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La suspension des activités minières artisanales au Sud-Kivu

Numéro 07/8 Juillet-Août 2011 par Sara Geenen

janvier 2015

Les reve­nus des mines congo­laises sont accu­sés de finan­cer des groupes armés au détri­ment du déve­lop­pe­ment local. En sep­tembre 2010, le gou­ver­ne­ment décide de sus­pendre l’exploitation arti­sa­nale des mines et, sou­dain, en mars 2011, lève de manière impro­vi­sée, son inter­dic­tion. Le bilan de cette opé­ra­tion est une mili­ta­ri­sa­tion accrue du sec­teur et l’augmentation de l’insécurité pour les mineurs. À la veille d’élections natio­nales, la popu­la­ri­té de Kabi­la est en baisse dans le Sud-Kivu qui avait, pour­tant, voté mas­si­ve­ment en sa faveur.

Les mine­rais qui pro­viennent du Congo ont une répu­ta­tion san­glante. D’une part, leur exploi­ta­tion serait sinon à la source, du moins dans le pro­lon­ge­ment des conflits, tan­dis que des groupes armés en tire­raient des reve­nus qui leur per­mettent de conti­nuer leurs acti­vi­tés. D’autre part, les reve­nus tirés de l’exploitation minière ne contri­bue­raient ni au déve­lop­pe­ment natio­nal ni à l’amélioration des condi­tions de vie locales. Depuis un peu plus de dix ans, cette ana­lyse a encou­ra­gé des acteurs exté­rieurs (bailleurs de fonds, orga­ni­sa­tions mul­ti­la­té­rales) et inté­rieurs, à pro­po­ser une série d’initiatives. Pen­dant la guerre de 1998 – 2003, un embar­go avait été pro­po­sé. Il a été sui­vi par des sanc­tions ciblées, et plus récem­ment, par la tra­ça­bi­li­té, la cer­ti­fi­ca­tion et la for­ma­li­sa­tion de la pro­duc­tion minière arti­sa­nale. Néan­moins, toutes ces solu­tions se sont heur­tées à des pro­blèmes de concré­ti­sa­tion, et l’exploitation arti­sa­nale des mine­rais main­tient son carac­tère « non offi­ciel », « infor­mel » et pour cer­tains obser­va­teurs « illé­gal », voire « criminel ».

Fin sep­tembre 2010, le gou­ver­ne­ment congo­lais a pris l’initiative remar­quable de sus­pendre toutes les acti­vi­tés minières arti­sa­nales dans les pro­vinces du Manie­ma, du Nord- et du Sud-Kivu. Lors d’une visite à Goma, le pré­sident Kabi­la annon­ça la sus­pen­sion des acti­vi­tés à Wali­kale (ter­ri­toire prin­ci­pal pour l’exploitation de la cas­si­té­rite au Nord-Kivu). Cette déci­sion était moti­vée par des « enlè­ve­ments, des prises d’otages et des exac­tions diverses contre la popu­la­tion [qui y] sont opé­rés par des groupes armés1 » qui s’autofinanceraient grâce à l’exploitation minière. Le 11 sep­tembre, le ministre des Mines envoyait un com­mu­ni­qué sti­pu­lant que la déci­sion du pré­sident de la Répu­blique avait été éten­due aux trois pro­vinces du Nord-Kivu, Sud-Kivu et Manie­ma. Le 20 sep­tembre 2010, un arrê­té minis­té­riel pré­ci­sait les acteurs concer­nés, à savoir « les titu­laires des titres miniers, les exploi­tants arti­sa­naux, les coopé­ra­tives minières, les négo­ciants, les comp­toirs agréés et les enti­tés de trai­te­ment et de trans­for­ma­tion2 ».

