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La violence d’État comme projet politique. L’exemple espagnol
L’État espagnol connait depuis plusieurs années des réformes drastiques qui limitent la liberté politique et d’expression. Le recul démocratique signale-t-il le retour en force des démons autoritaires qui ont régné sur son histoire ?
Depuis la victoire électorale du PP, en 2011, l’Espagne a débuté une cure d’austérité, mais également un processus de régression démocratique, comme l’ont relevé à maintes reprises Amnesty International ou Human Right Watch. Durant la législature 2011 – 2015, fort de sa majorité absolue, le PP a en effet réformé à tour de bras, faisant adopter des lois favorisant la libéralisation de larges secteurs de l’économie, taillant dans les salaires, réduisant les services publics (de l’enseignement aux soins de santé). De manière fort classique, il a, en parallèle, entrepris de renforcer l’action répressive de l’État à mesure qu’il affaiblissait sa capacité d’action en matière socioéconomique. Car ce n’est pas tout de presser comme un citron sa population, encore faut-il s’assurer de sa docilité. Or, la crise et les réformes entreprises avaient jeté la population dans les rues. Le danger était grand : les ennemis de l’ordre néolibéral occupaient les places, entouraient le Parlement et prônaient la fin du bipartisme (les Indignés), les opposants à la solde du Venezuela (Podemos), en 2014, faisaient une entrée remarquée au Parlement européen et, en 2015, de nombreuses municipalités succombaient aux sirènes de dangereux gauchistes inexpérimentés (les cartels pour un changement politique).
Là était le réel péril pour l’Espagne, et pas dans la crise économique, pas davantage que dans la corruption du personnel politique et, tout particulièrement, des membres du PP. Sans surprise de la part d’un parti héritier (idéologique et structurel) du franquisme, revenaient à l’ordre du jour les questions de la répression et du maintien de l’ordre ainsi que, par conséquent, de l’accroissement de la violence de l’État.
La mise en œuvre de ce projet politique se structure autour de différents axes, qui vont du contrôle des médias à la répression de la libre expression, en passant par la criminalisation de l’opposition politique.
Contrôler les médias
L’État moderne est, depuis sa fondation, soucieux de sa communication. Propagande, censure, fausses nouvelles, les politiques médiatiques des États sont une part importante de leur action, à quoi il faut ajouter un intérêt tout particulier des pouvoirs corrompus, autoritaires et violents pour ces questions. Lorsque l’on est en délicatesse avec la légalité démocratique, lorsque l’on s’en prend violemment à sa population et lorsque l’on est sous le coup d’innombrables accusations de corruption, il est vital, d’une part, de disposer d’un accès aisé à des médias aux ordres et, d’autre part, d’en priver ses adversaires. L’enjeu est d’autant plus crucial aujourd’hui que les écrans sont omniprésents et que les nouvelles vont plus vite que jamais.
Le premier souci du PP, dès 2012, fut, logiquement, d’assurer sa mainmise sur les radios et les télévisions publiques. C’est ainsi que le premier gouvernement Rajoy fit voter une loi qui l’autorisait à nommer unilatéralement le directeur des chaines publiques et réduisait le nombre des membres du conseil d’administration en supprimant ceux attribués aux syndicats. Depuis, il ne se passe pas un mois sans que les journaux télévisés ne soient pointés du doigt pour leur partialité dans le traitement de l’information, qu’il s’agisse de s’abstenir de relayer des nouvelles embarrassantes pour le pouvoir en place ou d’en faire une présentation biaisée. Il est, dans ce contexte, inutile de compter sur les chaines audiovisuelles privées, aux mains de groupes détenus par des proches du PP.
La situation de la presse écrite traditionnelle est similaire, détenue par des proches du pouvoir, elle a de facto cessé de remplir son rôle de quatrième pouvoir. Même un journal comme El País, fondé quatre mois après le mort du dictateur et, historiquement, le journal de référence de la démocratie, a cessé de faire du journalisme.
L’ensemble de ces médias relaie servilement les thèses du pouvoir : la société espagnole serait menacée par le chavisme1, par le terrorisme et, plus récemment, par l’indépendantisme catalan. Par contre, rares sont les informations relatives aux très nombreuses procédures judiciaires pour corruption et détournements qui visent le PP. Il n’est pas davantage question de critiquer les coupes budgétaires, ni la précarisation croissante, ni le sauvetage du secteur bancaire aux dépens des Espagnols, ni les milliers d’expulsions de propriétaires incapables de payer leur emprunt, ni la politisation extrême de la fonction judiciaire (notamment dans le cadre de dossiers de corruption). Relayer les éléments de langage du gouvernement, passer sous silence les voix discordantes et les nouvelles gênantes, tel est le quotidien médiatique espagnol.
