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La transcendance, une question radicalement privée
La Constitution européenne, parce qu’elle doit respecter sa neutralité et rester dans un cadre légal d’organisation des institutions publiques, de définition de leurs fonctions ainsi que des droits et devoirs des citoyens, ne peut introduire dans son texte la référence à la transcendance. Une telle référence à Dieu risque, en effet, d’exclure les laïques et les athées, d’induire une confusion entre espace privé et espace public, de fonder des droits sur des arguments non rationnels… La Constitution européenne, en tant que garant de la démocratie, doit non seulement tenir compte des valeurs communément partagées par tous et qui sont le produit de délibérations fondées sur la raison, mais surtout réussir à les séculariser afin de permettre leur coexistence à l’intérieur d’un même espace politique.
Faut-il faire référence à la transcendance — comprise comme une référence à Dieu — dans le préambule de la future Constitution européenne ? L’interrogation est complexe parce qu’elle porte sur des considérations multiples : philosophiques, historiques, sociales, juridiques et même, pour certains d’entre nous, théologiques. Elle est d’autant plus importante qu’au moment où l’Union européenne oeuvre à son élargissement vers l’Est, nous observons, à notre porte, de nombreux conflits ou contentieux de souveraineté territoriale qui instrumentent la question de la religion pour justifier des exactions et des crimes contraires aux valeurs démocratiques les plus élémentaires. Ce phénomène existe également à l’intérieur de nos frontières où le processus de pacification engagé entre l’Irlande du Nord et la Grande-Bretagne est encore fragile.
Bien entendu, on pourrait objecter que ces questions pratiques sont très éloignées de la question de la mention de la transcendance en tant que telle dans la future Constitution européenne, en ce sens que cette question serait purement philosophique et juridique. Mais cela reviendrait à oublier que le rapport à la transcendance tombe dans l’espace public, dès lors qu’il est ritualisé et matérialisé par un corpus religieux et des pratiques sociales. En d’autres termes, dès que l’on quitte le terrain purement théorique, la question de la reconnaissance de la transcendance par un document à caractère juridique renvoie inévitablement à celles de la religion, ou plus exactement, des religions, et touche de très près la problématique de la séparation des Églises (au sens large) et de l’État. Sous cet angle, l’alternative est simple : devons-nous aller vers un modèle français, qui se définit exclusivement comme laïque en excluant tout rapport à la transcendance ou vers le modèle américain d’un État laïque, la nation restant placée sous le regard d’un Dieu « neutre », c’est-à-dire indéterminé du point de vue de la religion ?
Je plaiderai ici, aussi clairement que possible, en faveur de la première option. La thèse que je défendrai est fondée à la fois sur des considérations philosophiques et empiriques. Je soutiens, en effet, qu’à l’intérieur de l’espace européen, le rapport à la transcendance est un problème exclusivement privé et individuel. La Constitution devra, à mes yeux du moins, consacrer le droit des pratiques religieuses et philosophiques et reconnaitre aux institutions religieuses ou philosophiques celui de s’organiser, mais elle ne doit, en aucun cas, me semble-t-il, mentionner elle-même quelque forme de transcendance que ce soit.
Je vais approfondir ce point d’un point de vue strictement théorique et développer ma thèse aussi concrètement que possible. J’essaierai de montrer pourquoi il serait inopportun, erroné, voire dangereux, de faire référence à la transcendance dans un document aussi symbolique que celui de la Constitution européenne.
Opportunité théologique
La question de la référence à la transcendance est très complexe parce qu’elle est, par nature et par destination, une problématique à caractère multiple. Deux types d’implication, liées à la transcendance, qui m’incitent à penser que la Constitution européenne ne devrait pas se réclamer d’elle.