Un deuxième arrê­té, pro­mul­gué le même jour, concerne les mesures d’encadrement3. En bref, l’administration minière doit faire un inven­taire des stocks des mine­rais pré­sents dans les comp­toirs et chez les négo­ciants, veiller à ce qu’aucun colis ne soit expor­té, déployer ses agents sur le ter­rain, inven­to­rier tous les sites et iden­ti­fier tous les acteurs impli­qués. Quant aux exploi­tants arti­sa­naux, ils doivent arrê­ter les tra­vaux, se lais­ser iden­ti­fier et s’organiser en coopé­ra­tives. Tout cela dans le but de réa­li­ser un des objec­tifs de la sus­pen­sion, orga­ni­ser le sec­teur arti­sa­nal, l’autre objec­tif étant de cou­per le finan­ce­ment des groupes armés.

Cette déci­sion pro­vo­qua un choc par­mi de larges frac­tions de la popu­la­tion locale. En effet, l’extraction de mine­rais du sous-sol — avec des moyens très rudi­men­taires — était une impor­tante source de reve­nus pour beau­coup de familles. Voi­ci quelques résul­tats d’une étude menée sur le ter­rain en jan­vier et février 2011 au Sud-Kivu, au cours de laquelle nous avons inter­viewé à peu près cent acteurs dif­fé­rents. Quel fut l’impact de cette déci­sion dans les sites miniers ? Quelle fut l’efficacité de la mesure ? Fina­le­ment, quels motifs auraient bien pu pous­ser le pré­sident à la prendre ?

Le 11 mars, l’interdiction fut aus­si brus­que­ment levée qu’elle avait été intro­duite. Quelles seront, à plus long terme, les consé­quences de cet épisode ?

Qui cherche, trouve

Un des endroits que j’ai visi­tés en jan­vier 2011 (pour la troi­sième fois), c’est Kami­tu­ga, une cité minière à cent-quatre-vingts kilo­mètres au sud-ouest de Buka­vu. On y extra­yait déjà de l’or à la période colo­niale. Jusqu’en 1996, cela se pas­sait de façon indus­trielle, en par­tie avec du capi­tal belge, par la firme mgl, plus tard par la Somin­ki. Mais à par­tir des années sep­tante, de plus en plus de gens y tra­vaillèrent aus­si de manière arti­sa­nale. Ils creu­saient avec des outils simples dans les conces­sions aban­don­nées, ou s’introduisaient dans les tun­nels de la socié­té minière pour y extraire des roches auri­fères. La Somin­ki a fer­mé en 1997, et la mul­ti­na­tio­nale cana­dienne Ban­ro détient main­te­nant les droits de conces­sion. Cepen­dant, aucune pros­pec­tion ou exploi­ta­tion indus­trielle n’avait repris au début 2011. Des mil­liers de creu­seurs tra­vaillent donc sur les sites miniers, se frayant un che­min vers l’or avec pelles, burins et marteaux.

L’un d’eux est Moïse4, un jeune homme de vingt-six ans soli­de­ment bâti. Il est pro­prié­taire de trois puits miniers. En 2008, quand je visi­tai son pre­mier pro­jet, il était en train de creu­ser un tun­nel avec son équipe. À l’entrée, il avait sus­pen­du une plaque métal­lique avec le nom de son puits : Qui cherche, trouve. Ce puits sem­blait de fait être une mine d’or, au sens propre comme au sens figu­ré. Moïse inves­tit les pro­fits dans deux nou­veaux pro­jets, dans une mai­son à Kami­tu­ga et deux à Buka­vu. Selon ses propres dires, il mit aus­si beau­coup d’argent dans des « petites aven­tures, de la bière et des femmes. C’était la jeu­nesse, et l’argent qui me mon­tait à la tête ».

