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La Terreur promise

Numéro 10 Octobre 2002 par Pascal Fenaux

janvier 2009

Aborder la question des alternatives politiques au régime irakien
actuel impose de dépasser la figure (incontournable et emblématique,
mais trop « folklorique » et confortable) de Saddam Hussein
et de s’attarder sur la question de la violence « d’État » qui s’abat
depuis 1968 sur l’Irak. Cette violence s’explique autant par la pratique
du régime organisé autour du dirigeant irakien que par les
fondements idéologiques du Baas et l’ancrage sociologique de ses
responsables.

« Michel Aflaq a fondé le parti Baas au milieu de ce siècle en pensant qu’une ère d’héroïsme (‘ahd al-buṭûla) s’ouvrait devant le peuple arabe. Dans sa prison dorée de Bagdad[1], il a aujourd’hui tout loisir de méditer l’aphorisme de Tocqueville sur la démocratie qui, aux “vertus héroïques”, préfère les “habitudes paisibles”. Car cet héroïsme a nourri une chevalerie qui s’est illustrée – plus que sur les champs de bataille mettant en jeu l’avenir de la “nation” – dans l’écrasement de la société civile […] »

(Michel Seurat, 1983).

Aborder la question des alternatives politiques au régime irakien actuel impose de dépasser la figure (incontournable et emblématique, mais trop « folklorique » et confortable) de Saddam Hussein et de s’attarder sur la question de la violence « d’État » qui s’abat depuis 1968 sur l’Irak. Cette violence s’explique autant par la pratique du régime organisé autour du dirigeant irakien que par les fondements idéologiques du Baas et l’ancrage sociologique de ses responsables.

Cette violence n’est pas un élément conjoncturel ni le seul produit des contingences politiques et historiques d’un pays qui, depuis sa création par les Britanniques en 1917 jusqu’au coup d’État baasiste du 17 juillet 1968, avait certes déjà fait l’objet de violentes convulsions. Théorisée et légitimée par les pères fondateurs du parti Baas[1] (le chrétien Michel Aflaq, le sunnite Salaheddine al-Bitar et l’alaouite Zaki al-Arzouzi), cette violence a fini par devenir une forme pure, l’unique mode d’expression et d’exercice des régimes baasistes au pouvoir à Damas et à Bagdad. Bien que déchirées par une hostilité sans bornes, les deux formations baasistes et les collectivités tribalo-confessionnelles qui en ont pris le contrôle se distinguent au Moyen-Orient pour s’être constamment et méthodiquement acharnées contre leurs « sociétés civiles » et, en Syrie d’abord, en Irak ensuite, contre leurs propres États.

À la différence des régimes dictatoriaux sévissant au Moyen-Orient, les régimes baasistes ont littéralement éradiqué toutes formes d’organisation de leurs sociétés en faisant régner une pure non-loi, remplaçant l’exercice d’une loi arbitraire (mais connue et lisible) par l’exercice d’une terreur frappant aveuglément (en tout cas du point de vue des victimes) les individus et les groupes sociaux. L’élévation de la terreur en mode de « gouvernement » n’a pu que mettre hors course un État et des institutions publiques par ailleurs soumises à la préséance du parti Baas, de ses milices et de ses « meutes ».

Cette lecture extrêmement sombre (et que d’aucuns ont parfois qualifiée de paranoïaque) n’est pas seulement certifiée par la lecture des enquêtes et rapports des grandes ONG de défense des droits de l’Homme. Elle a surtout été développée presque simultanément et sans concertation aucune par deux spécialistes du Moyen-Orient dans le courant des années 80. Dans les années 70 et 80, le français Michel Seurat (se protégeant derrière le pseudonyme de Gérard Michaud – ce qui n’allait pas empêcher son enlèvement en 1984 et son assassinat en 1986, avec la complicité des services de renseignement syriens) s’était plongé dans l’étude sur le terrain de la Syrie baasiste et en avait exhumé un matériau qui allait lui permettre de développer le concept politique (et non moral) d’« État de barbarie » (non assimilable à l’État totalitaire)[2]. À la fin des années 80, l’irakien Kanan Makiya (se protégeant alors avec davantage de réussite que Seurat derrière le pseudonyme de Samir al-Khalil) produisait quant à lui une histoire du baasisme et de son incarnation irakienne, avec pour objet d’analyse la violence pure au centre de ce qu’il appelait, lui, la « République de la peur » (Republic of fear)[3].