On a beaucoup dit et écrit que le dialogue interreligieux avait considérablement évolué en Occident depuis plusieurs décennies. Je pense que cette analyse est erronée. Certes, les religions se tolèrent davantage aujourd’hui que par le passé. Le dialogue oecuménique a progressé dans une certaine mesure, mais le véritable dialogue entre les trois grandes religions monothéistes est au point mort. Nombre de dignitaires religieux issus du judaïsme et de l’islam, par exemple, ne reconnaissent même pas le christianisme comme une vraie religion monothéiste en raison de la Trinité. Sur quelles bases, dès lors, un dialogue est-il possible ? Le christianisme et l’islam ont vu, dans le judaïsme, les éléments annonciateurs de leurs propres doctrines et ont réinterprété les textes, en leur assignant un nouveau sens distinct de leur signification initiale. Sur quelles bases, là encore, un véritable dialogue est-il possible ? L’islam considère que le judaïsme et le christianisme sont dans l’erreur, et le judaïsme considère que les conflits d’interprétation ne sont un problème que pour les religions qui lui sont ultérieures. Là encore, sur quelles bases un dialogue religieux est-il possible ?
Certes, et c’est le plus important, la tolérance entre les différents points de vue a elle, en revanche, beaucoup évolué. Ainsi a‑t-on entendu, de part et d’autres, de nombreuses déclarations d’apaisement et s’est progressivement développée l’idée selon laquelle chacune des religions monothéistes pouvait apporter un éclairage partiel, sa part de vérité, sur la question de Dieu. Mais au-delà de ces déclarations, et quel que soit le mérite de ces progrès, le dialogue proprement placé à un niveau théologique est très visiblement limité.
Dès lors, toute référence à la transcendance, si elle veut contenter l’ensemble des religions pratiquées au sein de l’Espace européen, ne pourrait se faire que sur un consensus minimum, c’est-à-dire, un référence purement formelle, et nullement substantielle, attributive ou qualifiante, à Dieu. Toutefois, si la logique qui prévaut pour désigner une forme de transcendance est celle du consensus, elle est là encore inappropriée parce qu’elle ne rassemblerait autour d’elle que les croyants issus des religions monothéistes, excluant du même coup les athées ou les organisations laïques hostiles à toute interpénétration de la religion et de l’État.
L’argument théologique se heurte donc à une double objection décisive : d’une part, la référence à Dieu ne pourra être que formelle ou fonctionnelle, seul dénominateur commun minimum sur la base duquel les trois grandes religions monothéistes pourront être d’accord, auquel cas on perd plus qu’on ne gagne puisque aucune définition substantielle ne pourra figurer dans la Constitution ; d’autre part, le consensus ne concernera qu’une proportion limitée de la population européenne, excluant de facto les laïques et les athées.
En vérité, il me semble que le véritable dénominateur commun à toutes les tendances religieuses, laïques et philosophiques est à rechercher, non pas dans des sources théologiques, mais dans des sources juridiques. Comme nous l’avons vu, une définition intentionnelle ou extentionnelle de Dieu qui n’exclurait pas du même coup les athées ou les laïques est impossible. En outre, elle conduirait à une contradiction de fond : la Constitution est un acte juridique établi par les hommes pour d’autres hommes par l’exercice de la seule raison. Elle a pour vocation d’organiser les institutions européennes publiques, de définir leur fonction, de consacrer la nature future de l’Union européenne et du pouvoir qu’elle entendra laisser aux droits internes aux différents États qui la constituent, de définir les droits et les devoirs des citoyens, etc. Et c’est, à mon sens, dans ce seul cadre qu’elle doit oeuvrer.
Réintégrer la notion de Dieu au sein d’un document comme la future Constitution consisterait à commettre trois fautes très importantes pour l’avenir des institutions. D’une part, cela reviendrait à formuler un article raison puisqu’un article qui ferait explicitement référence à Dieu serait fondé sur des arguments non rationnels. D’autre part, la consécration de la personnalité juridique de Dieu serait une aberration du droit public qui organise exclusivement la vie entre les hommes et les institutions. Enfin, et peut-être avant tout, la rédaction d’un article relatif à la transcendance induirait une confusion entre l’espace privé et l’espace public. En effet, le rapport à la transcendance s’inscrit dans une relation individuelle ou collective d’un groupe de croyants au sein d’une religion donnée. Il concerne donc un groupe social déterminé qui, au travers d’institutions religieuses, ritualise cette relation. Le rôle de l’État ou, à un niveau plus global, de l’Union européenne consiste à donner aux citoyens la possibilité d’exercer librement leur religion et à reconnaitre aux institutions religieuses le droit d’organiser leurs pratiques. Mais il ne revient pas aux institutions publiques de reconnaitre le contenu de la pratique ou d’adhérer à la conception qu’une tendance (religieuse ou non), plutôt qu’une autre, réclame d’elles. Cela contreviendrait à l’impartialité de l’État.
