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La violence d’État comme projet politique. L’exemple espagnol

Numéro 3 - 2018 - Espagne Violence politique Violences par Christophe Mincke Cristal Huerdo Moreno

mai 2018

L’État espa­gnol connait depuis plu­sieurs années des réformes dras­tiques qui limitent la liber­té poli­tique et d’expression. Le recul démo­cra­tique signale-t-il le retour en force des démons auto­ri­taires qui ont régné sur son histoire ?

Dossier

Depuis la vic­toire élec­to­rale du PP, en 2011, l’Espagne a débu­té une cure d’austérité, mais éga­le­ment un pro­ces­sus de régres­sion démo­cra­tique, comme l’ont rele­vé à maintes reprises Amnes­ty Inter­na­tio­nal ou Human Right Watch. Durant la légis­la­ture 2011 – 2015, fort de sa majo­ri­té abso­lue, le PP a en effet réfor­mé à tour de bras, fai­sant adop­ter des lois favo­ri­sant la libé­ra­li­sa­tion de larges sec­teurs de l’économie, taillant dans les salaires, rédui­sant les ser­vices publics (de l’enseignement aux soins de san­té). De manière fort clas­sique, il a, en paral­lèle, entre­pris de ren­for­cer l’action répres­sive de l’État à mesure qu’il affai­blis­sait sa capa­ci­té d’action en matière socioé­co­no­mique. Car ce n’est pas tout de pres­ser comme un citron sa popu­la­tion, encore faut-il s’assurer de sa doci­li­té. Or, la crise et les réformes entre­prises avaient jeté la popu­la­tion dans les rues. Le dan­ger était grand : les enne­mis de l’ordre néo­li­bé­ral occu­paient les places, entou­raient le Par­le­ment et prô­naient la fin du bipar­tisme (les Indi­gnés), les oppo­sants à la solde du Vene­zue­la (Pode­mos), en 2014, fai­saient une entrée remar­quée au Par­le­ment euro­péen et, en 2015, de nom­breuses muni­ci­pa­li­tés suc­com­baient aux sirènes de dan­ge­reux gau­chistes inex­pé­ri­men­tés (les car­tels pour un chan­ge­ment politique).

Là était le réel péril pour l’Espagne, et pas dans la crise éco­no­mique, pas davan­tage que dans la cor­rup­tion du per­son­nel poli­tique et, tout par­ti­cu­liè­re­ment, des membres du PP. Sans sur­prise de la part d’un par­ti héri­tier (idéo­lo­gique et struc­tu­rel) du fran­quisme, reve­naient à l’ordre du jour les ques­tions de la répres­sion et du main­tien de l’ordre ain­si que, par consé­quent, de l’accroissement de la vio­lence de l’État.

La mise en œuvre de ce pro­jet poli­tique se struc­ture autour de dif­fé­rents axes, qui vont du contrôle des médias à la répres­sion de la libre expres­sion, en pas­sant par la cri­mi­na­li­sa­tion de l’opposition politique.

Contrôler les médias

L’État moderne est, depuis sa fon­da­tion, sou­cieux de sa com­mu­ni­ca­tion. Pro­pa­gande, cen­sure, fausses nou­velles, les poli­tiques média­tiques des États sont une part impor­tante de leur action, à quoi il faut ajou­ter un inté­rêt tout par­ti­cu­lier des pou­voirs cor­rom­pus, auto­ri­taires et vio­lents pour ces ques­tions. Lorsque l’on est en déli­ca­tesse avec la léga­li­té démo­cra­tique, lorsque l’on s’en prend vio­lem­ment à sa popu­la­tion et lorsque l’on est sous le coup d’innombrables accu­sa­tions de cor­rup­tion, il est vital, d’une part, de dis­po­ser d’un accès aisé à des médias aux ordres et, d’autre part, d’en pri­ver ses adver­saires. L’enjeu est d’autant plus cru­cial aujourd’hui que les écrans sont omni­pré­sents et que les nou­velles vont plus vite que jamais.

