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La vie des scientifiques
Seuls les journaux scientifiques ont annoncé le décès, à nonante-sept ans, de Renato Dulbecco, ce brillant biologiste d’origine italienne. À vrai dire, la longévité des lauréats de prix Nobel n’étonne plus. Ne sont-ils pas encore parmi nous, le Français François Jacob, nonante-deux ans, et le Belge Christian de Duve, nonante-quatre ans ? Et cette biologiste italienne, Rita Levi-Mancini, encore sénatrice à vie, à Rome, à l’âge de cent-et trois ans ? Et Jules Bordet n’était-il pas décédé à nonante-et-un ans ? Et le Français d’origine russe, André Lwoff, nous quitta à nonante-deux ans. Et c’est aussi à nonante-deux ans que décéda le courageux Italien Giuseppe Levi qui conduisit une double vie de chercheur en biologie et de contestataire contre le régime fasciste. Portraits de scientifiques remarquables, dont les découvertes font appel à une curiosité sans cesse renouvelée, ce qui n’exclut pas le bricolage.

Et si, en dehors des prix Nobel, on me demande les deux meilleurs virologues que j’aie fréquentés, je répondrai : l’Américain Hilary Koprowsi, directeur du Wistar Institute à Philadelphie, toujours en vie à nonante-cinq ans, et le Britannique Michael Stoker, le premier à occuper une chaire de virologie, qui fut ainsi admise comme spécialité à part entière. Les plus grands biologistes ont recherché la conversation avec Stoker : il avait l’art de poser une question intrigante, mine de rien, comme s’il n’était pas très malin lui-même. Et cet art de mettre les gens sur une nouvelle piste, le plaça comme coauteur, avec des prix Nobel cités plus haut. Michael continue-t-il à taquiner les autres, du haut de ses nonante-quatre ans ?
Une longévité particulière ?
Puis voici le généticien américain, James Franklin Crow, qui vient de mourir à nonante-cinq ans, alors qu’il était encore à sa table de travail. Je ne résiste pas à relever quelques traits de ce monsieur, dont le cerveau paraît avoir été très séduisant, tel que décrit par Hartl, son confrère. « Crow n’était pas la personne à trottiner toute la vie en compagnie du même problème. » Certaines de ses recherches le conduisirent à des conclusions écologiques : « Si mauvaise que soit la radiation, elle est probablement moins nuisible que les agents chimiques répandus par l’homme dans l’environnement. » Hartl raconte qu’il fut un jour durement admonesté par son ami « au sujet d’une vétille ». Il en fut d’abord blessé. Mais bien vite, le critiqué remercia « son agresseur ». Bizarre, pensa-t-il, c’est un peu comme si je remerciais un policier de m’avoir dressé un procès-verbal.
Et Hartl terminera ainsi son éloge funèbre « L’esprit de Crow était très aigu et je me mis à rêver que, les années s’écoulant, ses pensées allaient ralentir, et que j’allais ainsi devenir son égal intellectuel»… Mais Crow est mort avant d’avoir dérivé vers ce ralentissement.
Le lecteur dira : vous citez la longévité des scientifiques — mais peut-être que, dans d’autres carrières, la proportion de nonagénaires est aussi grande ? Ce qui propulse les gens dans le chemin d’une survie, ce n’est pas toujours la curiosité. Pensez au patriote français, le résistant Raymond Aubrac, qui vient de mourir à nonante-cinq ans. Son corps, torturé, avait été exposé à « mille morts ». C’est sans doute son enthousiasme, venant du cerveau, mais aussi du coeur, qui lui donna l’élasticité nécessaire à la survie.
La curiosité pour moteur
Ces nonagénaires, quelles morts avaient-ils évité ? La médecine nous renseigne sur les causes de « mortalité précoce ». Dans la cinquantaine, on meurt surtout de cancers variés. Et puis, vers la septantaine, on est la proie des affections cérébrales, tel le terrible Alzheimer. Une fois ces drames évités, le centenaire, après qu’il a serpenté entre toutes ces embuches… meurt de rien. Il s’éteint, passé les nonante ans. Il a atteint les limites de la vie humaine, comme la souris meurt à cinq ans et le perroquet à cent.
