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La société de l’autonomie comme condition

Numéro 3 - 2015 par Alain Ehrenberg

mai 2015

L’autonomie s’est aujourd’hui impo­sée dans nos repré­sen­ta­tions col­lec­tives. Cepen­dant, en France comme en Bel­gique fran­co­phone, cet état de fait a sur­tout fait l’objet de cri­tiques sociales, confi­nant par­fois à la jéré­miade à pro­pos du malaise dans la socié­té. Or, cette pers­pec­tive gagne à être rem­pla­cée par un tra­vail de des­crip­tion socio­lo­gique des pra­tiques (par exemple dans le milieu du tra­vail) qui naissent de cette mise en exergue de l’autonomie indi­vi­duelle. De même, il faut sub­sti­tuer au dis­cours sur les mala­dies psy­chiques cau­sées par l’autonomie un cadre d’analyse qui per­met de com­prendre la san­té men­tale comme atti­tude à l’égard de l’adversité qui unit le mal indi­vi­duel à un mal commun.

Dossier

De l’aspiration à la condition

Les idées, les valeurs et les normes ras­sem­blées par le concept d’autonomie sont deve­nues notre condi­tion entre la fin de la Deuxième Guerre mon­diale et les années 1980. Les choses se sont pas­sées en deux temps : l’aspi­ra­tion à l’autonomie qui s’est déve­lop­pée au cours des Trente glo­rieuses, dans les socié­tés euro­péennes et nord-amé­ri­caines, était une aspi­ra­tion à cet aspect de l’autonomie qu’est l’indépendance, carac­té­ri­sée par l’élargissement des choix de vie et de la pro­prié­té de soi en vue d’avoir une exis­tence plus accom­plie. Cet aspect relève plu­tôt du concept de liber­té et résulte de la dyna­mique d’émancipation indi­vi­duelle des années 1960 – 1970 qui a ins­ti­tué les valeurs de choix et de pro­prié­té de soi, engen­drant une dyna­mique de diver­si­té nor­ma­tive et de mul­ti­pli­ca­tion des styles de vie incon­nue il y a encore un demi-siècle dans le monde déve­lop­pé — que le « mariage pour tous » sym­bo­lise de façon exemplaire.

L’autonomie qui s’est concré­ti­sée depuis lors comme notre condi­tion est certes indé­pen­dance, mais elle s’est accom­pa­gnée d’un deuxième aspect qui res­sor­tit plu­tôt du domaine de l’action et est carac­té­ri­sé par l’accent pla­cé sur l’initiative indi­vi­duelle (aux dépens de l’obéissance méca­nique), la proac­ti­vi­té plus que la réac­ti­vi­té. Les manières de tra­vailler aujourd’hui, disons le tra­vail flexible dans le contexte de la mon­dia­li­sa­tion, exigent, par rap­port au tra­vail tay­lo­ri­sé de la socié­té indus­trielle, non seule­ment un niveau de com­pé­tences cog­ni­tives bien plus éle­vé, mais aus­si, et le phé­no­mène est nou­veau, de nou­velles com­pé­tences dites de « savoir être » — le tra­vail, y com­pris indus­triel, deve­nant de plus en plus une rela­tion de ser­vice, où ce sont jus­te­ment les rela­tions sociales et l’individu qui comptent. L’autonomie exige à tous les niveaux de la hié­rar­chie une intel­li­gence des rela­tions sociales et donc une capa­ci­té à adop­ter une ligne de conduite per­son­nelle. De là le déve­lop­pe­ment de nou­velles formes de régu­la­tion des com­por­te­ments où les ques­tions émo­tion­nelles-affec­tives, via la san­té men­tale (et non plus seule­ment la psy­chia­trie), passent au centre des pré­oc­cu­pa­tions sociales. Un nou­veau voca­bu­laire se dif­fuse, mar­quant l’importance accrue à la fois de l’autocontrôle émo­tion­nel et pul­sion­nel (intel­li­gence émo­tion­nelle, com­pé­tences de carac­tère, etc.) et de l’expression de soi. Dans le pas­sage de l’aspiration à la condi­tion, c’est-à-dire dans le pas­sage d’une posi­tion subor­don­née dans la hié­rar­chie des valeurs et des normes à une posi­tion suprême, la notion d’autonomie a donc chan­gé de signi­fi­ca­tion sociale.

