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Langue de bois pour jambe dans le plâtre

Numéro 10 Octobre 2009 par Benjamin Denis

avril 2015

Selon un son­dage publié au tout début du mois de sep­tembre dans la presse fla­mande, le foot­bal­leur Axel Wit­sel serait encore plus détes­té par le public que Kim De Gel­der, ce jeune homme qui a poi­gnar­dé deux bébés dans une crèche de la région de Ter­monde. Ce son­dage n’est qu’un tout petit échan­tillon de la déferlante […]

Selon un son­dage publié au tout début du mois de sep­tembre dans la presse fla­mande, le foot­bal­leur Axel Wit­sel serait encore plus détes­té par le public que Kim De Gel­der, ce jeune homme qui a poi­gnar­dé deux bébés dans une crèche de la région de Ter­monde. Ce son­dage n’est qu’un tout petit échan­tillon de la défer­lante hai­neuse et vin­di­ca­tive qui a acca­blé le jeune joueur du Stan­dard de Liège à la suite de son impli­ca­tion dans une action de jeu qui a abou­ti à la frac­ture de la jambe de Mar­cin Wasi­lews­ki, le mus­cu­leux défen­seur du Spor­ting d’Anderlecht.

Le spon­sor du club de la cité ardente, un célèbre opé­ra­teur de télé­pho­nie, a, par exemple, d’emblée tenu à faire preuve de ver­tu en se déso­li­da­ri­sant d’un geste contraire aux « normes et valeurs dont ils sont por­teurs en tant que marque » et à appe­ler le club à orga­ni­ser le sui­vi psy­cho­lo­gique du joueur. Son spon­sor per­son­nel, un équi­pe­men­tier spor­tif, aurait même vu dans cet évé­ne­ment un com­por­te­ment symp­to­ma­tique de la cor­rup­tion morale d’une cer­taine jeu­nesse. Un de ses repré­sen­tants aurait ain­si confié à un quo­ti­dien popu­laire bien connu que « cette géné­ra­tion pense qu’elle peut tout se per­mettre et ne doit pas s’étonner du retour de mani­velle lorsqu’un évé­ne­ment comme celui-ci sur­vient. Ces jeunes joueurs pensent qu’il est plus impor­tant de dor­mir avec une Miss — Axel s’est sépa­ré de Maud et a eu une aven­ture avec une Miss — ou de rou­ler dans une voi­ture de luxe que de jouer au foot. » Mani­fes­te­ment, notre mar­chand de godasses à cram­pons consi­dère que le fait de bati­fo­ler ou de lor­gner les belles voi­tures serait révé­la­teur de graves troubles du comportement.

Le fes­ti­val de bon goût et de modé­ra­tion a atteint des cimes rare­ment atteintes lorsque le joueur et un de ses coéqui­piers ont reçu des menaces de mort et que le domi­cile de ses parents a été van­da­li­sé. Le plus savou­reux fut sans doute cette annonce selon laquelle un autre joueur du Stan­dard pour­rait être pour­sui­vi devant les tri­bu­naux au motif qu’il aurait inci­té les sup­por­ters adverses à la vio­lence en célé­brant son but avec un peu trop d’ostentation quelques minutes après le bris de jambe sus-décrit.

Les médias ne furent pas en reste puisqu’ils assu­rèrent une très large cou­ver­ture de l’événement géné­ra­le­ment qua­li­fié d’«agression » ou d’«attentat ». L’émission Stu­dio 1, pro­gram­mée le lun­di soir sur les antennes de la RTBF, a ain­si consa­cré près de deux heures à l’analyse du match. La solen­ni­té du ton témoi­gnait à elle seule de la gra­vi­té de l’instant, comme si, par-delà le membre du joueur ander­lech­tois, c’est toute la com­mu­nau­té du foot­ball qui était mena­cée de rup­ture, voire la socié­té qui ris­quait de se briser.

Vu ce flo­ri­lège, j’ai eu l’impression durant quelques jours d’appartenir au pre­mier cercle des ignobles de l’humanité. Cette engeance hon­teuse et abjecte peu­plée des vio­leurs, des can­ni­bales et des géno­ci­daires de tous aca­bits. En effet, confes­sons-le à pré­sent, je suis sup­por­ter du Stan­dard et foot­bal­leur pra­ti­quant. En ces temps de croi­sade morale et de puri­fi­ca­tion col­lec­tive, je crois pru­dent de pré­ci­ser que, mal­gré l’assiduité dont je fais preuve, je ne me dépar­tis jamais de la cor­rec­tion qui sied à l’honnête homme — du moins dans les limites de la défi­ni­tion que mon habi­tus donne à cette expression.

