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La transcendance, une question radicalement privée

Numéro 01/2 Janvier-Février 2003 par Olivier Boruchowitch

janvier 2003

La Consti­tu­tion euro­péenne, parce qu’elle doit res­pec­ter sa neu­tra­li­té et res­ter dans un cadre légal d’or­ga­ni­sa­tion des ins­ti­tu­tions publiques, de défi­ni­tion de leurs fonc­tions ain­si que des droits et devoirs des citoyens, ne peut intro­duire dans son texte la réfé­rence à la trans­cen­dance. Une telle réfé­rence à Dieu risque, en effet, d’ex­clure les laïques et les athées, d’in­duire une confu­sion entre espace pri­vé et espace public, de fon­der des droits sur des argu­ments non ration­nels… La Consti­tu­tion euro­péenne, en tant que garant de la démo­cra­tie, doit non seule­ment tenir compte des valeurs com­mu­né­ment par­ta­gées par tous et qui sont le pro­duit de déli­bé­ra­tions fon­dées sur la rai­son, mais sur­tout réus­sir à les sécu­la­ri­ser afin de per­mettre leur coexis­tence à l’in­té­rieur d’un même espace politique.

Faut-il faire réfé­rence à la trans­cen­dance — com­prise comme une réfé­rence à Dieu — dans le pré­am­bule de la future Consti­tu­tion euro­péenne ? L’in­ter­ro­ga­tion est com­plexe parce qu’elle porte sur des consi­dé­ra­tions mul­tiples : phi­lo­so­phiques, his­to­riques, sociales, juri­diques et même, pour cer­tains d’entre nous, théo­lo­giques. Elle est d’au­tant plus impor­tante qu’au moment où l’U­nion euro­péenne oeuvre à son élar­gis­se­ment vers l’Est, nous obser­vons, à notre porte, de nom­breux conflits ou conten­tieux de sou­ve­rai­ne­té ter­ri­to­riale qui ins­tru­mentent la ques­tion de la reli­gion pour jus­ti­fier des exac­tions et des crimes contraires aux valeurs démo­cra­tiques les plus élé­men­taires. Ce phé­no­mène existe éga­le­ment à l’in­té­rieur de nos fron­tières où le pro­ces­sus de paci­fi­ca­tion enga­gé entre l’Ir­lande du Nord et la Grande-Bre­tagne est encore fragile.

Bien enten­du, on pour­rait objec­ter que ces ques­tions pra­tiques sont très éloi­gnées de la ques­tion de la men­tion de la trans­cen­dance en tant que telle dans la future Consti­tu­tion euro­péenne, en ce sens que cette ques­tion serait pure­ment phi­lo­so­phique et juri­dique. Mais cela revien­drait à oublier que le rap­port à la trans­cen­dance tombe dans l’es­pace public, dès lors qu’il est ritua­li­sé et maté­ria­li­sé par un cor­pus reli­gieux et des pra­tiques sociales. En d’autres termes, dès que l’on quitte le ter­rain pure­ment théo­rique, la ques­tion de la recon­nais­sance de la trans­cen­dance par un docu­ment à carac­tère juri­dique ren­voie inévi­ta­ble­ment à celles de la reli­gion, ou plus exac­te­ment, des reli­gions, et touche de très près la pro­blé­ma­tique de la sépa­ra­tion des Églises (au sens large) et de l’É­tat. Sous cet angle, l’al­ter­na­tive est simple : devons-nous aller vers un modèle fran­çais, qui se défi­nit exclu­si­ve­ment comme laïque en excluant tout rap­port à la trans­cen­dance ou vers le modèle amé­ri­cain d’un État laïque, la nation res­tant pla­cée sous le regard d’un Dieu « neutre », c’est-à-dire indé­ter­mi­né du point de vue de la religion ?

Je plai­de­rai ici, aus­si clai­re­ment que pos­sible, en faveur de la pre­mière option. La thèse que je défen­drai est fon­dée à la fois sur des consi­dé­ra­tions phi­lo­so­phiques et empi­riques. Je sou­tiens, en effet, qu’à l’in­té­rieur de l’es­pace euro­péen, le rap­port à la trans­cen­dance est un pro­blème exclu­si­ve­ment pri­vé et indi­vi­duel. La Consti­tu­tion devra, à mes yeux du moins, consa­crer le droit des pra­tiques reli­gieuses et phi­lo­so­phiques et recon­naitre aux ins­ti­tu­tions reli­gieuses ou phi­lo­so­phiques celui de s’or­ga­ni­ser, mais elle ne doit, en aucun cas, me semble-t-il, men­tion­ner elle-même quelque forme de trans­cen­dance que ce soit.