AUX SOURCES DU NATIONALISME ARABE

Avant de s’attarder sur l’équation irakienne (et sa jumelle syrienne) et de présenter le concept d’« État de barbarie » proposé par Seurat, un rappel historique et sociologique s’impose. On le sait, les États arabes du Moyen-Orient, à l’exception de l’Égypte et de l’Arabie saoudite, ainsi que l’État hébreu, sont nés des initiatives de la France et de la Grande-Bretagne qui, au sortir de la Première guerre mondiale, se sont partagé les dépouilles de l’empire ottoman en érigeant au rang d’États des régions qui n’en étaient alors que des provinces, contrevenant ainsi aux promesses faites à la dynastie hachémite du Hedjaz (La Mecque) et tournant le dos aux aspirations unitaires des intellectuels arabes du Machrek du 19ème siècle, aspirations qu’exprimait le mieux le mouvement de la Renaissance arabe (an-Nahda al-arabiya).

Le nationalisme arabe (qawmiya arabiya), aussi appelé panarabisme (urubiya), est ainsi apparu à une époque où tout le Machrek était sous domination ottomane. Le système identitaire ethno-confessionnel arabo-musulman était alors déséquilibré au profit de la norme confessionnelle et au détriment de la norme ethno-tribale, ce qui était logique dans la mesure ou le pouvoir était turc, donc non arabe. Cela allait en contradiction avec la hiérarchisation originelle des empires arabo-musulmans, laquelle privilégiait l’Arabe musulman par rapport au musulman non arabe et ce dernier par rapport à l’Arabe non musulman (chrétien ou juif) et à l’Arabe musulman « schismatique » (alaouite, ismaélien, druze ou chiite).

D’où étaient issus les animateurs de ce mouvement panarabiste ? Principalement, il s’agissait de citadins, musulmans sunnites (la confession majoritaire dans toute société arabe), souvent chrétiens orthodoxes, parfois juifs. Mais, peu à peu, le panarabisme allait également être perçu par les « marges illégitimes » des sociétés arabes comme apte à éliminer la forme d’inégalité dont ils se sentaient victimes, grâce à la valorisation (parfois raciste) de la norme ethnique et linguistique arabe sur les autres normes d’identification.

PÉRIPHÉRIES CONTRE CENTRES

À ce stade, il est nécessaire de rappeler cette évidence longtemps niée et dénigrée par les « progressistes arabes » : les sociétés arabes du Machrek étaient et sont toujours traversées par des clivages qui, bien que devant être nuancés au regard des vagues de l’exode rural, opposent une « sédentarité » sunnite (hadar, hâdira) valorisée (civilisation = hadâra) et lieu de légitimation politique (via la production de la norme légale islamique) à une « nomadité » ou à une « steppe » (bâdiya) dépréciée. « L’idéal-type de la ville arabe orientale (…) correspond, sur le plan communautaire, à une population urbaine en large majorité musulmane sunnite, avec une minorité chrétienne orthodoxe (Rûm), deux confessions traditionnellement citadines »[4], soit précisément les premiers tenants du nationalisme arabe moderne. Cette opposition entre « cité » et « steppe », ou entre solidarité politique urbaine et solidarité organique de lignages tribaux organisés en « machines de guerre » contre la ville et contre tout espace politique organisé et différencié fut déjà mise en évidence par l’historien et proto-sociologue arabe médiéval Abderrahman Ibn Khaldoun, ressuscité en 1966 par Yves Lacoste[5] et capturé en 1980 par Gilles Deleuze et Félix Guattari[6].

