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Laisser parler les mythes bibliques

Numéro 4 Avril 2005 - littérature religion Religion- Église par Tony Engel

avril 2005

La Genèse est le pre­mier des cinq livres bibliques, que les uns appellent Torah, les autres Penta­teuque. Elle raconte d’a­bord les ori­gines — de la créa­tion du monde jus­qu’à la dis­per­sion de l’hu­ma­ni­té sur toute la Terre — puis c’est le récit d’une errance : une famille quitte la Méso­po­ta­mie, se met en route à tra­vers le Proche Orient, s’a­gran­dit, s’at­tarde en des lieux plus mythiques que réels, pour deve­nir, quatre géné­ra­tions plus tard, une peu­plade divi­sée en douze tri­bus, ins­tal­lée en Égypte. Cette créa­tion et cette errance mettent en scène deux per­son­nages étranges, dotés de pou­voirs sur­na­tu­rels, redou­tables : Elo­him et Iahvé.

À Jean, qui me précède.

Elo­him et Iah­vé n’existent que dans la Bible ; ces noms ou ces mots n’ont de cor­res­pon­dants ni dans les autres langues anciennes, ni dans nos langues modernes. La tra­di­tion veut que ce soient là deux noms propres, par consé­quent intra­dui­sibles, don­nés au Dieu créa­teur de l’u­ni­vers et de la vie, au seul et unique maitre du monde et de l’hu­ma­ni­té. S’il y a deux noms pour un seul être, c’est que le texte biblique défi­ni­tif, deve­nu offi­ciel, est le résul­tat de la ren­contre, de la syn­thèse, entre plu­sieurs tra­di­tions nar­ra­tives différentes.

C’est vrai, mais cela n’ex­plique pas pour­quoi ces mots dési­gne­raient un Dieu, ni sur­tout pour­quoi la dis­tinc­tion entre les deux noms (les deux per­son­nages?) se main­tient obs­ti­né­ment jus­qu’au bout du Penta­teuque. Le pro­blème reste posé, et une ana­lyse interne du texte devient indis­pen­sable, d’au­tant plus qu’on ne peut pas se per­mettre d’in­ter­pré­ter un texte à par­tir d’un sens attri­bué à prio­ri, arbi­trai­re­ment, à deux de ses mots clés. Il faut cher­cher le sens de ces mots, peu importe d’où ils viennent, à par­tir du texte lui-même. En un pre­mier temps, nous sommes donc devant un pro­blème de vocabulaire.

Abor­der un tel pro­blème par des méthodes expé­ri­men­tales — les seules fiables, par ailleurs — pré­sente peu de dif­fi­cul­tés. Il s’a­git tout sim­ple­ment d’u­ti­li­ser le pro­cé­dé employé par ceux qui veulent faire un dic­tion­naire : éta­blir un rele­vé com­plet de l’en­semble des contextes où sont employés les mots dont on veut com­prendre tous les sens pos­sibles. Dans le cas pré­sent, les choses sont bien faciles : le domaine de la recherche est clai­re­ment déli­mi­té : au moment où le Penta­teuque acquiert sa forme défi­ni­tive, il est seul au monde à uti­li­ser ces deux mots, et, pour cha­cun, il ne s’a­git vrai­ment pas d’un seul exemple. La fidé­li­té au texte sera réelle ; il sera le seul à par­ler, avec ses mots à lui, sans aprio­ri venu du dehors, sans réfé­rence à quelque idéo­lo­gie, actuelle ou ancienne.

