er le volume des emplois, en favo­ri­sant tout à la fois le tra­vail des femmes, le qua­si-plein-emploi, la hausse des niveaux de qua­li­fi cation. La période se carac­té­rise aus­si par l’é­lar­gis­se­ment des classes moyennes et des élites. Une mobi­li­té sociale ascen­dante a per­mis à toute une géné­ra­tion d’a­mé­lio­rer sa posi­tion sociale par rap­port à celle de ses parents. Dans ce contexte, l’aug­men­ta­tion du nombre de diplô­més et des niveaux sco­laires atteints condui­sait à un débou­ché qua­si assuré.

Qu’en est-il aujourd’­hui ? L’ac­crois­se­ment quan­ti­ta­tif et qua­li­ta­tif des études et des niveaux des diplômes qui s’est pour­sui­vi depuis, non seule­ment ne per­met plus l’a­mé­lio­ra­tion de la posi­tion sociale des jeunes par rap­port à celle de leurs parents, mais en outre, dans un cer­tain nombre de sec­teurs, ne garan­tit nul­le­ment l’emploi. L’in­fl ation des titres sco­laires et la raré­fac­tion des débou­chés pro­fes­sion­nels pour les jeunes créent chez ces der­niers une peur de l’a­ve­nir. Le diplôme appa­raît d’au­tant plus néces­saire qu’il s’est vu géné­ra­li­sé et dévalorisé.

Cette trans­for­ma­tion du lien entre le diplôme et l’emploi est elle-même inté­grée dans l’at­tente consu­mé­riste des parents. Elle conduit indi­rec­te­ment à modi­fi er les fi nali­tés attri­buées à l’é­cole, en la char­geant de pré­pa­rer les jeunes à l’« employa­bi­li­té ». Cette fi nali­té est expli­cite et pré­cise, en ce qui concerne l’en­sei­gne­ment de qua­li­fi cation. Elle est impli­cite et indi­recte, en ce qui concerne l’en­sei­gne­ment de tran­si­tion. L’en­jeu y est dépla­cé. Selon la demande sociale, le diplôme de l’en­sei­gne­ment supé­rieur est consi­dé­ré comme le mini­mum requis pour ten­ter sa chance sur le mar­ché du tra­vail. En sui­vant cette pers­pec­tive, l’en­sei­gne­ment secon­daire doit deve­nir plus fonc­tion­nel. Il s’a­git d’ou­tiller le jeune pour assu­rer la réus­site de son inser­tion pro­fes­sion­nelle (si pos­sible via l’en­sei­gne­ment supé­rieur) et même pour assu­rer la réus­site de sa vie en géné­ral. Cette nou­velle visée trouve sa concré­ti­sa­tion dans l’ap­proche par les compétences.

Une troi­sième trans­for­ma­tion socié­tale de l’é­cole secon­daire est d’ordre cultu­rel. L’é­cole secon­daire ne repré­sente plus pour les jeunes le lieu de l’ap­pren­tis­sage par excel­lence. Le phé­no­mène n’est pas nou­veau. Il a débu­té avec le déve­lop­pe­ment des mass-média, en par­ti­cu­lier la télé­vi­sion. Plu­tôt qu’une source d’in­for­ma­tion alter­na­tive, la télé­vi­sion est appa­rue bien­tôt comme une concur­rente dans l’oc­cu­pa­tion du temps des ado­les­cents. Plus attrac­tive, plus dis­trayante, plus variée, plus mobile, moins exi­geante que les savoirs livresques, la télé­vi­sion va rete­nir les jeunes devant ses écrans, en cap­tant de longues heures ôtées au tra­vail sco­laire à domi­cile, à la lec­ture et au som­meil. Elle fait appa­raître les cours comme bien fades, mornes et cou­pés de la vraie vie, face au rythme, à la diver­si­té, à la créa­ti­vi­té, à l’é­clat et au dyna­misme de ses mul­tiples émissions.

D’autres objets tech­niques récents ont pris le relais de la télé­vi­sion dans la fas­ci­na­tion et l’ab­sorp­tion du temps des jeunes, allant par­fois jus­qu’à entraî­ner l’as­sué­tude. Nous son­geons aux consoles de jeux « Plays­ta­tion » et autres jeux vidéo, sans oublier inter­net avec ses auto­routes de l’in­for­ma­tion, offrant la plus grande biblio­thèque du monde et appor­tant une réponse immé­diate aux ques­tions. Enfi n, les « chats » et autres réseaux de com­mu­ni­ca­tion vir­tuels créent une nou­velle socia­bi­li­té fas­ci­nante et grande dévo­reuse de temps. Plus encore que dans le cas de la télé, la rapi­di­té, l’im­mé­dia­te­té, le carac­tère ouvert et mul­ti­di­rec­tion­nel, en phase directe avec le vécu, attirent la curio­si­té du jeune et s’op­posent au côté fi gé, dépas­sé et cou­pé de la réa­li­té carac­té­ri­sant l’enseignement.

Il est hors de notre pro­pos de nier l’in­té­rêt de ces nou­velles tech­no­lo­gies. Nous vou­lons sim­ple­ment obser­ver qu’au-delà du fait qu’elles sont voraces en heures occu­pées, elles modi­fi ent en pro­fon­deur le rap­port au savoir et le rap­port au temps des jeunes et remettent ain­si radi­ca­le­ment en ques­tion la concep­tion du savoir et de l’ap­pren­tis­sage à l’é­cole. En effet, le savoir véhi­cu­lé par la télé est mar­qué par la fl uidi­té, la seg­men­ta­ri­sa­tion des dis­cours, véhi­cu­lant des mes­sages jux­ta­po­sés, sans cesse renou­ve­lés, offrant des connais­sances fugaces et dis­per­sées, pré­sen­tant des idées à l’é­tat brut et peu éla­bo­rées, des débats rapides, frag­men­taires, désor­don­nés et inache­vés, sans véri­table argu­men­ta­tion ni éva­lua­tion de leur per­ti­nence, sans vraies conclu­sions, lais­sant peu de place à l’é­lu­ci­da­tion de la contra­dic­tion et à sa ges­tion. Ces carac­té­ris­tiques s’op­posent point par point à celles du savoir pro­mu par l’ins­ti­tu­tion sco­laire, se vou­lant sys­té­ma­tique, de longue haleine, glo­bal, stable, for­mel, rai­son­né, uni­ver­sel, etc.

De son côté, le savoir appor­té par inter­net se pré­sente à son tour comme frag­men­té, fonc­tion­nel, acces­sible direc­te­ment et sans effort, sur mesure, a‑critique, ency­clo­pé­dique, non inté­gré et som­maire. À l’in­verse, le savoir sco­laire est conçu comme glo­bal, théo­rique, ascé­tique, for­mel, cri­tique, dis­ci­pli­naire, struc­tu­ré et approfondi.

Un anta­go­nisme épis­té­mo­lo­gique fon­cier oppose donc les nou­veaux médias à l’ins­ti­tu­tion sco­laire, par rap­port à l’ob­jet de la connais­sance et aux méthodes d’ac­cès au savoir. Cette oppo­si­tion place les ensei­gnants dans une situa­tion dif­fi cile, tant sur le plan de la péda­go­gie à mobi­li­ser pour défendre et ensei­gner le savoir sco­laire que sur le plan de leur auto­ri­té, asso­ciée tra­di­tion­nel­le­ment à leur sta­tut de média­teur obli­gé et incon­tour­nable pour l’ac­cès au savoir et la trans­mis­sion d’un patri­moine culturel.