Mal­gré la sus­pen­sion, Moïse réso­lut de conti­nuer à tra­vailler. En effet, quand la déci­sion fut adop­tée en sep­tembre 2010, il avait ache­vé les tra­vaux de pré­pa­ra­tion dans son second puits (creu­sé et étan­çon­né le tun­nel). Il savait qu’il pou­vait en escomp­ter une impor­tante pro­duc­tion et ne vou­lait pas l’abandonner, avec le risque que d’autres ne s’y intro­duisent. C’est pour­quoi il conclut un arran­ge­ment avec la police minière et les mili­taires cen­sés veiller au sui­vi de la sus­pen­sion. C’est ain­si que Moïse paya 140 euros par semaine à la police minière, 140 euros aux mili­taires d’Amani Leo (opé­ra­tion mili­taire de l’armée congo­laise contre les rebelles des Forces démo­cra­tiques de libé­ra­tion du Rwan­da), 70 euros au pro­cu­reur et 70 euros au ser­vice congo­lais de ren­sei­gne­ments. Cela le pro­té­gea dans une cer­taine mesure, mais des risques sub­sis­taient. Un soir, Moïse reçut un coup de télé­phone. Les mili­taires avaient sai­si son géné­ra­teur. Ils accep­taient de le lui rendre à un prix d’ami, 140 euros. Ain­si, Moïse et son équipe de trente-deux hommes conti­nuèrent à tra­vailler, moyen­nant des couts et des risques consé­quents qui n’existaient pas aupa­ra­vant. « Mais il n’y a pas d’autre tra­vail ici, qu’est-ce que je peux donc faire », affirmait-il.

Donnant donnant

Avant la sus­pen­sion, il y avait à Kami­tu­ga plus ou moins deux-cents puits miniers bien orga­ni­sés. Chaque puits est pla­cé sous la direc­tion d’un « PDG » qui inves­tit — achète les outils, les petites machines, le car­bu­rant —, paie les taxes offi­cielles et non offi­cielles, four­nit les pro­vi­sions pour les employés et dirige l’équipe. Une équipe peut être com­po­sée de cinq à cent creu­seurs, selon la taille du puits, la richesse du sous-sol et le capi­tal finan­cier dis­po­nible. Les pierres extraites sont répar­ties sui­vant un sys­tème fixe. La plu­part du temps, un tiers va au PDG, un tiers est employé pour cou­vrir les inves­tis­se­ments réa­li­sés et un tiers est répar­ti entre les mineurs. Par la suite, cha­cun fait trai­ter ses propres pierres. Des femmes sont embau­chées pour les piler en une fine poudre, qui est tami­sée et lavée de façon à sépa­rer les par­ti­cules d’or du sable. L’or est ven­du sur place sous forme de grains fins à un com­mer­çant local qui, lui, tra­vaille avec l’argent de grands com­mer­çants de Buka­vu, où il envoie régu­liè­re­ment sa production.

Une par­tie de la pro­duc­tion est trai­tée offi­ciel­le­ment, mais la plus grande par­tie est pas­sée en fraude vers Bujum­bu­ra, la capi­tale burun­daise où les prix sont plus éle­vés (car les comp­toirs y paient moins de taxes). Au Congo, tous les acteurs de la chaine (comp­toirs, négo­ciants, creu­seurs) paient une série de taxes offi­cielles et non offi­cielles aux chefs tra­di­tion­nels, à l’administration locale, à l’administration des mines, aux ser­vices tech­niques du minis­tère des Mines, etc. Ces agents publics sont payés irré­gu­liè­re­ment, de façon insa­tis­fai­sante ou pas du tout. Mais tant qu’ils le sont, le sec­teur arti­sa­nal des mines reste pour eux une impor­tante source de revenus.

