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Laïcités d’aujourd’hui

Numéro 9 Septembre 2010 par Marc Jacquemain

septembre 2010

Le demi-siècle de sécu­la­ri­sa­tion qua­si conti­nue dans l’en­semble des pays euro­péens a subi un coup d’ar­rêt, au moins en appa­rence, avec la visi­bi­li­té accrue de la mino­ri­té musul­mane au sein de nos socié­tés. La réac­tion laïque, au moins en Bel­gique et en France, a eu comme effet boo­me­rang, ces der­nières années, de faire émer­ger des frac­tures au […]

Le demi-siècle de sécu­la­ri­sa­tion qua­si conti­nue dans l’en­semble des pays euro­péens a subi un coup d’ar­rêt, au moins en appa­rence, avec la visi­bi­li­té accrue de la mino­ri­té musul­mane au sein de nos socié­tés. La réac­tion laïque, au moins en Bel­gique et en France, a eu comme effet boo­me­rang, ces der­nières années, de faire émer­ger des frac­tures au sein du monde laïque, ou à tout le moins, de les rendre, elles aus­si, plus visibles.

En pra­tique, le débat entre laïques dans notre pays, comme chez nos voi­sins, est insé­pa­rable du rap­port à l’is­lam et de la mon­tée des fan­tasmes y rela­tifs. Les juge­ments empi­riques sur la nature de cette nou­velle pré­sence musul­mane et sur les pos­si­bi­li­tés d’en faire — ou non — une com­po­sante de l’«identité euro­péenne » sont pour beau­coup dans l’â­pre­té des polé­miques. Mais les débats inter­laïques ne se résument pas à l’é­va­lua­tion por­tée sur le fait musul­man. Ils tra­duisent bien l’exis­tence de deux (au moins) concep­tions de la laï­ci­té par­mi ceux qui s’en réclament. Ces deux concep­tions, Cécile Laborde, dans Fran­çais, encore un effort pour être répu­bli­cains 1, les bap­tise « offi­cielle » et « tolé­rante ». Mais le mot « tolé­rant » est deve­nu (para­doxa­le­ment) tel­le­ment péjo­ra­tif au sein de la laï­ci­té belge, qu’on pré­fè­re­ra les appe­ler ici concep­tion « ortho­doxe » et « inclu­sive » (selon la for­mu­la­tion de Jean Bau­bé­rot). Trois thé­ma­tiques phares divisent laïques ortho­doxes et inclu­sifs ain­si bap­ti­sés : la neu­tra­li­té de l’es­pace public, la ques­tion de l’é­cole et la ques­tion de l’é­man­ci­pa­tion des femmes.

Je ne cher­che­rai pas ici à don­ner une qua­li­fi­ca­tion « neutre » des posi­tions res­pec­tives de la laï­ci­té ortho­doxe et de la laï­ci­té inclu­sive, puisque je me situe clai­re­ment dans le deuxième camp. Mais il me semble que, sans tra­hir la pen­sée des uns et des autres, on peut dire très sché­ma­ti­que­ment, que là où la laï­ci­té ortho­doxe est plus atta­chée à rap­pe­ler les prin­cipes (posi­tion déon­to­lo­gique), la laï­ci­té inclu­sive est plus sen­sible au contexte dans lequel ces prin­cipes sont ame­nés à s’exer­cer (posi­tion conséquentialiste).

Le dos­sier que La Revue nou­velle m’a très ami­ca­le­ment pro­po­sé de coor­don­ner se veut une réflexion déga­gée — dans la mesure du pos­sible — du rap­port obsé­dant à l’is­lam pour abor­der le cli­vage inter­laïque dans la pers­pec­tive d’une com­pré­hen­sion mutuelle (ce qui est très loin, on le ver­ra, d’une pers­pec­tive de consen­sus). Il se com­pose gros­so modo de trois parties.

Dans la pre­mière par­tie, il a été deman­dé à un phi­lo­sophe clai­re­ment « ortho­doxe », Guy Haar­scher, membre du Rap­pel2, d’une part, et à deux uni­ver­si­taires clai­re­ment « inclu­sifs », de l’autre (Géral­dine Brausch et moi-même, qui avons tous deux contri­bué au livre Du bon usage de la laï­ci­té) de pré­sen­ter une posi­tion arti­cu­lée sur la ques­tion de la neu­tra­li­té de l’es­pace public.

