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Laïcité : quelques dangers de la pensée binaire

Numéro 10 Octobre 2011 par Cécile Laborde

octobre 2011

Tout comme l’is­lam ne se réduit pas à l’is­la­misme poli­tique, la laï­ci­té n’est pas syno­nyme d’a­théisme ni de sécu­la­ri­sa­tion sociale. On ose espé­rer que les Tuni­siens sau­ront trou­ver leur propre réponse à la ques­tion qui taraude tout État démo­cra­tique : quel est le rap­port, sur le plan poli­tique, entre la loi des hommes et la loi de Dieu ?

La Tuni­sie post­ré­vo­lu­tion­naire fait l’expérience d’une effer­ves­cence démo­cra­tique sans pré­cé­dent, à l’approche des élec­tions à l’Assemblée consti­tuante du 23 octobre. On ne peut que se réjouir du fait que les Tuni­siens prennent ain­si en main leur des­tin col­lec­tif, dans un débat démo­cra­tique contra­dic­toire et ouvert. Tou­te­fois, il est un cli­vage idéo­lo­gique qui semble prendre le des­sus sur tous les autres et qui, dans le contexte poli­tique actuel, risque de rendre dif­fi­cile l’invention d’un modèle poli­tique nova­teur, en phase avec l’histoire et la socié­té tuni­siennes. Il s’agit de la pola­ri­sa­tion crois­sante entre « laïcs » et « islamistes ».

Ain­si, en réponse au dan­ger isla­miste que repré­sen­te­rait Ennah­da, par­tis et orga­ni­sa­tions laïques se sont récem­ment regrou­pés en un large front laïque. Comme le note, en le regret­tant, Moham­med Nachi, le refrain des uns et des autres semble bien rodé. Les laïcs s’inquiètent du retour de l’obscurantisme et du mora­lisme reli­gieux à la tête de l’État, de la régres­sion de la condi­tion des femmes, et des dan­gers de l’application éta­tique de la cha­ria. Les par­tis isla­miques, de leur côté, fus­tigent l’occidentalisme néo­co­lo­nial, l’autoritarisme poli­tique, et les dérives athées et anti­re­li­gieuses d’une laï­ci­té bran­die par ses adeptes comme l’unique voie démo­cra­tique. Sans vou­loir sous-esti­mer la per­ti­nence de ces débats dans une socié­té mar­quée par l’héritage ambi­gu de l’État bour­gui­bien — la laï­ci­té occi­den­tale comme vec­teur d’une moder­ni­sa­tion auto­ri­taire et comme rem­part au ter­ro­risme isla­miste —, il n’est peut-être pas inutile de les repla­cer dans un contexte his­to­rique, géo­gra­phique et théo­rique plus vaste, qui en montre les limites et les impensés.

Laïcs et isla­mistes ne pré­sentent pas deux modes poli­tiques alter­na­tifs. Ils se nour­rissent l’un de l’autre, sus­ci­tant et atti­sant une série de pola­ri­tés réduc­trices. C’est la pré­gnance de ces pola­ri­tés — islam ver­sus démo­cra­tie ; laï­ci­té ver­sus reli­gion ; islam ver­sus éga­li­té des sexes ; laï­ci­té ver­sus tra­di­tion, etc. — qui risque de blo­quer l’imagination démo­cra­tique en Tuni­sie et ailleurs. Ces pola­ri­tés sont lar­ge­ment héri­tées du régime colo­nial et post­co­lo­nial, et plus récem­ment de la rhé­to­rique du « conflit des civi­li­sa­tions » véhi­cu­lée par les élites occi­den­tales et leurs alliés dans le sillage des atten­tats du 11 sep­tembre 2001.

En France, et en Europe plus géné­ra­le­ment, l’imaginaire laïque a été récem­ment ravi­vé et mobi­li­sé en réac­tion contre un enne­mi inté­rieur musul­man fan­tas­mé. Il n’est pas sur­pre­nant, dès lors, qu’une cer­taine laï­ci­té soit deve­nue un repous­soir pour des réfor­ma­teurs musul­mans en quête d’un modèle poli­tique démo­cra­tique plus en phase avec la tra­di­tion isla­mique majo­ri­taire, de Rabat à Damas. La mon­tée en puis­sance de par­tis poli­tiques conser­va­teurs reli­gieux — de l’AKP en Tur­quie aux Frères musul­mans en Égypte — a sur­ement plus d’affinités avec les mou­vances démo­crates-chré­tiennes euro­péennes, ou même avec la droite amé­ri­caine, qu’avec un isla­misme poli­tique théo­cra­tique anti­li­bé­ral et anti­dé­mo­crate à l’iranienne. Les recom­po­si­tions actuelles dans le monde musul­man nous invitent donc à repen­ser les poten­tia­li­tés démo­cra­tiques des mobi­li­sa­tions islamiques.