De la critique sociale à la description sociologique des enjeux

Dans les dis­cus­sions sur ces sujets, un niveau tout à fait essen­tiel n’apparait pas : celui des socié­tés elles-mêmes. Elles sont oubliées au pro­fit d’un dis­cours assez géné­ral en termes de rela­tions de pou­voirs et de déclin des liens sociaux. Ce dis­cours pro­vient pour l’essentiel de l’approche fou­cal­dienne (mâti­née d’une dose de Pierre Bour­dieu et de Luc Bol­tans­ki) et de celle de l’école de Franc­fort : les rela­tions de pou­voir et les modes de gou­ver­ne­ment, d’une part, le couple souf­france-recon­nais­sance, de l’autre, forment le cadre d’analyse des deux grandes branches de la pen­sée cri­tique contem­po­raine. Celle-ci insiste sur le fait que l’autonomie-condition a engen­dré de nou­velles formes de domi­na­tion face aux­quelles il est indis­pen­sable de déve­lop­per de nou­velles formes de résis­tance. Le pro­blème est que le modèle domi­na­tion-résis­tance est pure­ment poli­tique, et ce en un sens très étroit : une poli­tique conçue comme une jéré­miade dénon­çant les maux sociaux — exploi­ta­tion des émo­tions, déclin de l’homme public, etc. —, mais sans indi­ca­tion des leviers réels et concrets de l’action.

Ma pers­pec­tive est de four­nir une alter­na­tive à cette approche : il s’agit d’aborder les ques­tions en jeu dans l’autonomie en termes de trans­for­ma­tion des repré­sen­ta­tions col­lec­tives ou d’idéaux plus qu’en termes de rap­ports de pou­voirs, autre­ment dit, en sui­vant une orien­ta­tion dur­khei­mienne, donc des­crip­tive. Le grand avan­tage par rap­port aux pen­sées cri­tiques est qu’elle per­met de main­te­nir une dis­tinc­tion du social et du poli­tique qui ouvre la voie à l’action.

Si on com­pare, par exemple, deux socié­tés dont les idéaux se situent aux deux extrêmes du spectre des idéaux démo­cra­tiques, la socié­té fran­çaise et la socié­té amé­ri­caine, le fait frap­pant est que l’autonomie divise la pre­mière — le cout de l’autonomie est un topos du récit natio­nal —, tan­dis qu’elle uni­fie la seconde dans laquelle la figure de l’individu sur­char­gé de res­pon­sa­bi­li­tés est une repré­sen­ta­tion col­lec­tive for­te­ment valorisée.

Dans un pre­mier temps, je vais décrire la socié­té fran­çaise, parce qu’elle pré­sente l’intérêt socio­lo­gique et phi­lo­so­phique d’être un cas d’espèce du modèle domi­na­tion-résis­tance, une convic­tion com­mune, et je ferai une pro­po­si­tion en termes de poli­tiques publiques à par­tir de l’exemple des effets des nou­veaux modes de mana­ge­ment (ce qui manque aux phi­lo­sophes et socio­logues cri­tiques). Dans un second temps, je pro­po­se­rai une façon d’approcher les pro­blèmes émo­tion­nels-affec­tifs regrou­pés sous l’étiquette de san­té men­tale comme une atti­tude à l’égard de l’adversité qui unit le mal indi­vi­duel à un mal com­mun selon deux moda­li­tés non exclu­sives l’une de l’autre1.