Pour­tant, je le pro­mets, le point de vue que j’entends expri­mer ici n’est pas celui du par­ti­san que je suis. S’il sera néces­sai­re­ment « situé », il ne sera pas réduc­tible à la par­tia­li­té inhé­rente à la glose foot­ba­lis­tique. La ques­tion que je me pose, tout obser­va­teur de la vie sociale se la pose éga­le­ment : com­ment un inci­dent de jeu comme celui-ci peut-il se trans­for­mer en affaire d’État ?

Je pense que l’essentiel de la réponse tient au fait que l’omniprésence de l’image dévoile une insup­por­table contra­dic­tion entre d’un côté les logiques d’action propres au foot­ball pro­fes­sion­nel et, de l’autre, notre into­lé­rance à la visi­bi­li­té des dom­mages phy­siques pro­vo­qués par la vio­lence. La dif­fu­sion ad nau­seam des images de cette jambe meur­trie et ce, sous des angles mul­tiples, au ralen­ti, en plan large et en très gros plan, a heur­té bien des consciences et sus­ci­té un émoi rare­ment obser­vé autour d’un acci­dent sportif.

Ceux qui abhorrent le foot dénoncent sou­vent la vio­lence inhé­rente à ce sport. Du ter­rain aux tri­bunes, le foot serait un des ter­rains d’expression des incli­na­tions humaines les moins nobles. Dans ses tra­vaux sur le sport, Nor­bert Elias a pour­tant sou­li­gné que l’apparition du sport, tel que nous le connais­sons aujourd’hui, fai­sait par­tie inté­grante du pro­cès de civi­li­sa­tion des mœurs inhé­rent à la moder­ni­té. La vue de graves bles­sures ou le spec­tacle de la vio­lence nous ins­pire désor­mais une pro­fonde répul­sion et c’est pour­quoi le sport moderne, contrai­re­ment à ses pré­fi­gu­ra­tions antiques ou moyen­âgeuses, est doté de règles pré­cises et sophis­ti­quées qui visent à ce que la libé­ra­tion des pul­sions que le sport orga­nise soit stric­te­ment contrôlée.

Bien que ce pro­pos puisse être asso­cié à un évo­lu­tion­nisme pour le moins dis­cu­table, il dévoile bien que le sport moderne est un jeu de com­pé­ti­tion hau­te­ment ratio­na­li­sé dont les règles ont notam­ment voca­tion à éta­blir un strict contrôle de la vio­lence. Le foot­ball n’échappe pas à ce constat. Pour qu’il devienne socia­le­ment accep­table, ce jeu a dû se doter d’une véri­table police des conduites.

Cela étant, si la vio­lence doit être contrô­lée et cana­li­sée, c’est bien que celle-ci est indis­so­ciable de l’activité spor­tive de com­pé­ti­tion, à des degrés divers selon les types de sports et de com­pé­ti­tion. C’est en par­ti­cu­lier le cas du foot­ball, sport col­lec­tif de mou­ve­ment et de contact dont l’enjeu prin­ci­pal est la conquête et/ou la conser­va­tion d’une sphère en cuir. Au sein d’un péri­mètre clos, vingt-deux pro­ta­go­nistes répar­tis en deux équipes de onze joueurs se dis­putent un bal­lon dans l’objectif de le faire péné­trer dans une zone appe­lée but. Bien qu’un arbitre veille au res­pect des règles du jeu, et en par­ti­cu­lier celles qui répriment les com­por­te­ments vio­lents, les contacts phy­siques sont légions et les bles­sures fré­quentes. L’utilisation de cer­taines par­ties du corps pour bous­cu­ler l’adversaire, entra­ver son mou­ve­ment ou dépor­ter sa course, fait d’ailleurs par­tie de l’arsenal que tout bon joueur doit être en mesure de mobi­li­ser. Des expres­sions foot­bal­lis­tiques comme « épaule contre épaule », « mettre le pied », « jouer phy­sique », « tenir à la culotte » ou « gagner un duel » sont de doux euphé­mismes uti­li­sés pour dési­gner l’usage d’une cer­taine forme de contrainte physique.

Sur le plan des dis­cours propres au monde du foot, l’exhortation à l’engagement phy­sique s’avère être un cre­do que pro­fessent diri­geants, entraî­neurs et joueurs. Aux len­de­mains d’une défaite de son équipe, Ariel Jacobs, l’entraîneur d’Anderlecht — pour­tant répu­té offrir un jeu aca­dé­mique et dénué de vio­lence — décla­rait : « Nous avons man­qué de trop de choses, notam­ment d’agressivité » (La Der­nière Heure, 20 octobre 2008).