Le pre­mier sou­ci du PP, dès 2012, fut, logi­que­ment, d’assurer sa main­mise sur les radios et les télé­vi­sions publiques. C’est ain­si que le pre­mier gou­ver­ne­ment Rajoy fit voter une loi qui l’autorisait à nom­mer uni­la­té­ra­le­ment le direc­teur des chaines publiques et rédui­sait le nombre des membres du conseil d’administration en sup­pri­mant ceux attri­bués aux syn­di­cats. Depuis, il ne se passe pas un mois sans que les jour­naux télé­vi­sés ne soient poin­tés du doigt pour leur par­tia­li­té dans le trai­te­ment de l’information, qu’il s’agisse de s’abstenir de relayer des nou­velles embar­ras­santes pour le pou­voir en place ou d’en faire une pré­sen­ta­tion biai­sée. Il est, dans ce contexte, inutile de comp­ter sur les chaines audio­vi­suelles pri­vées, aux mains de groupes déte­nus par des proches du PP.

La situa­tion de la presse écrite tra­di­tion­nelle est simi­laire, déte­nue par des proches du pou­voir, elle a de fac­to ces­sé de rem­plir son rôle de qua­trième pou­voir. Même un jour­nal comme El País, fon­dé quatre mois après le mort du dic­ta­teur et, his­to­ri­que­ment, le jour­nal de réfé­rence de la démo­cra­tie, a ces­sé de faire du journalisme.

L’ensemble de ces médias relaie ser­vi­le­ment les thèses du pou­voir : la socié­té espa­gnole serait mena­cée par le cha­visme1, par le ter­ro­risme et, plus récem­ment, par l’indépendantisme cata­lan. Par contre, rares sont les infor­ma­tions rela­tives aux très nom­breuses pro­cé­dures judi­ciaires pour cor­rup­tion et détour­ne­ments qui visent le PP. Il n’est pas davan­tage ques­tion de cri­ti­quer les coupes bud­gé­taires, ni la pré­ca­ri­sa­tion crois­sante, ni le sau­ve­tage du sec­teur ban­caire aux dépens des Espa­gnols, ni les mil­liers d’expulsions de pro­prié­taires inca­pables de payer leur emprunt, ni la poli­ti­sa­tion extrême de la fonc­tion judi­ciaire (notam­ment dans le cadre de dos­siers de cor­rup­tion). Relayer les élé­ments de lan­gage du gou­ver­ne­ment, pas­ser sous silence les voix dis­cor­dantes et les nou­velles gênantes, tel est le quo­ti­dien média­tique espagnol.

Heu­reu­se­ment, quelques jour­naux élec­tro­niques indé­pen­dants, nés peu après l’accession au pou­voir de Maria­no Rajoy, conti­nuent de pra­ti­quer cou­ra­geu­se­ment un jour­na­lisme d’investigation et d’analyse, mal­gré les recours judi­ciaires que le pou­voir intente à leur encontre de manière répé­tée pour ten­ter de les faire taire.

Dans un tel cadre, on com­pren­dra à quel point il est dif­fi­cile de s’opposer au gou­ver­ne­ment de droite en place. Sans doute faut-il ici que le terme d’opposant reprenne du ser­vice, pour dési­gner des gens qui, non seule­ment s’opposent poli­ti­que­ment aux gou­ver­nants, mais, en outre, doivent subir ses mises en cause, ses accu­sa­tions, sa répression.

Criminaliser l’opposition

Cri­mi­na­li­ser l’opposant est bien enten­du l’étape sui­vante du pro­jet poli­tique conser­va­teur. Le contrôle des médias a beau être un atout pour étouf­fer cer­taines nou­velles et dif­fu­ser la pro­pa­gande, le risque demeure d’être mis en cause, notam­ment pour un recours exces­sif à la violence.

Quand les Robo­cops rouent de coups sans aucune dis­cri­mi­na­tion les per­sonnes à proxi­mi­té d’une mani­fes­ta­tion, quand les forces de l’ordre passent à tabac les par­ti­ci­pants à un réfé­ren­dum indé­pen­dan­tiste contes­té, quand il s’agit d’évacuer manu mili­ta­ri des retrai­tés orga­ni­sant un sit-in pour pro­tes­ter contre la dimi­nu­tion de leur pen­sion, l’ordre légal démo­cra­tique peut s’avérer gênant.