Heureusement, quelques journaux électroniques indépendants, nés peu après l’accession au pouvoir de Mariano Rajoy, continuent de pratiquer courageusement un journalisme d’investigation et d’analyse, malgré les recours judiciaires que le pouvoir intente à leur encontre de manière répétée pour tenter de les faire taire.
Dans un tel cadre, on comprendra à quel point il est difficile de s’opposer au gouvernement de droite en place. Sans doute faut-il ici que le terme d’opposant reprenne du service, pour désigner des gens qui, non seulement s’opposent politiquement aux gouvernants, mais, en outre, doivent subir ses mises en cause, ses accusations, sa répression.
Criminaliser l’opposition
Criminaliser l’opposant est bien entendu l’étape suivante du projet politique conservateur. Le contrôle des médias a beau être un atout pour étouffer certaines nouvelles et diffuser la propagande, le risque demeure d’être mis en cause, notamment pour un recours excessif à la violence.
Quand les Robocops rouent de coups sans aucune discrimination les personnes à proximité d’une manifestation, quand les forces de l’ordre passent à tabac les participants à un référendum indépendantiste contesté, quand il s’agit d’évacuer manu militari des retraités organisant un sit-in pour protester contre la diminution de leur pension, l’ordre légal démocratique peut s’avérer gênant.
Qu’à cela ne tienne ! Il suffit de réformer le cadre légal. C’est ainsi que fut votée en 2015 une « loi pour la Protection et la sécurité des citoyens »2, rapidement rebaptisée loi bâillon par l’homme de la rue. Elle fut en effet tout spécialement pensée pour faire plier les citoyens à coups d’amendes administratives extrêmement dissuasives (les montants oscillent entre 100 et 600.000 euros). Il s’agissait de rendre illégales des pratiques de protestation ou de solidarité protestataire qui s’étaient développées en réaction à l’action du gouvernement et d’organismes privés (par exemple, en opposition aux expulsions de personnes devenues incapables de payer leur emprunt hypothécaire). C’est ainsi que les manifestations, même pacifiques, furent très lourdement criminalisées lorsqu’elles n’étaient pas autorisées (et elles ne l’étaient que rarement). Même l’appel à y participer fut sévèrement sanctionné. Prendre en photo ou filmer les (ex)actions policières fut aussi interdit, de même qu’aider un voisin à s’opposer à son expulsion ou porter assistance à un migrant. C’est tout un arsenal visant à faciliter et à légitimer la répression des protestations qui fut ainsi mis en place, couplé à une prohibition de la constitution de preuves des abus.
C’est dans le même esprit d’accroissement de la répression que le PP porta une réforme du Code pénal. Le législateur réintroduisit une peine de prison à perpétuité et les alourdit (certaines pouvant atteindre jusqu’à quarante ans de réclusion). Il recourut par ailleurs largement à des termes ambigus, susceptibles d’interprétations extensives par un parquet aux ordres de l’Exécutif.
Il est bien entendu que, face aux levées de boucliers, le gouvernement, innocemment, assura que son principal souci était de garantir une plus grande sécurité aux citoyens. Criminaliser les protestations et la solidarité, entraver la constitution de preuves des violences des forces de l’ordre et durcir la politique répressive d’une manière générale, tels étaient les moyens mis en œuvre pour arriver à ces fins…
Dieu, la Patrie, le Roi et l’Ordre
Le cadre légal adéquat mis en place, l’espace médiatique contrôlé, ne restait qu’à exercer la violence d’État.
En la matière, bien entendu, on pense tout d’abord aux abus des forces de l’ordre, souvent flagrants et spectaculaires, le référendum catalan du 1er octobre en est un bel exemple. Ils ont cependant largement été commentés, raison pour laquelle nous leur préfèrerons une violence plus policée, plus sourde et plus souvent oubliée : celle exercée par les cours et les tribunaux. En effet, depuis l’arrivée au pouvoir des héritiers du franquisme, le contrôle de l’appareil d’État a été mis à profit pour instaurer une répression judiciaire de la libre expression et de la contestation politique.
