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La troisième révolution du signe. Des tablettes d’argile aux tablettes tactiles

Numéro 8 - 2016 par Jean Cornil

décembre 2016

On peut faire le pari, au sens pas­ca­lien du terme, et sans trop ris­quer de se trom­per, que nous assis­tons à un bas­cu­le­ment de civi­li­sa­tion. À des muta­tions en pro­fon­deur à l’échelle de l’Histoire. À une accé­lé­ra­tion ver­ti­gi­neuse, depuis la révo­lu­tion indus­trielle et sin­gu­liè­re­ment depuis la seconde moi­tié du XXe siècle, de notre manière d’être pré­sents au monde.

Dossier

De la démo­gra­phie à la consom­ma­tion d’eau, de papier ou de fer­ti­li­sants, de la concen­tra­tion en dioxyde de car­bone à l’acidification des océans, de la crois­sance des popu­la­tions urbaines à la cap­ture des pois­sons, de la dégra­da­tion de la bio­di­ver­si­té à l’utilisation mas­sive de por­tables et d’automobiles, tous les indi­ca­teurs sociaux, éco­no­miques et éco­lo­giques du sys­tème-Terre sont bou­le­ver­sés par une expan­sion cumu­la­tive d’une ampleur historique.

Cer­tains ont nom­mé cette muta­tion Anthro­po­cène1, cette nou­velle époque géo­lo­gique où ce sont les humains, par leur empreinte sur la nature, qui désor­mais façonnent les grands cycles bio­géo­chi­miques de la bio­sphère. L’avancée ful­gu­rante des sciences et des tech­niques, des neu­ros­ciences aux nano­tech­no­lo­gies, de l’intelligence arti­fi­cielle à la révo­lu­tion de l’information et de la com­mu­ni­ca­tion, est l’un des moteurs déci­sifs de cette pro­pul­sion redou­blée de notre planète.

Depuis l’orée de la des­ti­née humaine, mythes, légendes, théo­lo­gies, phi­lo­so­phies et sciences ont ten­té de don­ner un sens à nos exis­tences indi­vi­duelles ou col­lec­tives. Fic­tions, nar­ra­tions, révé­la­tions ou démons­tra­tions ont scan­dé le rythme des civi­li­sa­tions entre iro­nies et tra­gé­dies, entre comé­dies et drames, entre espé­rances et détresses, entre théo­rèmes et valeurs.

Face aux basculements du monde

Com­ment aujourd’hui décryp­ter le tor­rent de trans­for­ma­tions qui nous tra­versent ? Pour sché­ma­ti­ser à l’extrême et s’en tenir à l’aire occi­den­tale, on pour­rait éta­blir une typo­lo­gie, par­mi bien d’autres pos­sibles, des prin­cipes de sens qui se sont suc­cé­dé pour com­prendre le réel et gui­der nos actions.

La connais­sance et l’éthique se sont fon­dées suc­ces­si­ve­ment sur le prin­cipe cos­mo­lo­gique dont le réfé­rent est le cos­mos, l’harmonie natu­relle des êtres et des choses, puis sur le prin­cipe théo­lo­gique, qui donne une signi­fi­ca­tion à nos vies en regard des com­man­de­ments divins. Ensuite, décons­trui­sant les prin­cipes pré­cé­dents, au cœur de la Renais­sance, nait le prin­cipe huma­niste qui forge la matrice de la science moderne et de la morale des droits humains.

Enfin, le triomphe de la rai­son et de la pleine conscience de soi est sapé par le prin­cipe de la décons­truc­tion. Der­rière nos actions appa­rem­ment les plus libres et les plus lucides se tapissent des forces cachées, obs­cures, de l’instinct à la libi­do, de l’intérêt de classe aux trom­pe­ries de la langue. De Scho­pen­hauer à Freud, de Nietzsche à Marx, « toute parole est un masque », tout acte recèle une cachette men­tale ou un motif inavoué.

Ces quatre prin­cipes de sens, que je cari­ca­ture gros­siè­re­ment, ont domi­né la scène men­tale de l’Occident depuis plus de deux mil­lé­naires. Cha­cun d’entre eux irrigue encore puis­sam­ment notre intel­li­gi­bi­li­té de la réa­li­té et nos conduites, de l’écologie à la spi­ri­tua­li­té, de la démo­cra­tie à la psy­cha­na­lyse, de l’engagement à la recherche scien­ti­fique, au gré des atti­tudes et des ima­gi­naires de chacun.