Qu’à cela ne tienne ! Il suf­fit de réfor­mer le cadre légal. C’est ain­si que fut votée en 2015 une « loi pour la Pro­tec­tion et la sécu­ri­té des citoyens »2, rapi­de­ment rebap­ti­sée loi bâillon par l’homme de la rue. Elle fut en effet tout spé­cia­le­ment pen­sée pour faire plier les citoyens à coups d’amendes admi­nis­tra­tives extrê­me­ment dis­sua­sives (les mon­tants oscil­lent entre 100 et 600.000 euros). Il s’agissait de rendre illé­gales des pra­tiques de pro­tes­ta­tion ou de soli­da­ri­té pro­tes­ta­taire qui s’étaient déve­lop­pées en réac­tion à l’action du gou­ver­ne­ment et d’organismes pri­vés (par exemple, en oppo­si­tion aux expul­sions de per­sonnes deve­nues inca­pables de payer leur emprunt hypo­thé­caire). C’est ain­si que les mani­fes­ta­tions, même paci­fiques, furent très lour­de­ment cri­mi­na­li­sées lorsqu’elles n’étaient pas auto­ri­sées (et elles ne l’étaient que rare­ment). Même l’appel à y par­ti­ci­per fut sévè­re­ment sanc­tion­né. Prendre en pho­to ou fil­mer les (ex)actions poli­cières fut aus­si inter­dit, de même qu’aider un voi­sin à s’opposer à son expul­sion ou por­ter assis­tance à un migrant. C’est tout un arse­nal visant à faci­li­ter et à légi­ti­mer la répres­sion des pro­tes­ta­tions qui fut ain­si mis en place, cou­plé à une pro­hi­bi­tion de la consti­tu­tion de preuves des abus.

C’est dans le même esprit d’accroissement de la répres­sion que le PP por­ta une réforme du Code pénal. Le légis­la­teur réin­tro­dui­sit une peine de pri­son à per­pé­tui­té et les alour­dit (cer­taines pou­vant atteindre jusqu’à qua­rante ans de réclu­sion). Il recou­rut par ailleurs lar­ge­ment à des termes ambi­gus, sus­cep­tibles d’interprétations exten­sives par un par­quet aux ordres de l’Exécutif.

Il est bien enten­du que, face aux levées de bou­cliers, le gou­ver­ne­ment, inno­cem­ment, assu­ra que son prin­ci­pal sou­ci était de garan­tir une plus grande sécu­ri­té aux citoyens. Cri­mi­na­li­ser les pro­tes­ta­tions et la soli­da­ri­té, entra­ver la consti­tu­tion de preuves des vio­lences des forces de l’ordre et dur­cir la poli­tique répres­sive d’une manière géné­rale, tels étaient les moyens mis en œuvre pour arri­ver à ces fins…

Dieu, la Patrie, le Roi et l’Ordre

Le cadre légal adé­quat mis en place, l’espace média­tique contrô­lé, ne res­tait qu’à exer­cer la vio­lence d’État.

En la matière, bien enten­du, on pense tout d’abord aux abus des forces de l’ordre, sou­vent fla­grants et spec­ta­cu­laires, le réfé­ren­dum cata­lan du 1er octobre en est un bel exemple. Ils ont cepen­dant lar­ge­ment été com­men­tés, rai­son pour laquelle nous leur pré­fè­re­rons une vio­lence plus poli­cée, plus sourde et plus sou­vent oubliée : celle exer­cée par les cours et les tri­bu­naux. En effet, depuis l’arrivée au pou­voir des héri­tiers du fran­quisme, le contrôle de l’appareil d’État a été mis à pro­fit pour ins­tau­rer une répres­sion judi­ciaire de la libre expres­sion et de la contes­ta­tion politique.

À cet égard, il est inté­res­sant de consta­ter que le minis­tère public pour­suit impla­ca­ble­ment cer­tains délits et que les juges condamnent. Ain­si, l’apologie du ter­ro­risme est-elle une accu­sa­tion très cou­rue depuis 2011. S’il est clair que la plu­part des États euro­péens nour­rissent une han­tise du ter­ro­risme isla­miste, il faut remar­quer que, lorsque le pou­voir espa­gnol évoque le ter­ro­risme, en 2018, il conti­nue de se réfé­rer à l’ETA. Or, cette orga­ni­sa­tion n’a plus fait par­ler d’elle depuis 2011, année où elle dépo­sa les armes. Et du temps où elle sévis­sait encore, les condam­na­tions pour apo­lo­gie du ter­ro­risme étaient rares (dix pour la période 2007 – 2009). En revanche, depuis que les conser­va­teurs sont au pou­voir, les tri­bu­naux ont acti­ve­ment condam­né pour ce chef d’inculpation (soixante-neuf fois entre 2011 et 2015, soit une mul­ti­pli­ca­tion par 2,5).

