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La troisième révolution du signe. Des tablettes d’argile aux tablettes tactiles
On peut faire le pari, au sens pascalien du terme, et sans trop risquer de se tromper, que nous assistons à un basculement de civilisation. À des mutations en profondeur à l’échelle de l’Histoire. À une accélération vertigineuse, depuis la révolution industrielle et singulièrement depuis la seconde moitié du XXe siècle, de notre manière d’être présents au monde.
De la démographie à la consommation d’eau, de papier ou de fertilisants, de la concentration en dioxyde de carbone à l’acidification des océans, de la croissance des populations urbaines à la capture des poissons, de la dégradation de la biodiversité à l’utilisation massive de portables et d’automobiles, tous les indicateurs sociaux, économiques et écologiques du système-Terre sont bouleversés par une expansion cumulative d’une ampleur historique.
Certains ont nommé cette mutation Anthropocène1, cette nouvelle époque géologique où ce sont les humains, par leur empreinte sur la nature, qui désormais façonnent les grands cycles biogéochimiques de la biosphère. L’avancée fulgurante des sciences et des techniques, des neurosciences aux nanotechnologies, de l’intelligence artificielle à la révolution de l’information et de la communication, est l’un des moteurs décisifs de cette propulsion redoublée de notre planète.
Depuis l’orée de la destinée humaine, mythes, légendes, théologies, philosophies et sciences ont tenté de donner un sens à nos existences individuelles ou collectives. Fictions, narrations, révélations ou démonstrations ont scandé le rythme des civilisations entre ironies et tragédies, entre comédies et drames, entre espérances et détresses, entre théorèmes et valeurs.
Face aux basculements du monde
Comment aujourd’hui décrypter le torrent de transformations qui nous traversent ? Pour schématiser à l’extrême et s’en tenir à l’aire occidentale, on pourrait établir une typologie, parmi bien d’autres possibles, des principes de sens qui se sont succédé pour comprendre le réel et guider nos actions.
La connaissance et l’éthique se sont fondées successivement sur le principe cosmologique dont le référent est le cosmos, l’harmonie naturelle des êtres et des choses, puis sur le principe théologique, qui donne une signification à nos vies en regard des commandements divins. Ensuite, déconstruisant les principes précédents, au cœur de la Renaissance, nait le principe humaniste qui forge la matrice de la science moderne et de la morale des droits humains.
Enfin, le triomphe de la raison et de la pleine conscience de soi est sapé par le principe de la déconstruction. Derrière nos actions apparemment les plus libres et les plus lucides se tapissent des forces cachées, obscures, de l’instinct à la libido, de l’intérêt de classe aux tromperies de la langue. De Schopenhauer à Freud, de Nietzsche à Marx, « toute parole est un masque », tout acte recèle une cachette mentale ou un motif inavoué.
Ces quatre principes de sens, que je caricature grossièrement, ont dominé la scène mentale de l’Occident depuis plus de deux millénaires. Chacun d’entre eux irrigue encore puissamment notre intelligibilité de la réalité et nos conduites, de l’écologie à la spiritualité, de la démocratie à la psychanalyse, de l’engagement à la recherche scientifique, au gré des attitudes et des imaginaires de chacun.
Ils subsistent profondément ancrés dans les souterrains complexes de nos cerveaux. Ils nous tracent, même inconsciemment, des chemins existentiels en une arborescence infinie. Mais, face à l’accélération inouïe de notre contemporain et face aux basculements du monde, ils deviennent peu à peu insuffisants pour conférer signification et direction au destin de l’espèce humaine. Révolutionner notre regard et notre être au monde. Tâche titanesque et prophétique que certains, comme Edgar Morin, Michel Serres, ou les convivialistes, ont entamée, entre complexités et jubilations, déclinant désormais de nouvelles manières d’être et d’agir.
L’immatériel et l’agrément
Resserrons la focale sur les mutations culturelles. Et entrons dans une périodisation des révolutions du signe. La première est l’invention de l’écriture ; la seconde, au milieu du XVe siècle, celle de l’imprimerie ; la dernière est « la troisième révolution du signe », la nôtre, celle du World Wide Web. Régis Debray a magnifiquement analysé ce qu’il nomme la logosphère jusqu’à Gutenberg puis la graphosphère, et enfin la vidéosphère.
Je résume, abusivement, tant les richesses de la médiologie ouvrent des perspectives : à chaque étape de ce gigantesque parcours culturel correspond une manière dominante — car il y a des contre-cultures et des nuances infinies — d’être, de voir et de penser le monde.
Quelques exemples illustratifs. À l’écriture, la logosphère, répondent l’église, la foi, le dogme, le saint ; l’homme est un sujet à commander, qui tient la vérité de Dieu. À l’imprimerie, la graphosphère, répondent l’intelligentsia, la loi, le programme politique, le héros ; l’homme est un citoyen à convaincre qui tient la vérité des livres. À l’audiovisuel, la vidéosphère, répondent les médias, l’opinion, l’efficacité économique, la star ; l’homme est un consommateur à séduire, qui tire la vérité de l’image, de la télévision au smartphone.