Il suf­fit d’en­tre­prendre ce rele­vé com­plet de tous les contextes où sont évo­qués Iah­vé et Elo­him pour com­prendre qu’il ne faut, ni la patience légen­daire du béné­dic­tin, ni un appa­reillage infor­ma­tique consi­dé­rable. Très rapi­de­ment, ce tra­vail fait décou­vrir des signi­fi­ca­tions inté­res­santes. Il semble bien qu’on ait affaire à des per­son­nages hors du monde des humains, à ce qu’on appel­le­rait des dei ex machi­na : on ne dit jamais ni qui ils sont, ni d’où ils viennent, ni ce qui jus­ti­fie, à prio­ri, leur exis­tence. Contrai­re­ment aux per­son­nages des autres mytho­lo­gies antiques, ils sont sans ori­gine, sans famille ni amis, sans vie pri­vée ni domi­cile pré­cis ; sans âge, sans per­son­na­li­té propre, immuables, mythiques. Ils sur­gissent dans le monde des hommes d’un coup, comme si cela allait de soi, pour dire et pour agir, puis dis­pa­raissent, comme s’ils n’exis­taient plus. La seule façon de les com­prendre, c’est d’être atten­tif à ce qu’ils disent et à ce qu’ils font dans le contexte nar­ra­tif où ils appa­raissent. Au fur et à mesure que le rele­vé se construit, une pre­mière clas­si­fi­ca­tion s’im­pose d’elle-même : où voyons-nous Elo­him inter­ve­nir seul ? Iah­vé seul ? où sont-ils ensemble, et agis­sant comme une seule per­sonne ? Où sont-ils ensemble, mais dis­tincts, pour dia­lo­guer seule­ment, ou alors pour agir, à l’u­nis­son ou de façon contradictoire ?

Ce rele­vé com­plet n’a pas sa place ici. Le lec­teur pour­ra, au fil de l’a­na­lyse qui va suivre, véri­fier par recours au texte biblique. Dès le départ, elle va bous­cu­ler, de fond en comble, les inter­pré­ta­tions que, depuis des siècles, on nous pro­pose de ces légendes bibliques. Ce n’é­tait pas mon but, mais tant pis ! Il s’a­git seule­ment de mettre en oeuvre une méthode d’a­na­lyse tex­tuelle fiable, dont le prin­cipe de base est simple : si nous nous trou­vons devant un texte qui raconte des his­toires en contra­dic­tion totale avec les don­nées de la science, avec le bon sens le plus élé­men­taire, c’est que ce texte parle un lan­gage symbolique. 

Le Penta­teuque, tout comme les fables de La Fon­taine, par exemple, ne raconte pas des his­toires véri­diques, que mal­heu­reu­se­ment aucun autre docu­ment his­to­rique ne peut confir­mer. Il dit des choses vraies, que la vie nous a déjà apprises, ou qui nous aident à com­prendre la vie, même celle de maintenant.

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Au cha­pitre I de la Genèse, Elo­him est seul : il crée le monde, le bénit, et s’ac­corde le repos. Au cha­pitre II, on découvre qu’il a créé quelque chose d’ab­so­lu­ment inerte, qu’il y a comme un manque. Le couple Elo­him Iah­vé appa­rait alors afin de rendre la vie pos­sible, par une sorte de dia­lec­tique sym­bo­li­sée par l’in­te­rac­tion entre la terre et l’eau. Il ne s’a­git pas de cor­ri­ger, ni de mettre en place un autre récit, plus com­plet, mais de pro­lon­ger le même récit. Tout était là, grâce à Elo­him ; il faut, main­te­nant, que Iah­vé mette cela en mou­ve­ment, donne de la vie à ce qui atten­dait plus que cette impulsion.

La ren­contre entre la terre et l’eau est la pre­mière mani­fes­ta­tion, encore simple, mais déjà signi­fi­ca­tive, d’une rela­tion dia­lec­tique. Iah­vé et Elo­him sont dif­fé­rents : ils s’op­posent et se com­plètent ; ils forment un ensemble dont la sta­bi­li­té ne tient pas à son iner­tie, mais à l’é­qui­libre de forces qu’ils repré­sentent. La vie ne devient pos­sible que grâce à cet équi­libre, et une fois qu’elle est là, Elo­him et Iah­vé ne la quit­te­ront plus. Cette dua­li­té, loin de tendre vers une syn­thèse, devien­dra de plus en plus nuan­cée, dans la mesure où la vie devien­dra de plus en plus complexe.

Les légendes se suc­cèdent en un ordre chro­no­lo­gique, allant de la cel­lule ori­gi­nelle (Adam et Ève au Para­dis) à la famille, puis au groupe eth­nique, de plus en plus grand, jus­qu’au moment où cette eth­nie va se frag­men­ter en tri­bus, dont cha­cune garde une iden­ti­té cultu­relle, mais qui entendent bien for­mer un peuple, une nation. À cet ordre chro­no­lo­gique se super­pose un ordre logique, plus impor­tant, plus signi­fi­ca­tif. Une huma­ni­té de plus en plus nom­breuse, pro­gres­sant dans la mai­trise de la vie, ren­con­tre­ra for­cé­ment des pro­blèmes de plus en plus graves. Ce sont des moments de crise, où l’é­qui­libre entre Iah­vé et Elo­him est com­pro­mis. Il est donc nor­mal qu’ils appa­raissent à ces moments-là.