Michel Seurat présentait le cadre d’analyse d’Ibn Khaldoun ou « triade khaldounienne » comme suit : « (…) comment, à un endroit historique donné, une communauté (asabiya), soudée par des liens du sang ou simplement par une similitude de destin, use d’une prédication (da’wa) religieuse/politique (…) comme d’un tremplin pour accéder au pouvoir total (mulk) »[7], un pouvoir « total » qu’Ibn Khaldoun qualifiait de « naturel » (tabi’i) en l’opposant à la notion éminemment politique de pouvoir… « politique » (siyasi). Pour Seurat et Ibn Khaldoun, la tragédie arabe vient de ce que, en permanence, les « villes » et les « États » ont été contraints de garantir leur pérennité économique en abdiquant de leur autonomie politique et en se soumettant au pouvoir « naturel » et à la violence physique d’organismes périphériques, guerriers et « chevaleresques » (magnifiés par Michel Aflaq) fonctionnant sur la prébende et la prédation.

Ce rappel du double clivage confessionnel et ville/steppe permet de prendre toute la mesure de la politique de partage et d’émiettement pratiquée par les puissances coloniales française et britannique. Ainsi, chacune des nouvelles entités étatiques dessinées par Paris et Londres fut créée au bénéfice d’une minorité confessionnelle. Ces minorités confessionnelles ne constituaient-elles pas précisément l’avant-garde des panarabistes ? Certes. Seulement, les minorités confessionnelles sur lesquelles comptaient s’appuyer les puissances européennes étaient des minorités non citadines, cordialement méprisées par les collectivités citadines et souvent exploitées par elles. Dans le cas de la Palestine, cette dernière était tout simplement « promise » à une collectivité purement et largement absente, un mouvement sioniste poursuivant l’objectif d’y implanter les dix millions de Juifs d’Europe centrale et orientale.

DES COLONISATEURS MACHIAVÉLIQUES

Ainsi, le Liban devait fournir une hégémonie aux chrétiens maronites, confession rurale et montagnarde, et aux druzes, secte schismatique, méprisée et également montagnarde, contre les vœux « unitaristes » des musulmans sunnites et des chrétiens melkites, orthodoxes et arméniens, essentiellement citadins. La Syrie, organisée en quasi-confédération, comptait deux États « sunnites » (Alep et Damas) et deux autres États censés quant à eux fournir une majorité compensatoire aux alaouites et aux druzes, deux confessions montagnardes traditionnellement méprisées. La Jordanie, de son côté, devait reposer sur une force militaire essentiellement issue du noyau bédouin du sud et de l’est du pays, aux marges du désert et des steppes de l’Arabie centrale, noyau bédouin et guerrier censé exercer son contrôle sur les populations urbaines du nord. L’Irak, enfin, était taillé sur mesure pour satisfaire à la fois l’appétit pétrolier de Londres et les intérêts de la société arabe sunnite. Cette volonté de rencontrer deux intérêts antagonistes fit à l’époque de l’Irak le seul État nouveau-né à être dirigé par la confession dominante dans le monde arabe, les sunnites. Seulement, ces derniers, à la différence des autres États arabes, étaient et sont toujours minoritaires (17%), tandis que leur pouvoir reposait sur une classe militaire héritière de l’armée ottomane, sur de grands propriétaires terriens et sur des dirigeants des grandes tribus sunnites[8].

Le Liban a explosé sous les effets conjugués, d’une part, de l’exode des confessions rurales (maronites et surtout chiites) vers les villes côtières et, d’autre part, de l’apparition des milices (véritables machines de guerre retranchées derrière l’alibi confessionnel). Et, si le Liban est en passe de se reconstituer, c’est uniquement sous la houlette d’un gouvernement géré par les anciens dirigeants de milices prébendières arc-boutées à leur montagne, désarmées mais protégées par l’armée syrienne, et exerçant un véritable protectorat sur les classes moyennes citadines, garantes financières de la reconstruction de l’espace économique.