France : du modèle domination-résistance en tant que système de croyances collectives aux politiques publiques

Comme l’a mon­tré Louis Dumont, la France est une socié­té dans laquelle la poli­tique est cré­di­tée d’une valeur par­ti­cu­liè­re­ment impor­tante. Quand je dis « en France », je ne veux pas dire seule­ment dans les milieux aca­dé­miques, comme au Royaume-Uni, en Alle­magne ou aux États-Unis, où cela fait par­tie de la rou­tine intel­lec­tuelle, mais bien dans la socié­té en géné­ral, dans laquelle l’antilibéralisme est une convic­tion com­mune, un sys­tème de croyances col­lec­tives ancré dans notre vieille tra­di­tion jaco­bine pour laquelle il revient à l’État de mettre la socié­té en mou­ve­ment et de libé­rer les indi­vi­dus de leurs dépen­dances pri­vées — une idée évi­dem­ment dif­fi­cile à com­prendre pour l’individualisme amé­ri­cain où le gou­ver­ne­ment est sou­vent per­çu comme un dan­ger pour l’individualisme « rugueux » (comme le montre la divi­sion de la socié­té amé­ri­caine à l’égard de la réforme Oba­ma de l’assurance maladie).

Nait avec la Révo­lu­tion une concep­tion poli­tique du social qui incarne ce que Fran­çois Furet a appe­lé, repre­nant une for­mule de Marx, l’«illusion de la poli­tique » : « elle inau­gure un monde où tout chan­ge­ment social est impu­table à des forces connues, réper­to­riées, vivantes ; comme la pen­sée mythique, elle inves­tit l’univers objec­tif de volon­tés sub­jec­tives, c’est-à-dire, comme on vou­dra, de res­pon­sables ou de boucs émis­saires. L’action n’y ren­contre plus d’obstacles ou de limites, mais seule­ment des adver­saires2 ». La tra­di­tion jaco­bine a été sti­mu­lée dans le nou­veau contexte de la glo­ba­li­sa­tion, du tra­vail flexible, du chô­mage de masse et de la pré­ca­ri­té : aujourd’hui, nom­breux sont les appels à résis­ter à la défer­lante du néo­li­bé­ra­lisme et de la glo­ba­li­sa­tion. En France, le mot « libé­ra­lisme » est géné­ra­le­ment pré­cé­dé du pré­fixe « ultra », celui d’ « indi­vi­dua­lisme » sui­vi de l’adjectif « for­ce­né » et celui d’autonomie consi­dé­ré comme un dan­ger pour la vie en com­mun. De nom­breux essais pro­clament en France (et en Bel­gique fran­co­phone) la fra­gi­li­sa­tion, le déclin, voire la fin de l’obligation sociale, autre­ment dit la perte d’autorité de la socié­té sur les indi­vi­dus, en même temps qu’est inlas­sa­ble­ment dénon­cée la remise en cause des formes de soli­da­ri­té col­lec­tive. Nous serions entrés, pour reprendre une expres­sion de Mar­cel Gau­chet, dans un indi­vi­dua­lisme non plus de per­son­na­li­sa­tion, mais de déliaison.

Le modèle domi­na­tion-résis­tance a trou­vé sa pleine expres­sion avec la notion de « souf­france sociale », sym­bole des effets désas­treux du néo­li­bé­ra­lisme et de la glo­ba­li­sa­tion, et la dif­fu­sion des deux thèmes de la souf­france psy­chique cau­sée par l’intensification du tra­vail flexible et du har­cè­le­ment moral résul­tant des nou­veaux rap­ports de tra­vail3. Je résu­me­rais les repré­sen­ta­tions col­lec­tives fran­çaises ain­si : nous avons assis­té au dépla­ce­ment d’un modèle social, où l’on fai­sait socié­té, à un modèle libé­ral (ou néo­li­bé­ral), où ce n’est plus le cas, ce dont témoi­gne­rait la « souf­france sociale », éri­gée en concept.