Avant la sus­pen­sion, il n’y avait pas de groupes armés dans et aux alen­tours de la cité minière de Kami­tu­ga, et le contrôle des mili­taires sur le sec­teur minier arti­sa­nal res­tait très limi­té. Cela chan­gea du tout au tout avec la déci­sion de Kabi­la. Les mili­taires de la 321e bri­gade Ama­ni Leo et les agents de la Police des mines plon­gèrent sur les sites pour « veiller au sui­vi de la mesure règle­men­taire ». En réa­li­té, plu­sieurs d’entre eux pas­sèrent un arran­ge­ment avec les mineurs. Ils fer­mèrent les yeux en échange d’une part de la récolte. « Nous coopé­rons », disait un creu­seur, « parce que nous vou­lons tra­vailler et les sol­dats ne veulent pas non plus mou­rir de faim ». Ce sys­tème de coopé­ra­tion semble être ins­tal­lé dans presque tous les sites miniers de la pro­vince. À Lugu­sh­wa un de nos inter­lo­cu­teurs décla­rait : « C’est ques­tion de s’entendre avec les mili­taires. On leur donne quelque chose comme on le fait un peu par­tout… on viole la déci­sion par­tout. » Selon l’Association afri­caine des droits de l’homme (Asadho), « la situa­tion a empi­ré et la paix n’est pas res­tau­rée à l’Est du pays. Les mili­taires, poli­ciers et les groupes rebelles ont pillé sérieu­se­ment les mine­rais pen­dant cette période [de la sus­pen­sion], et aucune enquête sérieuse n’a été menée par la jus­tice pour mettre la main sur les res­pon­sables et les com­man­di­taires de la mafia qui sévit dans cette par­tie de la Répu­blique » (Mulum­ba, 2011). Selon l’Asadho, la sus­pen­sion a favo­ri­sé le pillage. Main­te­nant que l’interdiction est levée, la grande ques­tion est de savoir si les sol­dats et les agents vont sans plus aban­don­ner le contrôle et les posi­tions lucra­tives qu’ils venaient d’acquérir.

Bilan provisoire de l’interdiction

Au Sud-Kivu, l’impact de la mesure semble tota­le­ment oppo­sé aux objec­tifs visés, c’est-à-dire cou­per le finan­ce­ment des groupes armés et réor­ga­ni­ser ou for­ma­li­ser le sec­teur arti­sa­nal. En pre­mier lieu, les grou­pe­ments du FDLR qui contrô­laient des sites miniers délais­sés n’ont pas quit­té la plu­part de ceux-ci. Le com­man­dant de la police minière à Kami­tu­ga a recon­nu devant nous que la police n’a pas accès à cer­tains ter­ri­toires. Les rebelles FDLR pour­sui­vraient leurs acti­vi­tés dans des lieux comme Zombe, Ita­li et Lugin­gu. En outre, les FDLR s’adonnent de plus en plus à d’autres stra­té­gies éco­no­miques, comme l’agriculture et le com­merce, et tendent des embuscades.

En géné­ral, l’insécurité s’est accrue au Sud-Kivu depuis la sus­pen­sion. Dans les petites villes et à Buka­vu, on enre­gistre davan­tage de vols et de vio­lences. En outre, un ensemble d’incidents se sont à nou­veau pro­duits récem­ment sur des grandes routes. Sur la Route natio­nale 2, par exemple, entre Buka­vu et Kami­tu­ga, quatre bus ont été pillés et incen­diés début février près de Mwen­ga. Les rap­ports offi­ciels ont poin­té le FDLR, mais selon des sources locales, les attaques ont été com­mises par l’armée congo­laise, infor­mée depuis Kami­tu­ga au sujet des bus qui pas­se­raient. La sus­pen­sion est donc un exemple — un de plus — de mesure règle­men­taire qui conduit à plus d’insécurité pour les gens ordi­naires au Kivu.