La Syrie, elle, a reconstitué son unité politique après le départ des Français en 1946. Mais, comme nous allons le voir ci-dessous, l’État n’y est également qu’un alibi masquant la domination de clans issus d’une minorité confessionnelle non urbaine : la communauté alaouite. Enfin, l’Irak, après de multiples coups d’État, a fini par être dirigé d’une main de fer par un parti Baas contrôlé par une minorité tribale sunnite issue de la région de Tikrit. On le verra, le Baas irakien parviendra longtemps à « masquer » son ancrage minoritaire et tribal en se cachant derrière le masque d’un panarabisme déconfessionnalisé et en développant un appareil d’État ultra violent mais, cas unique dans la région, réellement redistributeur, pour ensuite perdre les moyens de sa politique, tomber le masque et devenir, à l’instar de la Syrie des années 80, un régime se perpétuant uniquement et exclusivement par l’exercice de la terreur.

L’ÉTAT DE BARBARIE

Bref, et toujours en rappelant Michel Seurat, dans la région du Croissant fertile, tous les États arabes sont devenus les « masques » et les otages d’acteurs non politiques fonctionnant en meutes, organisés autour d’une solidarité organique et issus des périphéries. Les cas les plus frappants sont la Syrie et l’Irak, où une asabiya ou « machine de guerre » parvient plus qu’à contrôler l’appareil d’État, mais à empêcher sa réelle émergence ou son appropriation par une majorité politique constituée et contractuelle en pratiquant une politique de la table rase. Ce phénomène se caractérise par la capture et la perte d’autonomie et d’identité d’un appareil d’État, celui-ci étant soumis à un corps militaro-tribal anti-citadin et anti-politique ne se maintenant au pouvoir qu’en exerçant une terreur aveugle, illégale et volontairement arbitraire et « imprévisible ». Estimant que cette forme de dictature n’a que peu à voir avec l’État totalitaire, Seurat en a donc induit le concept d’« État de barbarie ».

En Syrie, un collectif fondé sur la solidarité organique agit contre l’émergence d’un État constitué et tente de garantir son maintien au « pouvoir » par une pratique auto-défensive quasi paranoïaque et polyvoque. Ce collectif maintient sa domination politique en se reposant sur différents clivages, non exclusifs les uns des autres et hiérarchisés. Sa tactique consiste à passer de l’un à l’autre et d’opérer par faux semblants et usage de leurres. Michel Seurat distingue cinq clivages : confession (tâ’ifa) versus confession, militaires versus civils, ville versus périphérie, parti Baas versus opposition, Nation arabe versus tribalité. La dictature est animée par des militaires issus d’une périphérie montagnarde et dévalorisée (Montagne des Alaouites). Elle s’est approprié l’appareil d’État en investissant l’armée par le bas en même temps que d’autres minorités périphériques (druzes, Kurdes, ismaéliens, ainsi que sunnites ruraux).

Cette armée a hissé au pouvoir un parti politique nationaliste panarabiste, le Baas, dont le discours socialisant, panarabiste, anti-confessionnel et anti-politique ne pouvait que séduire les autres confessions minoritaires tout en cherchant à canaliser les espoirs de renouveau et d’émancipation de sociétés arabes marquées par la décolonisation, l’exploitation des grands propriétaires sunnites et le conflit avec l’État juif. Les ultimes coups d’État seront en fait le produit de luttes au sein du parti et de l’armée se concluant progressivement au bénéfice des cadres alaouites.

En Irak, comme en Syrie, le parti Baas contemporain est d’extraction périphérique, confessionnellement minoritaire mais, à la différence de la Syrie, repose par contre sur une armée depuis toujours acquise à la minorité sunnite et « programmée » par le colonisateur britannique pour défendre « un État construit contre sa société »[9]. À l’instar de la Syrie, la force de la minorité confessionnelle ayant capturé l’appareil d’État et son armée est de s’abriter derrière une idéologie de rassemblement et de création d’un homme nouveau : l’homme arabe déconfessionnalisé. L’enjeu est de conserver sa propre cohésion confessionnelle tout en œuvrant à ce que les autres confessions perdent leur propre cohésion par le biais d’une idéologie de construction nationale modernisatrice, laquelle passe par le renoncement de chaque Arabe à sa différence, condition sine qua non de l’unité et de l’égalité de tous dans la société civile. Le sésame de cette tactique consiste à ne jamais s’identifier et à ne jamais nommer le lieu d’où parle réellement le pouvoir, tout comme à ne jamais identifier et situer l’adversaire, mais à lui assigner un rôle qui le dépasse.