En posant la ques­tion de l’au­to­ri­té de l’en­sei­gnant sur le plan cultu­rel, nous tou­chons une qua­trième évo­lu­tion déter­mi­nante de la crise de l’é­cole. La mise en avant de l’in­di­vi­dua­lisme et de l’au­to­no­mie dans la socié­té envi­ron­nante, la grande liber­té dont jouissent actuel­le­ment les jeunes (s’ac­com­pa­gnant par­fois d’un sen­ti­ment d’a­ban­don par leurs parents, qui courent der­rière la réus­site de leur propre vie pro­fes­sion­nelle, sen­ti­men­tale, etc.), la sur­va­lo­ri­sa­tion de leur image exté­rieure (pro­ve­nant sur­tout de la sphère mar­chande qui les fl atte à tra­vers la publi­ci­té), les res­sources maté­rielles dont ils dis­posent, qui leur assurent une mobi­li­té et une jouis­sance consom­ma­trice inéga­lées jus­qu’i­ci, tous ces fac­teurs encou­ragent leur ego, leur pro­curent une sen­sa­tion de pou­voir et leur servent à affi rmer une iden­ti­té, tout en ren­dant leurs rap­ports avec l’en­sei­gnant plus dif­fi ciles qu’­hier. Ces mêmes fac­teurs entrent aus­si en ten­sion et en contra­dic­tion avec la dépen­dance fi nan­cière pro­lon­gée des jeunes, le peu de res­pon­sa­bi­li­tés sociales qui leur revient, l’hos­ti­li­té mani­fes­tée à l’é­gard de cer­tains de leurs com­por­te­ments jugés « dan­ge­reux » par la socié­té, leur peur de s’en­ga­ger dans la vie adulte et leur besoin de sécu­ri­té face à un ave­nir incertain.

Outre que cette situa­tion para­doxale les place dans une posi­tion extrê­me­ment fra­gile, elle contri­bue aus­si à dis­cré­di­ter l’au­to­ri­té de la géné­ra­tion adulte (et donc, des ensei­gnants), jugée en par­tie res­pon­sable du manque de pers­pec­tives d’a­ve­nir, et conduit les jeunes à remettre pro­fon­dé­ment en cause le rôle de ces adultes dans la trans­mis­sion intergénérationnelle.

Des contenus enseignés devenus nébuleux

Sans perdre de vue les évo­lu­tions exté­rieures qui la touchent de plein fouet, péné­trons à pré­sent dans le tri­angle péda­go­gique qui relie élèves, ensei­gnant et savoirs ; au sein des trans­for­ma­tions qui se jouent à l’in­té­rieur même de l’é­cole secondaire.

Un pre­mier fac­teur, qui concerne le coeur même de l’ac­ti­vi­té sco­laire, est la confu­sion qui carac­té­rise les conte­nus à ensei­gner. La remise en cause cultu­relle des savoirs et des appren­tis­sages sco­laires ne pro­vient pas seule­ment de l’ex­té­rieur, via les nou­veaux médias et le rap­port à l’au­to­ri­té dont nous venons de par­ler. La fi nali­té tra­di­tion­nelle de l’en­sei­gne­ment secon­daire, celle de la trans­mis­sion d’un patri­moine scien­ti­fi que, tech­nique et artis­tique, est aus­si bat­tue en brèche par les experts et les res­pon­sables sco­laires eux-mêmes. Les oeuvres majeures des huma­nismes du pas­sé se voient ain­si qua­li­fi ées de « savoirs morts ». Les dis­ci­plines clas­siques sont remises en ques­tion, au pro­fi t d’une approche inter­dis­ci­pli­naire, par pro­jet ou par réso­lu­tion de pro­blèmes. Les com­pé­tences trans­ver­sales qui doivent per­mettre d’« apprendre à apprendre » deviennent des objec­tifs à part entière. Approche inter­dis­ci­pli­naire, construc­tion de savoirs, déve­lop­pe­ment du savoir-faire intel­lec­tuel sont les nou­velles prio­ri­tés abso­lues, et décla­rées, de l’en­sei­gne­ment secon­daire, sans que l’on sache tou­jours pré­ci­sé­ment ce dont il s’a­git, ni com­ment les ensei­gner. À côté de cette muta­tion radi­cale qui touche les objec­tifs tra­di­tion­nels de l’en­sei­gne­ment secon­daire, de nou­velles fi nali­tés sociales qua­li­fi ées de « citoyennes » sont assi­gnées à l’é­cole secon­daire, sans oublier celle de la pré­pa­ra­tion à l’employabilité dont nous avons par­lé ci-des­sus. D’une manière géné­rale, et dans tous ces domaines anciens ou nou­veaux, les savoirs fonc­tion­nels « qui font sens » et sont utiles immé­dia­te­ment (savoirs chauds ou vivants) se sub­sti­tuent aux connais­sances et aux acquis du pas­sé (savoirs froids ou morts). Ces der­niers sont consi­dé­rés comme dépas­sés, comme une source d’en­nui et une cause de démo­ti­va­tion pour les jeunes.

Le cadre péda­go­gique pros­pec­tif de cette nou­velle visée cen­trée sur les savoirs vivants et utiles est l’ap­proche par les com­pé­tences et sa didac­tique des situa­tions-pro­blèmes. Ces der­nières redon­ne­raient sens à l’en­sei­gne­ment secon­daire parce que l’é­lève per­ce­vrait qu’il apprend à résoudre des pro­blèmes pour la « vraie vie » et serait ren­du capable de trans­fé­rer à des situa­tions extra­s­co­laires ce qu’il a appris. Rem­pla­cer les savoirs par les com­pé­tences revient à confé­rer une fi nali­té plus fonc­tion­nelle à l’é­cole secondaire.

Notons que cette réorien­ta­tion impor­tante de la mis­sion intel­lec­tuelle et démo­cra­tique de l’é­cole secon­daire n’a pas été sou­mise à un large débat de fond, ni par­mi les ensei­gnants ni même par­mi les par­le­men­taires, qui ont voté sans sour­ciller les décrets sur les com­pé­tences. Mais sur­tout, la ques­tion de la déter­mi­na­tion pré­cise des conte­nus mêmes de l’ap­pren­tis­sage est res­tée sans réponse. Si les res­pon­sables sco­laires et les experts péda­go­giques s’en­tendent pour affi rmer que les com­pé­tences s’exercent néces­sai­re­ment sur des connais­sances, ces der­nières occupent une place secon­daire. En effet, selon la défi nition même des com­pé­tences, les savoirs sont subor­don­nés aux situa­tions­pro­blèmes qu’il s’a­git de résoudre. La situa­tion est donc pre­mière et le savoir dépen­dant de celle-ci.

Par ailleurs, les nou­veaux pro­grammes des cours géné­raux de l’en­sei­gne­ment secon­daire, rédi­gés en pro­lon­ge­ment de la for­mu­la­tion des com­pé­tences ter­mi­nales, appa­raissent par­ti­cu­liè­re­ment confus. En effet, ils mettent l’ac­cent tan­tôt sur des com­pé­tences pour la vie (pré­sente ou future) du jeune, tan­tôt sur la manière d’exer­cer et de mani­pu­ler des savoirs dis­ci­pli­naires, tan­tôt sur des com­pé­tences trans­ver­sales à déve­lop­per. Cette confu­sion tient à l’im­passe faite sur l’ac­tua­li­sa­tion des fi nali­tés sociales de l’é­cole et sur la redé­fi nition des conte­nus d’ap­pren­tis­sage liés à ces finalités.

Le fl ou et l’im­pré­ci­sion des pro­grammes actuels viennent brouiller les repères des ensei­gnants, en déva­lo­ri­sant leurs anciennes pra­tiques et en balayant leur vision cou­rante de l’é­cole, sans leur pro­po­ser une alter­na­tive suf­fi sam­ment pré­cise, opé­ra­tion­nelle et cré­dible, qui leur per­met­trait d’y adhé­rer. La réforme des com­pé­tences repré­sente, au stade actuel, une fuite en avant qui risque d’ag­gra­ver la crise de l’école.

Une motivation des élèves devenue problématique

À la suite d’une série de pra­tiques péda­go­giques et de modes de ges­tion poli­tique de l’é­chec, mis en place dès les pre­mières années de l’é­cole pri­maire, une par­tie non négli­geable des élèves de l’en­sei­gne­ment secon­daire sont des anal­pha­bètes fonc­tion­nels5, dont le déve­lop­pe­ment cog­ni­tif et le savoir-faire intel­lec­tuel sont défi cients. Le mode de fonc­tion­ne­ment de l’en­sei­gne­ment secon­daire, en visant une pro­gres­sion stan­dar­di­sée et conti­nue dans les appren­tis­sages, ignore ce phé­no­mène et place alors les ensei­gnants dans une situa­tion qua­si schi­zo­phré­nique : d’une part, faire pro­gres­ser leurs élèves par rap­port au niveau qu’ils ont réel­le­ment et, d’autre part, ensei­gner un pro­gramme basé sur un pro­fi l théo­rique de jeunes.

