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La Shoah en Belgique : un Historikerstreit belge ?

Numéro 6 Juin 2013 par Nico Wouters

juin 2013

La Shoah en Bel­gique (2012), écrit par l’historienne alle­mande Insa Mei­nen, est un ouvrage inté­res­sant. Sur cer­tains points impor­tants, il comble les lacunes dans nos connais­sances sur la per­sé­cu­tion des Juifs en Bel­gique durant la Seconde Guerre mon­diale. Mais cet ouvrage est aus­si ten­dan­cieux : il pour­suit un pro­gramme qui, comme tel, opère un retour en […]

La Shoah en Bel­gique (2012)1, écrit par l’historienne alle­mande Insa Mei­nen, est un ouvrage inté­res­sant. Sur cer­tains points impor­tants, il comble les lacunes dans nos connais­sances sur la per­sé­cu­tion des Juifs en Bel­gique durant la Seconde Guerre mon­diale. Mais cet ouvrage est aus­si ten­dan­cieux : il pour­suit un pro­gramme qui, comme tel, opère un retour en arrière dans l’évolution de l’historiographie sur le judéo­cide en Belgique.

Une véritable « contre-histoire » ?

Insa Mei­nen se centre sur des aspects peu étu­diés jusqu’à pré­sent. Elle jette une lumière nou­velle sur le rôle de cer­taines ins­tances alle­mandes en Bel­gique occu­pée. La prin­ci­pale conclu­sion du livre est que la majo­ri­té des Juifs per­sé­cu­tés en Bel­gique ont été arrê­tés par les ser­vices alle­mands via des actions indi­vi­duelles après l’été 1942, et non pas à la suite des rafles col­lec­tives tris­te­ment célèbres qui ont nour­ri l’essentiel de la recherche jusqu’à pré­sent. Cette conclu­sion n’est pas neuve : elle a déjà été mise en évi­dence par une lit­té­ra­ture anté­rieure, en par­ti­cu­lier grâce aux tra­vaux de Maxime Stein­berg et de Lie­ven Sae­rens. Si la conclu­sion prin­ci­pale du livre de Mei­nen n’est de loin pas aus­si nova­trice que le pré­tend l’auteure, il est cru­cial qu’elle insiste sur ce point. En effet, il a été sous-esti­mé jusqu’à pré­sent par l’historiographie. L’autre thème prin­ci­pal du livre concerne les stra­té­gies très diverses de sur­vie déve­lop­pées par les Juifs en Bel­gique après l’été 1942.

Hélas, cet aspect est sou­mis à un trai­te­ment pure­ment des­crip­tif et fac­tuel. Les stra­té­gies de sur­vie des Juifs ne sont pas repla­cées dans le contexte socié­tal belge : quelle fut la diver­si­té des réac­tions pro­ve­nant de dif­fé­rents groupes sociaux ou y eut-il des dif­fé­rences régio­nales ? Autant de ques­tions qui ne sont pas posées. Mei­nen relève, pour l’essentiel, que la recherche sur les com­por­te­ments de la socié­té belge envers les Juifs pen­dant l’occupation pré­sente encore de nom­breuses lacunes. Cela vaut éga­le­ment pour les divers types de réac­tion à l’égard des sous-groupes com­po­sant la com­mu­nau­té juive de Bel­gique : un domaine dans lequel peu de recherches ont été menées jusqu’à pré­sent, et que Mei­nen n’aborde pas du tout.

La publi­ca­tion du livre a été saluée par la presse en Bel­gique, tant du côté néer­lan­do­phone que fran­co­phone. L’auteure, sou­te­nue par l’historien de l’ULB Jean-Phi­lippe Schrei­ber, a mené une cam­pagne média­tique réus­sie en vue de la pro­mo­tion com­mer­ciale de son livre. Mais il est regret­table qu’une par­tie de cette cam­pagne de pro­mo­tion ait consis­té à mini­mi­ser, voire à dis­cré­di­ter la pro­duc­tion scien­ti­fique de nom­breux his­to­riens sur la per­sé­cu­tion des Juifs en Bel­gique. Une telle atti­tude cor­res­pond, à mon sens, à une volon­té un peu exces­sive de se pro­fi­ler : Mei­nen fait la publi­ci­té de son livre en le pré­sen­tant comme une véri­table « contre-his­toire ». Certes, il ne s’agit là pro­ba­ble­ment que d’une stra­té­gie de mar­ke­ting. Mais une telle stra­té­gie est-elle le fruit d’une bonne historiographie ?

