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La vie dure des experts

Numéro 9/10 septembre/octobre 2014 - journalisme média sciences sociales par Francq Bernard

septembre 2014

Pour quoi faire ? Commenter un sondage sur le futur de la Belgique ou la manière dont les Belges voient le futur ? C’est plutôt cette deuxième perspective qu’il laisse entrevoir. Il a besoin d’avoir l’avis d’un expert pas économiste, ni psychologue — car j’essaie de me débarrasser de ce que j’entrevois comme une corvée sur d’autres « collègues ». C’est un […]

Pour quoi faire ? Commenter un sondage sur le futur de la Belgique ou la manière dont les Belges voient le futur ? C’est plutôt cette deuxième perspective qu’il laisse entrevoir. Il a besoin d’avoir l’avis d’un expert pas économiste, ni psychologue — car j’essaie de me débarrasser de ce que j’entrevois comme une corvée sur d’autres « collègues ». C’est un sociologue qu’il veut et en plus, ça urge. Je lui rappelle l’heure et le jour. Il insiste. Il ne connait personne d’autre qui veut bien faire le job… Autrement dit, un autre « expert » a dû le renvoyer vers moi en lui disant que peut-être… Il me propose de m’envoyer les résultats du sondage par mail et me demande s’il peut me rappeler dans les deux heures qui suivent pour faire un entretien téléphonique. 

Que faire ? D’abord aller faire mes courses chez mon boucher. Puis me laisser aller à mon penchant habituel, à savoir la curiosité. Je lui dis que je vais regarder le sondage, mais que rien n’est dit quant à ce que je pourrais dire de pertinent au vu de ses résultats. Rendez-vous téléphonique est pris à 14 heures 30.
Courses faites, je trouve le sondage sur mon courrier électronique. Il est bien intitulé « Le futur de la Belgique », mais comme sa lecture le confirmera, c’est bien la manière dont les Belges voient l’avenir qui est en cause. L’avenir du futur, quoi ! Le thème est à la mode en cette période d’incertitude (cette histoire se passe à la veille des élections… et de la coupe du monde de football). Comment est-il configuré, ce foutu sondage ? En trois grands volets. D’abord, comment les sondés se situent par rapport à la situation actuelle. Heureux ou pas. Ensuite, un ensemble de questions sur le politique — les priorités pour le gouvernement, qui est responsable de la situation actuelle, que faire de préférence. Enfin, comment les sondés voient le futur, mieux ou moins bien qu’à la date du sondage (avril 2014) ou à l’horizon 2025. 

Fichtre. Septante pages de tableaux et de graphiques avec des titres — évidement en anglais car la firme qui l’a réalisé, Omnicom Media Group, fait partie d’un groupe international, sans doute Publicis. Pour faire sérieux, il vaut mieux que ce soit en anglais. Que vais-je apprendre ? Des choses banales à faire pleurer n’importe quel étudiant en communication et des singularités qui méritent le détour. Explorons. Ce que vous allez lire ci-dessous, c’est la lecture que je proposerai au journaliste qui prendra des notes pour ensuite faire son entretien radiophonique. 

Banalités

Banalités… Sur une échelle de 1 à 10, les Belges sondés sont 51,7 % à dire qu’ils sont heureux, voire très heureux alors que 29,3 % sont hautement stressés, très stressés. Mon dieu, tant que ça ! À une autre question, 88 % se diront principalement préoccupés par leur santé (plus chez les femmes, plus chez les francophones). À la question sempiternelle que l’on retrouve dans tous les sondages qui veulent nous donner une image de l’avenir, c’est la question de savoir si les parents étaient mieux que nous (43% pensent que oui) et si nos enfants le seront (seulement 22 % pensent aussi qu’ils seront mieux). Mieux à quoi ? À tout, finances, santé, éducation, bonheur, famille, etc. À vous de choisir. 

Autre question sempiternelle : quels sont les pays où on se sent mieux, on vit mieux ? Scandinavie (55 %), Allemagne (46,7 %). Moins bien ? Afrique (79,9 %), Grèce, Espagne… Bref, Madame Merkel est passée par là. Et à l’intérieur de la Belgique ? Devinez… Mieux en Flandres (54 %), mais seulement 13 % à Bruxelles et 11,1 % en Wallonie. Intéressant pour ceux qui aiment la petite ritournelle belge qui sort lorsqu’on manifeste son esprit critique par rapport à la situation du pays : est-ce que tu crois que ça va mieux ailleurs ? Certes, mais pas partout. D’ailleurs, il a fallu réduire ses dépenses. À la question « quelles difficultés pour payer ses factures », 20 % disent que les impôts pèsent plus forts, 18 % la facture d’électricité, mais seulement 2,5 % disent que les frais de garde des enfants représentent un problème. C’est le genre de bizarrerie qui donne à ce genre de sondage toute sa saveur. Où ont été faites les dépenses ? 32 % vont moins souvent au restaurant, 30,7 % en vacances. Qui sait vraiment ce que cela représente dans le budget d’un couple avec deux enfants ? Le sondage ne nous le dira évidemment pas. J’y reviendrai plus loin. 