Dans la deuxième par­tie, trois per­son­na­li­tés qui se situent, avec des nuances sen­sibles entre elles, dans la mou­vance inclu­sive font une brève syn­thèse de leur posi­tion : Zoé Genot nous parle de l’é­cole, Fati­ma Zibouh des divi­sions au sein du fémi­nisme et Firass Abu Dalu s’in­ter­rogent sur un des res­sorts intel­lec­tuels de la posi­tion orthodoxe.

Enfin, la troi­sième par­tie, moins nor­ma­tive, nous décrit trois autres « expé­riences » de défi­ni­tion de la laï­ci­té : Jean-Pierre Nan­drin nous parle du moment fon­da­teur de l’u­nio­nisme belge et nous montre com­ment un rap­port de force cir­cons­tan­ciel (la néces­si­té de pré­sen­ter un front com­mun face aux puis­sances euro­péennes « tuté­laires ») a pu contraindre la nature du com­pro­mis entre libé­raux et catho­liques en rela­tive défa­veur des pre­miers ; Sté­phane Leyens nous décrit le « sécu­la­risme » indien, qui tente de faire vivre dans une har­mo­nie prag­ma­tique les dif­fé­rentes com­po­santes d’une socié­té à la fois pro­fon­dé­ment reli­gieuse et pro­fon­dé­ment cli­vée ; enfin, Pierre Ansay, dans un article très docu­men­té sur la que­relle des « accom­mo­de­ments rai­son­nables » au Qué­bec, nous décrit la construc­tion sociale d’une « affaire », mais aus­si la confi­gu­ra­tion des forces en pré­sence, qui semble par­ti­cu­liè­re­ment idéal-typique dans le cas qué­bé­cois : à côté de la laï­ci­té ortho­doxe et de la laï­ci­té inclu­sive, il y a aus­si le camp de la « tra­di­tion his­to­rique », celui qui reven­dique, contre l’une et l’autre des tra­di­tions laïques, la reli­gion des « pères » comme par­tie du patri­moine his­to­rique, donc de l’i­den­ti­té nationale.

Je ne ferai pas l’in­jure au lec­teur de lui résu­mer cha­cun des textes. Pour ten­ter de tra­cer un fil conduc­teur, et, à nou­veau sans aucune pré­ten­tion — qui serait for­cé­ment sus­pecte — à l’im­par­tia­li­té, je vou­drais insis­ter sur trois points.

Pre­miè­re­ment, dans le débat sur la neu­tra­li­té de l’es­pace public, si la tona­li­té « déon­to­lo­gique » du texte de Guy Haar­scher appa­rait clai­re­ment, tout comme la tona­li­té « consé­quen­tia­liste » de ses oppo­sants, il y a tout de même un constat inat­ten­du : l’es­sen­tiel de la dif­fé­rence entre les posi­tions concrètes des uns et de l’autre tient, non pas aux prin­cipes, mais à la posi­tion très dure prise par Haar­scher sur l’is­lam (et à l’in­verse, sa posi­tion assez iré­niste sur le poids du racisme ordi­naire dans les socié­tés belge et fran­çaise). La dis­cus­sion est donc davan­tage socio­lo­gique que phi­lo­so­phique. Or cette posi­tion du phi­lo­sophe s’ap­puie elle-même sur une impu­ta­tion d’in­ten­tion : à savoir que l’u­sage crois­sant de la logique des droits de l’homme par les intel­lec­tuels musul­mans serait un usage rhétorique.

