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La transition malgré nous. Heurs et malheurs du rafistolantialisme
La Belgique n’est pas, c’est le moins que l’on puisse dire, une terre de radicalité, d’innovations spectaculaires, de ruptures brutales ni de sauts dans le vide. Pour mille raisons, nos systèmes politiques se plient difficilement à la rationalité scientifique et le règne de l’évaluation des politiques publiques est loin d’être pour demain. Sommes-nous pour autant coutumiers […]
La Belgique n’est pas, c’est le moins que l’on puisse dire, une terre de radicalité, d’innovations spectaculaires, de ruptures brutales ni de sauts dans le vide. Pour mille raisons, nos systèmes politiques se plient difficilement à la rationalité scientifique et le règne de l’évaluation des politiques publiques est loin d’être pour demain. Sommes-nous pour autant coutumiers d’une politique fondée sur de grands principes, ignorant superbement les faits tant le monde des idées nous parait plus attrayant ? Certes, non. Bref, pour caricaturer, nous ne sommes ni néerlandais ni français.
Cela a été dit mille fois et nous aimons à le rappeler nous-mêmes : nous sommes un peuple de bricoleurs à la petite semaine, dérivant d’un compromis à l’autre. Notre système politique est fait de bric et de broc, de solutions temporaires au long cours, de systèmes mille fois amendés, notre nationalisme évite les effusions de sang et suit un cours tortueux, notre prise en charge des grands problèmes sociaux se fait au hasard des urgences. Cela ne change évidemment rien à cette situation que nous parlions régulièrement de révolution copernicienne, de réforme radicale ou de processus ouvert, sans apriori idéologique et sans tabou.
Notre capitale est la matérialisation de notre propension au bricolage, à la fois accueillante et marquée comme la Lune par les impacts météoritiques. Mille fois rapiécée, sans cesse bricolée, elle est très significativement dominée par un palais de Justice aussi boursoufflé que croulant et que nul ne se rappelle avoir vu sans échafaudages… Échafaudages dont le secret de la construction a été perdu et qui, faute de pouvoir être aisément démontés, furent eux-mêmes rénovés. La bruxellisation n’est vraisemblablement que la production d’un système de gestion qui est loin de se cantonner au domaine de l’urbanisme et de l’architecture.
Récemment, de nombreux dossiers emblématiques ont fait la une de l’actualité bruxelloise. On a ainsi beaucoup parlé des tunnels bruxellois menaçant de s’écrouler, les menaces vis-à-vis de la « fluidité » du trafic automobile étant au sommet de la pyramide des priorités médiatiques. De partout, fusèrent les commentaires amers, chacun s’indignant subitement du laisser-aller des pouvoirs publics, des conséquences (surprenantes?) du sous-financement des infrastructures publiques et des limites du modèle de gestion erratique auquel nous semblons voués.
On a plus récemment vu deux chaussées s’effondrer à quelques jours d’intervalle et l’eau d’une conduite envahir les voies de chemin de fer à Schuman. Sur ces entrefaites, Vivaqua, gestionnaire des égouts bruxellois, annonçait que cinq-cents kilomètres d’entre eux devaient être rénovés d’ici 2030, alors que sa capacité d’intervention limite les réparations à vingt kilomètres par an.
Il y a peu, c’est le viaduc Hermann-Debroux qui a dû être fermé, tant son état était préoccupant.