Ils sur­gissent comme des sym­boles, plus pré­ci­sé­ment : des concepts. Elo­him est l’ex­pres­sion de tout ce qui est néces­saire pour que le monde existe, qu’il soit stable, afin qu’on puisse le com­prendre, s’y fier, que des tra­di­tions puissent s’é­ta­blir. Il signi­fie que le monde et la vie cor­res­pondent à un plan pré­cis, que cette exis­tence du réel est cohé­rente, durable et donc fiable. Iah­vé, au contraire, par­le­ra et agi­ra comme le pou­voir que donne la connais­sance, comme la pos­si­bi­li­té, la néces­si­té d’a­gir sur le monde, d’y impo­ser sa volon­té, de dépas­ser les hori­zons quo­ti­diens. Il est le mou­ve­ment, la conquête, l’é­vo­lu­tion, le chan­ge­ment pos­sible, le choix, jus­qu’au risque, jus­qu’au dan­ger de l’a­ven­ture incon­trô­lée. Mais Elo­him, c’est aus­si la rou­tine, l’im­mo­bi­li­té, le désir de se réfu­gier dans les habi­tudes, de se trans­for­mer en gar­dien d’un tré­sor. À cela, Iah­vé oppose le risque, le désir d’être plu­tôt que d’a­voir, l’u­to­pie même, l’at­trait d’un élan qui dépas­se­rait le bon sens, ce qui inci­te­ra Elo­him à par­ler le lan­gage de la sta­bi­li­té, qui rend l’é­lan pos­sible, mais que l’é­lan ne doit pas détruire.

C’est bien une image de la vie elle-même, qui pro­gresse dans cet équi­libre pré­caire, mais fécond, entre tra­di­tion et renou­veau, entre ges­tion et conquête, entre forces cen­tri­pètes et forces cen­tri­fuges, entre ce qui, par excès, condui­rait au tota­li­ta­risme écra­sant et ce qui, par excès contraire, dégé­né­re­rait en une anar­chie tout aus­si sté­rile. Elo­him et Iah­vé sont for­cé­ment insé­pa­rables : qu’ar­ri­ve­rait-il, si les excès ou les fai­blesses de l’un ne per­met­taient pas à l’autre de mon­trer de quoi il est capable, quand il s’a­git de sau­ver l’a­ve­nir ? La vie n’est pos­sible que par la suc­ces­sion inces­sante de remises en ques­tion et de remises en ordre d’un équi­libre. Là où, cram­pon­né à d’im­muables tra­di­tions, on se rai­dit dans l’in­té­grisme, là où les rêves les plus fous vou­draient tout bri­ser, il n’y a plus d’a­ve­nir possible.

Il s’a­git main­te­nant de reve­nir vers quelques légendes bibliques, où ce concept dia­lec­tique est mis en évi­dence de façon par­ti­cu­liè­re­ment signi­fi­ca­tive. Cela se fera en trois étapes, selon cette pro­gres­sion, aus­si logique que chro­no­lo­gique, qui régit déjà la suc­ces­sion des légendes bibliques : au plan psy­cho­lo­gique et social, d’a­bord ; au plan cultu­rel, ensuite, au plan poli­tique, enfin.

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L’ex­pul­sion du Para­dis, vou­lue par Iah­vé, n’est pas une puni­tion, mais la condi­tion même de l’é­pa­nouis­se­ment de la vie. Iah­vé Elo­him dit : Voi­ci que l’homme est deve­nu comme l’un de nous, grâce à la science du bien et du mal ! Il faut donc qu’ils com­prennent : une vie éter­nelle dans le Para­dis de l’en­fance est impos­sible. Quand on est deve­nu capable de connaitre le bien et le mal, de juger par soi-même, d’être son propre maitre, on n’a plus le droit de vivre dans l’o­béis­sance et la dépendance.