En outre, sur le plan struc­tu­rel, la faible effi caci­té de l’en­sei­gne­ment pri­maire et du pre­mier degré com­mun de l’en­sei­gne­ment secon­daire (beau­coup d’é­checs en moyenne) et la sélec­tion sociale interne en vigueur (pro­por­tion­nel­le­ment plus d’é­checs par­mi les enfants issus des milieux popu­laires) conti­nuent à jus­ti­fi er, voire à inten­si­fi er la (ré)orientation par l’é­chec et la relé­ga­tion sco­laire à tra­vers les fi lières stra­ti­fi ées de l’en­sei­gne­ment secon­daire. Ce méca­nisme encou­ra­geant l’i­né­ga­li­té sociale s’ac­com­pagne de consé­quences orga­ni­sa­tion­nelles comme le déver­se­ment dans les fi lières « plus faciles » des élèves faibles ou en dif­fi culté sco­laire, qui se voient alors regrou­pés dans des classes homo­gènes à la fois socia­le­ment et sco­lai­re­ment. Il s’ac­com­pagne aus­si de consé­quences sym­bo­liques comme la forte hié­rar­chi­sa­tion des fi lières et la déva­lo­ri­sa­tion de l’i­mage de soi qui en résulte, tant chez les jeunes que chez les professeurs.

Le phé­no­mène n’est ni sur­pre­nant ni nou­veau : les jeunes en situa­tion d’é­chec, faibles dans le domaine des appren­tis­sages sco­laires intel­lec­tuels et en retard sur l’âge nor­mal du cur­sus, appa­raissent peu moti­vés pour les études. Mais, phé­no­mène sans doute plus inat­ten­du, cette faible moti­va­tion se ren­contre aus­si chez les « bons » élèves, y com­pris dans les éta­blis­se­ments d’ex­cel­lence. Ces bons élèves entre­tiennent de plus en plus sou­vent un rap­port fonc­tion­nel à l’é­cole : cette der­nière doit leur assu­rer un diplôme, sésame de l’ac­cès à l’u­ni­ver­si­té. En répon­dant aux exi­gences des ensei­gnants pour obte­nir ce cer­ti­fi cat, ils savent qu’ils acquièrent dans la fou­lée les capa­ci­tés cog­ni­tives requises pour les études supé­rieures. Cepen­dant, aux yeux de ces bons élèves qui inves­tissent juste ce qu’il faut (et pas plus) pour réus­sir un par­cours sco­laire sans faute, les véri­tables centres d’in­té­rêt sont ailleurs. La vie extra­s­co­laire leur appa­raît tel­le­ment plus vivante et attrayante. Nour­ris aux nou­velles tech­no­lo­gies et pro­fi tant des ouver­tures qu’elles offrent, ces bons élèves rela­ti­visent for­te­ment le conte­nu de ce qui leur est ensei­gné. L’é­cole leur semble sans doute plus inté­res­sante par la vie sociale et les rela­tions qu’elle per­met que par les acti­vi­tés d’ap­pren­tis­sage qu’elle organise.

Nous avons rele­vé ci-des­sus, au sein de l’en­vi­ron­ne­ment cultu­rel de l’é­cole secon­daire, des évo­lu­tions concer­nant le sta­tut des savoirs (en lien avec les nou­veaux médias) et la posi­tion des jeunes (en lien avec leur auto­no­mie et leur fra­gi­li­té) qui rendent l’exer­cice de l’au­to­ri­té de l’en­sei­gnant plus pro­blé­ma­tique aujourd’­hui qu’­hier. À l’heure actuelle, vis-à-vis des élèves, tout doit être dis­cu­té, jus­ti­fi é, légi­ti­mé, négo­cié, qu’il s’a­gisse des conte­nus ensei­gnés, des acti­vi­tés d’ap­pren­tis­sage, des règles de l’é­va­lua­tion, de la dis­ci­pline, des sanc­tions, etc. L’in­do­ci­li­té au sein même des classes s’est accrue, exi­geant de l’en­sei­gnant qu’il mobi­lise une plus grande par­tie de son temps, de sa concen­tra­tion et de son éner­gie pour ins­tau­rer et pour sau­ve­gar­der l’ordre dis­ci­pli­naire et les condi­tions maté­rielles de l’ap­pren­tis­sage, au détri­ment de son inves­tis­se­ment péda­go­gique dans la mise sur pied des acti­vi­tés d’ap­pren­tis­sage pro­pre­ment dites. L’in­dis­ci­pline s’ac­croît dans les éta­blis­se­ments sco­laires. C’est un fait avé­ré que les gestes de vio­lence ver­bale ou phy­sique des élèves se mul­ti­plient, à l’é­gard de leurs pro­fes­seurs comme de leurs condisciples.

L’école secondaire soumise aux contraintes politiques

La fina­li­té de la réus­site de tous trouve un écho dans la reven­di­ca­tion au « droit » au diplôme de l’en­sei­gne­ment secon­daire, expri­mée par les usa­gers. Par ailleurs, elle est affi rmée aus­si comme une exi­gence de l’é­cole démo­cra­tique, idéal poli­tique qui consti­tue le fon­de­ment même de l’en­sei­gne­ment comme ser­vice public. Depuis un siècle, cet idéal poli­tique a été pour­sui­vi sans relâche par les auto­ri­tés édu­ca­tives natio­nales et les pro­mo­teurs de l’é­cole pour tous. Il s’est tra­duit dans des réformes sco­laires suc­ces­sives. Aujourd’­hui, il est en outre relayé par les injonc­tions des ins­ti­tu­tions inter­na­tio­nales qui exigent l’ac­crois­se­ment de l’ef­fi caci­té et de l’é­qui­té de l’en­sei­gne­ment dans chaque pays et qui pro­clament la néces­si­té de lui impo­ser une « obli­ga­tion de résul­tats ». Cette nou­velle injonc­tion poli­tique pèse sur les ensei­gnants, exer­çant sur eux une pres­sion morale, en leur pres­cri­vant ain­si le but et la prio­ri­té de leur action édu­ca­tive. Mais la réa­li­té résiste. Et les pro­fes­seurs de l’en­sei­gne­ment secon­daire se savent dans l’in­ca­pa­ci­té de rem­plir l’o­bli­ga­tion de résul­tats (par exemple, les socles de com­pé­tences pour tous, en fi n de pre­mier degré), même lorsque, dans un cer­tain nombre de cas, le niveau des acquis visés s’est vu abais­sé ou lorsque les fi lières hié­rar­chi­sées aux exi­gences moindres se sont démul­ti­pliées. Encore une fois, le corps ensei­gnant est mis dans une situa­tion para­doxale de devoir conduire tous les élèves de ses classes à la réus­site et d’être dans l’im­pos­si­bi­li­té de le faire.

La réforme fon­dée sur l’ap­proche par com­pé­tences, déjà évo­quée plus d’une fois dans cet article, consti­tue une nou­velle injonc­tion poli­tique directe adres­sée aux ensei­gnants. La réforme s’at­tache d’a­bord à défi nir de nou­veaux buts à l’é­cole secon­daire : les com­pé­tences à ins­tal­ler prennent la place des connais­sances dis­ci­pli­naires à trans­mettre, met­tant ain­si à mal les repré­sen­ta­tions tra­di­tion­nelles du métier. Ensuite, à tra­vers les pro­grammes et les for­ma­tions ini­tiales et conti­nuées des ensei­gnants, la réforme se pro­longe dans une seconde pres­crip­tion : celle de pra­ti­quer des méthodes péda­go­giques basées sur la construc­tion des savoirs et la réso­lu­tion de situa­tions-pro­blèmes. Outre le fait que cette péda­go­gie est impos­sible à pra­ti­quer par­tout et tout le temps dans les classes concrètes, qu’il n’est d’ailleurs pas évident que son usage mas­sif soit béné­fi que pour la réus­site des élèves en dif­fi culté sco­laire et que les condi­tions maté­rielles de son appli­ca­tion ne sont sou­vent pas réunies, elle remet pro­fon­dé­ment en cause les savoir-faire tra­di­tion­nels des ensei­gnants. Ces der­niers se sentent donc dou­ble­ment ébran­lés, à la fois vis-à-vis de leurs convic­tions rela­tives aux buts de l’é­cole et vis-à-vis de leurs repré­sen­ta­tions à pro­pos de la manière de faire la classe.