Il me faut ajou­ter que les Fran­çais ont de bonnes rai­sons de pen­ser ain­si. Pour le dire rapi­de­ment, à tra­vers la crainte de la dés­in­té­gra­tion de la socié­té et les appels constants à la refor­mer (au lieu de la réfor­mer), le pro­blème réel sous-jacent est la crise du concept fran­çais d’égalité, enten­du comme la pro­tec­tion face aux chan­ge­ments, dans les inéga­li­tés et la pau­vre­té dans le contexte du nou­veau régime d’autonomie. Or, l’égalité aujourd’hui est de plus en plus réflé­chie en termes d’égalité d’opportunités, où la tâche est de rendre les indi­vi­dus capables de sai­sir des oppor­tu­ni­tés en les aidant à s’aider eux-mêmes pour entrer dans la compétition.

Cepen­dant, si l’on aborde ces pro­blèmes sans four­nir une des­crip­tion socio­lo­gique de ces états de fait, par exemple à tra­vers les pra­tiques mana­gé­riales, le risque est de des­si­ner une image très géné­rale de ce qui se passe dans les entre­prises. Le risque est de céder à la « pul­sion de géné­ra­li­sa­tion » (Witt­genstein). Les pro­blèmes de souf­france sociale dépendent for­te­ment de ces pra­tiques concrètes. Une socio­lo­gie de la dépres­sion, de l’anxiété et de la souf­france au tra­vail sans socio­lo­gie empi­rique du mana­ge­ment fait perdre de vue une étape des­crip­tive fon­da­men­tale : le tra­vail flexible sou­lève des pro­blèmes dif­fé­rents de ceux du tra­vail divi­sé. Dans le tra­vail divi­sé, l’enjeu du mana­ge­ment est la coor­di­na­tion de l’action ; dans le tra­vail flexible, il est de faire coopé­rer les gens. Dans ce dépla­ce­ment, l’équation per­son­nelle s’est accrue, de là l’émergence d’enjeux émo­tion­nels et affec­tifs qui étaient aupa­ra­vant mar­gi­naux, mais cela ne veut pas for­cé­ment dire que le tra­vail flexible, com­pa­ré au tra­vail divi­sé, est pour autant un enfer garan­ti. Cela veut dire qu’il faut rai­son­ner en termes d’anciens risques sociaux inhé­rents au tra­vail divi­sé, d’une part, et de nou­veaux risques sociaux carac­té­ris­tiques du tra­vail flexible, d’autre part.

De ce point de vue, la qua­li­té du tra­vail est le sujet d’un ensemble impor­tant de recherches en Europe qui font consen­sus sur l’intensification du tra­vail. Elles sou­lignent que « les effets à long terme sur la san­té de la pres­sion accrue sont par­ti­cu­liè­re­ment sévères pour les basses qua­li­fi­ca­tions. Cela tient à ce que l’impact de la pres­sion du tra­vail est média­ti­sé par le degré de contrôle que les employés peuvent exer­cer sur leurs tâches. Lorsque les gens sont auto­ri­sés à avoir de l’initiative pour prendre des déci­sions, ils se montrent beau­coup plus rési­lients face à de hauts niveaux de pres­sion du tra­vail. […] Ce sont les emplois qui com­binent une forte exi­gence avec un faible contrôle qui sou­lèvent les plus grands risques pour la san­té4. » (non seule­ment dépres­sion et anxié­té, mais éga­le­ment mala­dies car­dio­vas­cu­laires ain­si que d’autres mala­dies soma­tiques). C’est là un point essen­tiel à mettre en lumière. Ici, des diag­nos­tics dif­fé­ren­tiels sont requis parce qu’ils sont les seuls moyens de trou­ver des voies à l’action. C’est évi­dem­ment une tâche poli­tique plus dif­fi­cile et plus exi­geante que les jéré­miades sur le néo­li­bé­ra­lisme (la moder­ni­té liquide, l’accélération du temps, etc.). Construire le dia­logue social entre employeurs et employés prend du temps, implique des défi­ni­tions de méthodes, l’élaboration de diag­nos­tics par­ta­gés par les par­ties pre­nantes, etc.