À cet égard, il est intéressant de constater que le ministère public poursuit implacablement certains délits et que les juges condamnent. Ainsi, l’apologie du terrorisme est-elle une accusation très courue depuis 2011. S’il est clair que la plupart des États européens nourrissent une hantise du terrorisme islamiste, il faut remarquer que, lorsque le pouvoir espagnol évoque le terrorisme, en 2018, il continue de se référer à l’ETA. Or, cette organisation n’a plus fait parler d’elle depuis 2011, année où elle déposa les armes. Et du temps où elle sévissait encore, les condamnations pour apologie du terrorisme étaient rares (dix pour la période 2007 – 2009). En revanche, depuis que les conservateurs sont au pouvoir, les tribunaux ont activement condamné pour ce chef d’inculpation (soixante-neuf fois entre 2011 et 2015, soit une multiplication par 2,5).
Cela peut sembler curieux, vu de Belgique, sauf si l’on sait que, d’une part, les conservateurs nourrissent une véritable obsession pour les terroristes basques (historiquement, des opposants à Franco) et que, d’autre part, ils ont trouvé le moyen de tirer profit du traumatisme subi durant de longues années par la société espagnole. Ils n’ont ainsi de cesse de convoquer le fantôme de l’ETA, à tout propos. Dernièrement, quinze rappeurs ont écopé de peines de prison ferme allant d’un an à trois ans et demi. Ainsi, les douze membres du groupe La Insurgencia, dont l’âge oscille entre 16 et 27 ans, ont été condamnés à une peine de deux ans et un jour (jusqu’à une condamnation à deux ans, la peine n’est pas purgée), notamment pour avoir chanté « nous sommes communistes, pas libre-penseurs, contre les oppresseurs, la violence est légitime, mes héros ne sont pas les capos, mes héros sont les GRAPO3 ».
Un autre délit qui remporte un vif succès est l’anachronique « injure au sentiment religieux ». En 2016, dix-huit procès ont été introduits pour ce motif. On ne badine pas avec la religion dans un pays où un ministre de l’Intérieur avoue demander régulièrement conseil à Marcelo, son ange gardien, où la ministre de la Défense décide que les drapeaux des casernes seront mis en berne le Vendredi saint et où plusieurs ministres se rendent aux processions de la Semaine sainte pour entonner avec ferveur le sinistre hymne de la Légion, El novio de la muerte (Le fiancé de la mort). Il est dès lors impensable, pour un gouvernement nostalgique d’une époque où l’État et l’Église œuvraient main dans la main, de laisser de folles impies blasphémer la religion en organisant la Procession de la Sainte Chatte insoumise dans les rues de Séville4. Le ministère public a par conséquent requis une amende de trois-mille euros pour chaque manifestante. Plus récemment, un jeune homme de vingt-quatre ans, à l’origine d’un photomontage faisant apparaitre son visage à la place de celui du Christ5, a échappé à cent-quatre-vingt jours de prison en plaidant coupable. Il a tout de même écopé d’une amende de quatre-cent-quatre-vingt euros. On ne moque pas impunément la foi catholique.
Il faut dire que la liberté d’expression s’arrête là où les puissants commencent d’être incommodés, les injurier mène carrément derrière les barreaux. Voilà ce que n’avaient sans doute pas compris ces rappeurs qui ont souillé l’image du roi Juan Carlos (« Le Bourbon et ses movidas, je ne sais s’il chassait des éléphants ou s’il se tapait une pute »6) ou ont scandé que la monarchie était « mafieuse et médiévale7 », la comparant aussi à « une bande de criminels ». S’en prendre à la police (« Il faut des nœuds coulants, il faut des guillotines pour les porcs à la tête de la police »8), aux décisions des juges, s’attaquer aux politiques du PP (« qu’un bus du PP saute à coups de nitroglycérine »9) ou encore à des personnes publiques d’extrême droite (« Jorge Campos mérite une bombe de destruction massive ») fait courir les mêmes risques.