La « vraie responsabilité » allemande

Le livre est écrit à par­tir de la pers­pec­tive des per­sé­cu­teurs alle­mands et il ne s’appuie que sur des sources alle­mandes. Il n’y a rien de mal à cela. Toute recherche a un angle pré­cis d’approche. À par­tir de là, Mei­nen vise sys­té­ma­ti­que­ment à mini­mi­ser la res­pon­sa­bi­li­té des auto­ri­tés belges dans la per­sé­cu­tion des juifs. Cette posi­tion paraît à la fois étrange et inutile. Rien dans son livre ne contre­dit, d’une quel­conque manière, les tra­vaux impor­tants qui ont paru jusqu’à aujourd’hui, ni La Bel­gique docile (2007)2 dont je suis coau­teur. En réa­li­té, l’ouvrage de Mei­nen le com­plète : ces deux livres forment les deux faces d’un même récit ; ils pour­raient donc par­fai­te­ment s’entrecroiser.

Le prin­ci­pal pro­blème est que, dans le cas de Mei­nen, il s’agit plus que d’un simple angle d’approche. Elle pour­suit, en quelque sorte, un agen­da caché. Son but consiste à faire de la « res­pon­sa­bi­li­té » alle­mande (lisez ici : « culpa­bi­li­té ») le para­digme domi­nant, et cela après que plu­sieurs his­to­riens belges ont eu l’audace de pla­cer la per­sé­cu­tion des Juifs dans un contexte belge plus large. Cette res­pon­sa­bi­li­té alle­mande hante Mei­nen à l’instar d’un impé­ra­tif caté­go­rique. Le concept de res­pon­sa­bi­li­té est en soi un concept dif­fi­cile à manier pour les his­to­riens. La plu­part des his­to­riens ne l’utilisent pas dans un sens moral, poli­tique ou juri­dique. Mei­nen bien. Pour elle, la res­pon­sa­bi­li­té est une caté­go­rie morale et l’historien inter­vient comme juge. Cela se reflète notam­ment par le recours à la « vraie res­pon­sa­bi­li­té » des Alle­mands (p.221), notion vague sur laquelle repose l’ensemble de son ana­lyse. De cette façon, tout relève de la res­pon­sa­bi­li­té alle­mande. Aucune place n’est accor­dée ici à la nuance, ni à l’intervention d’autres responsabilités.

Mei­nen cherche à pro­mou­voir cette vision étroite dans son livre et dans la pro­mo­tion qu’elle en fait. Une telle vision a des impli­ca­tions impor­tantes, les­quelles ne sont pas toutes béné­fiques pour la mémoire du judéo­cide en Bel­gique. Avant de les pré­sen­ter, je sou­haite pas­ser au crible de la cri­tique son style, son argu­men­ta­tion et son analyse.

Une perspective unilatérale

Cet ouvrage est un exemple clas­sique d’historiographie téléo­lo­gique. Le résul­tat (ou plu­tôt, le mes­sage) est posé dès le départ. L’ordonnancement du livre répond à ce pro­gramme. Une telle construc­tion débouche sur une pers­pec­tive uni­la­té­rale. L’auteur ne voit que ce qui cor­res­pond à son mes­sage et ignore ou dimi­nue l’importance de tout le reste.

Com­men­çons par son style. Dès la pre­mière page, Mei­nen opte pour un ton par­ti­cu­liè­re­ment agres­sif, notam­ment à l’égard de Lie­ven Sae­rens et des auteurs de La Bel­gique docile. Ce der­nier livre est « enta­ché de nom­breuses lacunes », écrit-elle à la page 11 (il semble que ce reproche s’estompe par la suite). Ce style offen­sif est, à mon sens, contre­pro­duc­tif. Cela dit, cha­cun a son style. Ce qui est plus pro­blé­ma­tique est que Mei­nen recourt à des stra­té­gies rhé­to­riques qui ne sont pas hon­nêtes au plan intellectuel.