Après les avoir expul­sés du Para­dis (qu’au­rait-il pu faire d’autre, lui qui n’est rien d’autre que la rai­son d’être même de la vraie vie, celle qui, déli­vrée de ses ori­gines, doit se réin­ven­ter sans cesse?), Iah­vé Elo­him a eu, pour Adam et Ève, ce geste émou­vant de tous les parents qui savent bien que le bon­heur de cha­cun, c’est de vivre sa vie. La déchi­rure n’est pas pour ceux qui partent, mais pour ceux qui voient par­tir ce qu’ils ont mis au monde, qui se sou­viennent de leur propre départ, jadis, et qui com­prennent enfin : on ne part qu’une fois, et toute la vie dépend non pas de ce qu’on emporte dans l’a­ven­ture, mais de ce qu’on sau­ra mettre au monde.

Caïn est un exemple banal que la légende rend signi­fi­ca­tif : la nais­sance du petit frère lui a ravi ses pri­vi­lèges d’en­fant unique. Iah­vé lui explique clai­re­ment que son ave­nir dépend du refus de la nos­tal­gie régres­sive. Le meurtre, effec­ti­ve­ment, ne lui rend pas ce qu’il avait per­du, mais c’est ce meurtre qui don­ne­ra un sens à sa vie. Tout son ave­nir sera donc mar­qué de ce signe, que per­sonne n’ar­ri­ve­ra à effa­cer : com­ment trou­ver la matu­ri­té, si, au départ, on a refu­sé de deve­nir adulte.

Quand les hommes com­men­cèrent à se mul­ti­plier à la sur­face du sol et que des filles leur naquirent, il advint que les fils d’E­lo­him s’a­per­çurent que les filles des hommes étaient belles. Ils prirent donc pour eux des femmes par­mi toutes celles qu’ils avaient élues… Quand les fils d’E­lo­him venaient vers les filles des hommes et qu’elles enfan­taient d’eux, c’é­taient des héros qui furent, jadis, des hommes de renom. Comme les autres mytho­lo­gies antiques, la Genèse évoque une socié­té pri­mi­tive, patriar­cale, une orga­ni­sa­tion sociale basée sur les pri­vi­lèges de la nais­sance, régie par la vio­lence des droits innés, donc immuables. Si Iah­vé Elo­him veulent détruire cette huma­ni­té, c’est que, ren­dant impos­sible tout pro­grès tech­no­lo­gique et social, elle n’a aucune chance de durer. L’a­ve­nir, c’est Noé : un homme humble, sans pri­vi­lèges ; il connait bien la vie et il la res­pecte ; il est aus­si d’une habi­le­té extra­or­di­naire : chef de clan, agri­cul­teur, deve­nu char­pen­tier de marine, puis zoo­lo­giste, puis encore capi­taine de car­go, avant de se lan­cer, bien plus tard, dans l’a­groa­li­men­taire. Au pou­voir magique des pré­ten­dus fils d’E­lo­him, il oppose la connais­sance, que lui donne Elo­him, le savoir-faire, que lui donne Iahvé.

L’al­liance entre Noé et Elo­him, dont l’ar­cen- ciel est le sym­bole, signi­fie que Noé peut se fier à son savoir : les lois de la nature, aus­si imma­té­rielles que la lumière, sont immuables et ne le trom­pe­ront jamais.

La der­nière étape, la plus expé­di­tive, de ces com­men­ce­ments mythiques ver­ra sur­gir le dan­ger tota­li­taire, sym­bo­li­sé par Babel. Iah­vé, seul concer­né par le pro­blème, est fer­me­ment déci­dé à agir ; autre­ment dit : les inté­grismes portent en eux leur propre mort. C’est le désordre créa­teur qui libé­re­ra l’hu­ma­ni­té de la dic­ta­ture sté­rile d’une pen­sée unique, véhi­cu­lée par un lan­gage unique. Comme dira, bien plus tard, le mythe de la Pen­te­côte : au lieu d’im­po­ser le même lan­gage à tous, il faut par­ler à cha­cun le lan­gage qu’il comprend.