Au cœur des difficultés actuelles, se trouvent sans aucun doute les grandes infrastructures routières des années 1950 à 1970, lorsque le béton coulait à flots et que la voiture apparaissait comme la solution miracle aux besoins croissants de mobilité. Ponts, viaducs, tunnels, rien ne fut trop beau pour amener la voiture au cœur des villes, jusqu’à la grand-place de Bruxelles. Remaniant le paysage du moindre village, l’automobile a ainsi durablement éventré notre sol, coupant les communications non motorisées et donnant au passage la priorité sur le lien local. Ainsi, les autoroutes interrompirent les chemins d’autrefois, la « petite ceinture » isola à nouveau le centre de Bruxelles, comme à l’époque où il était ceint d’une muraille et le « ring » trancha dans la forêt de Soignes. Assiégées d’automobiles, les villes se congestionnèrent, ce qui amorça une fuite en avant vers plus de parkings, plus de voies d’entrée, plus de bandes de circulation, etc. Ces « solutions » ne firent qu’entretenir le problème et capter des ressources pour la mise en place et l’entretien d’infrastructures automobiles sans avenir, mais aussi pour la prise en charge des « externalités » de la voiture individuelle. Bâtiments rongés par la pollution, morts prématurées par maladie ou accident, cout des embouteillages, hausse des taux de CO2, le prix de la dépendance automobile s’est révélé énorme.
Bien entendu aujourd’hui notre modèle de gestion étatique nous empêche encore de prendre les décisions dont nous voyons pourtant le succès autour de nous : dissuasion de l’usage de l’automobile, démantèlement des infrastructures de pénétration massive du tissu urbain, financement de la mobilité douce via les transports en commun ou non, etc. Tout ceci impliquerait en effet, soit de prêter attention aux données de la recherche qui désignent depuis des décennies le mur vers lequel nous fonçons, mais aussi la manière de l’éviter, soit d’adopter des principes forts, en faveur de l’écologie, de la transition énergétique, de la promotion de la qualité de vie en ville, etc. Or, tant les faits que les principes semblent hors de propos pour les drogués du rafistolage que nous sommes.
Il semblerait cependant que le « rafistolantialisme1 » belge ne soit pas sans vertus. En effet, il pourrait bien nous mener à une transition écologique malgré nous. Dans un contexte de restrictions budgétaires, nous serons peut-être amenés à renoncer à certains tunnels ou viaducs, préférant démolir à rénover pour de simples questions de cout. Recevant un devis pour la réfection d’un ouvrage d’art, vacillant à la lecture du montant total (à majorer de 50%), peut-être serons-nous collectivement pris d’une ardeur écologique inédite. Rien de tel, pour les commerçants près de leurs sous que sont les Belges, qu’une note salée pour se dire que la voiture n’est pas l’avenir de la mobilité, que les tunnels routiers sont démodés et que le vélo électrique triomphe sans difficulté des dénivelés bruxellois. Forts de notre nouvelle conviction, nous mettrons peut-être en œuvre des politiques alternatives (et moins couteuses) qui nous ouvriront ainsi les portes de la ville de demain.
La fermeture du viaduc Hermann-Debroux autorise un certain espoir puisqu’à son annonce des parkings de dissuasion ont été mis en place, des lignes de bus créées et des trains supplémentaires affectés. Le délai était un peu court pour terminer le RER, mais il faut reconnaitre que l’impossible s’est considérablement réduit en quelques heures.
C’est la conséquence du fait que les systèmes fondés sur le bricolage sont non linéaires : d’importants effets de seuil s’y font sentir et, passés un seuil de délabrement des piles d’un pont, un niveau de pourriture d’une voute de tunnel ou une largeur de microfissure dans une cuve de réacteur nucléaire, la gestion par la rustine devient impossible et l’impérieuse nécessité de mesures d’ampleur apparait brutalement. Alors, dans l’urgence, des décisions mille fois reportées doivent être prises. Oh, ce n’est pas l’aube d’un monde nouveau qui pointe, puisque la probabilité est forte que les systèmes provisoires mis en place s’éternisent des années durant, à leur tour rafistolés, prolongés et adaptés à la marge, permettant un retour au « rafistolantialisme ».