Cela peut sem­bler curieux, vu de Bel­gique, sauf si l’on sait que, d’une part, les conser­va­teurs nour­rissent une véri­table obses­sion pour les ter­ro­ristes basques (his­to­ri­que­ment, des oppo­sants à Fran­co) et que, d’autre part, ils ont trou­vé le moyen de tirer pro­fit du trau­ma­tisme subi durant de longues années par la socié­té espa­gnole. Ils n’ont ain­si de cesse de convo­quer le fan­tôme de l’ETA, à tout pro­pos. Der­niè­re­ment, quinze rap­peurs ont éco­pé de peines de pri­son ferme allant d’un an à trois ans et demi. Ain­si, les douze membres du groupe La Insur­gen­cia, dont l’âge oscille entre 16 et 27 ans, ont été condam­nés à une peine de deux ans et un jour (jusqu’à une condam­na­tion à deux ans, la peine n’est pas pur­gée), notam­ment pour avoir chan­té « nous sommes com­mu­nistes, pas libre-pen­seurs, contre les oppres­seurs, la vio­lence est légi­time, mes héros ne sont pas les capos, mes héros sont les GRAPO3 ».

Un autre délit qui rem­porte un vif suc­cès est l’anachronique « injure au sen­ti­ment reli­gieux ». En 2016, dix-huit pro­cès ont été intro­duits pour ce motif. On ne badine pas avec la reli­gion dans un pays où un ministre de l’Intérieur avoue deman­der régu­liè­re­ment conseil à Mar­ce­lo, son ange gar­dien, où la ministre de la Défense décide que les dra­peaux des casernes seront mis en berne le Ven­dre­di saint et où plu­sieurs ministres se rendent aux pro­ces­sions de la Semaine sainte pour enton­ner avec fer­veur le sinistre hymne de la Légion, El novio de la muerte (Le fian­cé de la mort). Il est dès lors impen­sable, pour un gou­ver­ne­ment nos­tal­gique d’une époque où l’État et l’Église œuvraient main dans la main, de lais­ser de folles impies blas­phé­mer la reli­gion en orga­ni­sant la Pro­ces­sion de la Sainte Chatte insou­mise dans les rues de Séville4. Le minis­tère public a par consé­quent requis une amende de trois-mille euros pour chaque mani­fes­tante. Plus récem­ment, un jeune homme de vingt-quatre ans, à l’origine d’un pho­to­mon­tage fai­sant appa­raitre son visage à la place de celui du Christ5, a échap­pé à cent-quatre-vingt jours de pri­son en plai­dant cou­pable. Il a tout de même éco­pé d’une amende de quatre-cent-quatre-vingt euros. On ne moque pas impu­né­ment la foi catholique.

Il faut dire que la liber­té d’expression s’arrête là où les puis­sants com­mencent d’être incom­mo­dés, les inju­rier mène car­ré­ment der­rière les bar­reaux. Voi­là ce que n’avaient sans doute pas com­pris ces rap­peurs qui ont souillé l’image du roi Juan Car­los (« Le Bour­bon et ses movi­das, je ne sais s’il chas­sait des élé­phants ou s’il se tapait une pute »6) ou ont scan­dé que la monar­chie était « mafieuse et médié­vale7 », la com­pa­rant aus­si à « une bande de cri­mi­nels ». S’en prendre à la police (« Il faut des nœuds cou­lants, il faut des guillo­tines pour les porcs à la tête de la police »8), aux déci­sions des juges, s’attaquer aux poli­tiques du PP (« qu’un bus du PP saute à coups de nitro­gly­cé­rine »9) ou encore à des per­sonnes publiques d’extrême droite (« Jorge Cam­pos mérite une bombe de des­truc­tion mas­sive ») fait cou­rir les mêmes risques.