Mais ces mobi­li­sa­tions sont-elles néces­sai­re­ment incom­pa­tibles avec la laï­ci­té ? Tout dépend de ce qu’on met der­rière le terme. L’hypothèse que, modes­te­ment, je fais ici est que, tout comme la pen­sée isla­mique du poli­tique ne doit pas être confon­due avec l’islamisme, de même la laï­ci­té ne sau­rait être réduite à la cari­ca­ture qui en est pré­sen­te­ment don­née en France, et dont une ver­sion auto­ri­taire a été pro­mue par divers régimes anti­dé­mo­cra­tiques, tels que la Tur­quie kéma­liste ou l’Irak baa­thiste. Une autre laï­ci­té existe. De l’Inde aux États-Unis, de la Grande-Bre­tagne à l’Indonésie, et dans la tra­di­tion de la loi fran­çaise de 1905, maints ordres poli­tiques se reven­diquent d’une forme poli­tique de laï­ci­té — ou, pour le dire en termes moins fran­co-fran­çais, d’une forme de sécu­la­risme (secu­la­rism) en poli­tique. Cette laï­ci­té-là doit être consi­dé­rée comme une réponse à une ques­tion qui hante toute révo­lu­tion démo­cra­tique. Com­ment créer un régime poli­tique qui soit vrai­ment le régime de tous ? Com­ment arti­cu­ler la loi de Dieu et la loi des hommes ? Com­ment assu­rer l’égalité entre tous les citoyens, quel que soit leur rap­port au reli­gieux, et quelle que soit leur reli­gion ? Com­ment, dans une socié­té plu­ra­liste, faire droit, poli­ti­que­ment, aux dif­fé­rences et au plu­ra­lisme conflictuel ?

Ces ques­tions ne sont pas exclu­sives à l’Occident chré­tien. Elles sont consub­stan­tielles à l’État moderne — un État qui a opé­ré une cer­taine dif­fé­ren­cia­tion entre pou­voir spi­ri­tuel et pou­voir tem­po­rel, qui pré­tend recon­naitre les droits à la liber­té reli­gieuse de tous, et qui ins­ti­tue l’État de droit et la sépa­ra­tion des pou­voirs. Ces ques­tions sont, par ailleurs, loin d’être étran­gères à la grande tra­di­tion isla­mique, qui au moins depuis Aver­roès (Ibn Rushd) s’interroge sur les rap­ports entre phi­lo­so­phie et reli­gion, sur les condi­tions de l’ijti­had et sur les sources de l’autorité poli­tique. Nombre de pen­seurs de la démo­cra­tie moderne (Kha­led Abou el Fadl, Rashid al-Ghan­nou­chi, Abdol­ka­rim Soroush, Tariq Rama­dan, Abdul­lah Ahmed an-Na’im) réflé­chissent sur les fon­de­ments isla­miques des prin­cipes de jus­tice, d’égalité, de la règle de droit, du rôle des peuples dans la sélec­tion des gou­ver­ne­ments, du plu­ra­lisme et du com­pro­mis dans la déli­bé­ra­tion démo­cra­tique. Le grand débat qui tra­verse la phi­lo­so­phie poli­tique isla­mique contem­po­raine concerne la ques­tion de savoir s’il est pos­sible et dési­rable de confier à l’État le rôle d’appliquer la loi de Dieu (cha­ria) de manière sou­ve­raine. Cette ques­tion poli­tique est, bien sûr, la ques­tion laïque par excellence.

En somme, tout comme l’islam ne se réduit pas à l’islamisme poli­tique, la laï­ci­té n’est pas syno­nyme d’athéisme ou de sécu­la­ri­sa­tion sociale. Seule une vision binaire et sim­pliste d’un « conflit de civi­li­sa­tions » entre islam et Occi­dent per­met d’entretenir ces deux erreurs symé­triques. On ose espé­rer que l’intelligence poli­tique des Tuni­siens et la vita­li­té de leurs débats démo­cra­tiques leur per­met­tront d’éviter les écueils de la pola­ri­sa­tion entre « islam » et « laï­ci­té » qui, ailleurs, a enli­sé la réflexion néces­saire sur la rela­tion entre le poli­tique et le reli­gieux. Il est fort pos­sible que le terme de laï­ci­té soit, en Tuni­sie comme dans d’autres pays musul­mans, trop dis­cré­di­té pour, de nos jours, être utile comme point de réflexion dans les socié­tés musul­manes en tran­si­tion. Mais les ques­tions qu’elle pose sont, à mon sens, indis­pen­sables pour toute réflexion et pra­tique démo­cra­tiques. On peut avec rai­son, comme Gil Anid­jar, espé­rer que le débat sur la laï­ci­té n’éclipse pas les for­mi­dables défis qui se pré­sentent à la Tuni­sie : à l’évidence, ni le modèle de déve­lop­pe­ment éco­no­mique, ni la redis­tri­bu­tion sociale, ni l’égalité entre les sexes ne seront mira­cu­leu­se­ment garan­tis par l’invocation de la laï­ci­té. Mais s’il est vrai que le débat sur la laï­ci­té n’est pas — ne doit pas deve­nir — un enjeu iden­ti­taire civi­li­sa­tion­nel, il n’est pas, non plus, un faux problème.

Cécile Laborde


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