Je vais appro­fon­dir ce point d’un point de vue stric­te­ment théo­rique et déve­lop­per ma thèse aus­si concrè­te­ment que pos­sible. J’es­saie­rai de mon­trer pour­quoi il serait inop­por­tun, erro­né, voire dan­ge­reux, de faire réfé­rence à la trans­cen­dance dans un docu­ment aus­si sym­bo­lique que celui de la Consti­tu­tion européenne.

Opportunité théologique

La ques­tion de la réfé­rence à la trans­cen­dance est très com­plexe parce qu’elle est, par nature et par des­ti­na­tion, une pro­blé­ma­tique à carac­tère mul­tiple. Deux types d’im­pli­ca­tion, liées à la trans­cen­dance, qui m’in­citent à pen­ser que la Consti­tu­tion euro­péenne ne devrait pas se récla­mer d’elle.

On a beau­coup dit et écrit que le dia­logue inter­re­li­gieux avait consi­dé­ra­ble­ment évo­lué en Occi­dent depuis plu­sieurs décen­nies. Je pense que cette ana­lyse est erro­née. Certes, les reli­gions se tolèrent davan­tage aujourd’­hui que par le pas­sé. Le dia­logue oecu­mé­nique a pro­gres­sé dans une cer­taine mesure, mais le véri­table dia­logue entre les trois grandes reli­gions mono­théistes est au point mort. Nombre de digni­taires reli­gieux issus du judaïsme et de l’is­lam, par exemple, ne recon­naissent même pas le chris­tia­nisme comme une vraie reli­gion mono­théiste en rai­son de la Tri­ni­té. Sur quelles bases, dès lors, un dia­logue est-il pos­sible ? Le chris­tia­nisme et l’is­lam ont vu, dans le judaïsme, les élé­ments annon­cia­teurs de leurs propres doc­trines et ont réin­ter­pré­té les textes, en leur assi­gnant un nou­veau sens dis­tinct de leur signi­fi­ca­tion ini­tiale. Sur quelles bases, là encore, un véri­table dia­logue est-il pos­sible ? L’is­lam consi­dère que le judaïsme et le chris­tia­nisme sont dans l’er­reur, et le judaïsme consi­dère que les conflits d’in­ter­pré­ta­tion ne sont un pro­blème que pour les reli­gions qui lui sont ulté­rieures. Là encore, sur quelles bases un dia­logue reli­gieux est-il possible ?

Certes, et c’est le plus impor­tant, la tolé­rance entre les dif­fé­rents points de vue a elle, en revanche, beau­coup évo­lué. Ain­si a‑t-on enten­du, de part et d’autres, de nom­breuses décla­ra­tions d’a­pai­se­ment et s’est pro­gres­si­ve­ment déve­lop­pée l’i­dée selon laquelle cha­cune des reli­gions mono­théistes pou­vait appor­ter un éclai­rage par­tiel, sa part de véri­té, sur la ques­tion de Dieu. Mais au-delà de ces décla­ra­tions, et quel que soit le mérite de ces pro­grès, le dia­logue pro­pre­ment pla­cé à un niveau théo­lo­gique est très visi­ble­ment limité.

Dès lors, toute réfé­rence à la trans­cen­dance, si elle veut conten­ter l’en­semble des reli­gions pra­ti­quées au sein de l’Es­pace euro­péen, ne pour­rait se faire que sur un consen­sus mini­mum, c’est-à-dire, un réfé­rence pure­ment for­melle, et nul­le­ment sub­stan­tielle, attri­bu­tive ou qua­li­fiante, à Dieu. Tou­te­fois, si la logique qui pré­vaut pour dési­gner une forme de trans­cen­dance est celle du consen­sus, elle est là encore inap­pro­priée parce qu’elle ne ras­sem­ble­rait autour d’elle que les croyants issus des reli­gions mono­théistes, excluant du même coup les athées ou les orga­ni­sa­tions laïques hos­tiles à toute inter­pé­né­tra­tion de la reli­gion et de l’État.

L’ar­gu­ment théo­lo­gique se heurte donc à une double objec­tion déci­sive : d’une part, la réfé­rence à Dieu ne pour­ra être que for­melle ou fonc­tion­nelle, seul déno­mi­na­teur com­mun mini­mum sur la base duquel les trois grandes reli­gions mono­théistes pour­ront être d’ac­cord, auquel cas on perd plus qu’on ne gagne puisque aucune défi­ni­tion sub­stan­tielle ne pour­ra figu­rer dans la Consti­tu­tion ; d’autre part, le consen­sus ne concer­ne­ra qu’une pro­por­tion limi­tée de la popu­la­tion euro­péenne, excluant de fac­to les laïques et les athées.

