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La société des voyous
Les travailleurs d’Air France qui ont molesté Pierre Plissonnier, directeur des ressources humaines (DRH) de l’activité long courrier, non sans déchirer sa chemise, sont des voyous. Manuel Valls, Premier ministre de la République française, a tranché en indiquant avec gravité qu’ils devront être lourdement sanctionnés. Le voyou est « tout homme d’une classe sociale moyenne ou basse, […]
Les travailleurs d’Air France qui ont molesté Pierre Plissonnier, directeur des ressources humaines (DRH) de l’activité long courrier, non sans déchirer sa chemise, sont des voyous. Manuel Valls, Premier ministre de la République française, a tranché en indiquant avec gravité qu’ils devront être lourdement sanctionnés. Le voyou est « tout homme d’une classe sociale moyenne ou basse, de mœurs et de moralité condamnables ». Le mot est dérivé de voie, autrement dit de la rue, celle à laquelle 2900 travailleurs d’Air France-KLM sont promis grâce aux décisions de licenciement prises par la direction. Alexandre de Juniac, président-directeur général de la compagnie aérienne, franchit un pas de plus en témoignant du lien direct qui va de la rue à la prison (sort auquel étaient promis ces voyous historiques qu’on appelait aussi chemineaux et vagabonds), lorsqu’il rapporte publiquement que son homologue de Qatar Airways lui a fait savoir que les fauteurs éventuels de grève dans sa compagnie seraient emprisonnés. « Pas chez nous », conclut-il sous les applaudissements1.
On a redécouvert, à l’occasion de ces évènements, la dénonciation de Jean Jaurès (1906) stigmatisant la discrimination faite entre la violence des ouvriers et celle des patrons. Douze ans plus tôt, Émile Durkheim publiait un texte intitulé « Le crime, phénomène normal » dans lequel il envisage, à titre d’argument pédagogique pour démontrer sa thèse, ce que serait une société de saints2. « Imaginez une société de saints, un cloitre exemplaire et parfait. Les crimes proprement dits y seront inconnus ; mais les fautes qui paraissent vénielles au vulgaire y soulèveront le même scandale que fait le délit ordinaire auprès des consciences ordinaires. Si donc cette société se trouve armée du pouvoir de juger et de punir, elle qualifiera ces actes de criminels et les traitera comme tels. C’est pour la même raison que le parfait honnête homme juge ses moindres défaillances morales avec une sévérité que la foule réserve aux actes vraiment délictueux. »
Durkheim envisageait cette utopie afin de démontrer le caractère socialement nécessaire de la disqualification de certains comportements, aussi dérisoires fussent-ils. Et bien, l’utopie est réalisée. Nous y sommes arrivés. Le cloitre exemplaire et parfait est aujourd’hui celui de la société privatisée dont les dirigeants, soutenus par le Premier DRH Manuel Valls, peuvent débattre avec légèreté de la pertinence d’emprisonner des grévistes et peuvent exiger des sanctions lourdes contre ceux d’entre eux qui ont déchiré une chemise.
La sainteté est l’état de ce qui a été rendu sacré et inviolable. Si l’on connait ainsi la déclinaison infinie des saints de la religion catholique, le Saint-Père ou le Saint-Siège, on devra reconnaitre dès aujourd’hui la sainte chemise du DRH. La distinction du saint et du voyou est radicalisée par le langage subtil du management. N’ayons pas peur de la tautologie : le directeur est un directeur et les ressources humaines sont des ressources. Leur humanité commune est considérablement réduite par l’autorité qui s’associe à la « direction », d’une part, et par la réduction de l’humanité à l’attribut d’une catégorie de ressources, d’autre part.
Mais le gouffre ouvert entre celui qui dirige et ce qu’il dirige est inscrit bien plus profondément dans la langue que nous partagions, bien avant la novlangue managériale. La signification du verbe latin sancire (dont sanctus est le participe passé) est la suivante : proclamer comme exécrable, interdire solennellement et punir. Notre sanction est issue de cette signification, et Manuel Valls, sans le savoir, rend grâce à l’étymologie.
Durkheim ajoute enfin : « Il arrive que le crime joue lui-même un rôle utile dans [l’évolution de la société]. Non seulement il implique que la voie reste ouverte aux changements nécessaires, mais encore, dans certains cas, il prépare directement ces changements. » Ainsi, le crime de Socrate « était utile puisqu’il préludait à des transformations qui, de jour en jour, devenaient plus nécessaires ».
Sans sa chemise, le DRH est nu. Les saints au dos dénudé retrouvent un instant leur humilité perdue, pourtant cause de leur sacre. La voie des airs est celle sur laquelle on rencontre des voyous de toutes sortes, de grand chemin et de ruelle sans issue. Cette chemise, c’est Socrate qui l’a déchirée, je l’ai vu. Je suis témoin. Socrate doit être condamné. En attendant des transformations qui, de jour en jour, deviennent plus nécessaires.
- « Le PDG d’Air France divague sur les acquis sociaux » Mediapart, 16 mars 2015.
- Les règles de la méthode sociologique, PUF, 14e édition, 1960, p. 65 – 72 (première édition, 1894).