Quelques mois plus tôt, alors que son équipe venait d’hériter d’une for­ma­tion de pres­tige à l’occasion d’un tirage au sort euro­péen, son homo­logue lié­geois, Laz­lo Bölö­ni, dif­fu­sait un mes­sage du même ordre : « Ce qui est sûr, c’est que pour y arri­ver, mes joueurs ne devront mon­trer aucun res­pect : ni pour leurs adver­saires, ni pour le stade, ni pour le public. Il fau­dra être une bande de, entre guille­mets, salopards ! »

À l’époque, per­sonne ne fut offus­qué de l’usage de ces rodo­mon­tades de caserne dans le cadre de la pré­pa­ra­tion d’une ren­contre spor­tive. Ce dis­cours fut per­çu comme l’expression pleine de verve d’une viri­li­té de bon aloi mise au ser­vice d’une saine déter­mi­na­tion. Ce n’est évi­dem­ment pas un hasard si les lexiques mili­taires ou pugi­lis­tiques abreuvent si sou­vent les plumes dédiées à la prose foot­bal­lis­tique : attaque, défense, obus, tir, duel, coup sur la tête, son­né, grog­gy, etc.; sont autant d’invitations à pen­ser le foot comme on décrit la guerre ou la boxe.

Com­ment, en prê­chant pareil jusqu’auboutisme et en exal­tant à ce point l’engagement phy­sique, le monde du foot­ball pro­fes­sion­nel pour­rait-il être immu­ni­sé contre les acci­dents tels que celui dont fut vic­time le défen­seur d’Anderlecht ? Vu la ter­rible pres­sion média­tique et les enjeux finan­ciers colos­saux, le foot pro­fes­sion­nel condamne ses joueurs à flir­ter constam­ment avec la limite qui sépare la saine agres­si­vi­té de la bru­ta­li­té la plus crue. Ce n’est pas une ques­tion de valeurs qui seraient défen­dues par telle ou telle équipe, c’est une ques­tion de sys­tème dont la logique pousse à s’approcher constam­ment du dan­ger pour soi-même et pour autrui. L’enjeu pour ceux qui évo­luent dans ce milieu est de gérer cette proxi­mi­té des limites.

Le com­men­taire d’Ariel Jacobs, à la suite d’une éli­mi­na­tion pré­coce des com­pé­ti­tions euro­péennes, donne une excel­lente illus­tra­tion de cette ten­sion entre néces­si­té d’une cer­taine agres­si­vi­té et obli­ga­tion de res­pect des règles et de pro­tec­tion de l’intégrité phy­sique des joueurs : « Pour moi, le moment clé a été notre exclu­sion lors du match aller. Plu­tôt que de par­ler au groupe, j’ai eu des entre­tiens indi­vi­duels avec cer­tains, dont Wasi­lews­ki. Et j’aurais pu enre­gis­trer la conver­sa­tion pour la dif­fu­ser à Rnic [Rnic est un autre défen­seur de l’équipe d’Anderlecht]! Le pro­blème, c’est que je n’ai aucune garan­tie que de tels gestes ne se repro­dui­ront pas. La preuve, à l’en­traî­ne­ment d’au­jourd’­hui, j’ai bien failli ren­voyer un joueur au ves­tiaire pour une inter­ven­tion trop sèche…» (La Der­nière Heure, 9 août 2008). Mani­fes­te­ment, que l’on soit à Scles­sin ou à Saint-Gui­don, la domes­ti­ca­tion de l’engagement semble un défi quotidien.

Assas­sin, bou­cher, brute, incons­cient sont quelques-unes des amé­ni­tés dont Axel Wit­sel a été affu­blé à la suite de la ter­rible bles­sure dont Mar­cin Wasi­lews­ki a été la mal­heu­reuse vic­time. Les ser­mons, les juge­ments moraux, les ten­ta­tives de cri­mi­na­li­sa­tion, voire de psy­cho­lo­gi­sa­tion de son geste furent légion. Peu sont ceux qui ont ten­té de resi­tuer l’accident en ayant à l’esprit la logique de fonc­tion­ne­ment de l’univers social au sein duquel il a eu lieu. Lorsque l’on replace cet inci­dent dans le contexte d’un milieu où l’éthos de la guerre le dis­pute à celui de la loyau­té, les cris d’orfraie pro­non­cés lorsque les formes paroxys­tiques d’engagement pro­voquent de graves bles­sures paraissent pro­cé­der d’un dédou­ble­ment de la mora­li­té. Les appels aux châ­ti­ments exem­plaires invitent quant à eux à punir des vic­times expia­toires pour offrir une cathar­sis col­lec­tive à une socié­té qui semble avoir de plus en plus de mal à prendre conscience du degré de dan­ger et de vio­lence consub­stan­tiel à ses prin­ci­paux exutoires.

Benjamin Denis


Auteur

Benjamin Denis est spécialiste de la politique internationale du climat.