De nouvelles normes professionnelles apparaissant en porte-à-faux

La réforme fon­dée sur l’ap­proche par les com­pé­tences revient à pres­crire aux ensei­gnants, sous forme d’in­ci­ta­tions ou sous forme d’in­jonc­tions, de nou­veaux buts et une nou­velle didac­tique. Elle s’ac­com­pagne de l’é­mer­gence de deux nou­velles normes pro­fes­sion­nelles, prô­nées, elles aus­si, par les auto­ri­tés édu­ca­tives et les spé­cia­listes des sciences de l’é­du­ca­tion. La pre­mière norme consiste à conver­tir les pro­fes­seurs de « trans­met­teur » en « coach ». Cette nou­velle vision du métier est cen­sée être cohé­rente par rap­port aux évo­lu­tions péda­go­giques mises en place par la réforme et ain­si don­ner un nou­veau sens au rôle de l’en­sei­gnant face aux élèves et aux savoirs. La repré­sen­ta­tion de « coach » bou­le­verse tota­le­ment l’i­mage du métier des ensei­gnants. En effet, le coach se met à la dis­po­si­tion du « coa­ché » en vue de l’ai­der à la réus­site de son propre pro­jet et à deve­nir ain­si un « gagnant ». Pour y par­ve­nir, le coach donne des conseils au coa­ché, lui révèle ses lacunes et ses res­sources, et lui pro­pose des démarches et des stra­té­gies appro­priées à ses buts. Il lui pré­pare un pro­gramme d’ac­tion per­son­na­li­sé et pro­gres­sif. Le coach est l’ac­com­pa­gna­teur indi­vi­duel de l’ap­pre­nant. Le modèle de l’en­sei­gne­ment indi­vi­dua­li­sé et dif­fé­ren­cié devient ain­si impli­ci­te­ment la norme du com­por­te­ment atten­du du nou­vel ensei­gnant et s’op­pose à la concep­tion tra­di­tion­nelle du métier, celle de « faire la classe ».

Le pra­ti­cien est pris une nou­velle fois en tenaille entre une injonc­tion basée sur l’in­di­vi­dua­li­sa­tion du che­mi­ne­ment des élèves et la réa­li­té concrète de l’exer­cice de son métier. Ne se retrouve-t-il pas tous les jours devant un groupe- classe à la dyna­mique mul­ti­di­men­sion­nelle, qu’il lui faut à la fois ins­truire et faire vivre ensemble, dans des condi­tions péda­go­giques per­met­tant l’ac­ti­vi­té intel­lec­tuelle tout autant que la convi­via­li­té et exi­geant de com­bi­ner conti­nuel­le­ment les dimen­sions per­son­nelles et col­lec­tives de l’apprentissage ?

Paral­lè­le­ment, les auto­ri­tés édu­ca­tives et les spé­cia­listes en sciences de l’é­du­ca­tion, ins­pi­rés par les récentes pra­tiques de mana­ge­ment en entre­prise, mettent en avant une autre nou­velle norme pro­fes­sion­nelle : l’en­sei­gnant est cen­sé deve­nir un « pra­ti­cien réfl exif ». Ce der­nier se défi nit comme un pro­fes­sion­nel qui prend du recul par rap­port à son métier. Il est capable d’a­na­ly­ser les pro­blèmes qu’il y ren­contre et de se réajus­ter en modi­fi ant ses com­por­te­ments et ses pra­tiques en fonc­tion de ces ana­lyses. Selon la norme du pra­ti­cien réfl exif, le bon ensei­gnant serait quel­qu’un qui s’en sort grâce à ses propres res­sources et grâce à celles de ses col­lègues, avec les­quels il est appe­lé à coopérer.

Certes, cette nou­velle image iden­ti­taire encou­rage les pro­fes­seurs à prendre en main leur tra­vail et à deve­nir des acteurs lucides, créa­tifs et auto­nomes vis-à-vis de leur acti­vi­té pro­fes­sion­nelle. Mais elle est pro­po­sée au moment où les ensei­gnants ren­contrent de grandes dif­fi cultés à exer­cer leur pro­fes­sion, où la situa­tion édu­ca­tive appa­raît la plus confuse, la plus écla­tée, où les injonc­tions qui leur sont faites s’a­vèrent par­ti­cu­liè­re­ment en contra­dic­tion avec les situa­tions concrètes qu’ils rencontrent.

Se com­bi­nant à l’o­bli­ga­tion de résul­tats, l’in­ci­ta­tion à deve­nir des pra­ti­ciens réfl exifs est donc sou­vent per­çue par les ensei­gnants comme un report sur le pro­fes­seur de la res­pon­sa­bi­li­té de trou­ver les réponses aux dif­fi cultés qu’il ren­contre et qui lui semblent jus­te­ment qua­si impos­sibles à sur­mon­ter, à cause des dif­fé­rents fac­teurs qui échappent à sa zone de pouvoir.

Pressions bureaucratiques des décideurs

Les décrets pro­mul­gués récem­ment concer­nant les ins­crip­tions, les grilles horaires, l’ins­pec­tion, le pre­mier degré, etc., bien que n’in­fl uen­çant pas tou­jours direc­te­ment le tra­vail du pro­fes­seur, condi­tionnent le cadre orga­ni­sa­tion­nel de l’é­ta­blis­se­ment dans lequel il tra­vaille et lui rap­pellent régu­liè­re­ment qu’il est un fonc­tion­naire, sou­mis à des règles externes déter­mi­nant ses acti­vi­tés. Des contraintes externes viennent par­fois de l’in­té­rieur même de l’é­ta­blis­se­ment, lors­qu’un pou­voir orga­ni­sa­teur ou une direc­tion décide, d’au­to­ri­té, d’in­tro­duire des inno­va­tions orga­ni­sa­tion­nelles ou péda­go­giques au niveau de l’é­cole. Ces faits se heurtent aux dis­cours sur le pra­ti­cien réfl exif et sur le déve­lop­pe­ment de l’ac­teur auto­nome, et signi­fi ent aux ensei­gnants qu’ils n’ont qu’un pou­voir d’i­ni­tia­tive limi­té alors que, par ailleurs, ils sont cen­sés faire preuve de créa­ti­vi­té pour résoudre les pro­blèmes et pour affron­ter une situa­tion sco­laire inédite. Qui plus est, ces impo­si­tions sont sou­vent jus­ti­fi ées par le manque d’i­ni­tia­tive des ensei­gnants, qu’il fau­drait donc for­cer à inno­ver. Nou­velle injonc­tion paradoxale !

Sur un plan plus géné­ral, les struc­tures ins­ti­tu­tion­nelles sco­laires de la Bel­gique fran­co­phone, héri­tées du Pacte sco­laire de 1958, pèsent de tout leur poids pour com­pli­quer l’ap­pli­ca­tion concrète des réformes : ces struc­tures lar­ge­ment décen­tra­li­sées, qui favo­risent à la fois l’au­to­no­mie des pou­voirs orga­ni­sa­teurs (dans deux des trois grands réseaux) et leur regrou­pe­ment en fédé­ra­tions, abou­tissent à mul­ti­plier les centres déci­sion­nels et à sti­mu­ler les logiques com­pé­ti­tives sur un plan local.