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À par­tir du cha­pitre XII, la Genèse passe des ori­gines mythiques aux ori­gines cultu­relles. Le mythe de Moriah est l’ex­pres­sion la plus dra­ma­tique, la plus tra­gique, mais aus­si la plus élo­quente, de cette irré­duc­tible dia­lec­tique. Elo­him, gar­dien des tra­di­tions, exige d’A­bra­ham qu’il lui sacri­fie son fils. On peut donc se dire que les sacri­fices humains ont fait par­tie des tra­di­tions, là où est née la Genèse, comme dans d’autres cultures antiques. La réac­tion de Abra­ham, qui se donne un délai de réflexion, montre qu’il y a eu, dans cette socié­té, un conflit entre une obli­ga­tion cultu­relle impi­toyable et des dési­rs pro­fon­dé­ment humains. Au début, face aux impé­ra­tifs reli­gieux exi­gés par l’E­lo­him de la tra­di­tion, les dési­rs humains ne font pas le poids ; ils n’ont pour eux que la souf­france, aggra­vée par leur refou­le­ment. C’est pour­quoi Abra­ham, ne trou­vant pas de jus­ti­fi­ca­tion idéo­lo­gique à un refus pure­ment sen­ti­men­tal, décide, au bout de sa réflexion, de se sou­mettre à la tra­di­tion. La tra­gé­die se dénoue­ra cepen­dant, in extre­mis, par l’ap­pa­ri­tion sou­daine de l’ange de Iah­vé, sur­gis­sant comme une révé­la­tion sou­daine, qui va per­mettre à Abra­ham de décou­vrir cette jus­ti­fi­ca­tion idéo­lo­gique qu’il cher­chait, dont il a besoin pour que son refus du sacri­fice devienne une exi­gence cultu­relle nou­velle. Cette révé­la­tion sera expri­mée de façon fort expli­cite dans la seconde par­tie de la légende, qu’il convien­drait de lire plus atten­ti­ve­ment, car elle donne à la notion de sacri­fice un déve­lop­pe­ment inattendu.

C’est enten­du, Isaac, le fils, n’est pas la pro­prié­té du père. Il faut qu’il y ait sacri­fice ; mais le renon­ce­ment pater­nel ne signi­fie pas la mise à mort du fils. Le sacri­fice est un échange. Face à Elo­him, on détruit la per­son­na­li­té du fils pour en faire le gar­dien des tra­di­tions qui doivent conti­nuer ; face à Iah­vé, le fils sera déli­vré de ses ori­gines, ren­du auto­nome, deve­nant capable de libé­rer l’a­ve­nir. Ain­si, il faut qu’il y ait sacri­fice, non pas pour remer­cier l’E­lo­him des tré­sors qu’on a pu accu­mu­ler, mais pour per­mettre à ce fils de deve­nir adulte, por­teur de toutes les espé­rances de la tri­bu, capable d’as­su­mer les risques d’un renou­veau vers un meilleur épa­nouis­se­ment de la société.

Le centre de gra­vi­té de cette légende n’est pas le sacri­fice humain, l’é­vè­ne­ment en soi, ni l’in­trigue, qui serait la mani­fes­ta­tion d’un pou­voir sur­na­tu­rel, dont le cynisme est insup­por­table et injus­ti­fiable. Il est dans son abou­tis­se­ment : l’hu­ma­ni­té a réus­si à se libé­rer d’une tra­di­tion, tel­le­ment ancienne qu’elle a fini par être per­çue comme obli­ga­tion d’o­ri­gine divine. Il s’a­git véri­ta­ble­ment d’une révo­lu­tion, créant un nou­vel équi­libre entre les générations.