En véri­té, il me semble que le véri­table déno­mi­na­teur com­mun à toutes les ten­dances reli­gieuses, laïques et phi­lo­so­phiques est à recher­cher, non pas dans des sources théo­lo­giques, mais dans des sources juri­diques. Comme nous l’a­vons vu, une défi­ni­tion inten­tion­nelle ou exten­tion­nelle de Dieu qui n’ex­clu­rait pas du même coup les athées ou les laïques est impos­sible. En outre, elle condui­rait à une contra­dic­tion de fond : la Consti­tu­tion est un acte juri­dique éta­bli par les hommes pour d’autres hommes par l’exer­cice de la seule rai­son. Elle a pour voca­tion d’or­ga­ni­ser les ins­ti­tu­tions euro­péennes publiques, de défi­nir leur fonc­tion, de consa­crer la nature future de l’U­nion euro­péenne et du pou­voir qu’elle enten­dra lais­ser aux droits internes aux dif­fé­rents États qui la consti­tuent, de défi­nir les droits et les devoirs des citoyens, etc. Et c’est, à mon sens, dans ce seul cadre qu’elle doit oeuvrer.

Réin­té­grer la notion de Dieu au sein d’un docu­ment comme la future Consti­tu­tion consis­te­rait à com­mettre trois fautes très impor­tantes pour l’a­ve­nir des ins­ti­tu­tions. D’une part, cela revien­drait à for­mu­ler un article rai­son puis­qu’un article qui ferait expli­ci­te­ment réfé­rence à Dieu serait fon­dé sur des argu­ments non ration­nels. D’autre part, la consé­cra­tion de la per­son­na­li­té juri­dique de Dieu serait une aber­ra­tion du droit public qui orga­nise exclu­si­ve­ment la vie entre les hommes et les ins­ti­tu­tions. Enfin, et peut-être avant tout, la rédac­tion d’un article rela­tif à la trans­cen­dance indui­rait une confu­sion entre l’es­pace pri­vé et l’es­pace public. En effet, le rap­port à la trans­cen­dance s’ins­crit dans une rela­tion indi­vi­duelle ou col­lec­tive d’un groupe de croyants au sein d’une reli­gion don­née. Il concerne donc un groupe social déter­mi­né qui, au tra­vers d’ins­ti­tu­tions reli­gieuses, ritua­lise cette rela­tion. Le rôle de l’É­tat ou, à un niveau plus glo­bal, de l’U­nion euro­péenne consiste à don­ner aux citoyens la pos­si­bi­li­té d’exer­cer libre­ment leur reli­gion et à recon­naitre aux ins­ti­tu­tions reli­gieuses le droit d’or­ga­ni­ser leurs pra­tiques. Mais il ne revient pas aux ins­ti­tu­tions publiques de recon­naitre le conte­nu de la pra­tique ou d’adhé­rer à la concep­tion qu’une ten­dance (reli­gieuse ou non), plu­tôt qu’une autre, réclame d’elles. Cela contre­vien­drait à l’im­par­tia­li­té de l’État.

La Consti­tu­tion euro­péenne ne pour­rait donc pas faire réfé­rence à la trans­cen­dance, non seule­ment parce qu’elle ne peut pas pri­vi­lé­gier une concep­tion théo­lo­gique au détri­ment des autres, non seule­ment parce qu’elle ne peut pas igno­rer les opi­nions non confes­sion­nelles qu’elle serait ame­née à nier, mais sur­tout parce qu’elle sor­ti­rait du cadre stric­te­ment légal qu’elle est cen­sée régu­ler. Quelle valeur légale aurait une Consti­tu­tion char­gée d’or­ga­ni­ser le droit ins­ti­tu­tion­nel euro­péen si elle ne res­pec­tait pas elle­même sa propre obli­ga­tion de neutralité ?

