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La sherwoodisation ou l’obsolescence de la cité

Numéro 7 - 2015 par Bernard Van Asbrouck

novembre 2015

Le terme, né d’une bou­tade entre cher­cheurs, désigne un pro­ces­sus silen­cieux, pro­gres­sif de décro­chage d’un nombre gran­dis­sant de citoyens. Il a été repé­ré lors d’analyses de sta­tis­tiques démo­gra­phiques anglaises où il appa­rais­sait qu’une popu­la­tion avait dis­pa­ru des registres. D’où la réfé­rence à la forêt de Sher­wood, lieu mythique où se serait réfu­giée cette popu­la­tion déra­ci­née, désaf­fi­liée, désocialisée, […]

Le Mois

Le terme, né d’une bou­tade entre cher­cheurs1, désigne un pro­ces­sus silen­cieux, pro­gres­sif de décro­chage d’un nombre gran­dis­sant de citoyens. Il a été repé­ré lors d’analyses de sta­tis­tiques démo­gra­phiques anglaises où il appa­rais­sait qu’une popu­la­tion avait dis­pa­ru des registres. D’où la réfé­rence à la forêt de Sher­wood, lieu mythique où se serait réfu­giée cette popu­la­tion déra­ci­née, désaf­fi­liée, déso­cia­li­sée, désub­jec­ti­vée, etc. L’avantage de ce concept est qu’il rompt avec ces déno­mi­na­tions en dé-quelque chose qui portent la logique d’un indi­vi­du comme por­teur ou vic­time d’un sys­tème col­lec­tif, ou encore comme symp­tôme de l’état d’une socié­té. La sher­woo­di­sa­tion per­met de qua­li­fier un pro­ces­sus social humain glo­bal, non vou­lu, non pilo­té, émergent, sans induire à prio­ri des causes par la qua­li­fi­ca­tion que l’on attri­bue aux situa­tions des indi­vi­dus qui le vivent.

Un processus contingent

En l’état de nos connais­sances, ce pro­ces­sus se révèle contin­gent, c’est-à-dire que per­sonne, ni aucune cause iden­ti­fiable ne semblent le pro­duire. On ne l’attrape en quelque sorte ni par ses causes ni non plus par ses fina­li­tés puisqu’il n’y a pas de but. La sher­woo­di­sa­tion ne crée rien, ne va nulle part. C’est une sorte d’état du corps social qui émerge dans des condi­tions que l’on com­mence tout juste à bali­ser et qui s’identifient par un ensemble de faits appa­rais­sant à la marge, per­sis­tants, récur­sifs et se pro­pa­geant, ce qui sou­tient l’hypothèse que « quelque chose » se passe.

Les posi­tions défectives

Les pro­fes­sion­nels du social sont de plus en plus nom­breux à faire état de dif­fi­cul­tés gran­dis­santes dans la mobi­li­sa­tion des per­sonnes dont ils ont la charge. C’est pour eux un para­doxe que cette résis­tance à l’aide qui veut du bien. Les indi­vi­dus aux­quels ils s’adressent se pré­sentent comme étran­gers au monde, non concer­nés par la situa­tion, en attente que l’on fasse pour eux. Ce que cer­tains expliquent par une sorte de « consom­ma­tion » du social comme de fast food. Les des­crip­tions collent assez bien au concept de Fran­çois Gali­chet2 de « posi­tion défec­tive » du sujet humain. Tou­te­fois, comme le montre une étude de l’Observatoire de l’enfance, de la jeu­nesse, et de l’aide à la jeu­nesse3, c’est le sys­tème qui voit ces posi­tions comme défec­tives. En fait, elles ne le sont pas vrai­ment si, comme dans cette recherche, on écoute réel­le­ment l’acteur. Ce qui appa­rait, c’est que le sys­tème se montre inca­pable d’accueillir réel­le­ment l’acteur qu’il pré­tend mobi­li­ser. On est dans un para­doxe, « sois acteur et fais ce que je te dis ». L’acteur réel ne peut là se déployer qu’à la marge ou en dehors du système.

L’auto-exclusion

Des situa­tions de plus en plus fré­quentes de renon­cia­tion aux droits où des ayants droit pré­fèrent y renon­cer sont relayées par les ser­vices sociaux. À l’analyse, on constate qu’ils ne sup­portent plus l’exigence du droit qui les épuise ou ne se sentent pas capables d’y répondre. Ils pré­fèrent alors le repli dans des réseaux de proxi­mi­té, voire intimes. Une souf­france psy­cho­so­ciale accom­pagne ces réa­li­tés et rendent les situa­tions encore plus inex­tri­cables4.