Pour contri­buer au second objec­tif — une meilleure orga­ni­sa­tion du sec­teur arti­sa­nal —, le ministre des Mines a annon­cé le 20 sep­tembre un ensemble de « mesures d’accompagnement ». Tous les sites furent inven­to­riés, et tous les acteurs du sec­teur iden­ti­fiés. Selon nos sources, internes à l’administration, le rap­port est un « ramas­sis incom­plet éla­bo­ré à la hâte ». Le ministre annon­ça aus­si que le pre­mier centre de négoce à Mugon­go était entre­temps deve­nu opé­ra­tion­nel. Toutes les acti­vi­tés com­mer­ciales devraient y être cen­tra­li­sées, les mineurs venant y vendre leurs mar­chan­dises (cas­si­té­rite, col­tan, tungs­tène et or) aux com­mer­çants réunis. En cen­tra­li­sant tout le com­merce, les auto­ri­tés congo­laises espèrent être en mesure de mieux contrô­ler le sec­teur. Après une visite à Mugon­go, notre équipe a seule­ment pu consta­ter que le petit bâti­ment est de dimen­sions vrai­ment réduites pour pou­voir abri­ter toutes ces acti­vi­tés. De plus, les négo­ciants qui sont sup­po­sés ame­ner leurs mine­rais craignent pour leur sécu­ri­té, puisque la cen­tra­li­sa­tion de la com­mer­cia­li­sa­tion à un endroit pour­rait bien atti­rer des actes criminels.

De leur côté, les mineurs furent som­més de ces­ser le tra­vail pen­dant toute la période de la sus­pen­sion, de se faire iden­ti­fier et de s’organiser en coopé­ra­tives. Cette obli­ga­tion sus­ci­ta, et conti­nue à sus­ci­ter, pas mal de désordre par­mi les gens concer­nés. À Buka­vu, lors d’une des pre­mières réunions de Geko­mis­ki (Géné­rale des coopé­ra­tives minières du Kivu), cette cou­pole — qui devrait deve­nir l’organisation coif­fant toutes les coopé­ra­tives — fut elle-même mise en cause. « Nous ne savons pas encore ce qui est atten­du de nous. Pour l’instant, seuls deux membres sont offi­ciel­le­ment recon­nus comme coopé­ra­tives. Com­ment la cou­pole peut-elle fonc­tion­ner ? », se deman­dait un des membres. En soi, l’organisation des creu­seurs en coopé­ra­tives peut être une bonne chose, mais à condi­tion d’être appuyée sur les plans tech­nique, maté­riel et financier.

En défi­ni­tive, la sus­pen­sion a por­té un sale coup à l’économie pro­vin­ciale. À côté des mineurs, des com­mer­çants et de ceux qui tra­vaillaient direc­te­ment à l’extraction de l’or, beau­coup de gens étaient aus­si indi­rec­te­ment dépen­dants du sec­teur : les femmes qui pré­pa­raient la nour­ri­ture pour les mineurs ; les com­mer­çants qui trans­por­taient bière, outils, bottes, bat­te­ries, habille­ment, pois­son, fleurs vers les sites miniers ; les petits pay­sans qui ven­daient leur récolte aux mineurs… Pen­dant la sus­pen­sion, les pay­sans de Kalehe se plai­gnaient de ce qu’ils ne par­ve­naient plus à vendre leur farine de manioc et leurs bananes. Sur le grand mar­ché de Kadu­tu à Buka­vu, les mar­chands sont aus­si en dif­fi­cul­té. Depuis des années, le sec­teur minier est en effet le moteur de l’économie, tant « infor­melle » que « for­melle » au Sud-Kivu.

Entretemps à Kinshasa

On a beau­coup spé­cu­lé sur les motifs de la « sus­pen­sion ». Les rai­sons offi­cielles étaient four­nies dans la déci­sion elle-même. L’arrêté minis­té­riel argüait de l’«immense para­doxe » entre les richesses des trois pro­vinces et la pau­vre­té de la popu­la­tion. Ensuite, il avan­çait que « l’exploitation des matières pre­mières miné­rales est aux mains de grou­pe­ments maf­fieux qui main­tiennent l’insécurité ». Il poin­tait aus­si l’implication « d’une série d’autorités locales, pro­vin­ciales et natio­nales dans l’exploitation illé­gale des matières pre­mières minérales ».

