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La société de l’autonomie comme condition
L’autonomie s’est aujourd’hui imposée dans nos représentations collectives. Cependant, en France comme en Belgique francophone, cet état de fait a surtout fait l’objet de critiques sociales, confinant parfois à la jérémiade à propos du malaise dans la société. Or, cette perspective gagne à être remplacée par un travail de description sociologique des pratiques (par exemple dans le milieu du travail) qui naissent de cette mise en exergue de l’autonomie individuelle. De même, il faut substituer au discours sur les maladies psychiques causées par l’autonomie un cadre d’analyse qui permet de comprendre la santé mentale comme attitude à l’égard de l’adversité qui unit le mal individuel à un mal commun.
De l’aspiration à la condition
Les idées, les valeurs et les normes rassemblées par le concept d’autonomie sont devenues notre condition entre la fin de la Deuxième Guerre mondiale et les années 1980. Les choses se sont passées en deux temps : l’aspiration à l’autonomie qui s’est développée au cours des Trente glorieuses, dans les sociétés européennes et nord-américaines, était une aspiration à cet aspect de l’autonomie qu’est l’indépendance, caractérisée par l’élargissement des choix de vie et de la propriété de soi en vue d’avoir une existence plus accomplie. Cet aspect relève plutôt du concept de liberté et résulte de la dynamique d’émancipation individuelle des années 1960 – 1970 qui a institué les valeurs de choix et de propriété de soi, engendrant une dynamique de diversité normative et de multiplication des styles de vie inconnue il y a encore un demi-siècle dans le monde développé — que le « mariage pour tous » symbolise de façon exemplaire.
L’autonomie qui s’est concrétisée depuis lors comme notre condition est certes indépendance, mais elle s’est accompagnée d’un deuxième aspect qui ressortit plutôt du domaine de l’action et est caractérisé par l’accent placé sur l’initiative individuelle (aux dépens de l’obéissance mécanique), la proactivité plus que la réactivité. Les manières de travailler aujourd’hui, disons le travail flexible dans le contexte de la mondialisation, exigent, par rapport au travail taylorisé de la société industrielle, non seulement un niveau de compétences cognitives bien plus élevé, mais aussi, et le phénomène est nouveau, de nouvelles compétences dites de « savoir être » — le travail, y compris industriel, devenant de plus en plus une relation de service, où ce sont justement les relations sociales et l’individu qui comptent. L’autonomie exige à tous les niveaux de la hiérarchie une intelligence des relations sociales et donc une capacité à adopter une ligne de conduite personnelle. De là le développement de nouvelles formes de régulation des comportements où les questions émotionnelles-affectives, via la santé mentale (et non plus seulement la psychiatrie), passent au centre des préoccupations sociales. Un nouveau vocabulaire se diffuse, marquant l’importance accrue à la fois de l’autocontrôle émotionnel et pulsionnel (intelligence émotionnelle, compétences de caractère, etc.) et de l’expression de soi. Dans le passage de l’aspiration à la condition, c’est-à-dire dans le passage d’une position subordonnée dans la hiérarchie des valeurs et des normes à une position suprême, la notion d’autonomie a donc changé de signification sociale.
De la critique sociale à la description sociologique des enjeux
Dans les discussions sur ces sujets, un niveau tout à fait essentiel n’apparait pas : celui des sociétés elles-mêmes. Elles sont oubliées au profit d’un discours assez général en termes de relations de pouvoirs et de déclin des liens sociaux. Ce discours provient pour l’essentiel de l’approche foucaldienne (mâtinée d’une dose de Pierre Bourdieu et de Luc Boltanski) et de celle de l’école de Francfort : les relations de pouvoir et les modes de gouvernement, d’une part, le couple souffrance-reconnaissance, de l’autre, forment le cadre d’analyse des deux grandes branches de la pensée critique contemporaine. Celle-ci insiste sur le fait que l’autonomie-condition a engendré de nouvelles formes de domination face auxquelles il est indispensable de développer de nouvelles formes de résistance. Le problème est que le modèle domination-résistance est purement politique, et ce en un sens très étroit : une politique conçue comme une jérémiade dénonçant les maux sociaux — exploitation des émotions, déclin de l’homme public, etc. —, mais sans indication des leviers réels et concrets de l’action.
