Skip to main content
logo
Lancer la vidéo

Le bel avenir des tyrans

Numéro 10 Octobre 2011 par Luc Van Campenhoudt

octobre 2011

Laurent Gbag­bo, Zine-el-Abi­­dine Ben Ali, Hos­ni Mou­ba­rak, Mouam­mar Kadha­fi… leur chute, et celle de tant d’autres avant eux, incli­ne­rait à croire que le règne des tyrans finit tou­jours mal pour eux et donc plu­tôt bien pour leur peuple. Les méchants par­tis, il ne res­te­rait que les gen­tils qui, jus­qu’i­ci impuis­sants, peuvent enfin s’or­ga­ni­ser pour « recons­truire » avec […]

Laurent Gbag­bo, Zine-el-Abi­dine Ben Ali, Hos­ni Mou­ba­rak, Mouam­mar Kadha­fi… leur chute, et celle de tant d’autres avant eux, incli­ne­rait à croire que le règne des tyrans finit tou­jours mal pour eux et donc plu­tôt bien pour leur peuple. Les méchants par­tis, il ne res­te­rait que les gen­tils qui, jus­qu’i­ci impuis­sants, peuvent enfin s’or­ga­ni­ser pour « recons­truire » avec l’aide de leurs géné­reux alliés occi­den­taux. Mais c’est seule­ment ce que nous aimons pen­ser, sur­tout dans les moments d’eu­pho­rie où, en com­mu­nion avec leur peuple enfin libé­ré, l’on assiste en direct à l’hal­la­li des dic­ta­teurs. C’est alors que, riva­li­sant de pro­fes­sions de foi démo­cra­tiques qui font chaud au cœur, nos propres diri­geants jouent par­fai­te­ment leur rôle de pas­teurs ver­tueux de la pla­nète. La dure réa­li­té des choses est qu’il n’existe pas de jus­tice imma­nente, que la fin d’une tyran­nie ne signi­fie pas la fin des mal­heurs, mais seule­ment un espoir, et que la ver­tu n’est pas for­cé­ment pla­cée où l’on croit.

Nom­breux sont les tyrans, dont quelques-uns des pires, comme Sta­line, Pol Pot et Pino­chet, qui meurent dans leur lit, sans souf­frir eux-mêmes du mil­lio­nième de ce qu’ils ont fait endu­rer. Qu’ils finissent mal ou non, ren­ver­sés ou encore au pou­voir, leur dis­pa­ri­tion n’est pas une conso­la­tion pour tous ceux qui sont morts avant eux, du fait de leur régime. La vie de ceux-là a été irré­mé­dia­ble­ment sac­ca­gée, sou­vent dans d’hor­ribles condi­tions. Il faut être sur­vi­vant et n’a­voir pas trop souf­fert pour être capable de faire la fête sans amer­tume quand dis­pa­rait l’op­pres­seur. De plus, le tyran n’est que la tête d’un vaste sys­tème odieux qui s’est struc­tu­rel­le­ment ins­crit dans les ins­ti­tu­tions et les esprits, déchi­rant dura­ble­ment la socié­té entre ceux qui, de gré ou de force, par­ta­geaient une par­celle de son pou­voir en cas­cade, et ceux qui en ont fait les frais. Les comptes ne se soldent donc jamais qu’en par­tie et cette par­tie ne se solde que sur plu­sieurs géné­ra­tions abi­mées par la bru­ta­li­té et l’in­jus­tice subies ou infligées.

Sur­tout, les fac­teurs struc­tu­rels de la tyran­nie ne dis­pa­raissent pas avec les tyrans, notam­ment la fai­blesse des États et l’ab­sence de culture démo­cra­tique, les ten­sions tenaces entre com­mu­nau­tés eth­niques ou reli­gieuses et les ran­cœurs du pas­sé, les inéga­li­tés exces­sives entre pays et entre groupes au sein de chaque pays, le manque de soli­da­ri­té et de régu­la­tions éco­no­miques et poli­tiques effi­caces au niveau mon­dial, la pos­si­bi­li­té de s’en­ri­chir rapi­de­ment par la vio­lence et les tra­fics, l’es­prit de clan, l’a­nal­pha­bé­tisme, le sen­ti­ment d’im­pu­ni­té… Les tri­bu­naux pénaux inter­na­tio­naux ne décou­ragent pas plus les can­di­dats dic­ta­teurs que la peine de mort ne décou­rage les assas­sins poten­tiels ; leur fonc­tion est davan­tage d’ai­der les vic­times à vivre moins mal avec les épreuves pas­sées que de convaincre les bour­reaux sanc­tion­nés, ou à venir, que ce qu’ils font est mal.