Un cer­tain nombre de remarques s’imposent, quelle que soit la part de véri­té de ces asser­tions. Pre­miè­re­ment, l’observation au sujet des sites miniers insé­cu­ri­sés par des groupes armés est une géné­ra­li­sa­tion, car au Sud-Kivu par exemple, la majo­ri­té des mines n’étaient plus sous contrôle direct des groupes armés. Deuxiè­me­ment, le para­doxe entre les richesses du sous-sol et la pau­vre­té géné­ra­li­sée vaut aus­si pour d’autres pro­vinces minières, et n’est pas neuf. Bref, pour­quoi est-ce seule­ment en 2010 que le prin­cipe d’une inter­dic­tion s’est impo­sé ? Cette ques­tion prend tout son poids quand on sait que l’«exploitation illé­gale des matières pre­mières au Congo » fut mise en cause pour la pre­mière fois dès 2001 dans un rap­port des Nations unies ; et que l’accusation n’a plus ces­sé depuis. Il est encore plus éton­nant que la déci­sion ait été prise alors que les élec­tions pré­si­den­tielles de 2011 étaient déjà en vue. Lors des pré­cé­dentes élec­tions, le Kivu avait voté mas­si­ve­ment pour le « fai­seur de paix » Kabi­la. Mais une grande par­tie de la popu­la­tion de l’Est du Congo est déçue par la poli­tique du pré­sident. Elle n’a en effet pas consta­té beau­coup de pro­grès, ni sur le plan sécu­ri­taire ni sur le plan du déve­lop­pe­ment. Les aspects poli­tiques sont donc à prendre en compte eu égard au carac­tère tout à fait radi­cal de la déci­sion. Étant don­né le nombre de gens dont la sur­vie quo­ti­dienne dépend des acti­vi­tés minières, des effets des­truc­teurs pour­raient cer­tai­ne­ment être prévus.

Par consé­quent, un ensemble d’hypothèses alter­na­tives ont donc aus­si cir­cu­lé concer­nant les mobiles ou les « motifs cachés » qui étaient à l’arrière-plan de cette mesure de sus­pen­sion. Pre­miè­re­ment, la déci­sion serait à inter­pré­ter comme une réac­tion à la pres­sion externe en vue de mettre fin aux « mine­rais de sang », plus par­ti­cu­liè­re­ment la pro­po­si­tion de loi amé­ri­caine « Dodd-Frank5 » (Brae­ck­man, 2010). Le pré­sident aurait ain­si mon­tré sa bonne volon­té et affir­mé son contrôle du sec­teur. Une deuxième hypo­thèse est que la sus­pen­sion a été mise en place pour faci­li­ter la main­mise des socié­tés indus­trielles sur les conces­sions, en inter­di­sant les acti­vi­tés des creu­seurs arti­sa­naux. En rem­pla­çant les acti­vi­tés arti­sa­nales par des pro­jets indus­triels, le gou­ver­ne­ment pour­rait ren­for­cer son contrôle sur le sec­teur, et pro­ba­ble­ment aus­si aug­men­ter ses reve­nus. Troi­siè­me­ment, la déci­sion est consi­dé­rée comme une ten­ta­tive du pré­sident à rem­pla­cer des uni­tés FARDC infi­dèles (ex-Mayi-Mayi ou ex-CNDP) par des uni­tés plus loyales qui per­met­traient de béné­fi­cier davan­tage des exploi­ta­tions minières. Ces manœuvres seraient aus­si liées aux dis­cus­sions entre Kabi­la et Kagame. Ce der­nier s’inquièterait d’une nou­velle coa­li­tion des forces anti-Kiga­li. Selon cette hypo­thèse, des sol­dats rwan­dais étaient envoyés au Nord-Kivu dans le cadre de la sus­pen­sion pour rele­ver le contrôle des sites miniers et tra­quer les FDLR, tan­dis que les ex-CNDP devraient être redé­ployés dans d’autres pro­vinces (Tege­ra, 2010). Depuis le début, de nom­breux obser­va­teurs se sont aus­si inter­ro­gés sur la capa­ci­té de l’État congo­lais et de l’armée congo­laise de faire res­pec­ter la déci­sion de suspension.