Alors, quel souffle particulier pousserait certains êtres humains à survivre en bonne santé, avec un bonus d’environ dix ans sur le commun des mortels ? Quelle « anomalie » affecte Rita Levi Mancini ? J’ai connu un monsieur d’âge moyen, qui se déclarait dégouté de la vie insipide du moment. Mais il ajoutait « Ne t’inquiète pas, je ne veux pas me suicider. Je suis bien trop curieux de voir comment les hommes vont inventer un truc pour s’extirper de cette insipide stagnation. » Serait-ce cette curiosité-là qui mène des chercheurs à prolonger leur chemin le plus longtemps possible ? L’un m’a dit : je suis coriace, car je voudrais être encore ici bas le jour où quelqu’un lèvera le voile qui recouvre aujourd’hui le problème auquel je me heurte.
La débrouillardise
Prenons l’exemple de la vie à Turin, à partir des années 1930. Le père de Rita Levi-Mancini est médecin, et ses deux fils font des études universitaires… Mais lorsque Rita croit normal de suivre ces traces, le père est offusqué. « Être étudiant, ce n’est pas un mode de vie pour une femme. » Pourtant, après trois années d’effort pour convaincre son père, Rita obtient de s’engager dans des études médicales. Alors, la voila qui trotte dans Turin, sous les arcades décorées par Chirico, pour se rendre à la faculté de chimie. Et là, elle va fréquenter Primo Levi. Oui, ce Levi qui, en 1944, à Auschwitz, échappera de justesse à la mort — et se reprochera toute sa vie d’avoir survécu à ses camarades. Puis le temps passe et Rita devient interne à l’institut d’anatomie avec pour mentor un autre Levi, un Giuseppe Levi, sans lien certain avec Primo. Et sous la direction fougueuse de Giuseppe, Rita s’initie à la recherche expérimentale. Or d’autres futures célébrités vont aussi veiller sur Rita. Car bientôt elle continuera son initiation à la recherche scientifique sous la direction de… Renato Dulbecco et Salvador Luria : et voilà trois futurs prix Nobel penchés sur la même tâche, en ce moment. Mais plus tard, c’est en se penchant sur trois sujets différents qu’ils mériteront séparément le prix.
En 1939, le professeur Giuseppe Levi craint l’antisémitisme fasciste et, chose curieuse, croit aller se mettre en sécurité… en se rendant à Liège, travailler avec le professeur d’anatomie Jean Firket. Alors Rita, très attachée à son mentor, trouve une activité à Bruxelles, auprès du professeur Ruelle. Elle sympathise avec les Liégeois, mais réprouve leur manie de « parfumer » leur café avec de la chicorée. Elle voudrait arracher des murs une affiche ainsi rédigée « Aucun café n’est bon sans chicorée Capon ».
On l’a deviné : la Belgique, si menacée par une invasion hitlérienne, ne représentait pas le refuge idéal. Alors, pour les Italiens, autant retourner chez soi. Mais là, l’antisémitisme s’est organisé. Rita, en tant que juive, est privée du droit de travailler et de fréquenter l’université. (Aujourd’hui, on croit avoir pris connaissance de toute l’inventivité diabolique de la rage antisémite — or on en découvre encore des raffinements.) Mais ces obstacles cravachent la curiosité scientifique de Rita. Elle installe un laboratoire dans un abri discret : sa chambre à coucher, où la lampe d’un microscope va servir aussi de lampe de chevet. Dommage que l’on ne dispose pas de photos… Puis Giuseppe Levi, rejeté lui aussi dans la clandestinité, vient collaborer pour tenter de répondre à l’énigme suivante : lorsque l’on observe le développement d’un embryon au microscope, on voit les nerfs émerger de la moelle épinière : leur vocation, c’est d’aller innerver les membres du fœtus. Mais on ne parvient pas à les voir au microscope poursuivre leur chemin vers les pattes qui, elles sont en train de grandir tout doucement. Pour tenter de voir ces nerfs, Rita place dans la cuisine un incubateur pour des œufs fécondés, dans lesquels vont se développer des embryons de poulet… Mais on ne voit toujours pas les nerfs se déployer. Rita sait qu’aux États-Unis, Viktor Hamberger prétend que ce sont les pattes naissantes qui vont, plus tard dans le développement de l’embryon, fabriquer les nerfs qui vont les animer. Mais Rita flaire l’inverse. Elle pense qu’il faudrait mettre au point une technique ultrasensible qui pourrait détecter les minces nerfs naissants, qui doivent être encore maigrichons. Problème vraiment trivial ? Le « génie » de Rita, ce fut peut-être de flairer qu’il y avait là dessous « quelque chose », un facteur qui est en train de faire croitre des nerfs, encore filiformes et non perçus par le microscope.