Quant aux réseaux sociaux, ils s’avèrent être un moyen de persécution très prisé par l’État, lequel utilise sa police pour passer au peigne fin Facebook, Twitter et les forums des journaux. Il ne s’agit pas de débusquer des incitations à la haine raciale ou des expressions sexistes, qui elles sont très bien tolérées, mais bien de traquer le subversif. Il est vrai qu’il faut justifier les moyens consacrés à la lutte contre le terrorisme. On ne compte ainsi plus les inculpations pour des tweets. Une des victimes emblématiques de cette chasse aux sorcières fut une étudiante en histoire qui, en réaction au vote de la loi bâillon en 2015, publia plusieurs tweets ironiques, tels « Kissinger offrit un morceau de la lune à Carrero Blanco10, ETA lui paya un aller simple » ou encore « Carrero Blanco est-il, lui aussi, retourné vers le futur avec sa voiture ? #RetourVersLeFutur ». Ce ne fut pas du gout de tous. Si se moquer du bras droit du dictateur vous menait tout droit en prison en 1973, cela faillit en couter autant à la jeune femme, au XXIe siècle. Sa condamnation initiale à deux ans et demi de prison, trois ans de liberté surveillée et huit ans et demi de déchéance des droits civiques, fut en effet annulée par la Cour constitutionnelle en mars dernier.
Du reste, en Espagne, pour être inquiété, il n’est nul besoin de parler, ni même d’émettre un message intelligible. Ainsi, en février 2016, des marionnettistes ont été considérés comme des terroristes « extrêmement dangereux » et, par conséquent, incarcérés séance tenante. Ils furent enfermés cinq jours au motif qu’une des marionnettes avait exhibé une pancarte sur laquelle figurait un message abscons « Gora Alka-ETA»… Personne ne comprit vraiment de quoi il retournait, mais le mot ETA apparaissait, au grand dam des censeurs. L’épisode donna l’occasion au ministre de l’Intérieur de montrer son grand respect de la séparation des pouvoirs, lui qui fit connaitre sa satisfaction de savoir ces dangereux artistes de rue derrière les barreaux et sa conviction que la mention ETA faisait référence non seulement à un terrorisme dont l’Espagne avait énormément souffert, mais aussi à Al Qaeda, dont la menace continue de peser internationalement.
Dans le même ordre d’idée, une juge a récemment mis sous séquestre un livre d’investigation intitulé Fariñas. L’enquête rend compte d’un juteux trafic de drogue auquel furent mêlés des hommes politiques, dans les années 1980 et 1990, en Galice. L’auteur, en se basant sur la version des faits du juge Baltasar Garzón, mentionne à deux reprises (un court paragraphe et une note de bas de page) le rôle joué par un ancien bourgmestre PP de la localité d’O Grove, qui fut inculpé à l’époque, puis absout pour vice de procédure. Sa plainte a provoqué la mise sous séquestre du livre.
Enfin, si l’on se penche sur la situation en Catalogne, il est inquiétant de constater que des juges ont incarcéré des politiques en invoquant, entre autres, le délit de rébellion. Pour ce faire, ils se sont basés sur le point n° 5 de l’article 472 du Code Pénal, lequel fait référence au fait de « déclarer l’indépendance d’une partie du territoire. » Le délit de rébellion requiert l’usage de violence et d’armes. La peine encourue oscille entre quinze et vingt-cinq ans de prison. Or, s’il y a beaucoup à dire sur la manière dont a été conduit le Procés (le processus d’indépendance catalan), c’est faire preuve de malhonnêteté que d’accuser les chefs de file de l’indépendantisme d’avoir usé de violence. Dans l’histoire espagnole, ce délit ne fut appliqué qu’une seule fois, lors du coup d’État manqué de février 1981. À l’époque, les chars étaient dans les rues et des militaires prirent possession du Parlement.
Ces cas, parmi tant d’autres, démontrent que la justice espagnole est largement au service du pouvoir en place et contribue à l’exercice d’une violence d’État dont on pourrait à priori penser qu’elle ne s’incarne que dans des violences policières.
Retour à la raison ?
Nous ne venons pas seulement de chroniquer les dérives d’un État membre de l’Union européenne, nous avons décrit un projet politique. Il serait en effet naïf de penser que les progressions récentes de la violence d’État en Espagne ne sont qu’un accident de l’histoire ou le résultat d’une tension qui aura tôt fait de disparaitre.
Bien entendu, les circonstances peuvent se révéler propices ou non à la mise en œuvre de telles politiques, mais il n’en demeure pas moins que nous sommes confrontés à la mise en place de nouvelles manières de gouverner.
