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Laisser parler les mythes bibliques
La Genèse est le premier des cinq livres bibliques, que les uns appellent Torah, les autres Pentateuque. Elle raconte d’abord les origines — de la création du monde jusqu’à la dispersion de l’humanité sur toute la Terre — puis c’est le récit d’une errance : une famille quitte la Mésopotamie, se met en route à travers le Proche Orient, s’agrandit, s’attarde en des lieux plus mythiques que réels, pour devenir, quatre générations plus tard, une peuplade divisée en douze tribus, installée en Égypte. Cette création et cette errance mettent en scène deux personnages étranges, dotés de pouvoirs surnaturels, redoutables : Elohim et Iahvé.
À Jean, qui me précède.
Elohim et Iahvé n’existent que dans la Bible ; ces noms ou ces mots n’ont de correspondants ni dans les autres langues anciennes, ni dans nos langues modernes. La tradition veut que ce soient là deux noms propres, par conséquent intraduisibles, donnés au Dieu créateur de l’univers et de la vie, au seul et unique maitre du monde et de l’humanité. S’il y a deux noms pour un seul être, c’est que le texte biblique définitif, devenu officiel, est le résultat de la rencontre, de la synthèse, entre plusieurs traditions narratives différentes.
C’est vrai, mais cela n’explique pas pourquoi ces mots désigneraient un Dieu, ni surtout pourquoi la distinction entre les deux noms (les deux personnages?) se maintient obstinément jusqu’au bout du Pentateuque. Le problème reste posé, et une analyse interne du texte devient indispensable, d’autant plus qu’on ne peut pas se permettre d’interpréter un texte à partir d’un sens attribué à priori, arbitrairement, à deux de ses mots clés. Il faut chercher le sens de ces mots, peu importe d’où ils viennent, à partir du texte lui-même. En un premier temps, nous sommes donc devant un problème de vocabulaire.
Aborder un tel problème par des méthodes expérimentales — les seules fiables, par ailleurs — présente peu de difficultés. Il s’agit tout simplement d’utiliser le procédé employé par ceux qui veulent faire un dictionnaire : établir un relevé complet de l’ensemble des contextes où sont employés les mots dont on veut comprendre tous les sens possibles. Dans le cas présent, les choses sont bien faciles : le domaine de la recherche est clairement délimité : au moment où le Pentateuque acquiert sa forme définitive, il est seul au monde à utiliser ces deux mots, et, pour chacun, il ne s’agit vraiment pas d’un seul exemple. La fidélité au texte sera réelle ; il sera le seul à parler, avec ses mots à lui, sans apriori venu du dehors, sans référence à quelque idéologie, actuelle ou ancienne.
Il suffit d’entreprendre ce relevé complet de tous les contextes où sont évoqués Iahvé et Elohim pour comprendre qu’il ne faut, ni la patience légendaire du bénédictin, ni un appareillage informatique considérable. Très rapidement, ce travail fait découvrir des significations intéressantes. Il semble bien qu’on ait affaire à des personnages hors du monde des humains, à ce qu’on appellerait des dei ex machina : on ne dit jamais ni qui ils sont, ni d’où ils viennent, ni ce qui justifie, à priori, leur existence. Contrairement aux personnages des autres mythologies antiques, ils sont sans origine, sans famille ni amis, sans vie privée ni domicile précis ; sans âge, sans personnalité propre, immuables, mythiques. Ils surgissent dans le monde des hommes d’un coup, comme si cela allait de soi, pour dire et pour agir, puis disparaissent, comme s’ils n’existaient plus. La seule façon de les comprendre, c’est d’être attentif à ce qu’ils disent et à ce qu’ils font dans le contexte narratif où ils apparaissent. Au fur et à mesure que le relevé se construit, une première classification s’impose d’elle-même : où voyons-nous Elohim intervenir seul ? Iahvé seul ? où sont-ils ensemble, et agissant comme une seule personne ? Où sont-ils ensemble, mais distincts, pour dialoguer seulement, ou alors pour agir, à l’unisson ou de façon contradictoire ?
Ce relevé complet n’a pas sa place ici. Le lecteur pourra, au fil de l’analyse qui va suivre, vérifier par recours au texte biblique. Dès le départ, elle va bousculer, de fond en comble, les interprétations que, depuis des siècles, on nous propose de ces légendes bibliques. Ce n’était pas mon but, mais tant pis ! Il s’agit seulement de mettre en oeuvre une méthode d’analyse textuelle fiable, dont le principe de base est simple : si nous nous trouvons devant un texte qui raconte des histoires en contradiction totale avec les données de la science, avec le bon sens le plus élémentaire, c’est que ce texte parle un langage symbolique.