Ces nou­veaux risques sociaux requièrent éga­le­ment des poli­tiques publiques inves­tis­sant dans ce qu’on appelle les « com­pé­tences » des indi­vi­dus, de la petite enfance à la sécu­ri­sa­tion des par­cours pro­fes­sion­nels à l’âge adulte. Voi­là le type de che­min qu’il faut suivre si l’on veut réel­le­ment amé­lio­rer le monde et pas seule­ment dénon­cer ses maux sociaux.

Vers une anthropologie de l’adversité dans les sociétés individualistes

Je vou­drais main­te­nant pous­ser la dis­cus­sion vers des pro­blèmes fon­da­men­taux d’anthropologie et de socio­lo­gie. La sug­ges­tion que je vais for­mu­ler a peut-être l’avantage d’offrir un cadre socio­lo­gique glo­bal per­met­tant de cla­ri­fier ce dont nous par­lons quand nous par­lons de san­té mentale.

Le sou­ci contem­po­rain pour la san­té men­tale par­ti­cipe d’une atti­tude que l’on peut appe­ler, à la suite du phi­lo­sophe Peter Winch, l’attitude face à la contin­gence ou face à l’adversité. Dans les pra­tiques se rat­ta­chant à cette atti­tude (les rituels magiques d’une socié­té pri­mi­tive ou les sup­pli­ca­tions des prières chré­tiennes) se déroule un drame « dans lequel se trouvent des moyens de trai­ter […] l’infortune et ses effets per­tur­ba­teurs sur les rela­tions d’un homme avec ses sem­blables, des moyens par les­quels la vie peut conti­nuer en dépit de telles per­tur­ba­tions5 ».

À tra­vers les syn­dromes psy­chia­triques, de nom­breuses ten­sions de la socié­té viennent à l’avant-scène. La plu­part des pro­blèmes regrou­pés sous l’étiquette de « san­té men­tale » — dépres­sions, addic­tions, hyper­ac­ti­vi­té de l’enfant, etc. — tendent à être sys­té­ma­ti­que­ment tra­duits en inquié­tudes poli­tiques et sociales concer­nant ce qui est juste ou injuste, équi­table ou inéqui­table, bon ou mau­vais ; ils sont l’occasion d’examens de conscience sur la vie en socié­té et déclenchent sou­vent d’intenses polé­miques. Les contro­verses en jeu tournent autour de l’idée qu’il n’y est pas seule­ment ques­tion de mala­dies à soi­gner, mais de maux dans les­quels nos modes de vie sont en cause d’une manière ou d’une autre. Ces inquié­tudes concernent la valeur de nos rela­tions sociales, à l’école, dans la famille, au tra­vail et, par exten­sion, dans la socié­té en géné­ral. Nous avons ten­dance à consi­dé­rer que ces maux touchent les gens indi­vi­duel­le­ment, mais qu’ils révèlent en réa­li­té un mal com­mun de nature sociale, voire socio­po­li­tique. C’est pour­quoi on parle de patho­lo­gies sociales.

En réa­li­té, il y a deux grands emplois de l’idée de patho­lo­gie sociale. Ils se recoupent, mais il faut socio­lo­gi­que­ment les dis­tin­guer. D’abord, un usage ser­vant à éta­blir l’étiologie d’un pro­blème et les moyens d’agir sur lui : son emploi est pra­tique et sin­gu­la­ri­sant (la dépres­sion de cette per­sonne résulte de mau­vaises rela­tions dans ce ser­vice); ensuite, l’expression d’un mal social plus géné­ral. Dépres­sion, addic­tion, stress post-trau­ma­tique, etc. sont alors per­çus comme une forme de résis­tance à la nor­ma­ti­vi­té de la com­pé­ti­tion, de la flexi­bi­li­té, de l’engagement sub­jec­tif et de l’autonomie exi­gées par le mana­ge­ment, ils sont des moyens d’en éva­luer la valeur pour les êtres humains. Dans ce deuxième sens, l’emploi est rhé­to­rique et uni­ver­sa­li­sant, et la souf­france psy­chique est conçue du point de vue du malaise dans la socié­té6. Ma thèse est que l’idée selon laquelle la socié­té cause des souf­frances psy­chiques est une idée sociale qui donne des rai­sons d’agir, mais devrait être com­plé­tée par l’idée socio­lo­gique selon laquelle la souf­france psy­chique a connu une exten­sion d’usage et doit être consi­dé­rée comme une expres­sion obli­ga­toire, atten­due, pour de mul­tiples conflits de la vie sociale.