Quant aux réseaux sociaux, ils s’avèrent être un moyen de per­sé­cu­tion très pri­sé par l’État, lequel uti­lise sa police pour pas­ser au peigne fin Face­book, Twit­ter et les forums des jour­naux. Il ne s’agit pas de débus­quer des inci­ta­tions à la haine raciale ou des expres­sions sexistes, qui elles sont très bien tolé­rées, mais bien de tra­quer le sub­ver­sif. Il est vrai qu’il faut jus­ti­fier les moyens consa­crés à la lutte contre le ter­ro­risme. On ne compte ain­si plus les incul­pa­tions pour des tweets. Une des vic­times emblé­ma­tiques de cette chasse aux sor­cières fut une étu­diante en his­toire qui, en réac­tion au vote de la loi bâillon en 2015, publia plu­sieurs tweets iro­niques, tels « Kis­sin­ger offrit un mor­ceau de la lune à Car­re­ro Blan­co10, ETA lui paya un aller simple » ou encore « Car­re­ro Blan­co est-il, lui aus­si, retour­né vers le futur avec sa voi­ture ? #Retour­Vers­Le­Fu­tur ». Ce ne fut pas du gout de tous. Si se moquer du bras droit du dic­ta­teur vous menait tout droit en pri­son en 1973, cela faillit en cou­ter autant à la jeune femme, au XXIe siècle. Sa condam­na­tion ini­tiale à deux ans et demi de pri­son, trois ans de liber­té sur­veillée et huit ans et demi de déchéance des droits civiques, fut en effet annu­lée par la Cour consti­tu­tion­nelle en mars dernier.

Du reste, en Espagne, pour être inquié­té, il n’est nul besoin de par­ler, ni même d’émettre un mes­sage intel­li­gible. Ain­si, en février 2016, des marion­net­tistes ont été consi­dé­rés comme des ter­ro­ristes « extrê­me­ment dan­ge­reux » et, par consé­quent, incar­cé­rés séance tenante. Ils furent enfer­més cinq jours au motif qu’une des marion­nettes avait exhi­bé une pan­carte sur laquelle figu­rait un mes­sage abs­cons « Gora Alka-ETA»… Per­sonne ne com­prit vrai­ment de quoi il retour­nait, mais le mot ETA appa­rais­sait, au grand dam des cen­seurs. L’épisode don­na l’occasion au ministre de l’Intérieur de mon­trer son grand res­pect de la sépa­ra­tion des pou­voirs, lui qui fit connaitre sa satis­fac­tion de savoir ces dan­ge­reux artistes de rue der­rière les bar­reaux et sa convic­tion que la men­tion ETA fai­sait réfé­rence non seule­ment à un ter­ro­risme dont l’Espagne avait énor­mé­ment souf­fert, mais aus­si à Al Qae­da, dont la menace conti­nue de peser internationalement.

Dans le même ordre d’idée, une juge a récem­ment mis sous séquestre un livre d’investigation inti­tu­lé Fariñas. L’enquête rend compte d’un juteux tra­fic de drogue auquel furent mêlés des hommes poli­tiques, dans les années 1980 et 1990, en Galice. L’auteur, en se basant sur la ver­sion des faits du juge Bal­ta­sar Garzón, men­tionne à deux reprises (un court para­graphe et une note de bas de page) le rôle joué par un ancien bourg­mestre PP de la loca­li­té d’O Grove, qui fut incul­pé à l’époque, puis absout pour vice de pro­cé­dure. Sa plainte a pro­vo­qué la mise sous séquestre du livre.

Enfin, si l’on se penche sur la situa­tion en Cata­logne, il est inquié­tant de consta­ter que des juges ont incar­cé­ré des poli­tiques en invo­quant, entre autres, le délit de rébel­lion. Pour ce faire, ils se sont basés sur le point n° 5 de l’article 472 du Code Pénal, lequel fait réfé­rence au fait de « décla­rer l’indépendance d’une par­tie du ter­ri­toire. » Le délit de rébel­lion requiert l’usage de vio­lence et d’armes. La peine encou­rue oscille entre quinze et vingt-cinq ans de pri­son. Or, s’il y a beau­coup à dire sur la manière dont a été conduit le Pro­cés (le pro­ces­sus d’indépendance cata­lan), c’est faire preuve de mal­hon­nê­te­té que d’accuser les chefs de file de l’indépendantisme d’avoir usé de vio­lence. Dans l’histoire espa­gnole, ce délit ne fut appli­qué qu’une seule fois, lors du coup d’État man­qué de février 1981. À l’époque, les chars étaient dans les rues et des mili­taires prirent pos­ses­sion du Parlement.

Ces cas, par­mi tant d’autres, démontrent que la jus­tice espa­gnole est lar­ge­ment au ser­vice du pou­voir en place et contri­bue à l’exercice d’une vio­lence d’État dont on pour­rait à prio­ri pen­ser qu’elle ne s’incarne que dans des vio­lences policières.

Retour à la raison ?

Nous ne venons pas seule­ment de chro­ni­quer les dérives d’un État membre de l’Union euro­péenne, nous avons décrit un pro­jet poli­tique. Il serait en effet naïf de pen­ser que les pro­gres­sions récentes de la vio­lence d’État en Espagne ne sont qu’un acci­dent de l’histoire ou le résul­tat d’une ten­sion qui aura tôt fait de disparaitre.