Ma perspective est de fournir une alternative à cette approche : il s’agit d’aborder les questions en jeu dans l’autonomie en termes de transformation des représentations collectives ou d’idéaux plus qu’en termes de rapports de pouvoirs, autrement dit, en suivant une orientation durkheimienne, donc descriptive. Le grand avantage par rapport aux pensées critiques est qu’elle permet de maintenir une distinction du social et du politique qui ouvre la voie à l’action.
Si on compare, par exemple, deux sociétés dont les idéaux se situent aux deux extrêmes du spectre des idéaux démocratiques, la société française et la société américaine, le fait frappant est que l’autonomie divise la première — le cout de l’autonomie est un topos du récit national —, tandis qu’elle unifie la seconde dans laquelle la figure de l’individu surchargé de responsabilités est une représentation collective fortement valorisée.
Dans un premier temps, je vais décrire la société française, parce qu’elle présente l’intérêt sociologique et philosophique d’être un cas d’espèce du modèle domination-résistance, une conviction commune, et je ferai une proposition en termes de politiques publiques à partir de l’exemple des effets des nouveaux modes de management (ce qui manque aux philosophes et sociologues critiques). Dans un second temps, je proposerai une façon d’approcher les problèmes émotionnels-affectifs regroupés sous l’étiquette de santé mentale comme une attitude à l’égard de l’adversité qui unit le mal individuel à un mal commun selon deux modalités non exclusives l’une de l’autre1.
France : du modèle domination-résistance en tant que système de croyances collectives aux politiques publiques
Comme l’a montré Louis Dumont, la France est une société dans laquelle la politique est créditée d’une valeur particulièrement importante. Quand je dis « en France », je ne veux pas dire seulement dans les milieux académiques, comme au Royaume-Uni, en Allemagne ou aux États-Unis, où cela fait partie de la routine intellectuelle, mais bien dans la société en général, dans laquelle l’antilibéralisme est une conviction commune, un système de croyances collectives ancré dans notre vieille tradition jacobine pour laquelle il revient à l’État de mettre la société en mouvement et de libérer les individus de leurs dépendances privées — une idée évidemment difficile à comprendre pour l’individualisme américain où le gouvernement est souvent perçu comme un danger pour l’individualisme « rugueux » (comme le montre la division de la société américaine à l’égard de la réforme Obama de l’assurance maladie).
Nait avec la Révolution une conception politique du social qui incarne ce que François Furet a appelé, reprenant une formule de Marx, l’«illusion de la politique » : « elle inaugure un monde où tout changement social est imputable à des forces connues, répertoriées, vivantes ; comme la pensée mythique, elle investit l’univers objectif de volontés subjectives, c’est-à-dire, comme on voudra, de responsables ou de boucs émissaires. L’action n’y rencontre plus d’obstacles ou de limites, mais seulement des adversaires2 ». La tradition jacobine a été stimulée dans le nouveau contexte de la globalisation, du travail flexible, du chômage de masse et de la précarité : aujourd’hui, nombreux sont les appels à résister à la déferlante du néolibéralisme et de la globalisation. En France, le mot « libéralisme » est généralement précédé du préfixe « ultra », celui d’ « individualisme » suivi de l’adjectif « forcené » et celui d’autonomie considéré comme un danger pour la vie en commun. De nombreux essais proclament en France (et en Belgique francophone) la fragilisation, le déclin, voire la fin de l’obligation sociale, autrement dit la perte d’autorité de la société sur les individus, en même temps qu’est inlassablement dénoncée la remise en cause des formes de solidarité collective. Nous serions entrés, pour reprendre une expression de Marcel Gauchet, dans un individualisme non plus de personnalisation, mais de déliaison.
Le modèle domination-résistance a trouvé sa pleine expression avec la notion de « souffrance sociale », symbole des effets désastreux du néolibéralisme et de la globalisation, et la diffusion des deux thèmes de la souffrance psychique causée par l’intensification du travail flexible et du harcèlement moral résultant des nouveaux rapports de travail3. Je résumerais les représentations collectives françaises ainsi : nous avons assisté au déplacement d’un modèle social, où l’on faisait société, à un modèle libéral (ou néolibéral), où ce n’est plus le cas, ce dont témoignerait la « souffrance sociale », érigée en concept.