Le corps dominant procède par déplacements permanents d’un clivage à l’autre. Si d’autres groupes, en quête d’ascension sociale, investissent dans l’armée, des milices du parti Baas entrent en action et les court-circuitent. Si le Baas « s’ouvre » quelque peu à d’autres confessions, voire joue son « rôle politique » en se joignant à un mouvement de protestation populaire[10], des milices aux effectifs puisés dans la minorité confessionnelle reprennent les choses en mains et déclenchent alors un cycle de terreur aveugle. La pratique réelle des régimes baasistes consiste ainsi à « lisser » l’espace social majoritaire en lui opposant un discours fusionnel ou en lui administrant une politique de la table rase (tathir : « purification »)[11]. Tout se passe comme si Pierre Clastres avait raison quand il se demandait si certains organismes sociaux n’avaient pas pour souci potentiel de conjurer coûte que coûte la formation d’un appareil d’État[12]. En Irak, par exemple, cette soumission de l’État (et de son arsenal répressif) à un corps guerrier qui lui est partiellement étranger se traduit par le fait qu’un quart des fonctionnaires sont des agents du ministère de l’Intérieur, tandis que ce dernier et l’armée sont truffés et court-circuités par des miliciens relevant directement du parti unique et n’ayant de comptes à rendre qu’au Conseil de Commandement de la Révolution et au Président, et certainement pas à un gouvernement dont l’existence tient de la pure fiction.

LE PRÊT-À-TUER IDÉOLOGIQUE

Cette politique de la table rase, ce culte de la violence, ce discours fusionnel et cette négation de toute différence individuelle ou collective au sein de la nation arabe ne sont pas de purs produits de la conjoncture politique mais sont aussi clairement et explicitement légitimés par le corpus idéologique élaboré par le principal père fondateur du Baas, Michel Aflaq. Dans « Fi Sabil al-Ba’th » (Sur la Voie de la Résurrection) article publié en 1950, Michel Aflaq écrit : « J’ai toujours considéré que notre philosophie ne devait pas déifier l’être humain [al-insan]. Il y a une différence entre l’individu [al-fard] et l’être humain. Déifier l’être humain n’est rien d’autre que du paganisme. […] Le plus grand service que les Arabes puissent rendre à l’humanité, c’est d’opposer leur propre nationalisme et renoncer à toute pensée humaniste »[13], soit une façon pratique de nier la notion « bourgeoise » d’humanité et de droits de l’Homme.

Dans le même article, Aflaq poursuit : « La pratique baasiste doit nourrir une haine féroce et meurtrière envers toute personne porteuse d’une idée hostile. Il est inutile que les membres de notre mouvement se contentent de combattre les idées opposées sans s’en prendre à la personne physique. L’idée combattue n’existe pas par elle-même, elle est incarnée dans la personne physique qui doit donc périr pour que l’idée périsse également. » À sa façon, Tarek Aziz, inamovible façade « laïque et chrétienne »[14] du régime bassiste, justifiait les purges sanglantes qui, en 1969, frappèrent l’armée, le Baas et des responsables de la communauté juive irakienne[15] (accusée, évidemment, d’être une cinquième colonne sioniste) en des termes directement inspirés du corpus raciste et paranoïaque d’Aflaq : « L’apparence n’est pas la vérité. Le combattant éprouvé, mais que le peuple estime être dans l’erreur, est mille fois plus bénéfique à la Révolution qu’une personne n’ayant pas combattu mais que le peuple estime être dans le bon. […] Toutefois, juger de la fiabilité d’une personne sans passé révolutionnaire s’avère être très aléatoire. Alors, quand il y a l’ombre d’un doute sur la fiabilité de cette personne, le révolutionnaire doit passer outre les apparences et l’éliminer. »[16]