Pre­mière stra­té­gie rhé­to­rique : Mei­nen pré­sente comme rele­vant de sa « décou­verte » per­son­nelle des élé­ments qui ne sont pas neufs. Ain­si sug­gère-t-elle qu’aucun cher­cheur n’aurait vu telle ou telle chose avant elle ou — pire encore — l’aurait volon­tai­re­ment pas­sée sous silence. Que l’administration mili­taire (Militär­ver­wal­tung) alle­mande fut le prin­ci­pal moteur de la per­sé­cu­tion des Juifs, que la plu­part des arres­ta­tions furent réa­li­sées par les ser­vices alle­mands, que l’antisémitisme racial n’ait pas été répan­du en Bel­gique avant 1940 : Mei­nen pré­sente ces dif­fé­rents élé­ments comme de nou­velles « décou­vertes ». Je les qua­li­fie­rais plu­tôt d’«évidences », les­quelles font par­tie de la connais­sance géné­rale du judéo­cide en Bel­gique depuis les tra­vaux de Maxime Stein­berg dans les années 1980.

Deuxième stra­té­gie rhé­to­rique : elle consiste à uti­li­ser un détail fac­tuel afin de dis­cré­di­ter une ana­lyse plus large et les conclu­sions qui en résultent. Le meilleur exemple peut être four­ni par l’usage du brouillon d’une lettre du 4 juin 1942 trou­vé par Mei­nen au cours de sa recherche minu­tieuse dans les archives : celle-ci lui per­met d’apporter un nou­vel éclai­rage sur un inci­dent par­ti­cu­lier à Bruxelles rela­tif aux arres­ta­tions de mili­taires (et plus tard des Juifs). Une telle décou­verte est tout à son hon­neur : elle per­met de nuan­cer nos connais­sances sur ce point pré­cis. Telle est, d’ailleurs, la façon dont la recherche his­to­rique a tou­jours avan­cé. Cela dit, avec ce brouillon de lettre, Mei­nen cherche à remettre en ques­tion l’analyse faite dans La Bel­gique docile sur l’attitude des auto­ri­tés bruxel­loises par rap­port à la per­sé­cu­tion des Juifs et, plus lar­ge­ment, celle des élites belges. En réa­li­té, il faut admettre que cette pré­ci­sion ne remet nul­le­ment en cause les conclu­sions de La Bel­gique docile por­tant tant sur Bruxelles que sur la Belgique.

Troi­sième moyen rhé­to­rique : le recours abu­sif à des com­pa­rai­sons inter­na­tio­nales. Dans sa conclu­sion finale, Mei­nen uti­lise sou­vent des exemples tirés des situa­tions fran­çaise et néer­lan­daise pour mon­trer que le rôle des auto­ri­tés belges a été « sur­es­ti­mé ». À Paris et à Amster­dam, la situa­tion était tou­jours pire ; n’évoquons pas ici ce qui s’est pas­sé à Anvers. Elle rap­pelle aus­si que la police de la France de Vichy et celle des Pays-Bas occu­pés ont béné­fi­cié d’une auto­no­mie d’action bien plus grande (a‑t-on jamais pré­ten­du le contraire ?). Cela dit, le contexte poli­tique et celui de la police en France et aux Pays-Bas étant radi­ca­le­ment dif­fé­rents, il n’est pas si facile de rap­pro­cher les situa­tions. Le type de com­pa­rai­son éta­blie par Mei­nen n’est, en réa­li­té, pas scien­ti­fique. Il ne vise qu’à dimi­nuer la res­pon­sa­bi­li­té des auto­ri­tés anver­soises (belges) lors des rafles en 1942, en affir­mant que par­tout ailleurs c’était pire. Ce type de « concur­rence des vic­times » non seule­ment n’est pas per­ti­nent, mais il ne peut pas non plus tenir lieu d’argument : il n’a sim­ple­ment pas de sens.