Pressions revendicatives des usagers

Une autre pres­sion s’exerce direc­te­ment sur le corps pro­fes­so­ral, en pro­ve­nance des parents. Ces der­niers, encou­ra­gés par les auto­ri­tés poli­tiques elles- mêmes à s’im­pli­quer dans l’é­cole (entre autres, dans les conseils de par­ti­ci­pa­tion), déve­loppent sou­vent une atti­tude reven­di­ca­tive, contes­tant cer­taines déci­sions péda­go­giques ou dis­ci­pli­naires prises, exi­geant la réus­site à tout prix pour leur enfant, remet­tant par­fois en ques­tion direc­te­ment l’un ou l’autre ensei­gnant en particulier.

Cet inter­ven­tion­nisme s’ex­prime d’au­tant plus faci­le­ment que l’é­cole a long­temps été une ins­ti­tu­tion d’où le droit était absent et où, encore aujourd’­hui, les rap­ports entre les acteurs internes et externes de l’ins­ti­tu­tion sont peu régle­men­tés formellement.

C’est d’ailleurs dans ce même vide juri­dique que s’en­gouffrent des asso­cia­tions de défense du droit des jeunes et du droit des élèves, dont il n’est pas faux de dire que leurs inter­ven­tions sont redou­tées par cer­tains ensei­gnants ou cer­taines directions.

La ques­tion n’est pas ici de se pro­non­cer sur le bien-fon­dé de l’im­pli­ca­tion des parents dans l’é­cole, mais de consta­ter que les ensei­gnants, loin de trou­ver comme autre­fois des alliés de poids auprès des parents, les per­çoivent aujourd’­hui, au mini­mum comme des inter­lo­cu­teurs sup­plé­men­taires à inté­grer à la com­plexi­té des situa­tions qu’ils doivent gérer, voire par­fois comme des adver­saires à neu­tra­li­ser. Quant à l’in­tro­duc­tion, sou­vent anar­chique, de la dyna­mique reven­di­ca­tive des élèves, même si elle est consi­dé­rée comme l’oc­ca­sion d’une édu­ca­tion active à la citoyen­ne­té, ne fau­drait-il pas aus­si la relire à la lumière du diag­nos­tic fait ci-des­sus, celui de la perte de légi­ti­mi­té de l’au­to­ri­té de l’en­sei­gnant et de la négo­cia­tion per­ma­nente des règles qui en découlent ?

D’une manière plus géné­rale, remise en ques­tion des rôles sta­tu­taires et négo­cia­tion conti­nue des règles accom­pagnent un phé­no­mène de « dés­ins­ti­tu­tion­na­li­sa­tion » qui touche dif­fé­rentes grandes ins­ti­tu­tions de notre socié­té, la famille et l’é­cole notam­ment, et sus­cite un sen­ti­ment d’in­cer­ti­tude par­mi leurs membres.

Pressions scientifiques des évaluateurs

Les ana­lyses et éva­lua­tions « scien­ti­fi ques » qui tentent de mesu­rer l’ef­fi caci­té et l’é­qui­té de l’é­cole sont par­fois uti­li­sées par les auto­ri­tés édu­ca­tives, voire par les usa­gers, comme un moyen de pres­sion sup­plé­men­taire, qui vient peser sur les épaules des ensei­gnants. Les éva­lua­tions internes se com­binent avec les enquêtes Pisa et autres éva­lua­tions inter­na­tio­nales pour leur rap­pe­ler que l’en­sei­gne­ment secon­daire de la Com­mu­nau­té fran­çaise est sin­gu­liè­re­ment inef­fi cace, en plus d’être for­te­ment inéqui­table, au regard des per­for­mances des autres nations ou régions (en par­ti­cu­lier, de celles de la Com­mu­nau­té fl amande, situées dans le pelo­ton de tête au niveau inter­na­tio­nal, sur le plan de l’ef­fi caci­té). Pous­ser le corps ensei­gnant à consta­ter que le fruit de son tra­vail s’a­vère médiocre n’est sûre­ment pas valo­ri­sant pour son image pro­fes­sion­nelle. C’est d’au­tant plus dif­fi cile à sup­por­ter que les pra­tiques habi­tuelles mobi­li­sées (autour du redou­ble­ment) pour faire face à l’é­chec se voient sys­té­ma­ti­que­ment remises en ques­tion par les experts, que les nou­velles alter­na­tives pro­po­sées par ces mêmes experts (autour de la remé­dia­tion) appa­raissent, à tort ou à rai­son, encore trop peu cré­dibles ou trop peu opé­ra­tion­nelles aux yeux des ensei­gnants, que l’ap­proche par les com­pé­tences ne leur appa­raît pas non plus comme une réponse adé­quate au pro­blème de la fai­blesse des acquis de nom­breux élèves.

Dans le même registre de l’é­va­lua­tion glo­bale du sys­tème, la presse se fait régu­liè­re­ment l’é­cho de recherches sur les inéga­li­tés sociales repro­duites par l’é­cole secon­daire6 : l’é­chec sco­laire ne frappe pas tous les milieux de la même façon ; la hié­rar­chie d’ex­cel­lence des fi lières cor­res­pond à la hié­rar­chie des classes sociales ; les éta­blis­se­ments sco­laires pra­tiquent la ségré­ga­tion sociale. Ces faits n’in­ter­pellent certes pas l’en­semble du corps ensei­gnant, mais bien la frac­tion la plus sen­sible socia­le­ment, qui est sou­vent aus­si la plus active et la plus inno­va­trice dans la pour­suite de la réus­site de tous. Rap­pe­lons que l’i­déal poli­tique de l’é­cole démo­cra­tique fait par­tie de l’i­ma­gi­naire fon­da­teur de l’ins­ti­tu­tion sco­laire comme ser­vice public et contri­bue à la noblesse sym­bo­lique du métier. Ain­si donc, après un siècle de poli­tiques inin­ter­rom­pues de démo­cra­ti­sa­tion de l’é­cole et de dépenses bud­gé­taires consi­dé­rables consa­crées à cette der­nière, cet idéal appa­raît tou­jours aus­si inac­ces­sible, sinon plus loin­tain7. Ce constat peut ache­ver de décou­ra­ger la poi­gnée de « mili­tants » qui se battent encore sur le ter­rain des classes pour une école démo­cra­tique, un savoir éman­ci­pa­teur et une socié­té plus juste.

Les conséquences de la crise de l’école secondaire sur le métier des enseignants

Une série de consé­quences découlent des évo­lu­tions que nous avons ana­ly­sées et elles affectent la défi nition même du tra­vail de l’en­sei­gnant à l’é­cole secon­daire. Les voi­ci pré­sen­tées sous forme condensée.

Les ensei­gnants vivent un sen­ti­ment pro­fond d’in­sé­cu­ri­té : insé­cu­ri­té quant au conte­nu à ensei­gner, aux méthodes à uti­li­ser, à la moti­va­tion des élèves, à l’ac­crois­se­ment de la vio­lence mena­çant leur inté­gri­té phy­sique et morale, au sou­tien des res­pon­sables édu­ca­tifs et à l’ap­pui des parents, à leur pro­tec­tion juri­dique, au sens même de l’école.

Dès lors, les ensei­gnants se pré­oc­cupent sur­tout de tenir le coup sur la longue durée. Ils y consacrent énor­mé­ment d’éner­gie. Ils adoptent sou­vent une posi­tion cris­pée et défen­sive, qui les conduit alors à s’at­ta­cher à leur dis­ci­pline comme repère stable et les rend inca­pables d’i­ma­gi­ner un autre conte­nu, plus en phase avec les nou­veaux enjeux de l’é­cole. Ils s’ac­crochent alors aus­si aux méthodes didac­tiques tra­di­tion­nelles qu’ils connaissent, faute de maî­tri­ser suf­fi sam­ment les approches nou­velles. Ces der­nières leur appa­raissent comme un fac­teur sup­plé­men­taire d’in­sé­cu­ri­té, dans un contexte consi­dé­ré comme déjà suf­fi sam­ment troublé.

La ges­tion du res­pect des règles sco­laires de base (pré­sence en classe, mise au tra­vail des élèves, pos­ses­sion de son maté­riel sco­laire, civi­li­té, etc.) prend de plus en plus d’im­por­tance objec­tive et sub­jec­tive, en temps et en éner­gie, dans le tra­vail des ensei­gnants. Ces pré­oc­cu­pa­tions entrent direc­te­ment en concur­rence avec l’or­ga­ni­sa­tion des acti­vi­tés d’ap­pren­tis­sage sco­laire pro­pre­ment dites.