Opportunité historique

Du point de vue his­to­rique, je ne vois guère d’ar­gu­ments plai­dant en faveur d’une réfé­rence à la trans­cen­dance. Là encore, notre his­toire com­porte de très nom­breuses réfé­rences à des per­sé­cu­tions qui ont eu lieu sur notre conti­nent au nom de la trans­cen­dance et de la reli­gion domi­nante qui en a récla­mé l’ex­clu­si­vi­té. Rap­pe­lons-nous l’In­qui­si­tion, la Contre-Réforme et les Dra­gon­nades, l’an­ti­ju­daïsme chré­tien, etc. On objec­te­ra peut-être qu’il s’a­git d’ins­tru­men­ta­li­sa­tions mal­heu­reuses de la reli­gion, et non de la trans­cen­dance en tant que telle. Peut-être, mais quel rem­part légal peut-on véri­ta­ble­ment dres­ser pour pré­ve­nir ce genre de débor­de­ments s’ils venaient à se repro­duire ? Si l’É­tat ou, à for­tio­ri, l’U­nion euro­péenne ne rem­plit pas plei­ne­ment son rôle de neu­tra­li­té, quelles garan­ties consti­tu­tion­nelles res­te­ra-t-il aux mino­ri­tés reli­gieuses ou non confes­sion­nelles pour voir leurs droits à la liber­té de culte ou à la liber­té de pen­sée réel­le­ment protégés ?

Il peut sem­bler futile d’é­vo­quer ce genre de pro­blèmes dans l’en­ceinte d’une ins­ti­tu­tion aus­si res­pec­table et res­pec­tueuse de la démo­cra­tie. Mais la réa­li­té, aujourd’­hui, aux portes de l’Eu­rope et à l’in­té­rieur de celle-ci, est peu ras­su­rante. Il y a vingt-cinq ans, per­sonne ou presque n’au­rait pu pré­dire l’embrasement des Bal­kans, deve­nus depuis le théâtre d’af­fron­te­ments de blocs mono­eth­niques et mono­re­li­gieux. Là encore, outre les natio­na­lismes qui s’y sont affron­tés, il ne faut pas oublier que ce sont éga­le­ment trois tra­di­tions et iden­ti­tés reli­gieuses qui se sont com­bat­tues. Au sein de l’U­nion, l’Ir­lande du Nord est, aujourd’­hui encore, déchi­rée — à la fois par des ques­tions natio­nales et religieuses.

L’une des plus grandes vic­toires de la démo­cra­tie a été d’ins­ti­tu­tion­na­li­ser la neu­tra­li­té de l’É­tat qui garan­tit l’é­ga­li­té des citoyens, la liber­té de culte et d’o­pi­nion. Consa­crer la trans­cen­dance dans la Consti­tu­tion euro­péenne serait une pro­fonde régres­sion his­to­rique car on ferait l’im­passe sur les acquis de la laï­ci­té et sur la paci­fi­ca­tion de la vie sociale qu’elle a ren­due possible.

C’est sans doute ce qui nous éloigne du modèle amé­ri­cain, en ce sens qu’aux États-Unis, le phé­no­mène reli­gieux est beau­coup plus répan­du dans la vie col­lec­tive « pro­fane » qu’en Europe ou, du moins, dans les pays de l’Eu­rope du Nord. La laï­ci­té, telle que nous la connais­sons en France, par exemple, est inima­gi­nable à l’é­chelle amé­ri­caine. Il n’y a pas, aux yeux des Amé­ri­cains, de contra­dic­tion entre une réfé­rence fonc­tion­nelle à Dieu, dans le « Pledge of Alle­giance », et la laï­ci­té de l’É­tat. Car la neu­tra­li­té de l’É­tat (absence de sub­ven­tions, de col­lu­sions, etc.) s’en­ra­cine dans un ter­reau social où la reli­gion occupe une place struc­tu­rante de la vie com­mu­nau­taire. La réfé­rence à Dieu dans la Consti­tu­tion amé­ri­caine, même si elle est mini­male, reflète cepen­dant le consen­sus de citoyens très majo­ri­tai­re­ment pra­ti­quants. En d’autres termes, la réfé­rence à la trans­cen­dance a per­mis de socia­li­ser l’A­mé­rique alors qu’elle serait en Europe, davan­tage atta­chée à l’hé­ri­tage des Lumières, plu­tôt une pomme de dis­corde. En outre, l’i­den­ti­té euro­péenne tient autant de son his­toire reli­gieuse que des apports de la laï­ci­té. Invo­quer une trans­cen­dance revien­drait à pri­vi­lé­gier davan­tage la contri­bu­tion du monde reli­gieux (au détri­ment de celle du monde pro­fane) à la civi­li­sa­tion euro­péenne. Or, outre les par­ti­cu­la­ri­tés de cha­cun, nous sommes tous un peu les deux à la fois. Notre culture est à la fois consti­tuée de l’in­fluence des trois reli­gions mono­théistes et des acquis de la laï­ci­té. C’est cet équi­libre, que nous avons mis des siècles à éta­blir, que nous devons abso­lu­ment conser­ver. Il serait impen­sable que le pro­ces­sus his­to­rique qui a conduit à la consti­tu­tion d’une Europe enfin plu­ra­liste et paci­fiée, tant du point de vue phi­lo­so­phique que natio­na­li­taire, donne nais­sance à une nou­velle forme de domi­na­tion idéo­lo­gique, de quelque ins­pi­ra­tion qu’elle soit.