Mei­nen applique sa vision étroite (tun­nel­vi­sie) à son mode d’analyse. L’historienne se foca­lise sur les chiffres et suc­combe à ce que l’on peut appe­ler un féti­chisme des chiffres. Une grande par­tie de son tra­vail repose sur une ana­lyse détaillée de séries de chiffres. Elle les uti­lise comme cri­tère unique pour éva­luer l’importance scien­ti­fique et socié­tale de cer­tains évè­ne­ments his­to­riques. Les rafles à Anvers durant l’été 1942 en sont le meilleur exemple. Mei­nen affirme qu’on leur a accor­dé une impor­tance exces­sive au plan scien­ti­fique et dans l’opinion publique. Son prin­ci­pal argu­ment consiste à dire que seuls 18% des Juifs (4 300 per­sonnes) ont été arrê­tés lors de telles actions. À ne consi­dé­rer que la réa­li­té chif­frée, il ne s’agit que d’une mino­ri­té de la popu­la­tion juive. Cela per­met à Mei­nen d’affirmer que les rafles n’ont pas été le prin­ci­pal mode d’arrestation et qu’en consé­quence, elles ont reçu trop d’attention de la part des chercheurs.

Des questions essentielles ignorées

Selon moi, il s’agit d’un faux rai­son­ne­ment. L’importance des évè­ne­ments de l’été 1942 à Anvers se situe-t-elle dans le fait que 8%, 18% ou 28% des Juifs ont été arrê­tés à ce moment-là ? Non. Le vrai débat se joue dans les méca­nismes sous-jacents : le contexte, les anté­cé­dents et les choix indi­vi­duels de cer­taines per­sonnes. Com­prendre pour­quoi un corps de police com­mu­nal com­met cer­tains actes qui vont à l’encontre d’une culture démo­cra­tique bien enra­ci­née est impor­tant ; une telle inter­ro­ga­tion vaut encore aujourd’hui. L’analyse d’un tel com­por­te­ment per­met de com­prendre l’importance de ce qui s’est pas­sé au plan scien­ti­fique et au plan socié­tal. Elle s’adresse non seule­ment au cas de Bruxelles, mais aus­si au rôle de la police et de la gen­dar­me­rie belges en géné­ral. Ce que, comme coau­teur de La Bel­gique docile, je cherche à com­prendre et à éta­blir est com­ment le sys­tème de police d’un État démo­cra­tique se trans­forme gra­duel­le­ment depuis 1940 en un rouage actif d’enregistrement, de contrôle, de pour­suites admi­nis­tra­tives, par­fois d’expulsions et aus­si peu à peu d’actions diverses de contrôle et de répres­sion (et donc pas sim­ple­ment d’«arrestations »). Qu’une telle ana­lyse ne puisse offrir, à tous égards, une vue com­plète avec charge de la preuve vient de l’état par­fois très frag­men­taire des archives. Mei­nen sai­sit des détails comme un brouillon de lettre pour retour­ner l’ensemble de l’analyse, cela sans arri­ver pour autant à la réfu­ter fondamentalement.

Selon Mei­nen, nous accor­dons géné­ra­le­ment beau­coup trop d’importance aux ser­vices d’ordre belges. Le seul cri­tère d’évaluation ici est la quan­ti­fi­ca­tion de leur par­ti­ci­pa­tion dans les arres­ta­tions directes (celles-ci sont à prendre au sens propre du terme et non pas comme des actions de contrôle ou de répres­sion). Mei­nen ne tient pas compte de cer­tains élé­ments pour­tant essen­tiels : les choix stra­té­giques et idéo­lo­giques des élites belges en 1940 et, en ce qui concerne la col­la­bo­ra­tion non contrô­lée au niveau local, les pos­si­bi­li­tés d’opposition stra­té­gique qui n’ont volon­tai­re­ment pas été mises en œuvre à divers moments clés. Du reste : dans quelle mesure peut-on relier le suc­cès de ces arres­ta­tions effec­tuées par les Alle­mands après l’été 1942 à la pré­pa­ra­tion sys­té­ma­tique réa­li­sée par les ser­vices d’ordre belge ? Voi­là une ques­tion essen­tielle que Mei­nen ne pose même pas.