Quels que soient les motifs qui ont pu jouer, on peut dire pro­vi­soi­re­ment que la déci­sion était impro­vi­sée et n’a rien rap­por­té. L’effet est per­vers sur le plan de la sécu­ri­té : une mili­ta­ri­sa­tion accrue du sec­teur. Le pro­grès est limi­té en ce qui concerne la for­ma­li­sa­tion et l’organisation de la pro­duc­tion et du com­merce miniers. La sus­pen­sion a pous­sé l’exploitation et la com­mer­cia­li­sa­tion vers plus de clan­des­ti­ni­té et a dimi­nué la confiance des mineurs et des négo­ciants. Dans les mines d’or que j’ai visi­tées, la réac­tion des mineurs était empreinte d’une totale incom­pré­hen­sion. Ils pro­cla­maient qu’ils étaient même prêts à prendre les armes contre Kabi­la si la situa­tion se pro­lon­geait. Un mineur l’exprimait comme suit : « C’est comme si le pré­sident vou­lait nous faire mou­rir à petit feu. » Dans le contexte des pro­chaines (?) élec­tions pré­si­den­tielles, peut-être cette grande insa­tis­fac­tion a‑t-elle aus­si joué un rôle dans la levée de l’interdiction. Tou­jours est-il que la sus­pen­sion a encore réduit la popu­la­ri­té de Kabi­la au Sud-Kivu, qui avait mas­si­ve­ment voté pour lui. Sa levée appor­te­ra-t-elle un chan­ge­ment à cet égard ? Ques­tion locale, enjeu national…

Tra­duit du néer­lan­dais et adap­té : « Ban op de ambach­te­lijke mijn­bouw in Zuid-Kivu : alsof de pre­sident ons lang­zaam wil ver­moor­den », dans MO Mon­diaal maga­zine, avril 2011, p. 37 – 41.
L’auteure remer­cie Gabriel Kamun­da­la et Fran­cine Ira­gi pour leur aide
et Paul Gera­din pour la traduction.

Biblio­gra­phie

  1. Digi­tal­Con­go, « Sus­pen­sion déci­dée par le chef de l’État de l’exploitation et expor­ta­tion des mine­rais à Wali­kale au Nord-Kivu », 10 sep­tembre 2010, www.digitalcongo.net/article/69966.
  2. Minis­tère des Mines, « Arrê­té minis­té­riel n° 0705/CAB.MIN/MINES/01/2010 du 20 sep­tembre 2010 por­tant sus­pen­sion des acti­vi­tés minières dans les pro­vinces du Manie­ma, Nord-Kivu et Sud-Kivu », 2010.
  3. Minis­tère des Mines, « Arrê­té minis­té­riel n° 0706/CAB.MIN/MINES/01/2010 du 20 sep­tembre 2010 por­tant mesures urgentes d’encadrement de la déci­sion de sus­pen­sion des acti­vi­tés minières dans les pro­vinces du Manie­ma, Nord-Kivu et Sud-Kivu », 20 sep­tembre 2010.
  4. Ce nom est un pseudonyme.
  5. En juillet 2010, le Congrès amé­ri­cain a voté le Dodd-Frank Wall Street Reform and Consu­mer Pro­tec­tion Act, qui contient une sec­tion sur les « mine­rais de conflit ». Selon cette sec­tion 1502, des socié­tés fai­sant rap­port à la Com­mis­sion Secu­ri­ties and Exchange, c’est-à-dire les socié­tés ayant plus de 10 mil­lions de dol­lars en actions, devront démon­trer que les mine­rais qu’ils achètent en pro­ve­nance de la RDC et des pays avoi­si­nants ne sont pas des mine­rais de conflit.

Sara Geenen


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