Enfin, dans la théorie élaborée par Aflaq, la notion de zaïm (« guide ») mérite d’être évoquée, particulièrement dans son rapport à la société et parce qu’elle fournira la légitimation idéologique des pouvoirs absolus de Hafez el-Assad en Syrie et Saddam Hussein en Irak. Pour Michel Aflaq, « la nation n’est pas une somme numérique, mais un Esprit. Les nations ne sont pas détruites par la réduction de leurs effectifs, mais par la régression de l’Esprit national parmi les individus. Le Guide ne doit pas susciter une majorité ou un consensus, mais bien une opposition et une menace. Il ne doit pas soumettre les individus à l’Esprit, mais bien les convertir à l’Esprit. Par conséquent, le Guide n’est pas un rassembleur mais un unificateur. En d’autres mots, le Guide est le maître de l’Esprit singulier dont il doit exclure quiconque y contredit. »

Ainsi, pour les intellectuels fondateurs du Baas qui, dans les années 40 et 50, confectionnaient, consciemment ou inconsciemment, le prêt-à-tuer de leurs successeurs, la nation arabe idéale doit être un espace lisse, indifférencié, assassin envers toute particularité tant individuelle que collective, voire politique. On imagine dès lors le sort idéalement réservé aux opposants et aux individus dans pareille vision du monde. On imagine également le sort réservé aux minorités ethniques et confessionnelles qui « entrelardent » une nation arabe s’étendant « de l’Océan [atlantique] au Golfe [persique]. » C’est dans ces fondements idéologiques, et pas seulement dans la conjoncture, qu’il faut, d’une part, comprendre la dénaturalisation et la répression qui frappent les Kurdes de Syrie depuis les années 60, et, d’autre part, contextualiser la violence génocidaire exercée à l’encontre des Kurdes depuis la fin des années 80.

LES MASQUES TOMBENT

En Syrie comme en Irak, l’État est, depuis la fin des années 60, capturé par le Baas panarabiste lui-même capturé par un groupe social issu d’une confession minoritaire. Cette réalité a contraint les élites guerrières et tribales arrivées au pouvoir à camoufler leur extraction minoritaire et périphérique derrière un discours panarabiste. Les idées élaborées par Aflaq, el-Bitar et el-Arzouzi ont offert un viatique inespéré à des régimes qui, à mesure qu’ils se minorisaient et se fragmentaient, n’ont eu de cesse de sauvegarder leur assise minoritaire en niant leur identité (pour mieux la reproduire) et en criminalisant des identités confessionnelles (arabes chiites), ethniques (kurdes), politiques et sociales dont le tort n’est pas d’être seulement adverses mais surtout majoritaires.

Le Baas syrien, capturé par des clans alaouites, a longtemps usé d’une pratique d’alliances sous-régionales et mercantiles avec d’autres clans périphériques, tout en ayant l’intelligence de financer son arsenal répressif en rackettant discrètement les pétro-monarchies au titre de pays de la « ligne de front » (contre Israël), une politique de racket qui, depuis la fin des années 80, ne dissimule plus les carences de services publics croulant sous les ayant droits du régime et incapable de remplir ses missions de base.

Le Baas irakien, quant à lui, capturé par des clans arabes sunnites, a longtemps été en mesure d’exercer sa violence en se dotant non seulement d’un appareil répressif sans commune mesure au Moyen-Orient, mais aussi en engageant l’Irak sur le chemin d’un État-Providence d’un type bien particulier car il n’était pas fondé sur le contrat social mais sur l’abandon de toute revendication politique de la part des citoyens irakiens. L’État-Providence était, jusqu’à la fin des années 80, financé largement par les revenus pétroliers. Il s’effondrera avec la première guerre du Golfe (1980 – 1988), miné par la destruction de la région de Bassora et d’une partie du Kurdistan irakien. C’est alors que, à la différence d’un Baas syrien bien plus rusé, Saddam Hussein voudra faire d’une pierre deux coups : détourner la mauvaise humeur de son armée en envahissant le Koweït en 1990, invasion censée honorer la « dette de guerre » que les pétro-monarchies du Golfe ont contractée envers un Irak ayant servi de rempart à la révolution islamique d’Iran.