Quelles perspectives ?

Certes, les reli­gions révé­lées, le judaïsme, le chris­tia­nisme et l’is­lam ont contri­bué de manière signi­fi­ca­tive à for­ger la culture et les valeurs euro­péennes mais nous les avons sécu­la­ri­sées dans notre espace public depuis plus de deux siècles. En outre, elles ne sont pas les seules. Pen­sons à la civi­li­sa­tion grecque, à la ratio­na­li­té du XIXe siècle, à la laï­ci­té… D’au­cuns pour­raient éga­le­ment être ten­tés de poser la trans­cen­dance non pas dans un sys­tème méta­phy­sique, mais dans un sys­tème axio­lo­gique, c’est-à-dire dans un sys­tème de valeurs, à savoir, les valeurs inalié­nables que l’Eu­rope devrait défendre. Là encore, dans un sys­tème démo­cra­tique, ces valeurs com­mu­né­ment par­ta­gées par tous ne pro­cèdent pas de la trans­cen­dance. Elles sont le pro­duit de déli­bé­ra­tions et de déci­sions d’as­sem­blées sou­ve­raines qui font exclu­si­ve­ment appel aux res­sources de la raison.

Notre patri­moine nous indique clai­re­ment que le risque de voir s’im­po­ser un sys­tème de pen­sée au détri­ment d’un autre est une constante de l’his­toire euro­péenne. Loin de la garan­tir, la réfé­rence à la trans­cen­dance ne fera que por­ter le fer sur les cica­trices de l’His­toire. Notre héri­tage poli­tique nous incite donc à consi­dé­rer la Consti­tu­tion comme un docu­ment à voca­tion pure­ment légale et laïque. La laï­ci­té n’est pas l’en­ne­mi de la trans­cen­dance, elle en per­met au contraire le libre exer­cice, dans le res­pect des convic­tions reli­gieuses et phi­lo­so­phiques de cha­cun. En démo­cra­tie, le rap­port à la trans­cen­dance com­prise comme le rap­port à Dieu est un phé­no­mène pure­ment pri­vé. Sinon, ce n’est plus la démocratie.

Faut-il pour autant dis­soudre la mémoire des col­lec­ti­vi­tés qui ont fait l’Eu­rope dans un moule informe et neutre ? Certes non. L’U­nion euro­péenne et l’É­tat du XXIe siècle devront, d’une manière ou d’une autre, inté­grer à l’in­té­rieur de l’es­pace public les valeurs des grandes familles de pen­sée tra­di­tion­nelles et émer­gentes, mais en conser­vant intacte la nature et l’es­prit de la laï­ci­té publique qui leur per­met de coexis­ter au sein d’un même espace politique.

Pour illus­trer ce der­nier point, qui clô­tu­re­ra mon inter­ven­tion, je sou­hai­te­rais vous racon­ter une petite his­toire qui met en scène Mar­tin Buber, grand pen­seur et phi­lo­sophe juif du siècle der­nier, ayant beau­coup oeu­vré en faveur du déve­lop­pe­ment des ami­tiés judéo-chré­tiennes. L’his­toire se passe durant un col­loque orga­ni­sé dans les années vingt, col­loque au cours duquel Buber prit la parole devant un audi­toire consti­tué de catho­liques et de pro­tes­tants. « Au fond, leur dit-il, la dou­leur, oui la dou­leur qui nous sépare est celle-ci : vous pen­sez que le Mes­sie est déjà venu alors que nous, les juifs, pen­sons au contraire qu’il doit encore arri­ver. Si, par miracle, j’a­vais la pos­si­bi­li­té d’in­ter­ro­ger Dieu sur le sujet, la seule ques­tion qui nous pré­oc­cu­pe­rait, vous et moi, serait celle de savoir s’il est déjà venu. Mais, ajou­ta Buber, si j’a­vais la chance de lui poser cette ques­tion, je m’empresserais de Lui mur­mu­rer : Sur­tout, ne réponds pas ! »

Olivier Boruchowitch


Auteur

Olivier Boruchowitch est rédacteur en chef de la revue du Centre communautaire laïc juif Regards.