Faire confiance au partenaire

Ce qui retiendra mon attention, c’est une information que je considèrerai comme pas banale : quand il faut prendre l’avis de quelqu’un, qui ? Le partenaire, les amis, les experts, les parents, les médias, les réseaux sociaux ? D’abord et avant tout avec la ou le partenaire pour la moitié des sondés, 29 % auprès des amis, 27 % auprès d’un expert (quand même !), 23 % auprès des parents, 12 % auprès des médias (seulement!). Et dans 90 % des cas, la relation avec le ou la partenaire se fait face à face (heureusement), les réseaux sociaux n’étant mobilisés que par 13 % dans leurs relations avec les amis. 

Pourquoi cette information n’est-elle pas banale ? Elle vient confirmer ce que nombre de sociologues ont constaté dans leurs enquêtes sur « en qui j’ai confiance » : le ou la partenaire apparait comme le moteur de la relation sociale de base, là où la proximité, la connivence, la confiance est maximale. Autre aspect qui ne manque pas de charme : quand on demande aux sondés quel magasin ils préfèrent trouver à proximité, ce n’est pas la salle de jeu (1,9 %) qu’ils plébiscitent, mais la boulangerie (67 %) et le supermarché (65 %). De préférence une boulangerie qui est artisanale (90,2 %), indépendante, ne faisant pas partie d’une chaine de magasins. Bref, l’avenir du futur sera boulanger ou non. Il y a en effet des progrès à faire vu la qualité du pain qui attend les farines « label rouge » pour qu’il ait du gout. 

Enfoncer une porte ouverte

Passons à un registre plus sérieux, celui du politique. Trois questions ont été posées : priorités pour le gouvernement, qui est responsable, quelle préférence pour ce qu’il faudrait faire. Ici aussi, on tombe sur ce qui est attendu et qui confirme qu’on n’a pas besoin d’un sondage pour savoir ça. Priorités pour le gouvernement : lutte contre le chômage pour 92 %, amélioration des pensions (89,5 %), financement de la sécurité sociale (89 %), qualité de l’éducation (88 %)… Suit la qualité du logement, la sécurité routière, la lutte contre le crime, la réduction des inégalités avec toujours plus de 70 % d’opinions.

Transferts de compétences et UE

Où trouve-t-on le minimum de priorités ? Là, c’est intéressant parce que ça dénote l’état de l’opinion quant à son degré de préoccupation : seulement 39 % des sondés sont préoccupés par les transferts des compétences entre le fédéral et les régions, mais aussi vers l’Union européenne. Là il y a un problème et pas des moindres puisque ce qui va rythmer le futur du pays ne fait guère l’objet d’une attention majoritaire. À la question « qui est responsable de la situation que nous vivons ? », les réponses sont sans détour : 90 % le secteur bancaire, 83 % la fraude, 72 % les politiciens belges, 49 % les médias… et seulement 20 % attribuent aux jeunes générations la raison des difficultés. Solidarité avec elles ou compassion ? À vous de choisir. La dernière question porte sur ce qui ne va pas : l’euro ? 31 % pensent que c’est quand même une bonne chose pour la Belgique, mais 66 % souhaitent un arrêt de l’élargissement de l’Union européenne et 59 % pensent que l’UE nous coute plus cher que ce qu’elle nous rapporte. Le lecteur aura pointé que la liste des questions privilégiait les affaires européennes. 

Reste le dernier volet du sondage : et le futur du futur ? Mieux ou moins bien ? Mieux que vos parents, mieux pour vos enfants… Ça se répète, mais avec des chiffres moins élevés qu’en début de sondage : ils ne sont plus que 31 % à penser que c’est mieux que leurs parents, 20 % que ce sera mieux pour leurs enfants. Oui, mais là où ça redevient préoccupant, c’est lorsqu’on leur demande la situation par rapport au futur du pays ou des Régions : pour la Belgique, ce sera mieux pour 21 %, moins bien pour 28,7 %, 50,2 % ne savent pas. Vertige du vide, un sondé sur deux n’a pas de vision d’avenir sur ce que peut devenir ladite Belgique. On frise le syndrome de l’oubli partagé et d’un Alzheimer persistant quant à l’avenir non plus du pays, mais de la nation, la panne d’identité étant sans doute plus profonde que ce qu’un sondage peut nous en dire. En tout cas, il ouvre la porte à bien des interrogations. Je ne me priverai pas avec mon mauvais esprit d’insister lourdement après du journaliste sur cet aspect du sondage. 