La Constitution européenne ne pourrait donc pas faire référence à la transcendance, non seulement parce qu’elle ne peut pas privilégier une conception théologique au détriment des autres, non seulement parce qu’elle ne peut pas ignorer les opinions non confessionnelles qu’elle serait amenée à nier, mais surtout parce qu’elle sortirait du cadre strictement légal qu’elle est censée réguler. Quelle valeur légale aurait une Constitution chargée d’organiser le droit institutionnel européen si elle ne respectait pas ellemême sa propre obligation de neutralité ?
Opportunité historique
Du point de vue historique, je ne vois guère d’arguments plaidant en faveur d’une référence à la transcendance. Là encore, notre histoire comporte de très nombreuses références à des persécutions qui ont eu lieu sur notre continent au nom de la transcendance et de la religion dominante qui en a réclamé l’exclusivité. Rappelons-nous l’Inquisition, la Contre-Réforme et les Dragonnades, l’antijudaïsme chrétien, etc. On objectera peut-être qu’il s’agit d’instrumentalisations malheureuses de la religion, et non de la transcendance en tant que telle. Peut-être, mais quel rempart légal peut-on véritablement dresser pour prévenir ce genre de débordements s’ils venaient à se reproduire ? Si l’État ou, à fortiori, l’Union européenne ne remplit pas pleinement son rôle de neutralité, quelles garanties constitutionnelles restera-t-il aux minorités religieuses ou non confessionnelles pour voir leurs droits à la liberté de culte ou à la liberté de pensée réellement protégés ?
Il peut sembler futile d’évoquer ce genre de problèmes dans l’enceinte d’une institution aussi respectable et respectueuse de la démocratie. Mais la réalité, aujourd’hui, aux portes de l’Europe et à l’intérieur de celle-ci, est peu rassurante. Il y a vingt-cinq ans, personne ou presque n’aurait pu prédire l’embrasement des Balkans, devenus depuis le théâtre d’affrontements de blocs monoethniques et monoreligieux. Là encore, outre les nationalismes qui s’y sont affrontés, il ne faut pas oublier que ce sont également trois traditions et identités religieuses qui se sont combattues. Au sein de l’Union, l’Irlande du Nord est, aujourd’hui encore, déchirée — à la fois par des questions nationales et religieuses.
L’une des plus grandes victoires de la démocratie a été d’institutionnaliser la neutralité de l’État qui garantit l’égalité des citoyens, la liberté de culte et d’opinion. Consacrer la transcendance dans la Constitution européenne serait une profonde régression historique car on ferait l’impasse sur les acquis de la laïcité et sur la pacification de la vie sociale qu’elle a rendue possible.