C’est sur ce point que ma propre posi­tion (et, je pense, celle de la laï­ci­té inclu­sive en géné­ral) se dis­tingue le plus de celle de Guy Haar­scher et ce, pour deux rai­sons. La pre­mière est que je suis convain­cu, avec Jon Elster, que l’u­sage rhé­to­rique d’une valeur ou d’une norme, est pré­ci­sé­ment le « doigt dans l’en­gre­nage » qui amène un indi­vi­du ou un groupe à adhé­rer pro­gres­si­ve­ment de manière sin­cère à cette norme ou cette valeur. C’est ce qu’El­ster appelle la « force civi­li­sa­trice de l’hy­po­cri­sie » : la force de la réduc­tion de la dis­so­nance qui finit par nous faire mettre au moins par­tiel­le­ment (par­fois très par­tiel­le­ment, il est vrai) nos convic­tions en accord avec nos posi­tions publiques. C’est pour­quoi là où Guy Haar­scher voit un dan­ger, je ver­rais au contraire la voie de pas­sage natu­relle vers la construc­tion de cet « islam euro­péen » que tout le monde appelle de ses vœux.

La deuxième rai­son est qu’à mon sens, en fai­sant cette impu­ta­tion d’in­ten­tion, Guy Haar­scher ouvre une sacrée boite de Pan­dore : je doute en effet qu’on puisse trou­ver un seul acteur (éta­tique, entre­pre­neu­rial, syn­di­cal, par­ti­san ou même asso­cia­tion­niste) qui fasse un usage essen­tiel­le­ment non rhé­to­rique des droits de l’homme. Je ne crois pas un ins­tant que les droits de l’homme guident sin­cè­re­ment la poli­tique des États, des entre­prises ou des asso­cia­tions. Mais cette rhé­to­rique est extrê­me­ment puis­sante pour ren­con­trer la demande de jus­ti­fi­ca­tion des opi­nions publiques. Ma convic­tion est donc qu’on ne peut dis­qua­li­fier pour « usage rhé­to­rique » les groupes musul­mans qui se reven­diquent des droits de l’homme sans prendre le risque de dis­qua­li­fier tous ceux qui font la même chose, c’est-à-dire, in fine, de dis­qua­li­fier toute réfé­rence aux droits de l’homme comme pure rhétorique.

Enfin, il y a un troi­sième aspect du texte de Guy Haar­scher qui ne peut être pas­sé sous silence, c’est le sub­til boo­me­rang qu’il ren­voie à la laï­ci­té inclu­sive, accu­sée d’être phi­lo­so­phi­que­ment « ultra­li­bé­rale », à savoir de se limi­ter à défendre les choix indi­vi­duels, en « pas­sant au bleu » le néces­saire socle de valeurs com­munes (je dirais de culture civique) qui fonde le vivre ensemble. Et sur ce point, je le rejoins : il met le doigt (moins iro­ni­que­ment qu’il semble le pen­ser lui-même) sur une vraie fra­gi­li­té pos­sible de la posi­tion « inclu­sive », si elle devient trop dépen­dante de la seule phi­lo­so­phie libé­rale. Il met aus­si le doigt sur le point de pas­sage « natu­rel » de la dis­cus­sion entre posi­tion ortho­doxe et posi­tion inclu­sive : c’est sur ce degré de valeurs par­ta­gées que la dis­cus­sion pour­rait com­men­cer à s’en­ga­ger. Mais en y incluant d’emblée les musul­mans, bien sûr.

Deuxiè­me­ment, je m’at­tar­de­rai un ins­tant aus­si sur le court texte de Firass Abu Dalu qui démonte bien un argu­ment cen­tral de la posi­tion « ortho­doxe » : l’ar­gu­ment de la « réduc­tion aux Tali­bans ». Toute reven­di­ca­tion musul­mane n’é­tant jamais que la « pointe émer­gée de l’i­ce­berg », l’ac­cep­ta­tion de tout accom­mo­de­ment conduit iné­luc­ta­ble­ment à l’is­la­mi­sa­tion pro­gres­sive de la socié­té. C’est ce que Sté­phane Leyens appelle dans son propre texte sur l’Inde l’«argument de la pente glis­sante ». Mais l’ar­gu­ment n’a de sens que si on voit chaque musul­man comme l’ap­pen­dice d’une sorte de réa­li­té holis­tique qui serait « l’is­lam » (ou le com­plot sala­fiste dans la ver­sion paroxys­tique et para­noïaque de Moha­med Sifaoui). C’est oublier la logique à nou­veau pro­fon­dé­ment indi­vi­duelle et concrète de beau­coup de ces reven­di­ca­tions : qu’il s’a­gisse de por­ter le voile, de ne pas être contraint à man­ger du porc, de pou­voir dis­po­ser d’un local de prière, de pou­voir dis­po­ser, si pos­sible, d’un méde­cin fémi­nin, ces reven­di­ca­tions — au demeu­rant assez rares si on les recense — témoignent sur­tout d’une demande de « libre choix­per­son­nel », par­fois impos­sible à ren­con­trer, mais bien en phase, pour le meilleur comme pour le pire, avec ce qui fait le cœur de notre culture « bien de chez nous » : le consumérisme.