Le com­por­te­ment des pays occi­den­taux — et pas seule­ment — est à cet égard pour le moins ambi­gu. Au nom des inté­rêts géo­po­li­tiques et éco­no­miques, ils ont sou­te­nu sans scru­pule les dic­ta­tures « inté­res­santes » qu’ils blâment main­te­nant que ces der­nières sont au tapis et ne peuvent plus ser­vir, flat­tant du même coup les nou­veaux maitres avec qui se concluent déjà secrè­te­ment des affaires. À coups de mis­siles, ils détruisent les armes chè­re­ment ven­dues quelques années plus tôt et qu’il fau­dra bien rem­pla­cer bien­tôt, pour le plus grand pro­fit de nos entre­prises et de nos balances com­mer­ciales. Nos diri­geants se sont tus face aux méfaits de ceux qu’ils rece­vaient en grande pompe avant de les blâ­mer vain­cus1.

Avec ses pro­vo­ca­tions inju­rieuses à l’é­gard des États-Unis et de l’Eu­rope, la bru­ta­li­té de son régime et son sou­tien au ter­ro­risme inter­na­tio­nal, Kadha­fi montre mieux que qui­conque jus­qu’où peuvent aller le cynisme et l’op­por­tu­nisme des puis­sances occi­den­tales notam­ment. Le Guide n’est pas encore tom­bé que déjà l’on réclame la part d’ex­ploi­ta­tion pétro­lière au pro­ra­ta des bombes balan­cées sur son arse­nal et ses troupes en déroute. Mais son cas indique aus­si qu’il serait trop simple et par­fois hypo­crite de faire la leçon à nos diri­geants en quête de réélec­tion et à nos grands groupes indus­triels en quête de pro­fits. Sous la haute main du dic­ta­teur, la manne du pétrole libyen a cou­lé à flots dans d’in­nom­brables poches, dans de mul­tiples pays et sous les formes les plus variées : indus­tries, hôtels et rési­dences de luxe2, bijoux, beaux voyages et sub­ven­tions de toutes sortes à des orga­ni­sa­tions et mou­ve­ments divers, y com­pris des labos et centres de recherche uni­ver­si­taires. C’est seule­ment si on a agi de manière dés­in­té­res­sée et cou­ra­geuse avant que le tyran soit abat­tu, qu’on a le droit de s’in­di­gner de ses méfaits après qu’il soit tombé.

C’est en effet le plus en amont pos­sible qu’il fau­drait agir, à deux niveaux : en sou­te­nant les forces internes aux pays vul­né­rables qui luttent pour la démo­cra­tie, la jus­tice, le déve­lop­pe­ment cultu­rel, la liber­té de presse et le bien-être de tous ; en créant dans nos pays un rap­port de force tel que les inté­rêts poli­tiques et éco­no­miques à court et moyen termes ne soient pas seuls pris en compte.

  1. Mis à part notre peu diplo­ma­tique Karel De Gucht bien sûr.
  2. Comme à Oua­ga 2000 où il aurait un moment sou­hai­té se réfugier.

Luc Van Campenhoudt


Auteur

Docteur en sociologie. Professeur émérite de l’Université Saint-Louis – Bruxelles et de l’Université catholique de Louvain. Principaux enseignements : sociologie générale, sociologie politique et méthodologie. Directeur du Centre d’études sociologiques de l’Université Saint-Louis durant une quinzaine d’années, jusqu’en 2006, il a dirigé ou codirigé une quarantaine de recherches, notamment sur l’enseignement, les effets des politiques sécuritaires, les comportements face au risque de contamination par le VIH et les transformations des frontières de la Justice pénale. Ces travaux ont fait l’objet de plusieurs dizaines d’articles publiés dans des revues scientifiques, de nombreux ouvrages, et de plusieurs invitations et chaires dans des universités belges et étrangères. À travers ces travaux, il s’est intéressé plus particulièrement ces dernières années aux problématiques des relations entre champs (par exemple la justice et la médecine), du pouvoir dans un système d’action dit « en réseau » et du malentendu. Dans le cadre de ces recherches il a notamment développé la « méthode d’analyse en groupe » (MAG) exposée dans son ouvrage La méthode d’analyse en groupe. Applications aux phénomènes sociaux, coécrit avec J.-M. Chaumont J. et A. Franssen (Paris, Dunod, 2005). Le plus connu de ses ouvrages, traduit en plusieurs langues, est le Manuel de recherche en sciences sociales, avec Jacques Marquet et Raymond Quivy (Paris, Dunod, 2017, 5e édition). De 2007 à 2013, il a été directeur de La Revue Nouvelle.