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La toutologie pour les nuls
Il est une tendance actuelle qui se donne abondamment à voir sur les réseaux sociaux : celle de la toutologie. Ce terme dépréciatif est adressé à celles et ceux (mais le plus souvent ceux) qui prétendent développer des analyses pertinentes et profondes à tout propos. En période de pandémie, ils sont épidémiologistes, en temps d’inondations, hydrologues, quand le monde […]
Il est une tendance actuelle qui se donne abondamment à voir sur les réseaux sociaux : celle de la toutologie. Ce terme dépréciatif est adressé à celles et ceux (mais le plus souvent ceux) qui prétendent développer des analyses pertinentes et profondes à tout propos. En période de pandémie, ils sont épidémiologistes, en temps d’inondations, hydrologues, quand le monde bout, climatologues et si l’on vient à arrêter un terroriste, spécialistes des processus de radicalisation. Ils sont tantôt écoutés, tantôt brocardés, ils se discréditent plus ou moins vite, selon les cas. L’actuelle pandémie leur a donné mille occasions de s’illustrer, permettant à chacun, selon ses incompétences, de devenir petit ou grand toutologue.
Bien entendu, les toutologues posent la question de l’audience que donnent les réseaux sociaux à des personnes qui, autrefois, auraient gueulé au comptoir d’un café, maugréé devant le journal télévisé ou péroré à la table du diner dominical, le tout sans autre conséquence que des haussements d’épaules et, éventuellement, l’admiration de l’un ou l’autre témoin. Au-delà de cette problématique bien connue, ils attirent aussi l’attention sur la société sans répit dans laquelle nous vivons.
Il semble en effet de plus en plus impossible de s’avouer nul. En maths, en langues, en dessin, en musique ou en plomberie, qu’importe, nous sommes pourtant toujours nuls en quelque chose, et même généralement en la plupart d’entre elles. Or, dans un monde qui a créé une collection d’ouvrages spécialement dédiés aux nuls — dans l’espoir de capitaliser sur leur volonté de sortir de leur triste condition — quelle excuse reste-t-il pour rester indécrottable ? Qui peut avouer qu’il ne comprend rien et n’a même pas pris la peine de lire « Le management pour les nuls », « La cuisine pour les nuls » ou « La physique nucléaire pour les nuls » ?
Illégitimes à être nuls, nous voilà poussés à nous déclarer universellement compétents. Il nous faut commenter les chiffres de l’épidémie, quand bien même nous sommes incapables de faire la différence entre moyenne et médiane ; avoir un avis autorisé sur la sortie du nucléaire alors que nous n’avons aucune idée de ce qu’est le plutonium ; nous prononcer sur les politiques d’emploi alors que nous ignorons ce qu’est un taux d’emploi.
Pourquoi ? Peut-être parce qu’aujourd’hui, la modestie n’est plus de mise : il faut savoir se vendre, se mettre en avant, capter l’attention. Puisque aucune position sociale n’est plus assurée, puisque le confort de l’établissement nous est à jamais interdit, il nous faut faire notre chemin, cultiver notre réseau, nous constituer un capital relationnel qui nous aidera à surnager dans la compétition universelle. Nous voilà donc sommés d’être influenceurs, de prendre part au grand jeu de la participation (citoyenne, scientifique, culturelle, militante…), de faire référence au sein de réseaux toujours plus larges et plus nombreux. Il faut en être, à tout prix !
Qu’importent les frontières disciplinaires, les qualifications, l’expérience et la formation ? Qu’importent les règles, la prudence, l’hésitation et l’indécidabilité ? Il faut éviter la déchéance de remettre son sort entre des mains expertes, tant nous savons tous que la supériorité des spécialistes est usurpée, qu’ils vivent dans leur tour d’ivoire et ne savent rien de la vraie vie des vraies gens et qu’ils sont englués dans de multiples conflits d’intérêts !
Quelle fatigue que ce monde dans lequel nul ne peut plus prétendre au confort de la délégation et du repos, dans lequel la confiance est interdite, dans lequel le doute comme éthique a fait place au doute comme systématique (sauf peut-être en ce qui concerne soi-même). Toujours être rebelle, toujours « faire ses propres recherches », toujours se forger un avis ad hoc. Nous sommes une fois de plus confrontés à cette société de la surcharge, de l’exigence infinie et du refus des cloisonnements. En sont issues, des myriades d’individus sans repères ni spécialisation, se conformant docilement à l’injonction de n’être plus dociles, et cherchant, sans repère aucun, un sens à des questions qui les dépassent.
Du reste, ces questions nous dépassent tous, même les spécialistes ; raison pour laquelle il importe d’en choisir peu, pour s’y confronter longuement et prudemment, avant de pouvoir conclure que l’on ne sait toujours pas, même si on pense avoir fait un bout de chemin.
Courant après l’inaccessible, le toutologue ne peut que se lancer dans une fuite en avant infinie et fatale. Que dire alors de ces hordes de lemmings qui, sur les réseaux sociaux, courent ensemble vers la falaise ? Que c’est un moindre mal, car, dans un monde de l’universelle concurrence, il vaut mieux mourir en toutologue que de vivre en loser.