Len­te­ment mais sûre­ment, les ensei­gnants revoient leurs ambi­tions édu­ca­tives à la baisse. Dans cer­taines sec­tions, ils en arrivent même à choi­sir leurs objec­tifs en fonc­tion du niveau qu’ils estiment attei­gnable par leurs élèves, et non en fonc­tion d’un seuil défi ni de l’ex­té­rieur, à atteindre impé­ra­ti­ve­ment. Cela va à l’en­contre des objec­tifs pres­crits par les auto­ri­tés édu­ca­tives, sous la forme des com­pé­tences (socles, ter­mi­nales ou professionnelles).

Dans les situa­tions les plus dif­fi ciles, la rela­tion affec­tive tend à se sub­sti­tuer à l’« ins­truc­tion ». À défaut de pou­voir conduire les jeunes à un cer­tain niveau de connais­sances et de savoir-faire intel­lec­tuel, les ensei­gnants « maternent » leurs pupilles, fai­sant montre d’at­ten­tion psy­cho­lo­gique à leur égard. Faute d’être ins­truits, au moins les élèves se sen­ti­ront-ils aimés, aidés et com­pris en tant que personnes.

Dans la même ligne, le tra­vail de socia­li­sa­tion prend le pas sur le tra­vail d’en­sei­gne­ment. À l’é­gard des jeunes en grandes dif­fi cultés sco­laires, la (re) struc­tu­ra­tion psy­cho­lo­gique et l’ap­pren­tis­sage de la socia­bi­li­té deviennent des objec­tifs prio­ri­taires, plus impor­tants que l’ap­pren­tis­sage intel­lec­tuel. Dans cer­tains cas, le tra­vail des ensei­gnants se rap­proche du tra­vail social et/ou thérapeutique.

Une variante de la stra­té­gie pré­cé­dente cor­res­pond au cas de ces ensei­gnants dyna­miques qui s’ins­crivent dans une optique de « par­ti­ci­pa­tion citoyenne » et se mobi­lisent sur des pro­jets d’a­ni­ma­tion sco­laire avec cer­taines de leurs classes (théâtre, voyage, action sociale, sen­si­bi­li­sa­tion aux droits de l’homme, pro­jet scien­ti­fi que ou ini­tia­tion artis­tique, en par­te­na­riat avec divers acteurs asso­cia­tifs, etc.), tout en dés­in­ves­tis­sant le tra­vail d’en­sei­gne­ment au sens strict, qui leur appa­raît trop ingrat.

Une variante de la stra­té­gie pré­cé­dente cor­res­pond au cas de ces ensei­gnants dyna­miques qui s’ins­crivent dans une optique de « par­ti­ci­pa­tion citoyenne » et se mobi­lisent sur des pro­jets d’a­ni­ma­tion sco­laire avec cer­taines de leurs classes (théâtre, voyage, action sociale, sen­si­bi­li­sa­tion aux droits de l’homme, pro­jet scien­ti­fi que ou ini­tia­tion artis­tique, en par­te­na­riat avec divers acteurs asso­cia­tifs, etc.), tout en dés­in­ves­tis­sant le tra­vail d’en­sei­gne­ment au sens strict, qui leur appa­raît trop ingrat.

Rien d’é­ton­nant, donc, au fait que la fonc­tion ensei­gnante appa­raisse aujourd’­hui peu attrac­tive, comme le révèlent les réti­cences des jeunes diplô­més à entrer dans le métier, les aban­dons nom­breux au cours des pre­mières années pro­fes­sion­nelles, le sou­ci de par­tir à la (pré)pension le plus tôt pos­sible, l’o­rien­ta­tion vers cette car­rière comme deuxième choix consé­cu­tif à un échec dans d’autres études. Les fac­teurs cités comme posi­tifs par les jeunes pour jus­ti­fi er leur choix d’en­sei­gner (tels un emploi du temps moins contrai­gnant que la plu­part des autres pro­fes­sions, une rému­né­ra­tion rela­ti­ve­ment satis­fai­sante, l’ab­sence de chef direct, etc.), sont sou­vent des fac­teurs qui ont peu à voir avec le coeur du métier lui-même.

Rele­vons à pré­sent deux consé­quences qui sont d’ordre struc­tu­rel et infl uencent indi­rec­te­ment le tra­vail de l’enseignant.

L’in­fla­tion des diplômes touche sur­tout les diplômes les plus bas. Quant aux jeunes qui sortent de l’é­cole sans aucun diplôme du secon­daire, ils se retrouvent bien plus fra­gi­li­sés qu’au­pa­ra­vant et sont socia­le­ment éti­que­tés, voire stig­ma­ti­sés. Inca­pable d’ab­sor­ber l’en­semble des jeunes sor­tis de l’é­cole, le mar­ché de l’emploi n’offre plus de place pour les fai­ble­ment qua­li­fi és. Cer­tains ensei­gnants, qui ont ces jeunes dans leurs sec­tions, se sentent impli­ci­te­ment res­pon­sables de leurs dif­fi cultés d’in­ser­tion pro­fes­sion­nelle et cherchent alors à attri­buer mal­gré tout le cer­ti­fi cat aux « mau­vais élèves », pour leur évi­ter d’être sans défense en quit­tant l’é­cole. Ce fai­sant, les ensei­gnants dis­cré­ditent eux-mêmes le sys­tème d’en­sei­gne­ment tech­nique et pro­fes­sion­nel et contri­buent à la perte de sens de l’é­cole et à la déva­lo­ri­sa­tion de leur métier.

Le diplôme étant deve­nu la norme pour tous et le mar­ché du tra­vail n’ab­sor­bant plus les fai­ble­ment qua­li­fiés8, ces der­niers pro­longent alors leur sco­la­ri­té dans l’en­sei­gne­ment obli­ga­toire bien au-delà de dix-huit ans, tout en conti­nuant à y accu­mu­ler les échecs et en inté­rio­ri­sant un sen­ti­ment d’ex­clu­sion (avec la dété­rio­ra­tion de l’i­mage de soi qui en découle). Ain­si l’en­sei­gne­ment de qua­li­fi cation garde-t-il dans ses murs un grand nombre de jeunes qui se per­çoivent comme les « per­dants » du sys­tème sco­laire et s’y sentent néan­moins à leur place. Voi­là encore un para­doxe sup­plé­men­taire venant com­pli­quer le tra­vail de l’en­sei­gnant char­gé de faire la classe à ces élèves atypiques.

Des logiques d’acteur qui font système

Les méca­nismes et les logiques d’ac­teurs évo­qués plus haut sont en inter­re­la­tion et font sys­tème : ils s’en­traînent et se ren­forcent mutuel­le­ment. Et la machine risque de s’emballer…

Les méca­nismes et les logiques d’ac­teurs évo­qués plus haut sont en inter­re­la­tion et font sys­tème : ils s’en­traînent et se ren­forcent mutuel­le­ment. Et la machine risque de s’emballer…

Les auto­ri­tés édu­ca­tives, conscientes des dys­fonc­tion­ne­ments du sys­tème et des écarts entre les buts décla­rés et les résul­tats effec­tifs de l’é­cole secon­daire, répondent par « encore plus de la même chose ». Les dis­cours sur les com­pé­tences sont ici exem­plaires. La logique des com­pé­tences s’im­po­sant dif­fi­ci­le­ment et pro­dui­sant peu d’ef­fets jus­qu’i­ci sur l’a­mé­lio­ra­tion des acquis sco­laires, les res­pon­sables poli­tiques accen­tuent leur pres­sion sur les ensei­gnants et mul­ti­plient les for­ma­tions dans leur direc­tion. Ce phé­no­mène est obser­vable pour d’autres mesures poli­tiques, comme le refus du redou­ble­ment et l’in­ci­ta­tion à la remédiation.