Troi­siè­me­ment, je ne pour­rais clô­tu­rer cette intro­duc­tion sans insis­ter sur la notion qui court en fili­grane dans les trois textes de Jean-Pierre Nan­drin, de Sté­phane Leyens et de Pierre Ansay : le rap­port entre le « pru­rit laïque » et la fra­gi­li­té iden­ti­taire des socié­tés. Qu’il s’a­gisse de la Bel­gique de 1830, nul­le­ment assu­rée de sa péren­ni­té, de l’Inde tou­jours sou­mise aux forces cen­tri­fuges et sur­tout du Qué­bec, dont l’i­den­ti­té his­to­rique fran­co­phone appa­rait fra­gile entre, d’un côté, la puis­sance du monde anglo­phone nord-amé­ri­cain et, de l’autre, les reven­di­ca­tions cultu­relles des nou­velles mino­ri­tés. On ne peut s’empêcher de pen­ser que la Bel­gique (sur­tout fran­co­phone) en quête d’i­den­ti­té res­semble assez bien à ce Qué­bec et que l’on y trouve la même « offre idéo­lo­gique » que celle décrite par Pierre Ansay : une laï­ci­té ortho­doxe, très mino­ri­taire dans la popu­la­tion, mais dont l’in­tran­si­geance à l’é­gard de « l’autre » est, elle, lar­ge­ment en phase avec l’o­pi­nion publique ; une laï­ci­té inclu­sive sur­tout pré­sente dans les milieux intel­lec­tuels (croyants ou non); une ancienne reli­gion domi­nante, idéo­lo­gi­que­ment en déshé­rence, mais dont le poids socio­lo­gique reste fort impor­tant. Sans nul­le­ment vou­loir pro­phé­ti­ser, on voit bien se des­si­ner deux confi­gu­ra­tions pos­sibles à par­tir de cette offre idéo­lo­gique. La pre­mière ver­rait l’en­semble des convic­tions (reli­gieuses ou non) se pla­cer sous la ban­nière d’une laï­ci­té inclu­sive, meilleure pro­tec­tion de la liber­té de tous. Ce scé­na­rio n’est pas implau­sible vu qu’il n’y a plus en Bel­gique fran­co­phone que des convic­tions mino­ri­taires et conscientes de l’être. Mais il y a un autre scé­na­rio pos­sible, pour la Bel­gique comme pour d’autres pays euro­péens qui serait celui d’une « alliance objec­tive » entre la vieille reli­gion domi­nante et les laïcs intran­si­geants, certes oppo­sés sur bien des points, mais d’ac­cord au moins sur l’es­sen­tiel : nos racines com­munes. Pour le dire un peu bru­ta­le­ment : le pois­son le ven­dre­di et le cochon les autres jours.

Ce deuxième scé­na­rio n’est pas implau­sible non plus. Il semble bien par­ti pour s’ins­tal­ler en France, par exemple, grâce aux dérives du débat sur l’i­den­ti­té natio­nale. C’est ce que Cécile Laborde appelle « catho-laï­ci­té ». On risque alors de don­ner corps effec­ti­ve­ment au fan­tasme du « choc des civi­li­sa­tions », confé­rant à la théo­rie de Hun­ting­ton le sta­tut de pro­phé­tie auto­réa­li­sa­trice. Ce dos­sier aurait rem­pli son but, à mes yeux, s’il pou­vait convaincre un maxi­mum d’ac­teurs poli­tiques, cultu­rels, sociaux et reli­gieux, qu’il y a bien mieux à faire.

  1. Seuil, 2010.
  2. Réseau d’ac­tion pour la pro­mo­tion d’un État laïque.

Marc Jacquemain


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