Le Pentateuque, tout comme les fables de La Fontaine, par exemple, ne raconte pas des histoires véridiques, que malheureusement aucun autre document historique ne peut confirmer. Il dit des choses vraies, que la vie nous a déjà apprises, ou qui nous aident à comprendre la vie, même celle de maintenant.
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Au chapitre I de la Genèse, Elohim est seul : il crée le monde, le bénit, et s’accorde le repos. Au chapitre II, on découvre qu’il a créé quelque chose d’absolument inerte, qu’il y a comme un manque. Le couple Elohim Iahvé apparait alors afin de rendre la vie possible, par une sorte de dialectique symbolisée par l’interaction entre la terre et l’eau. Il ne s’agit pas de corriger, ni de mettre en place un autre récit, plus complet, mais de prolonger le même récit. Tout était là, grâce à Elohim ; il faut, maintenant, que Iahvé mette cela en mouvement, donne de la vie à ce qui attendait plus que cette impulsion.
La rencontre entre la terre et l’eau est la première manifestation, encore simple, mais déjà significative, d’une relation dialectique. Iahvé et Elohim sont différents : ils s’opposent et se complètent ; ils forment un ensemble dont la stabilité ne tient pas à son inertie, mais à l’équilibre de forces qu’ils représentent. La vie ne devient possible que grâce à cet équilibre, et une fois qu’elle est là, Elohim et Iahvé ne la quitteront plus. Cette dualité, loin de tendre vers une synthèse, deviendra de plus en plus nuancée, dans la mesure où la vie deviendra de plus en plus complexe.
Les légendes se succèdent en un ordre chronologique, allant de la cellule originelle (Adam et Ève au Paradis) à la famille, puis au groupe ethnique, de plus en plus grand, jusqu’au moment où cette ethnie va se fragmenter en tribus, dont chacune garde une identité culturelle, mais qui entendent bien former un peuple, une nation. À cet ordre chronologique se superpose un ordre logique, plus important, plus significatif. Une humanité de plus en plus nombreuse, progressant dans la maitrise de la vie, rencontrera forcément des problèmes de plus en plus graves. Ce sont des moments de crise, où l’équilibre entre Iahvé et Elohim est compromis. Il est donc normal qu’ils apparaissent à ces moments-là.
Ils surgissent comme des symboles, plus précisément : des concepts. Elohim est l’expression de tout ce qui est nécessaire pour que le monde existe, qu’il soit stable, afin qu’on puisse le comprendre, s’y fier, que des traditions puissent s’établir. Il signifie que le monde et la vie correspondent à un plan précis, que cette existence du réel est cohérente, durable et donc fiable. Iahvé, au contraire, parlera et agira comme le pouvoir que donne la connaissance, comme la possibilité, la nécessité d’agir sur le monde, d’y imposer sa volonté, de dépasser les horizons quotidiens. Il est le mouvement, la conquête, l’évolution, le changement possible, le choix, jusqu’au risque, jusqu’au danger de l’aventure incontrôlée. Mais Elohim, c’est aussi la routine, l’immobilité, le désir de se réfugier dans les habitudes, de se transformer en gardien d’un trésor. À cela, Iahvé oppose le risque, le désir d’être plutôt que d’avoir, l’utopie même, l’attrait d’un élan qui dépasserait le bon sens, ce qui incitera Elohim à parler le langage de la stabilité, qui rend l’élan possible, mais que l’élan ne doit pas détruire.
C’est bien une image de la vie elle-même, qui progresse dans cet équilibre précaire, mais fécond, entre tradition et renouveau, entre gestion et conquête, entre forces centripètes et forces centrifuges, entre ce qui, par excès, conduirait au totalitarisme écrasant et ce qui, par excès contraire, dégénérerait en une anarchie tout aussi stérile. Elohim et Iahvé sont forcément inséparables : qu’arriverait-il, si les excès ou les faiblesses de l’un ne permettaient pas à l’autre de montrer de quoi il est capable, quand il s’agit de sauver l’avenir ? La vie n’est possible que par la succession incessante de remises en question et de remises en ordre d’un équilibre. Là où, cramponné à d’immuables traditions, on se raidit dans l’intégrisme, là où les rêves les plus fous voudraient tout briser, il n’y a plus d’avenir possible.
Il s’agit maintenant de revenir vers quelques légendes bibliques, où ce concept dialectique est mis en évidence de façon particulièrement significative. Cela se fera en trois étapes, selon cette progression, aussi logique que chronologique, qui régit déjà la succession des légendes bibliques : au plan psychologique et social, d’abord ; au plan culturel, ensuite, au plan politique, enfin.