QUELLE AUTODÉTERMINATION ?

L’écrasement de l’armée irakienne au printemps 1991 et la répression, dans l’indifférence des armées alliées, du soulèvement de 14 des 18 provinces, ont, depuis lors, tombé le masque d’un régime qui, à l’instar de la Syrie des années 80, n’a plus que la terreur à sa disposition pour assurer sa reproduction. Onze ans de terreur, conjugués aux effets meurtriers des sanctions adoptées par les Nations unies et partiellement instrumentalisées par la dictature, ont abouti à l’effondrement de « l’État-Providence » irakien et de ses classes moyennes « canalisées »[17], au renforcement de l’arsenal répressif du régime baasiste et à l’implosion d’une société irakienne repliée, pour des impératifs de reproduction et de survie, sur des solidarités infra-confessionnelles et strictement tribales.

Ce qui distingue le Baas irakien contemporain et le Baas syrien des années 80 des partis uniques communistes d’Europe de l’Est des années 70 et 80, c’est l’existence et la lisibilité de la loi. Dans l’ex-URSS et au sein de ses satellites, la loi était arbitraire mais elle était connue. Quiconque la détournait ou la contrevenait le faisait le plus souvent en connaissance de cause, en sachant les risques encourus et dans un contexte où la peine de mort pour raisons politiques était de moins en moins appliquée. C’est ce cadre dictatorial mais stabilisé qui a permis, et l’émergence d’élites réformatrices au sein du parti communiste, et l’auto-organisation clandestine (et parfois tolérée) de mouvements sociaux.

En Irak comme en Syrie, les élites politiques et sociales et les corps intermédiaires ont été physiquement éradiqués. Dans le cas de l’Irak, l’éradication des élites et des médiations (kurdes, chiites mais aussi sunnites) s’est doublée de l’exercice indiscriminé et « aveugle » d’une terreur meurtrière à l’encontre de tout individu ou tout collectif désireux de s’organiser, quand bien même le monopole politique ne serait pas contesté au Baas. En outre, ce dernier, après avoir cannibalisé une structure étatique déjà très faible, a été cannibalisé à son tour par une parentèle fédérée autour de la personne de Saddam Hussein, parentèle de plus en plus isolée et redoublant dès lors de férocité face à toute concurrence politique ou tribale. Dans de telles conditions, il y a de quoi douter de l’émergence à court terme d’acteurs civils dès lors que tout espace autonome a été soigneusement décimé. Il ne faut dès lors pas s’étonner si, aujourd’hui, l’opposition a la dictature syrienne ne puisse plus parler que le langage d’un islam politique (récemment converti aux vertus du pluralisme politique) fédérateur de la majorité sunnite et puisant sa légitimité dans son essence urbaine. Tout comme il ne faut pas s’étonner outre mesure si le langage fédérateur dominant dans le Kurdistan irakien est celui du nationalisme (car c’est en tant que minorité ethnolinguistique que les Kurdes sont réprimés et niés), tandis que celui qui domine dans le sud chiite est celui d’un confessionnalisme s’exprimant dans des termes partiellement puisés dans le débat politique iranien . Enfin, une des difficultés que rencontrera toute construction politique sera de dépasser une culture de la « concurrence des victimes » entre les différents groupes sociaux et culturels de l’Irak actuel.