Il me faut ajouter que les Français ont de bonnes raisons de penser ainsi. Pour le dire rapidement, à travers la crainte de la désintégration de la société et les appels constants à la reformer (au lieu de la réformer), le problème réel sous-jacent est la crise du concept français d’égalité, entendu comme la protection face aux changements, dans les inégalités et la pauvreté dans le contexte du nouveau régime d’autonomie. Or, l’égalité aujourd’hui est de plus en plus réfléchie en termes d’égalité d’opportunités, où la tâche est de rendre les individus capables de saisir des opportunités en les aidant à s’aider eux-mêmes pour entrer dans la compétition.
Cependant, si l’on aborde ces problèmes sans fournir une description sociologique de ces états de fait, par exemple à travers les pratiques managériales, le risque est de dessiner une image très générale de ce qui se passe dans les entreprises. Le risque est de céder à la « pulsion de généralisation » (Wittgenstein). Les problèmes de souffrance sociale dépendent fortement de ces pratiques concrètes. Une sociologie de la dépression, de l’anxiété et de la souffrance au travail sans sociologie empirique du management fait perdre de vue une étape descriptive fondamentale : le travail flexible soulève des problèmes différents de ceux du travail divisé. Dans le travail divisé, l’enjeu du management est la coordination de l’action ; dans le travail flexible, il est de faire coopérer les gens. Dans ce déplacement, l’équation personnelle s’est accrue, de là l’émergence d’enjeux émotionnels et affectifs qui étaient auparavant marginaux, mais cela ne veut pas forcément dire que le travail flexible, comparé au travail divisé, est pour autant un enfer garanti. Cela veut dire qu’il faut raisonner en termes d’anciens risques sociaux inhérents au travail divisé, d’une part, et de nouveaux risques sociaux caractéristiques du travail flexible, d’autre part.
De ce point de vue, la qualité du travail est le sujet d’un ensemble important de recherches en Europe qui font consensus sur l’intensification du travail. Elles soulignent que « les effets à long terme sur la santé de la pression accrue sont particulièrement sévères pour les basses qualifications. Cela tient à ce que l’impact de la pression du travail est médiatisé par le degré de contrôle que les employés peuvent exercer sur leurs tâches. Lorsque les gens sont autorisés à avoir de l’initiative pour prendre des décisions, ils se montrent beaucoup plus résilients face à de hauts niveaux de pression du travail. […] Ce sont les emplois qui combinent une forte exigence avec un faible contrôle qui soulèvent les plus grands risques pour la santé4. » (non seulement dépression et anxiété, mais également maladies cardiovasculaires ainsi que d’autres maladies somatiques). C’est là un point essentiel à mettre en lumière. Ici, des diagnostics différentiels sont requis parce qu’ils sont les seuls moyens de trouver des voies à l’action. C’est évidemment une tâche politique plus difficile et plus exigeante que les jérémiades sur le néolibéralisme (la modernité liquide, l’accélération du temps, etc.). Construire le dialogue social entre employeurs et employés prend du temps, implique des définitions de méthodes, l’élaboration de diagnostics partagés par les parties prenantes, etc.
Ces nouveaux risques sociaux requièrent également des politiques publiques investissant dans ce qu’on appelle les « compétences » des individus, de la petite enfance à la sécurisation des parcours professionnels à l’âge adulte. Voilà le type de chemin qu’il faut suivre si l’on veut réellement améliorer le monde et pas seulement dénoncer ses maux sociaux.
Vers une anthropologie de l’adversité dans les sociétés individualistes
Je voudrais maintenant pousser la discussion vers des problèmes fondamentaux d’anthropologie et de sociologie. La suggestion que je vais formuler a peut-être l’avantage d’offrir un cadre sociologique global permettant de clarifier ce dont nous parlons quand nous parlons de santé mentale.
Le souci contemporain pour la santé mentale participe d’une attitude que l’on peut appeler, à la suite du philosophe Peter Winch, l’attitude face à la contingence ou face à l’adversité. Dans les pratiques se rattachant à cette attitude (les rituels magiques d’une société primitive ou les supplications des prières chrétiennes) se déroule un drame « dans lequel se trouvent des moyens de traiter […] l’infortune et ses effets perturbateurs sur les relations d’un homme avec ses semblables, des moyens par lesquels la vie peut continuer en dépit de telles perturbations5 ».