Il est à cet égard interpelant de constater que l’effondrement d’un viaduc semble une perspective catastrophique suffisamment effrayante pour entrainer une réaction, tandis que l’annonce d’une montée des eaux de la mer sur la moitié de la Flandre semble n’émouvoir que de rares personnes. Cette dernière menace, pourtant, devrait nous amener à démanteler nombre de viaducs et de tunnels routiers. Quand la perspective apparait lointaine ou la catastrophe hors de toute proportion, sans doute le bricoleur préfère-t-il se concentrer sur sa rustine que de s’imposer la peine de penser à long terme. Il faudra donc sans doute attendre que les ouvrages d’art s’écroulent, l’un après l’autre.
Quoi qu’il en soit, ce dernier épisode nous indique à quoi peut ressembler une transition rafistolantialiste : un processus heurté, fait de longues périodes d’immobilisme, de brusques accélérations face à des catastrophes annoncées, puis de retour à l’apathie, sitôt qu’a disparu l’urgence qui avait mis fin à la torpeur. Le caractère contraint du changement, sous l’effet d’une panique soudaine, empêche d’espérer la mise en place d’un système né des leçons de l’incurie passée et instaurant un rapport plus raisonné au changement. Certes, le « rafistolantialisme » offre la perspective d’une amélioration de la situation, mais sans mener d’aucune manière à une pensée à long terme, tant il reste ancré dans le court terme, celui du « ça tiendra bien encore un an » ou du « il faut absolument prendre des mesures avant lundi ».
Pour ajouter à notre malheur, notre « rafistolantialisme » est l’une des composantes d’un trouble bipolaire. Parfois, s’éveillant d’un long sommeil, le bricoleur se jure qu’on ne l’y prendra plus. Dans un accès d’hubris aussi subit qu’incontrôlable, il se promet, cette fois, de faire les choses en grand. Puisqu’il faut joindre la gare du Nord et celle du Midi, on éventrera la capitale ! Une nouvelle gare ? Alors, une Calatrava. Non, deux ! Un ring autour de Charleroi ? Oui, mais aérien ! Un passage de l’Escaut ? Peut-être, mais sous la forme d’un « tunneleke » sous la « mancheke ». Un palais de Justice ? À condition qu’il soit le plus grand, le plus lourd, le plus chargé de son espèce. Et des autoroutes urbaines ! Et des viaducs ! Et un RER ! Et un métro lourd à Bruxelles ! Et aérien à Charleroi ! Et une université sur une dalle de béton ! Et le réseau d’autoroutes le plus dense au monde… et le plus éclairé ! Tout à la fois, couvrons le pays d’échafaudages, donnons un coup d’accélérateur au destin… si nous y parvenons… si les blocages ne se multiplient pas, entre permis de bâtir, réduction des budgets, désuétude des projets avant leur finalisation, difficultés de réalisation… Quelque vingt ans de travaux pour un ascenseur à bateaux, quarante ans d’échafaudages sur le palais de Justice de Bruxelles, quarante-et-un ans de travaux pour la Jonction Nord-Midi, treize ans pour Liège-Guillemins… et vingt ou trente pour celle de Mons ? Cycliquement, nous avons donc les yeux plus grands que le ventre… Après de longues années de stagnation, de réparations des constructions partielles, de location d’un matériel qui pourrit sur le chantier, lorsqu’enfin nous inaugurons, feignant d’ignorer la stèle portant la date de la pose de la première pierre, nous nous trouvons en possession d’une infrastructure gigantesque, couteuse à l’entretien et nécessitant des réparations régulières… Alors, à nouveau, nous sortons la boite de rustines…
Il faut le reconnaitre, le « rafistolantialisme » somptuaire à la belge est une passion dispendieuse. Les caisses sont vides, les infrastructures, régulièrement inutilisables, les retards catastrophiques. Non, le « rafistolantialisme » n’est pas un immobilisme, mais il est une couteuse façon d’aller de l’avant. Dangereuse, aussi. Car c’est à lui que nous avons confié le processus de sortie du nucléaire. Il le mènera à bonne fin si une centrale n’explose pas avant…
- Pour reprendre un concept du philosophe congolais Eddy Malou, sans pouvoir garantir que, ce faisant, nous respectons sa pensée.