Soyons cependant de bon compte : pour les qualifier de « nouvelles », encore faut-il s’entendre sur l’échelle temporelle concernée. On aurait pu croire, à partir de 1982, que la transition démocratique avait sonné le glas de la légitimation de la violence au nom du maintien d’un ordre public, mais aussi politique et moral. À tout le moins, pouvait-on croire que s’était mis en marche un processus de démocratisation et de pacification de la vie politique qui accroitrait chaque jour davantage en Espagne le fossé entre l’avant dictatorial et l’après démocratique. Sans vouloir jouer les Cassandre et prophétiser le retour d’un dictateur, force est de constater que ceux qui sont aujourd’hui aux commandes sont non seulement bien les héritiers sociologiques, généalogiques et idéologiques de la classe politique franquiste, mais encore entendent en assumer l’héritage.
Se dessine en effet, en filigrane des évolutions récentes, une vision fondée sur le désir d’un État fort, et donc violent, la force d’un appareil d’État se mesurant ici à sa capacité à infliger des souffrances et non à les soulager, au service d’une Espagne éternelle et unie… ainsi que d’une élite naturellement en possession de l’ensemble des leviers de commande de la politique et de l’économie.
Si l’on veut bien se rappeler que la démocratie est une entreprise (infinie) de domestication de la violence en politique et du politique, on prendra la mesure de ce qui se produit dans la jeune démocratie espagnole11, à savoir un recul démocratique net. La question, ici, est moins de savoir si l’Espagne opère un retour vers le franquisme que de déterminer si, de manière plus générale, elle voit ressusciter ses vieux démons autoritaires qui ont si longtemps régné sur son histoire.
Deux facteurs d’espoir, cependant, peuvent nous inciter à un prudent
optimisme.
Le premier est interne et repose sur l’extraordinaire capacité de la population espagnole à résister, à inventer de nouvelles formes de contestation et à défendre les idéaux démocratiques. Encore tout récemment, les femmes espagnoles se sont montrées capables d’une mobilisation spectaculaire à plusieurs reprises, comme à l’occasion de la Journée internationale des droits des femmes, en protestation contre la condamnation pour « abus sexuel » de cinq hommes auteurs d’un viol collectif (selon les standards belges) ou pour dénoncer les manipulations médiatiques incessantes au profit du gouvernement en place12. Si l’Espagne est un laboratoire de la répression nouvelle13, elle est aussi un terrain d’essai pour la contestation, la mobilisation populaire et la résistance14. On se prendrait à rêver que l’ensemble de la population européenne fasse preuve d’une même capacité de mobilisation et d’invention sociale. Au travers des expériences zadistes ou des solidarités vis-à-vis des migrants (Plateforme citoyenne de soutien aux réfugiés), nous voyons émerger des contestations en actes. Il n’en demeure pas moins que l’Espagne s’est montrée capable de mobilisations d’une ampleur et d’une durée inédites. Cela étant, les signes positifs ne doivent pas être surestimés, notamment au regard de l’échec du parti Podemos à provoquer un changement radical de la donne politique, laquelle demeure essentielle pour préserver la démocratie et promouvoir la justice sociale15.
Des raisons d’espérer existent en Espagne, mais des forces extérieures pourraient aussi se montrer d’un grand secours. Si nous peinons à placer notre confiance dans une Union européenne qui n’est même pas capable de s’opposer à Viktor Orban, il faut reconnaitre que la Cour européenne des droits de l’homme (Conseil de l’Europe) pourrait jouer un rôle non négligeable dans le maintien des principes démocratiques en Espagne. En effet, les évolutions récentes nous ont appris que lorsque le personnel politique tendait à abandonner l’idéal démocratique, il trouvait un soutien non négligeable parmi les magistrats16. La justice espagnole est loin de présenter les garanties que l’on pourrait espérer d’elle, mais les instances internationales demeurent à même de faire pression… tant que les justiciables auront les moyens de s’adresser à elles.
Il ne faudrait cependant pas pécher par excès d’optimisme. La tentation autoritaire de l’Espagne n’apparait pas comme une anomalie européenne. La violence d’État connait en effet une recrudescence spectaculaire dans divers pays. La Hongrie de Viktor Orban en est un exemple parfait, elle qui prend déjà l’aspect d’une effrayante démocrature, mais il ne faut pas oublier le virage ultraconservateur polonais, pas davantage que la terrible violence de l’Allemagne dont le succès économique précipite les plus faibles dans une misère noire. De manière également préoccupante, la France d’Emmanuel Macron renoue spectaculairement avec sa tradition de maintien de l’ordre à la force de la matraque17 : ZAD, universités occupées ou Nuit Debout, le pouvoir « ni de gauche » en place a montré qu’il n’avait aucune intention de faire dans la dentelle. Chez nous aussi, de nombreuses voix s’élèvent pour critiquer un État de plus en plus violent, physiquement et symboliquement. Pour ne prendre que ces deux exemples, il n’est que de voir les magistrats et la Ligue des droits de l’homme sortir du bois de plus en plus fréquemment et de plus en plus explicitement pour s’en convaincre.