Bien enten­du, les cir­cons­tances peuvent se révé­ler pro­pices ou non à la mise en œuvre de telles poli­tiques, mais il n’en demeure pas moins que nous sommes confron­tés à la mise en place de nou­velles manières de gouverner.

Soyons cepen­dant de bon compte : pour les qua­li­fier de « nou­velles », encore faut-il s’entendre sur l’échelle tem­po­relle concer­née. On aurait pu croire, à par­tir de 1982, que la tran­si­tion démo­cra­tique avait son­né le glas de la légi­ti­ma­tion de la vio­lence au nom du main­tien d’un ordre public, mais aus­si poli­tique et moral. À tout le moins, pou­vait-on croire que s’était mis en marche un pro­ces­sus de démo­cra­ti­sa­tion et de paci­fi­ca­tion de la vie poli­tique qui accroi­trait chaque jour davan­tage en Espagne le fos­sé entre l’avant dic­ta­to­rial et l’après démo­cra­tique. Sans vou­loir jouer les Cas­sandre et pro­phé­ti­ser le retour d’un dic­ta­teur, force est de consta­ter que ceux qui sont aujourd’hui aux com­mandes sont non seule­ment bien les héri­tiers socio­lo­giques, généa­lo­giques et idéo­lo­giques de la classe poli­tique fran­quiste, mais encore entendent en assu­mer l’héritage.

Se des­sine en effet, en fili­grane des évo­lu­tions récentes, une vision fon­dée sur le désir d’un État fort, et donc violent, la force d’un appa­reil d’État se mesu­rant ici à sa capa­ci­té à infli­ger des souf­frances et non à les sou­la­ger, au ser­vice d’une Espagne éter­nelle et unie… ain­si que d’une élite natu­rel­le­ment en pos­ses­sion de l’ensemble des leviers de com­mande de la poli­tique et de l’économie.

Si l’on veut bien se rap­pe­ler que la démo­cra­tie est une entre­prise (infi­nie) de domes­ti­ca­tion de la vio­lence en poli­tique et du poli­tique, on pren­dra la mesure de ce qui se pro­duit dans la jeune démo­cra­tie espa­gnole11, à savoir un recul démo­cra­tique net. La ques­tion, ici, est moins de savoir si l’Espagne opère un retour vers le fran­quisme que de déter­mi­ner si, de manière plus géné­rale, elle voit res­sus­ci­ter ses vieux démons auto­ri­taires qui ont si long­temps régné sur son histoire.

Deux fac­teurs d’espoir, cepen­dant, peuvent nous inci­ter à un pru­dent
opti­misme.

Le pre­mier est interne et repose sur l’extraordinaire capa­ci­té de la popu­la­tion espa­gnole à résis­ter, à inven­ter de nou­velles formes de contes­ta­tion et à défendre les idéaux démo­cra­tiques. Encore tout récem­ment, les femmes espa­gnoles se sont mon­trées capables d’une mobi­li­sa­tion spec­ta­cu­laire à plu­sieurs reprises, comme à l’occasion de la Jour­née inter­na­tio­nale des droits des femmes, en pro­tes­ta­tion contre la condam­na­tion pour « abus sexuel » de cinq hommes auteurs d’un viol col­lec­tif (selon les stan­dards belges) ou pour dénon­cer les mani­pu­la­tions média­tiques inces­santes au pro­fit du gou­ver­ne­ment en place12. Si l’Espagne est un labo­ra­toire de la répres­sion nou­velle13, elle est aus­si un ter­rain d’essai pour la contes­ta­tion, la mobi­li­sa­tion popu­laire et la résis­tance14. On se pren­drait à rêver que l’ensemble de la popu­la­tion euro­péenne fasse preuve d’une même capa­ci­té de mobi­li­sa­tion et d’invention sociale. Au tra­vers des expé­riences zadistes ou des soli­da­ri­tés vis-à-vis des migrants (Pla­te­forme citoyenne de sou­tien aux réfu­giés), nous voyons émer­ger des contes­ta­tions en actes. Il n’en demeure pas moins que l’Espagne s’est mon­trée capable de mobi­li­sa­tions d’une ampleur et d’une durée inédites. Cela étant, les signes posi­tifs ne doivent pas être sur­es­ti­més, notam­ment au regard de l’échec du par­ti Pode­mos à pro­vo­quer un chan­ge­ment radi­cal de la donne poli­tique, laquelle demeure essen­tielle pour pré­ser­ver la démo­cra­tie et pro­mou­voir la jus­tice sociale15.

