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La toutologie pour les nuls

Numéro 8 – 2021 - Expert ignorance spécialiste par Christophe Mincke

décembre 2021

Il est une ten­dance actuelle qui se donne abon­dam­ment à voir sur les réseaux sociaux : celle de la tou­to­lo­gie. Ce terme dépré­cia­tif est adres­sé à celles et ceux (mais le plus sou­vent ceux) qui pré­tendent déve­lop­per des ana­lyses per­ti­nentes et pro­fondes à tout pro­pos. En période de pan­dé­mie, ils sont épi­dé­mio­lo­gistes, en temps d’inondations, hydro­logues, quand le monde […]

Billet d’humeur

Il est une ten­dance actuelle qui se donne abon­dam­ment à voir sur les réseaux sociaux : celle de la tou­to­lo­gie. Ce terme dépré­cia­tif est adres­sé à celles et ceux (mais le plus sou­vent ceux) qui pré­tendent déve­lop­per des ana­lyses per­ti­nentes et pro­fondes à tout pro­pos. En période de pan­dé­mie, ils sont épi­dé­mio­lo­gistes, en temps d’inondations, hydro­logues, quand le monde bout, cli­ma­to­logues et si l’on vient à arrê­ter un ter­ro­riste, spé­cia­listes des pro­ces­sus de radi­ca­li­sa­tion. Ils sont tan­tôt écou­tés, tan­tôt bro­car­dés, ils se dis­cré­ditent plus ou moins vite, selon les cas. L’actuelle pan­dé­mie leur a don­né mille occa­sions de s’illustrer, per­met­tant à cha­cun, selon ses incom­pé­tences, de deve­nir petit ou grand toutologue.

Bien enten­du, les tou­to­logues posent la ques­tion de l’audience que donnent les réseaux sociaux à des per­sonnes qui, autre­fois, auraient gueu­lé au comp­toir d’un café, mau­gréé devant le jour­nal télé­vi­sé ou péro­ré à la table du diner domi­ni­cal, le tout sans autre consé­quence que des haus­se­ments d’épaules et, éven­tuel­le­ment, l’admiration de l’un ou l’autre témoin. Au-delà de cette pro­blé­ma­tique bien connue, ils attirent aus­si l’attention sur la socié­té sans répit dans laquelle nous vivons.

Il semble en effet de plus en plus impos­sible de s’avouer nul. En maths, en langues, en des­sin, en musique ou en plom­be­rie, qu’importe, nous sommes pour­tant tou­jours nuls en quelque chose, et même géné­ra­le­ment en la plu­part d’entre elles. Or, dans un monde qui a créé une col­lec­tion d’ouvrages spé­cia­le­ment dédiés aux nuls — dans l’espoir de capi­ta­li­ser sur leur volon­té de sor­tir de leur triste condi­tion — quelle excuse reste-t-il pour res­ter indé­crot­table ? Qui peut avouer qu’il ne com­prend rien et n’a même pas pris la peine de lire « Le mana­ge­ment pour les nuls », « La cui­sine pour les nuls » ou « La phy­sique nucléaire pour les nuls » ?

Illé­gi­times à être nuls, nous voi­là pous­sés à nous décla­rer uni­ver­sel­le­ment com­pé­tents. Il nous faut com­men­ter les chiffres de l’épidémie, quand bien même nous sommes inca­pables de faire la dif­fé­rence entre moyenne et médiane ; avoir un avis auto­ri­sé sur la sor­tie du nucléaire alors que nous n’avons aucune idée de ce qu’est le plu­to­nium ; nous pro­non­cer sur les poli­tiques d’emploi alors que nous igno­rons ce qu’est un taux d’emploi.

Pour­quoi ? Peut-être parce qu’aujourd’hui, la modes­tie n’est plus de mise : il faut savoir se vendre, se mettre en avant, cap­ter l’attention. Puisque aucune posi­tion sociale n’est plus assu­rée, puisque le confort de l’établissement nous est à jamais inter­dit, il nous faut faire notre che­min, culti­ver notre réseau, nous consti­tuer un capi­tal rela­tion­nel qui nous aide­ra à sur­na­ger dans la com­pé­ti­tion uni­ver­selle. Nous voi­là donc som­més d’être influen­ceurs, de prendre part au grand jeu de la par­ti­ci­pa­tion (citoyenne, scien­ti­fique, cultu­relle, mili­tante…), de faire réfé­rence au sein de réseaux tou­jours plus larges et plus nom­breux. Il faut en être, à tout prix !

Qu’importent les fron­tières dis­ci­pli­naires, les qua­li­fi­ca­tions, l’expérience et la for­ma­tion ? Qu’importent les règles, la pru­dence, l’hésitation et l’indécidabilité ? Il faut évi­ter la déchéance de remettre son sort entre des mains expertes, tant nous savons tous que la supé­rio­ri­té des spé­cia­listes est usur­pée, qu’ils vivent dans leur tour d’ivoire et ne savent rien de la vraie vie des vraies gens et qu’ils sont englués dans de mul­tiples conflits d’intérêts !

Quelle fatigue que ce monde dans lequel nul ne peut plus pré­tendre au confort de la délé­ga­tion et du repos, dans lequel la confiance est inter­dite, dans lequel le doute comme éthique a fait place au doute comme sys­té­ma­tique (sauf peut-être en ce qui concerne soi-même). Tou­jours être rebelle, tou­jours « faire ses propres recherches », tou­jours se for­ger un avis ad hoc. Nous sommes une fois de plus confron­tés à cette socié­té de la sur­charge, de l’exigence infi­nie et du refus des cloi­son­ne­ments. En sont issues, des myriades d’individus sans repères ni spé­cia­li­sa­tion, se confor­mant doci­le­ment à l’injonction de n’être plus dociles, et cher­chant, sans repère aucun, un sens à des ques­tions qui les dépassent.

Du reste, ces ques­tions nous dépassent tous, même les spé­cia­listes ; rai­son pour laquelle il importe d’en choi­sir peu, pour s’y confron­ter lon­gue­ment et pru­dem­ment, avant de pou­voir conclure que l’on ne sait tou­jours pas, même si on pense avoir fait un bout de chemin.

Cou­rant après l’inaccessible, le tou­to­logue ne peut que se lan­cer dans une fuite en avant infi­nie et fatale. Que dire alors de ces hordes de lem­mings qui, sur les réseaux sociaux, courent ensemble vers la falaise ? Que c’est un moindre mal, car, dans un monde de l’universelle concur­rence, il vaut mieux mou­rir en tou­to­logue que de vivre en loser.

Christophe Mincke


Auteur

Christophe Mincke est codirecteur de La Revue nouvelle, directeur du département de criminologie de l’Institut national de criminalistique et de criminologie et professeur à l’Université Saint-Louis à Bruxelles. Il a étudié le droit et la sociologie et s’est intéressé, à titre scientifique, au ministère public, à la médiation pénale et, aujourd’hui, à la mobilité et à ses rapports avec la prison. Au travers de ses travaux récents, il interroge notre rapport collectif au changement et la frénésie de notre époque.