Quand ils sont mis sur la table, les pro­blèmes de l’é­cole sont ana­ly­sés et les solu­tions recher­chées dans deux registres de dis­cours dif­fé­rents selon le type d’ac­teurs (et à chaque fois inap­pro­priés). Les auto­ri­tés édu­ca­tives cherchent des issues à par­tir de prin­cipes géné­raux et abs­traits, dans le registre de l’é­thique et de la didac­tique, et les imposent comme normes, en igno­rant la com­plexi­té du ter­rain. Les ensei­gnants, de leur côté, pensent les pro­blèmes dans le registre du vécu et de l’é­mo­tion et cherchent les solu­tions dans le bri­co­lage didac­tique. D’une manière comme de l’autre, la dif­fi culté d’en­sei­gner dans le secon­daire demeure entière, accrois­sant ain­si le sen­ti­ment d’im­puis­sance et d’insécurité.

Il manque un débat de fond sys­té­ma­tique, impli­quant tous les acteurs de l’é­cole. Le Contrat pour l’é­cole de la ministre Marie Are­na consiste en une sorte de cata­logue des pro­blèmes (se réfé­rant expli­ci­te­ment à une série de recherches en édu­ca­tion), avec l’in­di­ca­tion des solu­tions tech­niques cor­res­pon­dantes. Ce Contrat ne s’ap­puie pas sur une réfl exion fon­da­men­tale et sys­té­mique au sujet de la crise de l’é­cole secondaire.

Face aux chan­ge­ments et aux dif­fi cultés consta­tées, l’en­semble du sys­tème et ses acteurs répondent par des poli­tiques d’a­dap­ta­tion. Ges­tion et inno­va­tion sont les deux prin­cipes direc­teurs actuels des poli­tiques édu­ca­tives. Ils sont insuf­fi sants face à l’am­pleur et à la pro­fon­deur des pro­blèmes, voire par­fois contre-pro­duc­tifs dans leurs résul­tats. Le coeur de la crise n’est pas clai­re­ment iden­ti­fi é, aus­si les dif­fi cultés sub­sistent-elles. S’y ajoutent, pour les ensei­gnants, le poids de leur remise en ques­tion pro­fes­sion­nelle et la pres­sion redou­blée des injonc­tions des auto­ri­tés éducatives.

Contes­tés à la fois dans les fi nali­tés qu’ils assignent à l’é­cole et dans leurs pra­tiques péda­go­giques habi­tuelles, les ensei­gnants se sentent dépos­sé­dés de leur image du métier et de leurs pré­ro­ga­tives pro­fes­sion­nelles. Irri­ta­tion, culpa­bi­li­sa­tion, doute, sus­pi­cion, etc. en résultent et contri­buent à les démo­ti­ver et à sus­ci­ter leur rési­gna­tion. Pour se défendre, beau­coup d’entre eux déve­loppent une culture de la « vic­ti­mi­sa­tion » qui ren­force leur démo­bi­li­sa­tion, alors que la situa­tion de crise requiert au contraire un inves­tis­se­ment et une volon­té d’in­ter­ven­tion plus forts.

Contes­tés à la fois dans les fi nali­tés qu’ils assignent à l’é­cole et dans leurs pra­tiques péda­go­giques habi­tuelles, les ensei­gnants se sentent dépos­sé­dés de leur image du métier et de leurs pré­ro­ga­tives pro­fes­sion­nelles. Irri­ta­tion, culpa­bi­li­sa­tion, doute, sus­pi­cion, etc. en résultent et contri­buent à les démo­ti­ver et à sus­ci­ter leur rési­gna­tion. Pour se défendre, beau­coup d’entre eux déve­loppent une culture de la « vic­ti­mi­sa­tion » qui ren­force leur démo­bi­li­sa­tion, alors que la situa­tion de crise requiert au contraire un inves­tis­se­ment et une volon­té d’in­ter­ven­tion plus forts.

Para­doxa­le­ment, l’in­co­hé­rence et le manque de coor­di­na­tion du sys­tème glo­bal per­mettent aux ensei­gnants de résis­ter aux chan­ge­ments pré­co­ni­sés par les auto­ri­tés sco­laires et les experts péda­go­giques. Sau­ve­gar­dant ain­si une part de leur auto­no­mie, ils contri­buent à aug­men­ter le manque de coordination.

Le fait que l’en­sei­gne­ment secon­daire soit en par­tie déso­rien­té et inco­hé­rent ren­force l’an­xié­té et les attentes des élèves et de leurs parents à son égard. Plus que jamais, les usa­gers de l’é­cole défendent le droit au diplôme et exigent de l’ob­te­nir. Plus que jamais, les élèves limitent leurs inves­tis­se­ments aux condi­tions requises pour l’ac­qué­rir. Et par consé­quent, plus que jamais, les ensei­gnants se sentent réduits à n’être que des four­nis­seurs de cer­ti­fi cats aux yeux des élèves et de leurs parents.

Demain

Dans cet article, nous avons iden­ti­fié une série de fac­teurs éclai­rant la crise actuelle de l’en­sei­gne­ment secon­daire de la Com­mu­nau­té fran­çaise de Bel­gique et nous avons cher­ché à éta­blir la dyna­mique de leurs inter­ac­tions et la manière dont ils font sys­tème. Nous avons vou­lu en mon­trer l’im­pact sur la condi­tion ensei­gnante, à la fois sur l’i­mage et sur l’exer­cice concret du métier de ceux qui sont res­pon­sables, en pre­mière ligne, de l’ap­pren­tis­sage des élèves. Fau­drait-il en conclure que le corps ensei­gnant se limite à être seule­ment la vic­time de la dété­rio­ra­tion de sa situa­tion ? Bien sûr que non. Les ensei­gnants sont aus­si acteurs du sys­tème. Nous avons illus­tré com­ment cer­taines de leurs atti­tudes accen­tuent et ren­forcent la crise. Par consé­quent, il leur faut, et c’est pos­sible, simul­ta­né­ment se recons­truire une nou­velle repré­sen­ta­tion de leur métier et trans­for­mer leurs stra­té­gies péda­go­giques. Sur­tout, et plus fon­da­men­ta­le­ment, il leur faut se for­ger une nou­velle visée de l’en­sei­gne­ment, autre­ment dit pro­duire eux-mêmes, ou se réap­pro­prier, une nou­velle défi­ni­tion des fina­li­tés sociales de l’é­cole secon­daire et des buts concrets de leur tra­vail quo­ti­dien. En réa­li­té, ce sont tous les acteurs du sys­tème qui sont appe­lés à s’at­te­ler à cette refon­da­tion. Nous pen­sons que nous tenons là une condi­tion indis­pen­sable pour sor­tir de la crise par le haut. Pour notre part, nous vou­lons contri­buer à cette réflexion en fai­sant des pro­po­si­tions et en les sou­met­tant au débat.

Nous pro­cé­de­rons ici aus­si par étapes. Le lec­teur trou­ve­ra dans ce même numé­ro une pre­mière série de pro­po­si­tions visant à iden­ti­fi er quels sont les fi nali­tés et les buts prio­ri­taires à attri­buer à l’en­sei­gne­ment secon­daire. Nous ten­tons de dres­ser cet inven­taire selon un sché­ma arti­cu­lé et cohé­rent. Le second volet déga­ge­ra des dis­po­si­tifs orga­ni­sa­tion­nels répon­dant aux buts rete­nus : recon­fi gura­tion du cur­sus (degrés et fi lières), nou­velle caté­go­ri­sa­tion des acti­vi­tés sco­laires, nou­veau mode de ges­tion du temps et du regrou­pe­ment des élèves, élar­gis­se­ment des tâches et des rôles à assu­mer par les ensei­gnants, etc. Ce tra­vail de tra­duc­tion orga­ni­sa­tion­nelle des inten­tions est pré­sen­té de manière par­tielle et inache­vée, à titre de pre­mière ébauche, sur le site de Meta asbl et sur le site de La Revue nou­velle. C’est à pro­pos de ces deux pre­miers textes de pro­po­si­tions que nous sol­li­ci­tons dès à pré­sent les réac­tions des lec­teurs pour ali­men­ter un large débat qui, au début 2009, pren­dra la forme d’une jour­née d’é­tudes. Y seront conviées toutes les per­sonnes ayant mani­fes­té leur inté­rêt ou ayant déjà appor­té leur contri­bu­tion au débat, ain­si que des repré­sen­tants du monde asso­cia­tif et du monde poli­tique concer­nés par l’a­ve­nir de l’en­sei­gne­ment secondaire.