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L’expulsion du Paradis, voulue par Iahvé, n’est pas une punition, mais la condition même de l’épanouissement de la vie. Iahvé Elohim dit : Voici que l’homme est devenu comme l’un de nous, grâce à la science du bien et du mal ! Il faut donc qu’ils comprennent : une vie éternelle dans le Paradis de l’enfance est impossible. Quand on est devenu capable de connaitre le bien et le mal, de juger par soi-même, d’être son propre maitre, on n’a plus le droit de vivre dans l’obéissance et la dépendance.
Après les avoir expulsés du Paradis (qu’aurait-il pu faire d’autre, lui qui n’est rien d’autre que la raison d’être même de la vraie vie, celle qui, délivrée de ses origines, doit se réinventer sans cesse?), Iahvé Elohim a eu, pour Adam et Ève, ce geste émouvant de tous les parents qui savent bien que le bonheur de chacun, c’est de vivre sa vie. La déchirure n’est pas pour ceux qui partent, mais pour ceux qui voient partir ce qu’ils ont mis au monde, qui se souviennent de leur propre départ, jadis, et qui comprennent enfin : on ne part qu’une fois, et toute la vie dépend non pas de ce qu’on emporte dans l’aventure, mais de ce qu’on saura mettre au monde.
Caïn est un exemple banal que la légende rend significatif : la naissance du petit frère lui a ravi ses privilèges d’enfant unique. Iahvé lui explique clairement que son avenir dépend du refus de la nostalgie régressive. Le meurtre, effectivement, ne lui rend pas ce qu’il avait perdu, mais c’est ce meurtre qui donnera un sens à sa vie. Tout son avenir sera donc marqué de ce signe, que personne n’arrivera à effacer : comment trouver la maturité, si, au départ, on a refusé de devenir adulte.
Quand les hommes commencèrent à se multiplier à la surface du sol et que des filles leur naquirent, il advint que les fils d’Elohim s’aperçurent que les filles des hommes étaient belles. Ils prirent donc pour eux des femmes parmi toutes celles qu’ils avaient élues… Quand les fils d’Elohim venaient vers les filles des hommes et qu’elles enfantaient d’eux, c’étaient des héros qui furent, jadis, des hommes de renom. Comme les autres mythologies antiques, la Genèse évoque une société primitive, patriarcale, une organisation sociale basée sur les privilèges de la naissance, régie par la violence des droits innés, donc immuables. Si Iahvé Elohim veulent détruire cette humanité, c’est que, rendant impossible tout progrès technologique et social, elle n’a aucune chance de durer. L’avenir, c’est Noé : un homme humble, sans privilèges ; il connait bien la vie et il la respecte ; il est aussi d’une habileté extraordinaire : chef de clan, agriculteur, devenu charpentier de marine, puis zoologiste, puis encore capitaine de cargo, avant de se lancer, bien plus tard, dans l’agroalimentaire. Au pouvoir magique des prétendus fils d’Elohim, il oppose la connaissance, que lui donne Elohim, le savoir-faire, que lui donne Iahvé.
L’alliance entre Noé et Elohim, dont l’arcen- ciel est le symbole, signifie que Noé peut se fier à son savoir : les lois de la nature, aussi immatérielles que la lumière, sont immuables et ne le tromperont jamais.
La dernière étape, la plus expéditive, de ces commencements mythiques verra surgir le danger totalitaire, symbolisé par Babel. Iahvé, seul concerné par le problème, est fermement décidé à agir ; autrement dit : les intégrismes portent en eux leur propre mort. C’est le désordre créateur qui libérera l’humanité de la dictature stérile d’une pensée unique, véhiculée par un langage unique. Comme dira, bien plus tard, le mythe de la Pentecôte : au lieu d’imposer le même langage à tous, il faut parler à chacun le langage qu’il comprend.