Des rai­sons d’espérer existent en Espagne, mais des forces exté­rieures pour­raient aus­si se mon­trer d’un grand secours. Si nous pei­nons à pla­cer notre confiance dans une Union euro­péenne qui n’est même pas capable de s’opposer à Vik­tor Orban, il faut recon­naitre que la Cour euro­péenne des droits de l’homme (Conseil de l’Europe) pour­rait jouer un rôle non négli­geable dans le main­tien des prin­cipes démo­cra­tiques en Espagne. En effet, les évo­lu­tions récentes nous ont appris que lorsque le per­son­nel poli­tique ten­dait à aban­don­ner l’idéal démo­cra­tique, il trou­vait un sou­tien non négli­geable par­mi les magis­trats16. La jus­tice espa­gnole est loin de pré­sen­ter les garan­ties que l’on pour­rait espé­rer d’elle, mais les ins­tances inter­na­tio­nales demeurent à même de faire pres­sion… tant que les jus­ti­ciables auront les moyens de s’adresser à elles.

Il ne fau­drait cepen­dant pas pécher par excès d’optimisme. La ten­ta­tion auto­ri­taire de l’Espagne n’apparait pas comme une ano­ma­lie euro­péenne. La vio­lence d’État connait en effet une recru­des­cence spec­ta­cu­laire dans divers pays. La Hon­grie de Vik­tor Orban en est un exemple par­fait, elle qui prend déjà l’aspect d’une effrayante démo­cra­ture, mais il ne faut pas oublier le virage ultra­con­ser­va­teur polo­nais, pas davan­tage que la ter­rible vio­lence de l’Allemagne dont le suc­cès éco­no­mique pré­ci­pite les plus faibles dans une misère noire. De manière éga­le­ment pré­oc­cu­pante, la France d’Emmanuel Macron renoue spec­ta­cu­lai­re­ment avec sa tra­di­tion de main­tien de l’ordre à la force de la matraque17 : ZAD, uni­ver­si­tés occu­pées ou Nuit Debout, le pou­voir « ni de gauche » en place a mon­tré qu’il n’avait aucune inten­tion de faire dans la den­telle. Chez nous aus­si, de nom­breuses voix s’élèvent pour cri­ti­quer un État de plus en plus violent, phy­si­que­ment et sym­bo­li­que­ment. Pour ne prendre que ces deux exemples, il n’est que de voir les magis­trats et la Ligue des droits de l’homme sor­tir du bois de plus en plus fré­quem­ment et de plus en plus expli­ci­te­ment pour s’en convaincre.

Ce que l’Espagne donne à voir, c’est donc la mise en place d’un pro­jet poli­tique qui, s’il plonge ses racines dans l’histoire du pays, trouve des équi­va­lents dans de nom­breux États euro­péens. Un pro­jet poli­tique qui ren­contre des résis­tances, certes, mais qui ne doit pas être pris pour une mau­vaise passe, un creux de la vague dans une démo­cra­tie au fonc­tion­ne­ment inévi­ta­ble­ment erra­tique. Il doit être consi­dé­ré pour ce qu’il est, une pro­po­si­tion de chan­ge­ment des moda­li­tés de ges­tion de la chose publique. Une pro­po­si­tion qui appelle des luttes de résis­tance qui auront, bien enten­du, à faire face à une vio­lence qui sera d’autant plus bru­tale qu’on lui aura lais­sé le temps de se nor­ma­li­ser, de se légi­ti­mer et d’être légalisée.