Cerise sur le gâteau ? Si vous étiez Premier ministre, interdiriez-vous le port de la cravate ou du nœud papillon ? Non, sérieusement, que feriez-vous ? Dans la liste d’items proposés, arrive en premier — et c‘est rafraichissant — la lutte contre la fraude (54 %), les taxes sur la santé (39 %). Évidemment, ils ne sont que 0,8 % à penser qu’il faut augmenter les impôts. De manière plus interpelante, seulement 24 % des sondés feraient de l’innovation dans l’éducation une priorité. Ouf. On vient de faire le tour des banalités, des bizarreries et des singularités qui sont repérables dans
ce genre d’opération de mesure d’un certain type de réalité. 

Où il est question de méthode

Ce que vous venez de lire et qui m’a pris une heure trente à rédiger, je le balancerai au journaliste qui, toute ouïe, se fera un plaisir de reprendre les « enseignements » principaux de la manière dont les Belges voient le futur… de l’avenir. Ça passera en boucle sur la radio le lundi matin. Un sondage de plus, un avis d’expert de plus, une série d’informations problématiques en plus. C’est que tout tient dans la manière. La manière dont le sondage est mené, la manière dont il est analysé, la manière dont il est utilisé. 

La manière dont il est mené. Le plus souvent par quotas, il n’est que le reflet d’une situation certes comparable dans le temps, mais qui ne suppose pas une représentativité statistique. Affaire de technique diront les prosélytes. Reste que les questions posées le sont par rapport à des questionnements standards (votre satisfaction, votre bonheur sur une échelle de 1 à 10 !) qui renvoient tous à ce qui est supposé être une moyenne. 

Moyenne du revenu moyen, du bonheur admissible, de la souffrance à distance, que sais-je. Les bizarreries ne manquent jamais d’apparaitre dans ce genre d’enquête sur les valeurs. Ainsi par exemple, dans les enquêtes mondiales sur les valeurs (dites enquêtes Inglehart, politologue qui a mis en place un réseau international pour mesurer l’état de l’opinion et la comparaison entre pays), une question comme celle-ci « pénétrer dans une voiture qui ne vous appartient pas et faire un tour avec se justifie ou pas », ne manque pas de générer des réponses stéréotypées. Bien évidemment que dans plus de 9 cas sur 10, les sondés disent en cœur « jamais ». Ici, pour le futur de la Belgique, les têtes de chapitres regroupant les questions sont nettement en décalage par rapport aux items proposés : consommateur critique ou en crise, Belgique définie comme un géant diminué, futur limité à la mesure des estimations du mieux ou du moins bien. Que faire avec ce pataquès ? 

La manière dont il est analysé. La pratique est générale dans les commentaires de presse : une question, une variable. Le sexe, la langue, la région, l’âge… Très rarement les questions sont traitées en croisant deux, voire trois variables. Pourtant tout l’intérêt consiste à savoir si la perception de l’avenir varie selon l’âge (assurément !) et le niveau d’instruction ou le vote. Ce problème classique en sociologie ne semble pas effleurer les commentateurs des opinions toutes faites sur la satisfaction ou le bonheur. On a droit alors à une longue litanie sur la comparaison entre les hommes et les femmes, les jeunes et les vieux, les Bruxellois et les Flamands… de quoi faire le plaisir des directeurs de l’information. Quant à nous, il ne nous reste que nos yeux pour pleurer sur les demandes auprès des experts de l’opinion qui n’ont guère le choix que de répéter des platitudes sur la perception du mieux ou du moins bien. 

De l’optimisme sur commande

La manière dont il est utilisé. Pour faire le buzz, pour montrer qu’on se donne les moyens d’une information auprès du public par sondage interposé, pour rassurer aussi (mon dieu, ça ne va pas si mal !), au mieux pour s’étonner (que la moitié des sondés n’aient aucune idée de ce que sera la Belgique dans dix ans !). Autrement dit, des usages multiples qui rendent l’information biaisée, galvaudée, surdéterminée par des mesures qui toutes visent à nous convaincre que toutes choses égales par ailleurs, on va s’en sortir. 

Ce n’est pas vraiment ce que j’ai dit à mon journaliste un samedi après avoir entendu mon boucher me vanter les atouts de l’équipe nationale de foot. Il sait que je supporte les Pays-Bas —vieil amour pour Cruijff et le jeu offensif — et que je n’ai pas une chance de « gagner ». Ça annonce de beaux jours pour les sondeurs : irons-nous mieux ou moins bien selon que l’équipe des Diables Rouges ira jusqu’en finale ? On voit que nous n’en avons pas fini avec les sondages. 

Reste une question cruciale. Si on voit à quoi ressemble l’avenir pour ceux qui produisent ce genre de sondage, on peut espérer que les sondés qui privilégient leur rapport avec leur partenaire se demandent ce qu’ils vont… devenir.

Francq Bernard


Auteur

Professeur émérite Cridis/Iacchos/UCL, cerhcehrua ssocié au Cadis/EHESS (Paris)