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Laïcité et démocratie

Numéro 10 Octobre 2011 par Jean Baubérot

octobre 2011

Aux Tuni­siens d’in­ven­ter leur propre laï­ci­té, dans le contexte de leur révo­lu­tion démo­cra­tique. Cette affir­ma­tion peut sem­bler banale. Effec­ti­ve­ment, ce n’est pas à un non-Tuni­sien, citoyen de l’an­cienne puis­sance colo­niale de sur­croit, d’in­di­quer quelle doit être la laï­ci­té en Tuni­sie. Pour­tant l’af­faire est plus com­plexe. En effet, le terme même de « laï­ci­té » est satu­ré d’un ima­gi­naire où la France occupe la pre­mière place. D’autre part, la classe poli­tique et les médias, en France, uti­lisent beau­coup le vocable « laï­ci­té », à tort et à rai­son. Il faut donc, para­doxa­le­ment, qu’un Fran­çais mette les choses au point quant à la laï­ci­té, pour contri­buer, dans la mesure du pos­sible, à ce que l’in­ven­tion d’une laï­ci­té tuni­sienne ne soit pas dépen­dante d’un pseu­do-modèle français.

Le mot même de « laï­ci­té » pro­vient de la France de la fin du xixe siècle. Le phi­lo­sophe Fer­di­nand Buis­son, adjoint du ministre Jules Fer­ry qui a laï­ci­sé l’école publique, en donne la pre­mière défi­ni­tion for­ma­li­sée, en 1883. Dans une sorte de toile de fond, il prend un point de départ his­to­rique non déter­mi­né où existent « la confu­sion de tous les pou­voirs et tous les domaines » et la « subor­di­na­tion de toutes les auto­ri­tés à une auto­ri­té unique, celle de la reli­gion ». Le décor ain­si plan­té, Buis­son indique que, « par le lent tra­vail des siècles », diverses ins­ti­tu­tions (admi­nis­tra­tion, armée, jus­tice…) se sont dis­tin­guées les unes des autres et pro­gres­si­ve­ment affran­chies d’une « tutelle étroite » de la reli­gion. Dans ce pro­ces­sus de laï­ci­sa­tion, la laï­ci­té sur­vient, selon notre auteur, avec la Décla­ra­tion des droits de l’homme et du citoyen de 1789. On ne sau­rait mieux dire que la laï­ci­té et la démo­cra­tie sont liées, qu’une laï­ci­té auto­ri­taire n’est pas une véri­table laïcité.

La définition originelle de la laïcité

Buis­son donne quatre carac­té­ris­tiques à la laï­ci­té. Deux concernent l’État : « L’État laïque est l’État neutre entre tous les cultes, indé­pen­dant de tous les cler­gés, déga­gé de toute concep­tion théo­lo­gique. » Mais la neu­tra­li­té de l’État et sa sépa­ra­tion d’avec la reli­gion ne sont pas des fins en soi. Leurs fina­li­tés concernent l’égalité et la liber­té des citoyens : l’«égalité de tous devant la loi » par « l’exercice de tous les droits civils désor­mais assu­rés en dehors de toute convic­tion reli­gieuse» ; la « liber­té de tous les cultes », indé­pen­dants de l’État, gérant eux-mêmes leurs propres affaires. Buis­son ter­mine en affir­mant qu’avec la laï­ci­sa­tion de l’école publique, la France est deve­nue la « socié­té la plus laïque d’Europe ». Il estime donc que d’autres pays euro­péens sont éga­le­ment laïques, quoiqu’à un degré moindre. Et que cer­tains pays, hors d’Europe, le sont davan­tage que la France. Le « père » de la loi de sépa­ra­tion fran­çaise des Églises et de l’État, Aris­tide Briand, en cite une demi-dou­zaine en 1905.