Ce que l’Espagne donne à voir, c’est donc la mise en place d’un projet politique qui, s’il plonge ses racines dans l’histoire du pays, trouve des équivalents dans de nombreux États européens. Un projet politique qui rencontre des résistances, certes, mais qui ne doit pas être pris pour une mauvaise passe, un creux de la vague dans une démocratie au fonctionnement inévitablement erratique. Il doit être considéré pour ce qu’il est, une proposition de changement des modalités de gestion de la chose publique. Une proposition qui appelle des luttes de résistance qui auront, bien entendu, à faire face à une violence qui sera d’autant plus brutale qu’on lui aura laissé le temps de se normaliser, de se légitimer et d’être légalisée.
- L’accusation d’avoir fait ses classes en politique aux côtés de Hugo Chavez est une des attaques récurrentes de la droite conservatrice à l’égard de tout qui est un tant soit peu à gauche.
- Huerdo Moreno Cr., « Espagne, laboratoire de la répression », La Revue nouvelle, n° 3, 2015.
- Le Grupo de Resistencia Antifascista Primero de Octubre est un groupe terroriste communiste responsable de 90 assassinats et principalement actif dans la première décennie suivant la transition démocratique. Il fut démantelé dans les années 2000.
- Les faits eurent lieu lors des habituelles manifestations du 1er mai. Un groupe de femmes porta en procession la représentation d’un vagin, en parodiant les festivités de la Semaine sainte. Le but était de dénoncer la précarité du travail des femmes et de revendiquer le droit à l’avortement. Sur des pancartes on pouvait lire : « La Vierge, elle aussi, avorterait ». Pour rappel, le PP avait alors introduit un projet de loi restreignant fortement le droit à l’avortement. À propos de la tentative de réforme du droit à l’avortement, voir Cr. Huerdo Moreno, « Pas de rosaire dans mes ovaires. La réforme espagnole du droit à l’avortement », La Revue nouvelle, n°3, 2014.
- Les face swaps sont des montages très courants chez les jeunes qui s’amusent à intervertir leurs traits sur des photos grâce à des filtres Instagram.
- Valtonyc s’est vu condamner à trois ans et demi de prison dont un an pour injure à la monarchie.
- Pablo Hasél, condamné à deux ans et un jour de privation de liberté. La citation qui suit dans le texte est aussi de lui.
- La Insurgencia.
- Valtonyc. La citation qui suit dans le texte est aussi de lui.
- Carrero Blanco occupa de nombreux postes importants sous la dictature. Il perdit la vie dans un attentat orchestré par l’ETA. Son nom est passé à la postérité, d’une part, car la charge explosive fut telle que la voiture passa par-dessus le toit d’un immeuble et creusa un cratère impressionnant et, d’autre part, parce que sous la dictature de nombreuses blagues circulèrent à ce sujet.
- Nous renvoyons à notre dossier « Espagne, l’infinie transition ?, La Revue nouvelle, n°7, 2015.
- Un groupe de femmes journalistes a lancé, fin avril, une campagne de dénonciation des manipulations médiatiques sur les réseaux sociaux. #AsíSeManipula est le hashtag utilisé pour témoigner des pressions subies pour que l’information colle au récit du gouvernement ou de certains intérêts.
- Huerdo Moreno Cr., « Espagne, laboratoire de la répression », La Revue nouvelle, n°3, 2015.
- Huerdo Moreno Cr., « Espagnols au bord de la crise de nerfs », La Revue nouvelle, n°2, 2014.
- « Reprendre le politique en main… contre l’État ?», La Revue nouvelle, éditorial, n°1, 2018.
- Mincke Chr., « Libertés fondamentales : un caillou dans la chaussure de l’État ? », La Revue nouvelle, n°1, 2016.
- Roux A., « Maintien de l’ordre : “La France est un régime malade de sa police”, entretien avec Fabien Jobard », Le Journal du Dimanche, 6 mai 2016.