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À partir du chapitre XII, la Genèse passe des origines mythiques aux origines culturelles. Le mythe de Moriah est l’expression la plus dramatique, la plus tragique, mais aussi la plus éloquente, de cette irréductible dialectique. Elohim, gardien des traditions, exige d’Abraham qu’il lui sacrifie son fils. On peut donc se dire que les sacrifices humains ont fait partie des traditions, là où est née la Genèse, comme dans d’autres cultures antiques. La réaction de Abraham, qui se donne un délai de réflexion, montre qu’il y a eu, dans cette société, un conflit entre une obligation culturelle impitoyable et des désirs profondément humains. Au début, face aux impératifs religieux exigés par l’Elohim de la tradition, les désirs humains ne font pas le poids ; ils n’ont pour eux que la souffrance, aggravée par leur refoulement. C’est pourquoi Abraham, ne trouvant pas de justification idéologique à un refus purement sentimental, décide, au bout de sa réflexion, de se soumettre à la tradition. La tragédie se dénouera cependant, in extremis, par l’apparition soudaine de l’ange de Iahvé, surgissant comme une révélation soudaine, qui va permettre à Abraham de découvrir cette justification idéologique qu’il cherchait, dont il a besoin pour que son refus du sacrifice devienne une exigence culturelle nouvelle. Cette révélation sera exprimée de façon fort explicite dans la seconde partie de la légende, qu’il conviendrait de lire plus attentivement, car elle donne à la notion de sacrifice un développement inattendu.
C’est entendu, Isaac, le fils, n’est pas la propriété du père. Il faut qu’il y ait sacrifice ; mais le renoncement paternel ne signifie pas la mise à mort du fils. Le sacrifice est un échange. Face à Elohim, on détruit la personnalité du fils pour en faire le gardien des traditions qui doivent continuer ; face à Iahvé, le fils sera délivré de ses origines, rendu autonome, devenant capable de libérer l’avenir. Ainsi, il faut qu’il y ait sacrifice, non pas pour remercier l’Elohim des trésors qu’on a pu accumuler, mais pour permettre à ce fils de devenir adulte, porteur de toutes les espérances de la tribu, capable d’assumer les risques d’un renouveau vers un meilleur épanouissement de la société.
Le centre de gravité de cette légende n’est pas le sacrifice humain, l’évènement en soi, ni l’intrigue, qui serait la manifestation d’un pouvoir surnaturel, dont le cynisme est insupportable et injustifiable. Il est dans son aboutissement : l’humanité a réussi à se libérer d’une tradition, tellement ancienne qu’elle a fini par être perçue comme obligation d’origine divine. Il s’agit véritablement d’une révolution, créant un nouvel équilibre entre les générations.
D’une façon bien plus éloquente que le mythe grec, où on voit Zeus éliminer Saturne qui dévorait ses enfants, le mythe biblique permet au lecteur d’imaginer dans quelles circonstances dramatiques les hommes eux-mêmes ont aboli les sacrifices humains. Cette abolition, recevant une justification idéologique, ne se réduit pas à une victoire de l’humain contre l’obscurantisme, mais, fondant le respect de la vie sur des bases religieuses, idéologiques, devient un progrès culturel. Autrement dit : les hommes s’approprient un pouvoir qu’autrefois, à cause de leur ignorance, ils attribuaient à quelque divinité. Cela nous renvoie à nous-mêmes : les symboles de cette légende, qui appelle au respect de l’enfance bien plus qu’au respect de l’amour paternel seulement, peuvent paraitre bien vieillots, du moins à ceux qui ne voient pas les enfants que l’on a sacrifiés, qu’on sacrifie encore, sur les autels des patries. L’angoisse d’Abraham, pris entre Elohim, l’exigence de la soumission aveugle aux lois et Iahvé, la recherche éperdue d’une loi qui ne nierait plus l’amour, mais lui donnerait des prolongements culturels, prend une autre densité si on songe avec quelle facilité notre civilisation, non seulement accepte, mais bien souvent exige, que des enfants soient sacrifiés à toutes sortes de nécessités, qui n’émanent même plus d’un Dieu, mais où l’interprétation sado-masochiste que la religion donne de cette légende joue un rôle non négligeable.
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Quittant la Genèse, nous entrons, avec l’Exode, dans le domaine du politique, là où s’élaborent les superstructures qui assurent la cohésion idéologique et institutionnelle d’un peuple. Les chapitres XVIII et XIX sont particulièrement significatifs de l’habileté dont doit faire preuve un homme politique qui se veut sans reproche dans la réalisation de son idéal. Au chapitre XVIII, Moïse reçoit, de son beau-père, une leçon : il ne faut pas que la stabilité de son pouvoir, l’Elohim, soit entre ses seules mains ; il doit éviter les pièges de la dictature, donc partager le pouvoir avec des notables, qui craignant l’Elohim, ne mettront pas en danger la stabilité du pouvoir central ; nous dirons : des conservateurs, des gens de droite. Ils assumeront une partie du pouvoir, et, prenant les décisions dans les affaires de moindre importance, seront mieux au contact du peuple.