Au fond, cette « troisième révolution du signe » transforme totalement notre attitude envers le monde, envers soi et envers les autres. Pour une grande part, c’est le support médiatique qui forge la nature du message qui lui-même façonne notre logiciel mental et conditionne tout notre agir. « La loi divine se grave, les doctrines s’impriment, les opinions s’enregistrent. Le métal veut du mythe, le minéral veut du dieu, le végétal de l’argument et l’immatériel de l’agrément », écrit Régis Debray.
Multiples passages d’une société de la transmission dans le temps à une communication immédiate dans l’espace, de l’agriculture et du travail à la culture du loisir, de l’espérance à l’impatience et à l’urgence, du livre à l’image, de l’écrit à l’écran. Diagnostics des temps présents, avec toutes les teintes des sciences sociales, de la sociologie qui dissipe les illusions du village global et égalitaire au transhumanisme baigné de l’optimisme béat d’une victoire sur l’éternelle ennemie de l’homme, la mort, en passant par la nouvelle économie dite collaborative ou le partage obligé des géants transnationaux d’internet qui rêvent d’une humanité assise devant un écran à manipuler une souris.
Versant sombre : l’addiction, le harcèlement, la traçabilité, le déficit de l’attention, la dispersion, le conspirationnisme, l’overdose de stimulus publicitaires, la fausse gratuité, le selfie comme témoignage de son existence, le nombre d’amis sur Facebook comme comptabilité de sa sociabilité. Bref, je google donc je sais, je like donc je suis. Être aujourd’hui, c’est être vu. « Je pense donc tu me suis. »
Versant éclairé : des formes renouvelées de démocratie participative, la mobilisation en réseaux continus contre tyrans et oligarques, la démultiplication des expressions esthétiques, une mise en commun des savoirs, des reliances réactivées, le retour à l’écrit, l’audace propre au texto et l’évolution du langage…
Une polyphonie de menaces et de promesses qui reconfigure toute notre présence au monde au travers de la raison algorithmique et de l’emprise du numérique. « Petite poucette » se conjugue entre science, conscience et inconscience.
Des algorithmes pour fonder la connaissance et l’éthique ?
Face à de telles brisures de civilisation, où un nouvel humain s’esquisse derrière la machine, nous naviguons entre deux pôles. Poussés aux extrêmes, l’un prône la liberté absolue par un flux ininterrompu de données et une marchandisation généralisée, en repoussant toutes les limites biologiques comme culturelles, l’autre craint un totalitarisme d’un nouveau genre, un Big Brother des technosciences, qui anéantirait nos libertés fondamentales grâce à la gouvernance par le nombre, la surveillance électronique généralisée, l’engourdissement de l’esprit critique pour conclure par le triomphe du cyborg et l’hégémonie des big data.
Une nouvelle condition humaine émerge. La vie comme un système computationnel de traitement sans fin des informations. Apparition d’un cinquième principe de sens : le principe computationnel, où le référent n’est plus le cosmos, dieu, l’humain ou la déconstruction, mais l’algorithme. Ce qui n’empêche nullement les précédents de coexister, de l’écologie au fondamentalisme. Car chacun de ces principes qui structurent notre destinée multiséculaire charrie en son cœur des poisons comme des bienfaits qui irriguent encore aujourd’hui nos imaginaires.
Entre technophilie et technophobie, je vacille le plus souvent entre des contraires dont je recherche une forme d’unité et d’équilibre funambule.
En termes de valeurs et de politiques qui les incarnent, la réhabilitation de la limite, de la déconnexion et de la régulation apparaissent décisives pour recréer des espaces, privés et collectifs, libérés de la tyrannie technologique.
Pour ce faire, il faut, me semble-t-il, mettre de toute urgence au centre des débats démocratiques les questions fondamentales posées par le développement hyperbolique des technosciences.
Et pas uniquement à la marge, à propos des controverses sur la gestation pour autrui ou le rôle des écrans dans l’enseignement. La tâche du politique, dans un projet de civilisation, serait alors de se défaire de la raison instrumentale, du culte de la croissance et de la performance quantifiée par le chiffre, pour imaginer un horizon d’émancipation qui maitrise sciences et techniques appelé à revivifier la liberté, l’égalité, la convivialité, le silence, la flânerie, la lenteur ou la contemplation, ces vertus cardinales dont l’humain ne peut se défaire au risque de se perdre.
Alors nous réussirons la troisième révolution du signe sans perdre les immenses potentialités, tant psychiques que politiques, des deux précédentes.
- « Bienvenue dans l’Anthropocène », éditorial de Bernard De Backer, La Revue nouvelle, n° 10, octobre 2013.