Quant au troi­sième volet, il sera abor­dé ulté­rieu­re­ment. Il pro­lon­ge­ra la réfl exion sur les nou­veaux dis­po­si­tifs à mettre en place dans l’en­sei­gne­ment secon­daire et se pen­che­ra sur la ques­tion des méthodes péda­go­giques. Il s’a­gi­ra de pui­ser dans la boîte des outils dis­po­nibles en indi­quant pour quoi et com­ment se ser­vir de telle ou telle méthode, en fonc­tion des buts et des dis­po­si­tifs qui auront été rete­nus dans les deux étapes pré­cé­dentes. Pour les dis­po­si­tifs comme pour les méthodes péda­go­giques, nous comp­tons alors enri­chir notre démarche pros­pec­tive grâce à des exemples concrets, déjà d’ap­pli­ca­tion. Cette sorte d’en­quête repré­sente un tra­vail de plus longue haleine et pour­rait être menée en coopé­ra­tion avec dif­fé­rents par­te­naires, en par­ti­cu­lier des res­pon­sables de la for­ma­tion des (futurs) enseignants.

Notre entre­prise appa­raît certes très ambi­tieuse. Le plus impor­tant à nos yeux est d’en­ta­mer une démarche de refon­da­tion et d’y asso­cier un cer­tain nombre d’en­sei­gnants et autres acteurs édu­ca­tifs sou­cieux d’an­ti­ci­per l’a­ve­nir de l’é­cole. Un ave­nir où, à l’ins­tar de l’en­semble de notre socié­té, elle sera sans doute confron­tée, à rela­ti­ve­ment bref délai, à de grandes muta­tions éco­no­miques et cultu­relles, voire même à un chan­ge­ment des para­digmes de notre civi­li­sa­tion du « progrès »…

  1. Ce texte doit beau­coup aux réfl exions menées dans le cadre du sémi­naire orga­ni­sé par Meta, Ate­lier d’his­toire et de pro­jet pour l’é­du­ca­tion, auquel ont par­ti­ci­pé M. Ala­luf, B. Del­vaux, B. Dufour, G. Fou­rez, D. Groo­taers, Chr. Maroy, I. Sten­gers, Fr. Til­man. Le conte­nu de l’ar­ticle est cepen­dant sous la seule res­pon­sa­bi­li­té de B. Dufour, D. Groo­taers et Fr. Til­man, membres de Meta.
  2. Les élé­ments d’a­na­lyse repris dans cet expo­sé s’ap­puient sur de très nom­breuses études rela­tives au fonc­tion­ne­ment de l’é­cole et à son évo­lu­tion, études qu’il serait fas­ti­dieux et peu utile de citer ici.
  3. De leur côté, les com­pé­tences pro­fes­sion­nelles ins­crites dans les « pro­fi ls de for­ma­tion » des fi lières de qua­li­fi cation sont cen­sées pré­pa­rer direc­te­ment à un métier. Elles sont donc plus clai­re­ment fi nali­sées. Néan­moins, entre la for­ma­tion pro­fes­sion­nelle don­née à l’é­cole et l’emploi, le mar­ché du tra­vail opère comme un fi ltre, selon une logique sélec­tive qui lui est propre. Cela explique qu’une majo­ri­té des jeunes sor­tis de l’en­sei­gne­ment tech­nique et pro­fes­sion­nel et accé­dant à l’emploi exercent une acti­vi­té pro­fes­sion­nelle qui ne cor­res­pond pas à la qua­li­fi cation qu’ils ont pour­sui­vie. Le cer­ti­fi cat obte­nu consti­tue alors un sym­bole de l’ac­cès à un cer­tain niveau de for­ma­tion plu­tôt qu’un label de qua­li­fi cation pro­fes­sion­nelle ou une clé d’ac­cès direct à l’emploi.
  4. Dans le tra­vail ensei­gnant cen­tré sur l’ap­pren­tis­sage intel­lec­tuel et l’é­du­ca­tion aux valeurs, l’im­pli­ca­tion sub­jec­tive est requise, tant de la part des élèves que de la part des pro­fes­seurs. C’est pour­quoi la dété­rio­ra­tion de l’i­mage pro­fes­sion­nelle du pro­fes­seur touche éga­le­ment son estime de soi per­son­nelle. La souf­france au tra­vail des ensei­gnants a donc des réper­cus­sions psy­cho­lo­giques impor­tantes, pou­vant entraî­ner des inca­pa­ci­tés de tra­vail plus ou moins longues.
  5. L’en­quête Pisa de 2000 porte sur les acquis des élèves de quinze ans dans le domaine de la com­pré­hen­sion de textes écrits (dans la pre­mière langue en usage à l’é­cole). En Bel­gique, la pro­por­tion des élèves fran­co­phones se situant en des­sous du niveau de maî­trise de base (niveau 2) s’é­lève à 28 % alors que chez les jeunes néer­lan­do­phones, elle n’est que de 12 %. En France, elle s’é­lève à 15 %. Le niveau 2 cor­res­pond à la capa­ci­té d’ef­fec­tuer des tâches de base en lec­ture telles que retrou­ver des infor­ma­tions linéaires, faire des infé­rences de niveau élé­men­taire, déga­ger le sens d’une par­tie du texte et le relier à des connais­sances fami­lières. Quant aux anal­pha­bètes fonc­tion­nels (se situant en des­sous du niveau 1), ils sont 12 % du côté fran­co­phone et 4 % du côté néer­lan­do­phone, en Bel­gique. En France, ils repré­sentent 4 % des élèves de quinze ans.
  6. Dans les années sep­tante, les tra­vaux des socio­logues de l’é­du­ca­tion se pen­chaient régu­liè­re­ment sur la ques­tion des inéga­li­tés sociales à l’é­cole. Dix ans plus tard, cette ques­tion a été relé­guée à l’ar­rière-plan, comme a été sus­pen­due l’in­for­ma­tion deman­dée à l’ins­crip­tion des élèves au sujet de la pro­fes­sion de leurs parents, pou­vant ser­vir à éta­blir des sta­tis­tiques sur le lien entre échec sco­laire et ori­gine sociale. C’é­tait l’heure de la crise des emplois et du règne de l’i­déo­lo­gie néo­ca­pi­ta­liste recon­nais­sant les seules logiques du mar­ché. Dans les années nonante, les inter­ro­ga­tions sur les inéga­li­tés sociales à l’é­cole sont réap­pa­rues, en même temps que se déve­loppe une nou­velle cri­tique au sujet des ravages sociaux du capi­ta­lisme actuel.
  7. L’é­chec de la démo­cra­ti­sa­tion est tout rela­tif : il dépend des termes de la com­pa­rai­son. En effet, au début du XXe siècle, un tiers de la popu­la­tion était anal­pha­bète. Que de che­min par­cou­ru depuis lors ! Si le niveau sco­laire moyen actuel de la masse des élèves ter­mi­nant l’en­sei­gne­ment secon­daire est sans doute infé­rieur à celui du petit nombre d’é­lèves ter­mi­nant leurs huma­ni­tés jus­qu’au sor­tir de la Seconde Guerre mon­diale, le niveau sco­laire moyen actuel de l’en­semble de la popu­la­tion ayant quit­té l’é­cole est sans com­mune mesure avec celui de la popu­la­tion cor­res­pon­dante de 1945. De ce point de vue, il y a bien eu démocratisation !
  8. Il existe encore un cer­tain nombre de « petits bou­lots » qui n’exigent ni diplôme de l’en­sei­gne­ment secon­daire ni cer­ti­fi — cat de qua­li­fi cation. Mais, du point de vue des jeunes, ces emplois sont accep­tés comme un pis-aller, le plus sou­vent sous la pres­sion de contraintes fi nan­cières, et ils sont per­çus néga­ti­ve­ment comme la marque de l’é­chec scolaire.

Francis Tilman


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