Or Hamburger a lu un article de Rita, et, une fois la guerre terminée, il l’invite à venir travailler chez lui, dans son laboratoire du Missouri.
… Et sur le même bateau qui va amener Rita vers New York, montent aussi Renato Dulbecco et Salvador Luria, un autre biologiste de Turin : trois futurs prix Nobel pour trois carrières distinctes. J’aurai la chance de les fréquenter un peu, et je puis imaginer les réflexions pétillantes qui scintillèrent sur le pont de ce bateau. Ce qui s’est embarqué là, c’est de la pétulance.
Le bricolage
Arrivés à New York, les trois chercheurs se séparent pour rejoindre les trois laboratoires où ils sont attendus. Suivons d’abord Dulbecco, qui va bientôt diriger le service de virologie au prestigieux California Institute of Technology, à Pasadena. Jusque-là, il avait abordé le problème des virus, par l’étude des bactériophages, qui « mangent » les bactéries. On avait espéré que ces dévoreurs pourraient être utilisés pour bouffer des microbes dans du pus. Mais l’arrivée de la pénicilline avait renvoyé cet espoir au second plan. Aujourd’hui, il resurgit : car pour traiter des bactéries devenues résistantes aux antibiotiques, on cherche d’autres agents capables d’inactiver des bactéries.
Mais Dulbecco, lui, va virer de l’étude des bactériophages vers celle des virus qui attaquent l’homme. Pour les étudier, il va inventer… la méthode des taches de Dulbecco. C’est sous ce nom qu’elle sera bientôt mondialement connue. En quoi consiste-t-elle ? Sur une culture de cellules étalées dans une boite en verre, on dépose un échantillon récolté chez un malade. Supposons que cet échantillon contienne vingt-cinq particules de virus dans un centimètre cube : chaque particule va former un trou (« une tache ») dans le tapis de cellules. Et si les trous creusés par la descendance du virus apparaissent lentement, cela indique que dans votre organisme l’infection ne se déroule pas vite. Et si chaque trou formé est grand, cela peut suggérer que la progéniture du virus se répand facilement de cellule en cellule.
C’est donc dans ce service que je choisis de passer deux mois au cours d’un séjour de quatre mois aux États Unis, grâce à une bourse Fullbright. Le plus difficile fut peut être de m’entrainer au rythme des conversations avec Renato : il faut être leste pour suivre ses vives pensées, transférées depuis l’italien vers l’anglais. Dans ce texte, je limite mes souvenirs à une soirée de weekend où l’équipe du laboratoire était allée camper dans la Death Valley. Nous étions autour d’un feu de bois, lorsque Renato, qui montrait rarement une émotion, brandit la photo d’une image microscopique que Rita Levi-Mancini venait de lui envoyer : c’était, enfin, l’impressionnante photo d’un halo de neurones s’évadant bel et bien d’un petit fragment de moelle épinière. Quel truc supplémentaire a donc employé Rita, et quelle importance attribuer à cette démonstration ?