Ils sub­sistent pro­fon­dé­ment ancrés dans les sou­ter­rains com­plexes de nos cer­veaux. Ils nous tracent, même incons­ciem­ment, des che­mins exis­ten­tiels en une arbo­res­cence infi­nie. Mais, face à l’accélération inouïe de notre contem­po­rain et face aux bas­cu­le­ments du monde, ils deviennent peu à peu insuf­fi­sants pour confé­rer signi­fi­ca­tion et direc­tion au des­tin de l’espèce humaine. Révo­lu­tion­ner notre regard et notre être au monde. Tâche tita­nesque et pro­phé­tique que cer­tains, comme Edgar Morin, Michel Serres, ou les convi­via­listes, ont enta­mée, entre com­plexi­tés et jubi­la­tions, décli­nant désor­mais de nou­velles manières d’être et d’agir.

L’immatériel et l’agrément

Res­ser­rons la focale sur les muta­tions cultu­relles. Et entrons dans une pério­di­sa­tion des révo­lu­tions du signe. La pre­mière est l’invention de l’écriture ; la seconde, au milieu du XVe siècle, celle de l’imprimerie ; la der­nière est « la troi­sième révo­lu­tion du signe », la nôtre, celle du World Wide Web. Régis Debray a magni­fi­que­ment ana­ly­sé ce qu’il nomme la logo­sphère jusqu’à Guten­berg puis la gra­pho­sphère, et enfin la vidéosphère.

Je résume, abu­si­ve­ment, tant les richesses de la médio­lo­gie ouvrent des pers­pec­tives : à chaque étape de ce gigan­tesque par­cours cultu­rel cor­res­pond une manière domi­nante — car il y a des contre-cultures et des nuances infi­nies — d’être, de voir et de pen­ser le monde.

Quelques exemples illus­tra­tifs. À l’écriture, la logo­sphère, répondent l’église, la foi, le dogme, le saint ; l’homme est un sujet à com­man­der, qui tient la véri­té de Dieu. À l’imprimerie, la gra­pho­sphère, répondent l’intelligentsia, la loi, le pro­gramme poli­tique, le héros ; l’homme est un citoyen à convaincre qui tient la véri­té des livres. À l’audiovisuel, la vidéo­sphère, répondent les médias, l’opinion, l’efficacité éco­no­mique, la star ; l’homme est un consom­ma­teur à séduire, qui tire la véri­té de l’image, de la télé­vi­sion au smartphone.

Au fond, cette « troi­sième révo­lu­tion du signe » trans­forme tota­le­ment notre atti­tude envers le monde, envers soi et envers les autres. Pour une grande part, c’est le sup­port média­tique qui forge la nature du mes­sage qui lui-même façonne notre logi­ciel men­tal et condi­tionne tout notre agir. « La loi divine se grave, les doc­trines s’impriment, les opi­nions s’enregistrent. Le métal veut du mythe, le miné­ral veut du dieu, le végé­tal de l’argument et l’immatériel de l’agrément », écrit Régis Debray.

Mul­tiples pas­sages d’une socié­té de la trans­mis­sion dans le temps à une com­mu­ni­ca­tion immé­diate dans l’espace, de l’agriculture et du tra­vail à la culture du loi­sir, de l’espérance à l’impatience et à l’urgence, du livre à l’image, de l’écrit à l’écran. Diag­nos­tics des temps pré­sents, avec toutes les teintes des sciences sociales, de la socio­lo­gie qui dis­sipe les illu­sions du vil­lage glo­bal et éga­li­taire au trans­hu­ma­nisme bai­gné de l’optimisme béat d’une vic­toire sur l’éternelle enne­mie de l’homme, la mort, en pas­sant par la nou­velle éco­no­mie dite col­la­bo­ra­tive ou le par­tage obli­gé des géants trans­na­tio­naux d’internet qui rêvent d’une huma­ni­té assise devant un écran à mani­pu­ler une souris.