Une Déclaration internationale sur la laïcité

Ain­si les pères fon­da­teurs de la laï­ci­té fran­çaise n’ont jamais pen­sé qu’il exis­tait un modèle unique de laï­ci­té. Un siècle plus tard, cette idée des plu­ra­li­tés laïques a été reprise par une Décla­ra­tion inter­na­tio­nale sur la laï­ci­té au XXIe siècle, signée par deux-cent-qua­rante-huit uni­ver­si­taires de trente pays. Ce texte com­mence par affir­mer la « liber­té de conscience » qui implique « la liber­té d’adhérer à une reli­gion ou à des convic­tions phi­lo­so­phiques non reli­gieuses » et le « res­pect par l’État, dans les limites d’un ordre public démo­cra­tique […] de l’autonomie des reli­gions et des convic­tions ». Ensuite, « pour que les États soient en mesure d’assurer un trai­te­ment égal des êtres humains et des dif­fé­rentes reli­gions et convic­tions », une « dis­so­cia­tion de la loi civile et des normes reli­gieuses ou phi­lo­so­phiques par­ti­cu­lières » est néces­saire. « Les reli­gions et les groupes de convic­tion peuvent par­ti­ci­per libre­ment aux débats de la socié­té civile », sans « impo­ser à prio­ri des doc­trines et des com­por­te­ments ». Enfin, l’égalité implique « qu’aucune dis­cri­mi­na­tion ne soit exer­cée contre des êtres humains dans l’exercice de leurs droits […] quelle que soit leur appar­te­nance » reli­gieuse ou convic­tion­nelle. Et, comme les signa­taires n’ignorent pas que la culture, la façon de vivre d’un pays, même laïque, res­tent mar­quées par des « tra­di­tions natio­nales issues de groupes majo­ri­taires », ils demandent des « accom­mo­de­ments rai­son­nables » pour les « groupes minoritaires ».

À par­tir de là, la laï­ci­té est défi­nie « comme l’harmonisation, dans diverses conjonc­tures socio­his­to­riques et géo­po­li­tiques, des trois prin­cipes déjà indi­qués : res­pect de la liber­té de conscience et de sa pra­tique indi­vi­duelle et col­lec­tive ; auto­no­mie du poli­tique et de la socié­té civile à l’égard des normes reli­gieuses et phi­lo­so­phiques par­ti­cu­lières ; non-dis­cri­mi­na­tion directe ou indi­recte envers des êtres humains ». Avec le voca­bu­laire et les enjeux du xxie siècle, on retrouve des pré­oc­cu­pa­tions ana­logues à celles de Buis­son. Sur­tout la laï­ci­té est pré­sen­tée, dans les deux cas, comme l’articulation de plu­sieurs prin­cipes (trois ou quatre), ce qui fait d’elle un équi­libre entre ces prin­cipes. « La laï­ci­té ain­si conçue, ajoute la Décla­ra­tion, consti­tue un élé­ment clé de la vie démo­cra­tique» ; elle accom­pagne « l’avancée de la démo­cra­tie, la recon­nais­sance des droits fon­da­men­taux et l’acceptation sociale et poli­tique du plu­ra­lisme» ; elle n’est « l’apanage d’aucune culture, d’aucune nation, d’aucun continent ».

Les libertés laïques

La Décla­ra­tion conti­nue en énon­çant les prin­ci­paux « débats de la laï­ci­té » et les « défis du XXIe siècle » aux­quels celle-ci est confron­tée. Tout citer débor­de­rait le cadre de cet article. L’essentiel est de récu­ser une concep­tion répres­sive de la laï­ci­té à l’égard du reli­gieux. Cette concep­tion est actuel­le­ment mise en avant par les élé­ments les plus à droite de la majo­ri­té gou­ver­ne­men­tale fran­çaise, mais ils sus­citent des remous au sein de la droite elle-même. Rap­pe­lons que le Pre­mier ministre, Fran­çois Fillon, a refu­sé d’assister au pseu­do-débat sur la « laï­ci­té », orga­ni­sé par le secré­taire géné­ral de l’ump, J.-Fr. Copé, en avril der­nier. En fait, dans ce contexte, l’invocation de la laï­ci­té n’est qu’un masque pour ten­ter de cacher une poli­tique qui va à l’encontre des liber­tés et qui est hos­tile aux migrants.

Mais, au-delà de cette cari­ca­ture, il faut cla­ri­fier le sens d’une expres­sion par laquelle on résume sou­vent la laï­ci­té : la « reli­gion affaire pri­vée ». Cette for­mule est à la fois exacte et fausse. Elle est per­ti­nente si elle signi­fie que la reli­gion est une réa­li­té col­lec­tive qui doit être vali­dée par les choix per­son­nels (« pri­vés » en ce sens-là) des croyants. C’est la tra­duc­tion moderne du « pas de contrainte en matière de reli­gion ». Cela signi­fie que les citoyens d’un pays ne sont pas tous membres de la même reli­gion et que l’appartenance à une reli­gion peut être dif­fé­rente sui­vant les per­sonnes. Cela n’implique nul­le­ment, en revanche, la réduc­tion de la reli­gion à la « sphère pri­vée ». La liber­té de l’expression publique de la reli­gion doit être garan­tie et les reli­gions peuvent par­ti­ci­per aux débats de la socié­té, sans impo­ser leurs vues à prio­ri. Cela fait par­tie des liber­tés laïques.

Jean Baubérot


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