La collaboration
Remontons vers le temps où Rita s’était séparée, à New York, de ses copains de Turin, pour se diriger, elle, chez Viktor Hamberger, à l’université Saint Louis dans le Missouri. Ce séjour prévu de six mois… va durer vint-six années, et celles-ci ne s’écouleront pas dans une atmosphère excitante. La vie provinciale du Missouri ne se déroule pas au rythme de celle de Turin — et les succès de laboratoire ne se bousculent pas. Rita s’entête à tenter de démontrer, image à l’appui, que les neurones émergeant du corps d’un embryon sont bien poussés par une force qui les stimule à faire le chemin vers les futures pattes. Alors en 1959, découragée par son travail au microscope, purement descriptif, elle va passer un weekend chez Dulbecco. Elle explique qu’elle veut devenir « plus moderne » et pour cela commencer des études en biologie moléculaire. Mais Dulbecco l’en dissuade. « C’est trop tard, dans une vie…» Cela paraît cruel, mais peut-être cet esprit très subtil, flaire-t-il que Rita est proche d’un but. Retrouvons-la, le dimanche soir où elle est rentrée chez elle. Elle se résigne à examiner distraitement les lames toutes récentes, « ultime » effort de manipulation nouvelle… pour que ces sacrés neurones apparaissent enfin… Et ce soir-là, on les voit enfin, au microscope : des petits serpents, fins, mais indéniables. C’est la saisissante image que Rita avait envoyée à Renato. Que s’est-il passé ? Rita avait cultivé ses neurones en présence de cellules cancéreuses. Peut être que celles-ci fabriquaient une espèce de facteur de croissance… Et celui-ci stimulerait les neurones… Pour caractériser ce facteur hypothétique, Rita a du flair : elle va exposer les choses à Stanley Cohen. Leur collaboration sera si fructueuse que Stanley écrira à Rita : « Vous et moi, séparément, nous ne sommes pas mauvais. Mais à nous deux, nous sommes merveilleux. » Oui…
Car la substance qui fouette la croissance des neurones et celle de certaines cellules cancéreuses va être classée dans une nouvelle famille, celle des hormones de croissance. Cela vaut bien un prix Nobel.
Quant à Rita, sa longue carrière se déroulera, fructueuse, politiquement engagée, pour aboutir à Rome où elle vit en alerte centenaire.
Or j’ai eu enfin l’occasion de la rencontrer, en avril 1998… à Bruxelles. Nicole Dewandre, alors attachée à une administration européenne, avait organisé une conférence sur le thème Femmes et science, et m’avait demandé conseil sur les femmes à inviter. J’avais suggéré Rita Levi-Mancini. Le moment venu, la voici qui arrive. À quatre-vingt-cinq ans, droite comme un i, hissée sur de fins souliers italiens, fragile dans une veste qui lui serre la taille. Sa vue a baissé, mais elle refuse la canne et préfère le bras d’un chevalier servant. C’est moi qui l’accueille par ces mots : Madame, nous avons dû nous croiser à l’université de Liège… une ville que vous avez aimée… mis à part le fait que vous lui reprochiez de mettre de la chicorée dans le café… Étonnée, elle médite un moment, et des souvenirs remontent à la surface : elle applaudit légèrement. Puis elle adresse quelques phrases en français à la salle, avant de répondre en anglais aux questions de l’auditoire.
Mettre ses résultats en valeur
Et Salvador Luria, qu’est-il devenu pendant ce temps-là ? Dans divers laboratoires américains, il étudie les mutations dans les gènes des bactéries… Et il démontre que la sélection décrite par Darwin s’exerce aussi chez ces « êtres » les plus simples que sont les bactéries. Salvador, plus jovial que Dulbecco, est même plaisantin. Lors d’un congrès à Édimbourg il arrive en arborant fièrement une cravate aux dessins écossais. Un virologue d’Édimbourg lui fait remarquer que cela ne se fait pas, ici, d’arborer les signes d’un clan fictif… Mais Salvador, doit bien monter tel quel sur l’estrade, pour déclarer ouverte la première session. Alors, il brandit sa cravate et déclare « This is not the Mac Luria clan » dans un anglais qui résonne comme du Verdi.
Or, au lunch qui suit, me voici assise à côté de Luria : de quoi vais-je lui parler, mon dieu ? Or, très jovial, il me prend par le bras et me dit, en anglais : « Je vous connais ; j’ai été le référé qui devait examiner un article que vous soumettiez pour publication dans la revue Virology. C’est moi qui vous ai suggéré de présenter les chiffres de votre tableau 2, sous forme d’un graphique : alors les résultats devaient être beaucoup plus convaincants…» C’était donc lui, le lecteur anonyme, que j’avais béni pour sa suggestion constructive.
Éviter les conclusions
… Et Dulbecco dans tout cela, comment a‑t-il géré sa vie active jusqu’à nonante-sept ans ? Il changea souvent de laboratoire… en y bricolant de nouvelles techniques et ensemençant des idées neuves. Et il continua à publier : à chaque nouvel article, il écrivait « qu’il vient de franchir une nouvelle étape ». Sa vie aura été un passionnant voyage.