Ver­sant sombre : l’addiction, le har­cè­le­ment, la tra­ça­bi­li­té, le défi­cit de l’attention, la dis­per­sion, le conspi­ra­tion­nisme, l’overdose de sti­mu­lus publi­ci­taires, la fausse gra­tui­té, le selfie comme témoi­gnage de son exis­tence, le nombre d’amis sur Face­book comme comp­ta­bi­li­té de sa socia­bi­li­té. Bref, je google donc je sais, je like donc je suis. Être aujourd’hui, c’est être vu. « Je pense donc tu me suis. »

Ver­sant éclai­ré : des formes renou­ve­lées de démo­cra­tie par­ti­ci­pa­tive, la mobi­li­sa­tion en réseaux conti­nus contre tyrans et oli­garques, la démul­ti­pli­ca­tion des expres­sions esthé­tiques, une mise en com­mun des savoirs, des reliances réac­ti­vées, le retour à l’écrit, l’audace propre au tex­to et l’évolution du langage…

Une poly­pho­nie de menaces et de pro­messes qui recon­fi­gure toute notre pré­sence au monde au tra­vers de la rai­son algo­rith­mique et de l’emprise du numé­rique. « Petite pou­cette » se conjugue entre science, conscience et inconscience.

Des algorithmes pour fonder la connaissance et l’éthique ?

Face à de telles bri­sures de civi­li­sa­tion, où un nou­vel humain s’esquisse der­rière la machine, nous navi­guons entre deux pôles. Pous­sés aux extrêmes, l’un prône la liber­té abso­lue par un flux inin­ter­rom­pu de don­nées et une mar­chan­di­sa­tion géné­ra­li­sée, en repous­sant toutes les limites bio­lo­giques comme cultu­relles, l’autre craint un tota­li­ta­risme d’un nou­veau genre, un Big Bro­ther des tech­nos­ciences, qui anéan­ti­rait nos liber­tés fon­da­men­tales grâce à la gou­ver­nance par le nombre, la sur­veillance élec­tro­nique géné­ra­li­sée, l’engourdissement de l’esprit cri­tique pour conclure par le triomphe du cyborg et l’hégémonie des big data.

Une nou­velle condi­tion humaine émerge. La vie comme un sys­tème com­pu­ta­tion­nel de trai­te­ment sans fin des infor­ma­tions. Appa­ri­tion d’un cin­quième prin­cipe de sens : le prin­cipe com­pu­ta­tion­nel, où le réfé­rent n’est plus le cos­mos, dieu, l’humain ou la décons­truc­tion, mais l’algorithme. Ce qui n’empêche nul­le­ment les pré­cé­dents de coexis­ter, de l’écologie au fon­da­men­ta­lisme. Car cha­cun de ces prin­cipes qui struc­turent notre des­ti­née mul­ti­sé­cu­laire char­rie en son cœur des poi­sons comme des bien­faits qui irriguent encore aujourd’hui nos imaginaires.

Entre tech­no­phi­lie et tech­no­pho­bie, je vacille le plus sou­vent entre des contraires dont je recherche une forme d’unité et d’équilibre funambule.

En termes de valeurs et de poli­tiques qui les incarnent, la réha­bi­li­ta­tion de la limite, de la décon­nexion et de la régu­la­tion appa­raissent déci­sives pour recréer des espaces, pri­vés et col­lec­tifs, libé­rés de la tyran­nie technologique.

Pour ce faire, il faut, me semble-t-il, mettre de toute urgence au centre des débats démo­cra­tiques les ques­tions fon­da­men­tales posées par le déve­lop­pe­ment hyper­bo­lique des technosciences.

Et pas uni­que­ment à la marge, à pro­pos des contro­verses sur la ges­ta­tion pour autrui ou le rôle des écrans dans l’enseignement. La tâche du poli­tique, dans un pro­jet de civi­li­sa­tion, serait alors de se défaire de la rai­son ins­tru­men­tale, du culte de la crois­sance et de la per­for­mance quan­ti­fiée par le chiffre, pour ima­gi­ner un hori­zon d’émancipation qui mai­trise sciences et tech­niques appe­lé à revi­vi­fier la liber­té, l’égalité, la convi­via­li­té, le silence, la flâ­ne­rie, la len­teur ou la contem­pla­tion, ces ver­tus car­di­nales dont l’humain ne peut se défaire au risque de se perdre.

Alors nous réus­si­rons la troi­sième révo­lu­tion du signe sans perdre les immenses poten­tia­li­tés, tant psy­chiques que poli­tiques, des deux précédentes.

  1. « Bien­ve­nue dans l’Anthropocène », édi­to­rial de Ber­nard De Backer, La Revue nou­velle, n° 10, octobre 2013.

Jean Cornil


Auteur

essayiste, collaborateur au PAC