C’est sans doute ce qui nous éloigne du modèle américain, en ce sens qu’aux États-Unis, le phénomène religieux est beaucoup plus répandu dans la vie collective « profane » qu’en Europe ou, du moins, dans les pays de l’Europe du Nord. La laïcité, telle que nous la connaissons en France, par exemple, est inimaginable à l’échelle américaine. Il n’y a pas, aux yeux des Américains, de contradiction entre une référence fonctionnelle à Dieu, dans le « Pledge of Allegiance », et la laïcité de l’État. Car la neutralité de l’État (absence de subventions, de collusions, etc.) s’enracine dans un terreau social où la religion occupe une place structurante de la vie communautaire. La référence à Dieu dans la Constitution américaine, même si elle est minimale, reflète cependant le consensus de citoyens très majoritairement pratiquants. En d’autres termes, la référence à la transcendance a permis de socialiser l’Amérique alors qu’elle serait en Europe, davantage attachée à l’héritage des Lumières, plutôt une pomme de discorde. En outre, l’identité européenne tient autant de son histoire religieuse que des apports de la laïcité. Invoquer une transcendance reviendrait à privilégier davantage la contribution du monde religieux (au détriment de celle du monde profane) à la civilisation européenne. Or, outre les particularités de chacun, nous sommes tous un peu les deux à la fois. Notre culture est à la fois constituée de l’influence des trois religions monothéistes et des acquis de la laïcité. C’est cet équilibre, que nous avons mis des siècles à établir, que nous devons absolument conserver. Il serait impensable que le processus historique qui a conduit à la constitution d’une Europe enfin pluraliste et pacifiée, tant du point de vue philosophique que nationalitaire, donne naissance à une nouvelle forme de domination idéologique, de quelque inspiration qu’elle soit.
Quelles perspectives ?
Certes, les religions révélées, le judaïsme, le christianisme et l’islam ont contribué de manière significative à forger la culture et les valeurs européennes mais nous les avons sécularisées dans notre espace public depuis plus de deux siècles. En outre, elles ne sont pas les seules. Pensons à la civilisation grecque, à la rationalité du XIXe siècle, à la laïcité… D’aucuns pourraient également être tentés de poser la transcendance non pas dans un système métaphysique, mais dans un système axiologique, c’est-à-dire dans un système de valeurs, à savoir, les valeurs inaliénables que l’Europe devrait défendre. Là encore, dans un système démocratique, ces valeurs communément partagées par tous ne procèdent pas de la transcendance. Elles sont le produit de délibérations et de décisions d’assemblées souveraines qui font exclusivement appel aux ressources de la raison.
Notre patrimoine nous indique clairement que le risque de voir s’imposer un système de pensée au détriment d’un autre est une constante de l’histoire européenne. Loin de la garantir, la référence à la transcendance ne fera que porter le fer sur les cicatrices de l’Histoire. Notre héritage politique nous incite donc à considérer la Constitution comme un document à vocation purement légale et laïque. La laïcité n’est pas l’ennemi de la transcendance, elle en permet au contraire le libre exercice, dans le respect des convictions religieuses et philosophiques de chacun. En démocratie, le rapport à la transcendance comprise comme le rapport à Dieu est un phénomène purement privé. Sinon, ce n’est plus la démocratie.
Faut-il pour autant dissoudre la mémoire des collectivités qui ont fait l’Europe dans un moule informe et neutre ? Certes non. L’Union européenne et l’État du XXIe siècle devront, d’une manière ou d’une autre, intégrer à l’intérieur de l’espace public les valeurs des grandes familles de pensée traditionnelles et émergentes, mais en conservant intacte la nature et l’esprit de la laïcité publique qui leur permet de coexister au sein d’un même espace politique.
Pour illustrer ce dernier point, qui clôturera mon intervention, je souhaiterais vous raconter une petite histoire qui met en scène Martin Buber, grand penseur et philosophe juif du siècle dernier, ayant beaucoup oeuvré en faveur du développement des amitiés judéo-chrétiennes. L’histoire se passe durant un colloque organisé dans les années vingt, colloque au cours duquel Buber prit la parole devant un auditoire constitué de catholiques et de protestants. « Au fond, leur dit-il, la douleur, oui la douleur qui nous sépare est celle-ci : vous pensez que le Messie est déjà venu alors que nous, les juifs, pensons au contraire qu’il doit encore arriver. Si, par miracle, j’avais la possibilité d’interroger Dieu sur le sujet, la seule question qui nous préoccuperait, vous et moi, serait celle de savoir s’il est déjà venu. Mais, ajouta Buber, si j’avais la chance de lui poser cette question, je m’empresserais de Lui murmurer : Surtout, ne réponds pas ! »