Mei­nen ne s’intéresse tout sim­ple­ment pas aux ques­tions qui pour­raient affai­blir le « mes­sage ». Une tour­nure révé­la­trice se trouve dans la manière dont elle parle du refus des auto­ri­tés bruxel­loises de col­la­bo­rer en juin 1942. Dans La Bel­gique docile (et dans d’autres tra­vaux), on a accor­dé une grande impor­tance aux moti­va­tions d’arrière-plan et au contexte. Par exemple, on s’est pen­ché sur la façon dont la lettre de refus de juin 1942 avait été rédi­gée. La for­mu­la­tion en dit long sur les motifs et les atti­tudes des auto­ri­tés bruxel­loises à ce moment-là (et cela bien que les inter­pré­ta­tions divergent). Mei­nen estime qu’une telle ana­lyse n’a pas de sens : « Quelle que fut la moti­va­tion, il faut voir com­ment ils agirent » (p. 35). Ce juge­ment est révé­la­teur. Mei­nen affirme ici que, en tant qu’historienne, elle ne s’intéresse pas aux ques­tions qui me paraissent essen­tielles. Consta­ter com­ment quelqu’un a agi, tout le monde peut le faire. Expli­quer pour­quoi, telle est la tâche de l’historien.

Puis-je dès lors en tant qu’historien répli­quer de manière critique ?

Mei­nen prend à peine en compte le contexte belge et la lit­té­ra­ture scien­ti­fique. Elle mélange les cou­rants poli­ti­co-idéo­lo­giques. Elle tient pour acquis que l’antisémitisme racial nazi était, en grande par­tie, un « pro­duit d’importation » alle­mand (à nou­veau : quelqu’un a‑t-il jamais pré­ten­du le contraire ?). Mais qu’en est-il de la xéno­pho­bie dans la socié­té belge ? Qu’en est-il de l’indifférence à l’égard de la poli­tique anti­juive, certes dif­fi­cile à cer­ner, qui a tou­ché de larges parts de la popu­la­tion ? Qu’en est-il des chan­ge­ments stra­té­giques d’attitudes au cours de l’occupation ? Mei­nen recourt à des thèses qui, de toute évi­dence, sont par­fois fausses. Dans sa conclu­sion finale, elle affirme sou­dain comme un fait éta­bli « que la popu­la­tion belge se mon­tra maintes fois soli­daire » (p. 245). Elle ne peut cer­tai­ne­ment pas faire valoir une thèse aus­si sur­pre­nante à par­tir de sa recherche fon­dée sur des sources alle­mandes. Cette posi­tion va aus­si à l’encontre des publi­ca­tions des his­to­riens belges. Avec beau­coup de bonne volon­té, je pour­rais tout au plus qua­li­fier cette thèse d’«hypothèse de travail ».

Mei­nen pré­tend aus­si que son livre réper­to­rie pour la pre­mière fois les réac­tions de la popu­la­tion juive. Cela, à nou­veau sur la seule base de sources alle­mandes, car elle n’utilise aucun ego-docu­ment ni aucun témoi­gnage d’après-guerre, etc., venant des Juifs eux-mêmes. Cette vue étroite concerne éga­le­ment l’ensemble de l’analyse des sources.

Un autre exemple. Mei­nen mini­mise le rôle des col­la­bo­ra­teurs belges. Elle pré­sup­pose tou­jours que l’antisémitisme racial ne fait pas par­tie de leur culture poli­tique. Comme source de ce ver­dict assez éton­nant, elle ren­voie à une confé­rence que j’ai moi-même don­née en 2002 à Amster­dam (p.25). Étant auteur de cette confé­rence, je pense pou­voir affir­mer que cette réfé­rence a été quelque peu mal­adroi­te­ment sor­tie de son contexte. Encore une fois, Mei­nen fait l’impasse sur une biblio­thèque entière de lit­té­ra­ture belge consa­crée à ce sujet. Elle manque (à nou­veau) sa cible. Le vrai rôle joué par les col­la­bo­ra­teurs belges est bien plus com­plexe que d’avoir seule­ment faci­li­té les arres­ta­tions (au sens propre du terme) indi­vi­duelles. Par­mi les fac­teurs essen­tiels se trouve leur haut degré d’infiltration dans le sys­tème admi­nis­tra­tif belge (en tous les cas au niveau local), la pres­sion qu’ils pou­vaient exer­cer sur les fonc­tion­naires et la police, leur conta­mi­na­tion idéo­lo­gique du sys­tème et — sur­tout — les ren­sei­gne­ments qu’ils don­naient direc­te­ment et indi­rec­te­ment aux Alle­mands. De qui les Alle­mands rece­vaient-ils leurs infor­ma­tions ? Com­ment ont-ils pu dépis­ter, mettre la main et iden­ti­fier les Juifs cachés après l’été 1942 ? Voi­là une ques­tion essen­tielle, en grande par­tie pas­sée sous silence par Mei­nen. Un der­nier exemple. Selon elle, le refus de col­la­bo­rer des auto­ri­tés belges ne se limite abso­lu­ment pas aux Juifs qui ont la natio­na­li­té belge (p. 35). Elle affirme cela sur la base de la lettre du bourg­mestre de Bruxelles en juin 1942. Mais une seule lettre ne peut suf­fire à nier un cadre d’interprétation éta­bli à par­tir d’une docu­men­ta­tion plus abon­dante. Cette manière de faire illustre encore com­ment Mei­nen intègre chaque docu­ment de façon à ce qu’il sou­tienne le mes­sage uni­voque du livre.