Cette com­bi­nai­son de mal social et moral, de mala­die et d’infortune est la clé qui a per­mis la trans­for­ma­tion du thème freu­dien du malaise inhé­rent à la civi­li­sa­tion ou la culture (parce que fon­dée sur le sen­ti­ment de culpa­bi­li­té), en un révé­la­teur des patho­lo­gies contem­po­raines des socié­tés indi­vi­dua­listes démo­cra­tiques sou­le­vant des ques­tions morales et poli­tiques concer­nant la valeur humaine de notre ordre social.

La san­té men­tale n’est plus seule­ment un sec­teur par­ti­cu­lier trai­té par une dis­ci­pline appe­lée la psy­chia­trie, mais un sou­ci trans­ver­sal à toute la socié­té mobi­li­sant des pro­fes­sions mul­tiples pour résoudre des pro­blèmes hété­ro­gènes. Une nou­velle mor­bi­di­té, qui ne relève plus seule­ment du domaine par­ti­cu­lier de la mala­die men­tale, mais de celui, géné­ral, de la vie sociale s’est ins­ti­tuée comme un enjeu majeur dans le tra­vail, l’éducation et la famille — souf­france au tra­vail, hyper­ac­ti­vi­té de l’enfant, pho­bie sco­laire, etc. Les pra­tiques de san­té men­tale traitent des rela­tions entre affec­tions indi­vi­duelles et rela­tions sociales. Elles concernent nos manières d’être affec­tées par nos manières d’agir. Dans cette pers­pec­tive, elles sont un moyen indi­vi­dua­liste de trai­ter ce que les Anciens appe­laient les pas­sions — le subi, la souf­france, tout ce qui concerne l’envers de l’action. La san­té men­tale est la forme sociale que nos socié­tés ont éla­bo­rée pour trai­ter les pas­sions quand les normes, les valeurs, les idées sociales, bref les repré­sen­ta­tions col­lec­tives, sont entiè­re­ment orien­tées vers l’action individuelle.

  1. C’est la posi­tion que je défends dans La Socié­té du malaise (Odile Jacob, 2010, Odile Jacob Poche 2012), les États-Unis et la France mon­trant deux atti­tudes glo­bales différentes.
  2. Fr. Furet, Pen­ser la Révo­lu­tion fran­çaise, Gal­li­mard, 1978, p. 43.
  3. Deux ouvrages ont lan­cé le sujet : Chr. Dejours, Souf­frances en France (1998), sur le tra­vail flexible, et M.-Fr. Hiri­goyen, Le har­cè­le­ment moral (1998).
  4. Sur tous ces points, voir G. Esping-Ander­sen avec D. Gal­lie, A. Heme­ri­jck, J. Myles, Why we need a new Wel­fare State, Oxford Uni­ver­si­ty Press, 2001, p. 105 – 106
  5. P. Winch, « Unders­tan­ding a pri­mi­tive socie­ty », Ame­ri­can Phi­lo­so­phi­cal Quar­ter­ly, 1, n° 4, p. 307 – 324, 1964.
  6. C’est pour­quoi j’ai inti­tu­lé ma com­pa­rai­son entre la France et les États-Unis, la « socié­té du malaise ». « Malaise dans la socié­té » est une for­mule poli­tique, « socié­té du malaise » est une for­mule socio­lo­gique, plus exac­te­ment durkheimienne.

Alain Ehrenberg


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