D’une façon bien plus élo­quente que le mythe grec, où on voit Zeus éli­mi­ner Saturne qui dévo­rait ses enfants, le mythe biblique per­met au lec­teur d’i­ma­gi­ner dans quelles cir­cons­tances dra­ma­tiques les hommes eux-mêmes ont abo­li les sacri­fices humains. Cette abo­li­tion, rece­vant une jus­ti­fi­ca­tion idéo­lo­gique, ne se réduit pas à une vic­toire de l’hu­main contre l’obs­cu­ran­tisme, mais, fon­dant le res­pect de la vie sur des bases reli­gieuses, idéo­lo­giques, devient un pro­grès cultu­rel. Autre­ment dit : les hommes s’ap­pro­prient un pou­voir qu’au­tre­fois, à cause de leur igno­rance, ils attri­buaient à quelque divi­ni­té. Cela nous ren­voie à nous-mêmes : les sym­boles de cette légende, qui appelle au res­pect de l’en­fance bien plus qu’au res­pect de l’a­mour pater­nel seule­ment, peuvent paraitre bien vieillots, du moins à ceux qui ne voient pas les enfants que l’on a sacri­fiés, qu’on sacri­fie encore, sur les autels des patries. L’an­goisse d’A­bra­ham, pris entre Elo­him, l’exi­gence de la sou­mis­sion aveugle aux lois et Iah­vé, la recherche éper­due d’une loi qui ne nie­rait plus l’a­mour, mais lui don­ne­rait des pro­lon­ge­ments cultu­rels, prend une autre den­si­té si on songe avec quelle faci­li­té notre civi­li­sa­tion, non seule­ment accepte, mais bien sou­vent exige, que des enfants soient sacri­fiés à toutes sortes de néces­si­tés, qui n’é­manent même plus d’un Dieu, mais où l’in­ter­pré­ta­tion sado-maso­chiste que la reli­gion donne de cette légende joue un rôle non négligeable.

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Quit­tant la Genèse, nous entrons, avec l’Exode, dans le domaine du poli­tique, là où s’é­la­borent les super­struc­tures qui assurent la cohé­sion idéo­lo­gique et ins­ti­tu­tion­nelle d’un peuple. Les cha­pitres XVIII et XIX sont par­ti­cu­liè­re­ment signi­fi­ca­tifs de l’ha­bi­le­té dont doit faire preuve un homme poli­tique qui se veut sans reproche dans la réa­li­sa­tion de son idéal. Au cha­pitre XVIII, Moïse reçoit, de son beau-père, une leçon : il ne faut pas que la sta­bi­li­té de son pou­voir, l’E­lo­him, soit entre ses seules mains ; il doit évi­ter les pièges de la dic­ta­ture, donc par­ta­ger le pou­voir avec des notables, qui crai­gnant l’E­lo­him, ne met­tront pas en dan­ger la sta­bi­li­té du pou­voir cen­tral ; nous dirons : des conser­va­teurs, des gens de droite. Ils assu­me­ront une par­tie du pou­voir, et, pre­nant les déci­sions dans les affaires de moindre impor­tance, seront mieux au contact du peuple.

Le cha­pitre XIX met en scène l’autre pôle de la dia­lec­tique. Moïse a com­pris : il ne faut pas que le peuple voie Iah­vé de trop près, c’est-à-dire : il ne faut pas que tout le monde soit au cou­rant de son pro­jet poli­tique ; il risque de bous­cu­ler quelques tra­di­tions, mais sur­tout l’i­ner­tie et l’in­do­lence dont son peuple fait preuve trop sou­vent ; cela peut conduire à des émeutes, pro­vo­quer des orages, qui lui feront perdre le contrôle des évè­ne­ments. Il faut donc res­ter pru­dent, ne faire connaitre des pro­jets poli­tiques révo­lu­tion­naires qu’à des par­ti­sans de Iah­vé, des pro­gres­sistes, des gens de gauche dira-t-on, dont on est sûr qu’ils sou­tien­dront le pro­jet, mais sau­ront gar­der leur sang-froid.

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Tant que les hommes n’a­vaient pas com­men­cé véri­ta­ble­ment à com­prendre les lois de la nature, ils devaient bien ima­gi­ner un pou­voir sur­na­tu­rel, arbi­traire, pour expli­quer, et sur­tout accep­ter, ce qui leur arri­vait. Un pou­voir évi­dem­ment per­çu comme intrus par ceux qui pui­saient leur savoir dans le contact quo­ti­dien avec le réel. Les pro­grès dans la vraie connais­sance font que ce pou­voir sur­na­tu­rel parait de moins en moins ter­ri­fiant, de plus en plus théâ­tral, spec­ta­cu­laire. Quand Hésiode, dans sa Théo­go­nie, en vient à nous pro­po­ser une image des dieux qui res­semble plus à un inven­taire qu’à une mytho­lo­gie capable d’ex­pli­quer le monde et la vie, la démys­ti­fi­ca­tion du pou­voir divin est proche.