À travers les syndromes psychiatriques, de nombreuses tensions de la société viennent à l’avant-scène. La plupart des problèmes regroupés sous l’étiquette de « santé mentale » — dépressions, addictions, hyperactivité de l’enfant, etc. — tendent à être systématiquement traduits en inquiétudes politiques et sociales concernant ce qui est juste ou injuste, équitable ou inéquitable, bon ou mauvais ; ils sont l’occasion d’examens de conscience sur la vie en société et déclenchent souvent d’intenses polémiques. Les controverses en jeu tournent autour de l’idée qu’il n’y est pas seulement question de maladies à soigner, mais de maux dans lesquels nos modes de vie sont en cause d’une manière ou d’une autre. Ces inquiétudes concernent la valeur de nos relations sociales, à l’école, dans la famille, au travail et, par extension, dans la société en général. Nous avons tendance à considérer que ces maux touchent les gens individuellement, mais qu’ils révèlent en réalité un mal commun de nature sociale, voire sociopolitique. C’est pourquoi on parle de pathologies sociales.
En réalité, il y a deux grands emplois de l’idée de pathologie sociale. Ils se recoupent, mais il faut sociologiquement les distinguer. D’abord, un usage servant à établir l’étiologie d’un problème et les moyens d’agir sur lui : son emploi est pratique et singularisant (la dépression de cette personne résulte de mauvaises relations dans ce service); ensuite, l’expression d’un mal social plus général. Dépression, addiction, stress post-traumatique, etc. sont alors perçus comme une forme de résistance à la normativité de la compétition, de la flexibilité, de l’engagement subjectif et de l’autonomie exigées par le management, ils sont des moyens d’en évaluer la valeur pour les êtres humains. Dans ce deuxième sens, l’emploi est rhétorique et universalisant, et la souffrance psychique est conçue du point de vue du malaise dans la société6. Ma thèse est que l’idée selon laquelle la société cause des souffrances psychiques est une idée sociale qui donne des raisons d’agir, mais devrait être complétée par l’idée sociologique selon laquelle la souffrance psychique a connu une extension d’usage et doit être considérée comme une expression obligatoire, attendue, pour de multiples conflits de la vie sociale.
Cette combinaison de mal social et moral, de maladie et d’infortune est la clé qui a permis la transformation du thème freudien du malaise inhérent à la civilisation ou la culture (parce que fondée sur le sentiment de culpabilité), en un révélateur des pathologies contemporaines des sociétés individualistes démocratiques soulevant des questions morales et politiques concernant la valeur humaine de notre ordre social.
La santé mentale n’est plus seulement un secteur particulier traité par une discipline appelée la psychiatrie, mais un souci transversal à toute la société mobilisant des professions multiples pour résoudre des problèmes hétérogènes. Une nouvelle morbidité, qui ne relève plus seulement du domaine particulier de la maladie mentale, mais de celui, général, de la vie sociale s’est instituée comme un enjeu majeur dans le travail, l’éducation et la famille — souffrance au travail, hyperactivité de l’enfant, phobie scolaire, etc. Les pratiques de santé mentale traitent des relations entre affections individuelles et relations sociales. Elles concernent nos manières d’être affectées par nos manières d’agir. Dans cette perspective, elles sont un moyen individualiste de traiter ce que les Anciens appelaient les passions — le subi, la souffrance, tout ce qui concerne l’envers de l’action. La santé mentale est la forme sociale que nos sociétés ont élaborée pour traiter les passions quand les normes, les valeurs, les idées sociales, bref les représentations collectives, sont entièrement orientées vers l’action individuelle.
- C’est la position que je défends dans La Société du malaise (Odile Jacob, 2010, Odile Jacob Poche 2012), les États-Unis et la France montrant deux attitudes globales différentes.
- Fr. Furet, Penser la Révolution française, Gallimard, 1978, p. 43.
- Deux ouvrages ont lancé le sujet : Chr. Dejours, Souffrances en France (1998), sur le travail flexible, et M.-Fr. Hirigoyen, Le harcèlement moral (1998).
- Sur tous ces points, voir G. Esping-Andersen avec D. Gallie, A. Hemerijck, J. Myles, Why we need a new Welfare State, Oxford University Press, 2001, p. 105 – 106
- P. Winch, « Understanding a primitive society », American Philosophical Quarterly, 1, n° 4, p. 307 – 324, 1964.
- C’est pourquoi j’ai intitulé ma comparaison entre la France et les États-Unis, la « société du malaise ». « Malaise dans la société » est une formule politique, « société du malaise » est une formule sociologique, plus exactement durkheimienne.