Un retour en arrière regrettable

Selon moi, le livre de Mei­nen opère un retour en arrière dans l’évolution de l’historiographie belge. Après un départ lent, l’historiographie scien­ti­fique sur la Deuxième Guerre mon­diale et la per­sé­cu­tion des Juifs en Bel­gique a rat­tra­pé son retard. La pro­blé­ma­tique de la per­sé­cu­tion des Juifs est inté­grée au contexte belge. Une atten­tion cri­tique a été por­tée au rôle des élites belges avant, pen­dant et après la Deuxième Guerre mon­diale. La Bel­gique docile se situe dans ce nou­veau déve­lop­pe­ment. Mei­nen cherche, quant à elle, à ren­ver­ser la machine. Les impli­ca­tions de son livre pour le débat scien­ti­fique et socié­tal sur la per­sé­cu­tion des Juifs en Bel­gique sont impor­tantes. C’est pour­quoi dans ce débat, nous avons pris soin de ne pas recou­rir à des oppo­si­tions en noir et blanc. Il ne me semble d’ailleurs pas oppor­tun de suivre ce che­min. J’ai men­tion­né plus haut la pro­mo­tion agres­sive carac­té­ris­tique du « bon mar­ke­ting » de Mei­nen. Il y a natu­rel­le­ment plus que cela. Les vraies rai­sons de son ton tran­chant et agres­sif sont qu’elle n’accepte aucune vision alter­na­tive ou com­plé­men­taire. Elle consi­dère cer­tains tra­vaux fon­da­men­taux comme étant incom­pa­tibles avec sa propre vision. Par consé­quent, il faut les dis­cré­di­ter : cela ne peut se faire qu’à l’aide de faux argu­ments et d’analyses mal conduites.

N’est-il pas per­ti­nent de cher­cher à savoir com­ment des auto­ri­tés tra­vaillant dans une culture démo­cra­tique bien enra­ci­née telle que celle de la Bel­gique se sont révé­lées capables de pas­ser assez faci­le­ment au sou­tien actif à une poli­tique de per­sé­cu­tion raciste ? N’est-il pas légi­time qu’en Bel­gique, au sein de l’espace public démo­cra­tique belge, on accorde une atten­tion par­ti­cu­lière au rôle des élites et à celui des col­la­bo­ra­teurs belges ain­si qu’aux impli­ca­tions actuelles de tels actes ? Poser la ques­tion, c’est déjà y répondre.

Pour toutes les rai­sons évo­quées ici, le livre de Mei­nen repré­sente, à mon avis, un retour en arrière sur le plan scien­ti­fique et une occa­sion man­quée de débat public.

tra­duit du néer­lan­dais par Gene­viève Warland

  1. Insa Mei­nen, Die Shoah in Bel­gien, Wis­sen­schaft­liche Buch­ge­sell­schaft, 2009. Tra­duc­tion néer­lan­daise : De Shoah in Bel­gië, Uit­ge­ve­rij De Bezige Bij, 2011 et tra­duc­tion fran­çaise : La Shoah en Bel­gique, Renais­sance du livre, 2012. Les pages citées entre paren­thèses dans le compte ren­du cor­res­pondent à la publi­ca­tion du livre en néerlandais.
  2. Rudi Van Doors­laer (dir.), Emma­nuel Debruyne, Frank Sebe­rechts, Nico Wou­ters, La Bel­gique docile : les auto­ri­tés belges et la per­sé­cu­tion des juifs en Bel­gique durant la Seconde Guerre mon­diale, Luc Pire, 2007.

Nico Wouters


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