À une Iliade qui évoque encore un monde magique, anté­di­lu­vien, com­mun aux hommes et aux dieux, suc­cé­de­ra une Odys­sée qui ne nie pas les dieux, mais fait pro­cla­mer par Zeus lui-même que les hommes sont seuls res­pon­sables de leur des­tin, et que les dieux n’ont pas à inter­ve­nir dans leur monde. Le Penta­teuque va jus­qu’au bout de cette logique : non pas nier le sur­na­tu­rel — l’in­con­nais­sable — mais démys­ti­fier la crainte qu’il ins­pire, et qui empêche de com­prendre le réel. À cet égard, la loi de Moïse est très claire : Tu ne te feras pas d’i­dole, ni aucune image de ce qui est dans les cieux en haut, ou de ce qui est sur la terre en bas, ou de ce qui est dans les eaux sous la terre. Tu ne te pros­ter­ne­ras pas devant eux et tu ne les ser­vi­ras pas. Cela signi­fie que la mytho­lo­gie poly­théiste n’é­vo­lue pas vers le mono­théisme (le judaïsme pou­vait-il réus­sir là où Akhe­na­ton avait échoué?), mais se dis­sout dans l’in­si­gni­fiance : connaitre le divin, ça peut attendre ; il faut com­men­cer par com­prendre le monde et la vie.

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Le Penta­teuque nous pro­pose des légendes qui sont nées de cette évi­dence : la vie porte en elle, insé­pa­rables d’elle, ses propres rai­sons d’être, ses propres jus­ti­fi­ca­tions. Iah­vé et Elo­him sont deux concepts, imma­nents, insé­pa­rables comme les deux axes d’un sys­tème de coor­don­nées. Leur rôle est, d’a­bord, de faire com­prendre ; ensuite, de ser­vir de guide pour les déci­sions à prendre. Tout ce qui, divi­ni­té ou concept trans­cen­dant, pré­ten­drait expli­quer la vie du dehors ne serait qu’i­mages invé­ri­fiables, fausses, idoles.

Toutes ces légendes ne sont pas des récits plus ou moins fidèles d’é­vé­ne­ments extra­or­di­naires et uniques, qui auraient mar­qué de leur empreinte notre pré­his­toire, au point d’in­flé­chir à jamais le des­tin de l’hu­ma­ni­té. Elles com­mencent par nous ren­voyer à notre pas­sé, vers un moment pas tel­le­ment loin de nous (trois mil­lé­naires, une bonne cen­taine de géné­ra­tions), où nos ancêtres, bien loin encore du lan­gage abs­trait des sciences, savaient tirer pro­fit du lan­gage des sym­boles pour dire ce que la vie leur avait appris. Ain­si, le Penta­teuque a lui-même une pré­his­toire dont nous devrions mieux appré­cier les efforts. Il en a fal­lu, des géné­ra­tions, pour racon­ter, pour trans­mettre un vécu, pour le mettre à l’é­preuve du quo­ti­dien, afin qu’il devienne un savoir de moins en moins pré­caire, jus­qu’à ce que viennent enfin ceux qui ont su trou­ver les mots pour le dire, une fois pour toutes.

Ain­si, ces légendes ont for­cé­ment une fonc­tion péda­go­gique. Elles sont la repré­sen­ta­tion sym­bo­lique de toutes les étapes que cha­cun de nous doit par­cou­rir dans l’ir­ré­sis­tible pro­gres­sion où nous entraine la dyna­mique propre de l’hu­main. C’est cette dyna­mique qui a pous­sé Ève, jadis, vers l’arbre de la connais­sance, afin de connaitre par elle-même le bien et le mal, de pou­voir ain­si mai­tri­ser son propre destin.

Cette dyna­mique est la néga­tion du droit d’o­béir. Il fau­dra sans doute encore beau­coup de temps pour qu’on com­prenne à quel point ces légendes, ouvertes sur l’a­ve­nir, res­tent actuelles, dans un monde déchi­ré entre ceux qui, face à leur vide inté­rieur, se cram­ponnent aux tra­di­tions, prêts à tout leur sacri­fier, quitte à se détruire eux-mêmes, et ceux qui aimant la vie, savent recon­naitre leurs prochains.

Tony Engel


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