Le chapitre XIX met en scène l’autre pôle de la dialectique. Moïse a compris : il ne faut pas que le peuple voie Iahvé de trop près, c’est-à-dire : il ne faut pas que tout le monde soit au courant de son projet politique ; il risque de bousculer quelques traditions, mais surtout l’inertie et l’indolence dont son peuple fait preuve trop souvent ; cela peut conduire à des émeutes, provoquer des orages, qui lui feront perdre le contrôle des évènements. Il faut donc rester prudent, ne faire connaitre des projets politiques révolutionnaires qu’à des partisans de Iahvé, des progressistes, des gens de gauche dira-t-on, dont on est sûr qu’ils soutiendront le projet, mais sauront garder leur sang-froid.
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Tant que les hommes n’avaient pas commencé véritablement à comprendre les lois de la nature, ils devaient bien imaginer un pouvoir surnaturel, arbitraire, pour expliquer, et surtout accepter, ce qui leur arrivait. Un pouvoir évidemment perçu comme intrus par ceux qui puisaient leur savoir dans le contact quotidien avec le réel. Les progrès dans la vraie connaissance font que ce pouvoir surnaturel parait de moins en moins terrifiant, de plus en plus théâtral, spectaculaire. Quand Hésiode, dans sa Théogonie, en vient à nous proposer une image des dieux qui ressemble plus à un inventaire qu’à une mythologie capable d’expliquer le monde et la vie, la démystification du pouvoir divin est proche.
À une Iliade qui évoque encore un monde magique, antédiluvien, commun aux hommes et aux dieux, succédera une Odyssée qui ne nie pas les dieux, mais fait proclamer par Zeus lui-même que les hommes sont seuls responsables de leur destin, et que les dieux n’ont pas à intervenir dans leur monde. Le Pentateuque va jusqu’au bout de cette logique : non pas nier le surnaturel — l’inconnaissable — mais démystifier la crainte qu’il inspire, et qui empêche de comprendre le réel. À cet égard, la loi de Moïse est très claire : Tu ne te feras pas d’idole, ni aucune image de ce qui est dans les cieux en haut, ou de ce qui est sur la terre en bas, ou de ce qui est dans les eaux sous la terre. Tu ne te prosterneras pas devant eux et tu ne les serviras pas. Cela signifie que la mythologie polythéiste n’évolue pas vers le monothéisme (le judaïsme pouvait-il réussir là où Akhenaton avait échoué?), mais se dissout dans l’insignifiance : connaitre le divin, ça peut attendre ; il faut commencer par comprendre le monde et la vie.
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Le Pentateuque nous propose des légendes qui sont nées de cette évidence : la vie porte en elle, inséparables d’elle, ses propres raisons d’être, ses propres justifications. Iahvé et Elohim sont deux concepts, immanents, inséparables comme les deux axes d’un système de coordonnées. Leur rôle est, d’abord, de faire comprendre ; ensuite, de servir de guide pour les décisions à prendre. Tout ce qui, divinité ou concept transcendant, prétendrait expliquer la vie du dehors ne serait qu’images invérifiables, fausses, idoles.
Toutes ces légendes ne sont pas des récits plus ou moins fidèles d’événements extraordinaires et uniques, qui auraient marqué de leur empreinte notre préhistoire, au point d’infléchir à jamais le destin de l’humanité. Elles commencent par nous renvoyer à notre passé, vers un moment pas tellement loin de nous (trois millénaires, une bonne centaine de générations), où nos ancêtres, bien loin encore du langage abstrait des sciences, savaient tirer profit du langage des symboles pour dire ce que la vie leur avait appris. Ainsi, le Pentateuque a lui-même une préhistoire dont nous devrions mieux apprécier les efforts. Il en a fallu, des générations, pour raconter, pour transmettre un vécu, pour le mettre à l’épreuve du quotidien, afin qu’il devienne un savoir de moins en moins précaire, jusqu’à ce que viennent enfin ceux qui ont su trouver les mots pour le dire, une fois pour toutes.
Ainsi, ces légendes ont forcément une fonction pédagogique. Elles sont la représentation symbolique de toutes les étapes que chacun de nous doit parcourir dans l’irrésistible progression où nous entraine la dynamique propre de l’humain. C’est cette dynamique qui a poussé Ève, jadis, vers l’arbre de la connaissance, afin de connaitre par elle-même le bien et le mal, de pouvoir ainsi maitriser son propre destin.
Cette dynamique est la négation du droit d’obéir. Il faudra sans doute encore beaucoup de temps pour qu’on comprenne à quel point ces légendes, ouvertes sur l’avenir, restent actuelles, dans un monde déchiré entre ceux qui, face à leur vide intérieur, se cramponnent aux traditions, prêts à tout leur sacrifier, quitte à se détruire eux-mêmes, et ceux qui aimant la vie, savent reconnaitre leurs prochains.