  1. L’accusation d’avoir fait ses classes en poli­tique aux côtés de Hugo Cha­vez est une des attaques récur­rentes de la droite conser­va­trice à l’égard de tout qui est un tant soit peu à gauche.
  2. Huer­do More­no Cr., « Espagne, labo­ra­toire de la répres­sion », La Revue nou­velle, n° 3, 2015.
  3. Le Gru­po de Resis­ten­cia Anti­fas­cis­ta Pri­me­ro de Octubre est un groupe ter­ro­riste com­mu­niste res­pon­sable de 90 assas­si­nats et prin­ci­pa­le­ment actif dans la pre­mière décen­nie sui­vant la tran­si­tion démo­cra­tique. Il fut déman­te­lé dans les années 2000.
  4. Les faits eurent lieu lors des habi­tuelles mani­fes­ta­tions du 1er mai. Un groupe de femmes por­ta en pro­ces­sion la repré­sen­ta­tion d’un vagin, en paro­diant les fes­ti­vi­tés de la Semaine sainte. Le but était de dénon­cer la pré­ca­ri­té du tra­vail des femmes et de reven­di­quer le droit à l’avortement. Sur des pan­cartes on pou­vait lire : « La Vierge, elle aus­si, avor­te­rait ». Pour rap­pel, le PP avait alors intro­duit un pro­jet de loi restrei­gnant for­te­ment le droit à l’avortement. À pro­pos de la ten­ta­tive de réforme du droit à l’avortement, voir Cr. Huer­do More­no, « Pas de rosaire dans mes ovaires. La réforme espa­gnole du droit à l’avortement », La Revue nou­velle, n°3, 2014.
  5. Les face swaps sont des mon­tages très cou­rants chez les jeunes qui s’amusent à inter­ver­tir leurs traits sur des pho­tos grâce à des filtres Instagram.
  6. Val­to­nyc s’est vu condam­ner à trois ans et demi de pri­son dont un an pour injure à la monarchie.
  7. Pablo Hasél, condam­né à deux ans et un jour de pri­va­tion de liber­té. La cita­tion qui suit dans le texte est aus­si de lui.
  8. La Insur­gen­cia.
  9. Val­to­nyc. La cita­tion qui suit dans le texte est aus­si de lui.
  10. Car­re­ro Blan­co occu­pa de nom­breux postes impor­tants sous la dic­ta­ture. Il per­dit la vie dans un atten­tat orches­tré par l’ETA. Son nom est pas­sé à la pos­té­ri­té, d’une part, car la charge explo­sive fut telle que la voi­ture pas­sa par-des­sus le toit d’un immeuble et creu­sa un cra­tère impres­sion­nant et, d’autre part, parce que sous la dic­ta­ture de nom­breuses blagues cir­cu­lèrent à ce sujet.
  11. Nous ren­voyons à notre dos­sier « Espagne, l’infinie tran­si­tion ?, La Revue nou­velle, n°7, 2015.
  12. Un groupe de femmes jour­na­listes a lan­cé, fin avril, une cam­pagne de dénon­cia­tion des mani­pu­la­tions média­tiques sur les réseaux sociaux. #Así­Se­Ma­ni­pu­la est le hash­tag uti­li­sé pour témoi­gner des pres­sions subies pour que l’information colle au récit du gou­ver­ne­ment ou de cer­tains intérêts.
  13. Huer­do More­no Cr., « Espagne, labo­ra­toire de la répres­sion », La Revue nou­velle, n°3, 2015.
  14. Huer­do More­no Cr., « Espa­gnols au bord de la crise de nerfs », La Revue nou­velle, n°2, 2014.
  15. « Reprendre le poli­tique en main… contre l’État ?», La Revue nou­velle, édi­to­rial, n°1, 2018.
  16. Mincke Chr., « Liber­tés fon­da­men­tales : un caillou dans la chaus­sure de l’État ? », La Revue nou­velle, n°1, 2016.
  17. Roux A., « Main­tien de l’ordre : “La France est un régime malade de sa police”, entre­tien avec Fabien Jobard », Le Jour­nal du Dimanche, 6 mai 2016.

Christophe Mincke


Auteur

Christophe Mincke est codirecteur de La Revue nouvelle, directeur du département de criminologie de l’Institut national de criminalistique et de criminologie et professeur à l’Université Saint-Louis à Bruxelles. Il a étudié le droit et la sociologie et s’est intéressé, à titre scientifique, au ministère public, à la médiation pénale et, aujourd’hui, à la mobilité et à ses rapports avec la prison. Au travers de ses travaux récents, il interroge notre rapport collectif au changement et la frénésie de notre époque.

Cristal Huerdo Moreno


Auteur

Cristal Huerdo Moreno est maitre de langue principal à l’Université Saint-Louis—Bruxelles, maitre de langue à l’UMONS et traductrice. Elle travaille sur l’écriture féminine engagée (Espagne 1920-1975), sur la fictionnalisation de la guerre civile dans la littérature du XXIe siècle et sur l’hétérolinguisme. Elle encadre la rubrique Italique de La Revue nouvelle.