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La tentation d’être une ordure
Après chaque attentat, le même raisonnement est tenu : si nous n’avons pu empêcher l’attaque, ce n’est certainement pas que nos méthodes sont inopérantes, c’est qu’elles sont trop parcimonieusement appliquées. Les mesures sécuritaires ne peuvent qu’être la solution, celle dans laquelle il faut se jeter à corps perdu, celle à laquelle il faut tout sacrifier : budgets, démocratie, dignité, […]

Après chaque attentat, le même raisonnement est tenu : si nous1 n’avons pu empêcher l’attaque, ce n’est certainement pas que nos méthodes sont inopérantes, c’est qu’elles sont trop parcimonieusement appliquées. Les mesures sécuritaires ne peuvent qu’être la solution, celle dans laquelle il faut se jeter à corps perdu, celle à laquelle il faut tout sacrifier : budgets, démocratie, dignité, principes fondamentaux.
Ainsi, alors que les cadavres jonchaient encore la promenade des Anglais, des politiques français et les piliers de comptoir du café du Commerce en ligne rivalisaient déjà de suggestions absurdes : rétablissement de la peine de mort, arrestation de tout suspect, ajout de lance-roquettes à l’armement de la police municipale, etc. De même, alors qu’on ne savait encore presque rien de l’attaque d’une église à Saint-Étienne-du-Rouvray, d’innombrables voix appelaient à l’incarcération de tous les « fichés S », au durcissement de l’état d’urgence et à mille autres mesures incompatibles avec les droits humains.
Pourtant, de précieuses analyses sont régulièrement publiées par des médias qui pointent la variabilité des profils et des motivations des meurtriers, le cynisme des revendications à postériori par Daech, l’inanité des mesures prises jusqu’à aujourd’hui ou encore les profonds maux dont souffre notre société et qui poussent au désespoir, à la folie ou à la radicalisation ; autant d’occasions d’opérer un retour réflexif.
Cependant, plutôt que de nous demander si nous n’avons pas fait fausse route, plutôt que d’envisager de changer notre fusil d’épaule, plutôt que de nous remémorer nos engagements démocratiques, plutôt que de nous dire nous ne les avons que trop sacrifiés à des mesures qui ne nous apportent pas la sécurité, nous préférons nous enfermer dans une logique de mort, nous appliquant à devenir nos propres pires ennemis.
En effet, dans ce contexte, une même logique du pire trouve doublement à s’exprimer.
D’un côté, face à l’horreur des actes de notre ennemi sans visage, nous appelons de nos vœux des mesures radicales. Répondre à la radicalisation par une contre-radicalisation, à l’injustice par d’autres injustices, à la violence par d’autres violences, telle semble être la seule voie envisagée. Pourtant, nous pensons nous distinguer de l’«ennemi », ce barbare, en ce que nous avons solennellement promis que la fin ne justifiait pas les moyens tant certaines actions étaient injustifiables. Nous avons fondé nos systèmes politique et judiciaire sur les droits humains, indiquant en cela des limites infranchissables relatives au respect de la vie, de la dignité, de la justice, de la vie privée, etc. Nous avons donc promis de garder la tête froide et de ne jamais abdiquer notre raison. Et voilà que se donne à entendre partout un désir d’état d’exception, une volonté de mettre fin au système que nous avons si difficilement édifié.
Nous qui nous vantons de notre rationalité, pouvons-nous seulement prétendre que l’efficacité des mesures dérogatoires en ferait un mal nécessaire ? Même pas. La variabilité des profils et des modus operandi indique à quel point il faudrait ratisser large pour contrôler l’ensemble des déterminants du passage à l’acte.
Dès lors, permettre une intrusion accrue dans la vie des gens, l’emprisonnement de suspects, l’assignation à résidence de personnes jugées problématiques, c’est utiliser à l’aveugle une violence dont nous nous étions engagés à user avec parcimonie.
Voilà donc que, entrainés par la violence, fascinés par l’inhumanité ou la folie supposées de l’«ennemi », nous nous empressons de le rejoindre dans son délire. Quelle terrible fascination que celle qui nous pousse à entrer dans le cycle de la vengeance et de la violence aveugle et, en fin de compte, à prendre l’«ennemi » pour modèle !
Parallèlement se donne à entendre l’argument selon lequel manquer de fermeté et laisser les choses dégénérer reviendrait à ouvrir un boulevard à l’extrême droite. Étrange proposition que d’adopter les idées de personnes que nous réprouvons pour les empêcher d’accéder au pouvoir ! Nous ne pouvons en effet nous dédouaner en disant qu’adopter leur brutalité ne revient pas à faire nôtres leurs idées. Une action est soit liée à des valeurs, soit purement cynique. Dans un cas comme dans l’autre, il n’y a pas là de quoi nous disculper. Quant au fait de reprendre les idées pour éviter l’arrivée au pouvoir de personnes peu recommandables, c’est un bien faible argument. Quelle est donc la qualité d’une personne prête à accomplir des actes inavouables et à adopter des idées nauséabondes pour empêcher autrui de lui ravir le pouvoir ?
L’impasse est complète, et l’argumentaire cache difficilement la terrible tentation de nous laisser aller à la médiocrité de celui que nous méprisons, notre ennemi politique, dont nous envions de moins en moins secrètement la capacité à se laisser aller à ses plus basses pulsions et à renoncer à toute raison.
Nous voilà donc pris d’une passion mimétique pour nos ennemis — terroristes ou extrémistes de droite. Sans doute le plus grand défi que nous ayons à affronter, au-delà même de la question de la sécurité, est-il celui de résister à la tentation d’être des ordures. Rien n’indique en effet que les crispations sécuritaires nous promettent une société sûre, mais tout nous amène à penser que cette pulsion nous défigurera une fois de plus, comme ce fut le cas chaque fois que nous trahîmes nos principes.
Alors que nous sommes victimes et que nous continuerons certainement de l’être, faut-il en outre que nous ne puissions plus nous regarder dans la glace ?
- Le « nous » utilisé dans ce texte permet de désigner notre société comme productrice d’un discours qui nait autant de la bouche de quelqu’un que de l’air du temps et de ce qu’il permet de tenir comme propos ; il permet surtout de rendre justice à la responsabilité collective, celle-là même qui devrait nous empêcher de dire qu’on n’y est pour rien et que c’est donc à quelqu’un d’autre de s’en préoccuper. Il ne s’agit cependant nullement d’affirmer que chacun tient ce genre de discours.