L’éventuel renversement du régime irakien sous l’effet d’une attaque américaine et/ou occidentale ou sous l’effet d’une implosion du régime posera donc la question de la succession et de la construction. En l’absence d’une société civile et politique en Irak, comment les Irakiens, individuellement et collectivement, parviendront-ils à se définir ? Et à quelles conditions un gouvernement irakien à la fois représentatif et responsable pourra-t-il être érigé sur pareilles ruines ? Cette question risque de rester ouverte bien plus longtemps qu’on ne le croit. Il est tout simplement à espérer que la réponse n’y sera pas une guerre civile aussi meurtrière que 34 ans de « résurrection arabe socialiste ».

Pascal Fenaux

 

 

[1] . De son nom complet, Parti de la Résurrection arabe socialiste (Ḥizb al-Ba‘th al-‘arabi al-ishtiraki). Sa devise est « Une Nation arabe unique au Message éternel » (Umma ‘arabiya waḥida dhata Risala khalida) et son slogan fédérateur est « Unité Liberté Socialisme » (Waḥda Ḥurriya Ishtirakiya).

[2] . Michel Seurat, L’État de barbarie, Seuil, 1989.

[3] . Samir al-Khalil, Republic of Fear – The politics of Irak, University of California Press, 1989.

[4]. Michel Seurat, op. cit.

[5]. Yves Lacoste, Ibn Khaldoun, La Découverte, 1966.

[6]. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille plateaux, Minuit, 1980.

[7]. Michel Seurat, op. cit.

[8]. Pierre-Jean Luizard, La formation de l’Irak contemporain, CNRS, 2002 (réédition).

[9]. Luizard, op. cit.

[10]. En 1980, certaines cellules locales du Baas, en partie sunnites, prirent le parti de s’associer à un mouvement de protestation né dans les grandes villes sunnites (ainsi que dans certains village alaouites…).

[11]. Syrie : 25 000 morts en février 1982 dans la ville insurgée de Hama, majoritairement sunnite et ancienne exploiteuse de la paysannerie alaouite… Irak : lors de l’opération « Al-Anfal » (Le Butin), 4 500 villages kurdes détruits, 180 000 Kurdes assassinés et 2 millions d’autres déportés. Au printemps 1991, suite à la violente insurrection de 14 provinces sur 18 et d’une partie de l’armée contre le Baas, la répression aboutit à la mort de près de 100 000 personnes, principalement dans les provinces kurdes du Nord et chiites du Sud.

[12]. Pierre Clastres, La société contre l’État. Recherches d’anthropologie politique, Minuit, 1974.

[13]. Samir al-Khalil, op.cit.

[14]. Pour se fondre dans la « masse » (sans mauvais jeu de mots), Tarek Aziz a pourtant choisi de nier son origine chrétienne assyro-chaldéenne en abandonnant sa véritable identité : Mikhaël Yohanna (« Michel Jean »).

[15]. Une communauté décimée par l’exode de la quasi totalité des 150.000 Juifs d’Irak en 1951, exode provoqué avec la coopération tacite du gouvernement hachémite de Nouri Saïd et du gouvernement travailliste de David Ben Gourion.

[16]. Samir al-Khalil, op.cit..

[17]. C’est-à-dire produites par le régime et non directement issues de l’initiative privée, une initiative privée (c.à.d. autonome) qui, dans ce type de régime aveugle, était assez illusoire.

[1] . Après l’arrivée de Ḥafez el-Assad à la tête du Baas syrien, Michel Aflaq s’était réfugié en Irak.

Pascal Fenaux


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Pascal Fenaux est membre du comité de rédaction de La Revue nouvelle depuis 1992. Sociologue, il a poursuivi des études en langues orientales (arabe et hébreu). Il est spécialiste de la question israélo-palestinienne, ainsi que de la question linguistique et communautaire en Belgique. Journaliste indépendant, il est également «vigie» (veille presse, sélection et traduction) à l’hebdomadaire Courrier international (Paris) depuis 2000. Il y traite et y traduit la presse «régionale» juive (hébréophone et anglophone) et arabe (anglophone), ainsi que la presse «hors-zone» (anglophone, yiddishophone, néerlandophone et afrikaansophone).