La dis­pa­ri­tion des radars

C’est au tra­vers de débats sta­tis­tiques que ce phé­no­mène a été ini­tia­le­ment repé­ré. Des trous émergent dans les comp­tages tech­no­cra­tiques. Des indi­vi­dus ne sont plus réper­to­riés, et des acro­nymes appa­raissent comme l’exemplatif « NEET5 » qui défi­nit des citoyens par défaut, qua­li­fiés par une « triple néga­tion6 ». Où sont les « ni, ni, ni » ? Vivant sur terre jusqu’à plus ample infor­mé ! À l’analyse, les NEETs, ça n’existe pas. Il s’agit d’une sym­bo­lique tech­no­cra­tique d’un appa­reil d’État, mais ce n’est pas réel. Ce qui l’est par contre, c’est qu’ils sont ailleurs.

Le zonage et les phé­no­mènes d’essaim

Le pros­pec­ti­viste amé­ri­cain Howard Rhein­gold a obser­vé des phé­no­mènes où, en des temps extrê­me­ment courts, une foule en géné­ral jeune s’agglutine en un lieu pré­cis et a com­pa­ré cela à des phé­no­mènes d’essaim où émergent des « foules intel­li­gentes7 » admi­ra­ble­ment coor­don­nées. Un ordre col­lec­tif auto­nome, non pré­vi­sible sur­git dans l’ordre social, signe de cette pro­pen­sion des indi­vi­dus à se col­ler et à construire un réel com­mun. Ce que les exclus font quand ils se ras­semblent en des zones pro­pices ; un tun­nel de gare, un auvent de grande sur­face, le des­sous d’un pont, pro­vo­quant ce sen­ti­ment d’insécurité car appa­rait là le lieu de l’étranger du dedans8.

L’échec des politiques actives

Devant ces faits com­plexes et récur­rents, l’appareillage sta­tis­tique a d’abord été inter­ro­gé. Conçu dans une struc­ture sociale orga­ni­sée, cadas­trée par la ges­tion des droits, dotée d’un mar­ché du tra­vail solide fait de sta­tuts bien cali­brés, l’appareillage ne serait plus à même de prendre en compte les hybri­di­tés émer­gentes des situa­tions et sta­tuts, la liqué­fac­tion du mar­ché du tra­vail, l’imprévisibilité des par­cours. Mais les amé­lio­ra­tions des outils ont démul­ti­plié les caté­go­ries, com­plexi­fié les ana­lyses et ren­due plus opaque encore la carte du réel.

Les approches qua­li­ta­tives cen­trées sur les par­cours, les récits, ont fait appa­raitre des mou­ve­ments adap­ta­tifs de la pré­ca­ri­té dont l’élément déclen­cheur semble être la condi­tion­na­li­té com­por­te­men­tale du droit9 qu’ont inau­gu­rée les poli­tiques actives. Elles ont ajou­té une nou­velle condi­tion­na­li­té à l’accès au droit qui ne s’exécute plus uni­que­ment sur une situa­tion sociale de droit, mais aus­si sur un com­por­te­ment adé­quat. Le droit se mérite en plus d’être légal et demande la four­ni­ture de preuves. C’est là que deux pro­blèmes émergent. Le pre­mier est com­ment défi­nir un bon com­por­te­ment stan­dard sur le mar­ché du tra­vail dans des situa­tions de plus en plus diver­si­fiées et com­plexes. Dans les faits, les ayants droit jouent leurs droits dans le brouillard. Ce qui pro­duit du stress (voir étude Soli­da­ris sur le stress des chô­meurs) et de l’agressivité vis-à-vis des ins­ti­tu­tions. Le deuxième est l’effet néga­tif pour la can­di­da­ture à un emploi de devoir deman­der des preuves de recherche. Une ten­sion entre vou­loir décro­cher un emploi à l’issue incer­taine et sau­ve­gar­der ses droits est régu­liè­re­ment témoignée.

Il en résulte avec le temps une fatigue psy­cho­so­ciale du sujet humain qui enclenche un « engre­nage de désub­jec­ti­va­tion10 » où l’individu est désha­billé de ses atours de sujet pour être affu­blé d’une iden­ti­té admi­nis­tra­tive où il ne peut, comme sujet, se recon­naitre. L’ordre sym­bo­lique se rompt et l’individu erre dans un réel sans monde à la recherche de ses pairs ou bien s’identifie à l’image sym­bo­lique impo­sée comme un « loo­ser ». Ain­si, les poli­tiques actives, comme l’a sou­li­gné l’asbl Flo­ra11 pro­duisent l’inverse de leurs objec­tifs pour un nombre impor­tant de citoyens. Pour envi­ron 40 % d’entre eux, être dans le sys­tème condamne, en fait, à être pas­sif ou à le quit­ter. On ne peut retrou­ver un monde où être sujet, que dans la forêt de Sherwood.

L’agonie du symbolique

La psy­cho­lo­gie des orga­ni­sa­tions humaines per­met de com­prendre qu’un pro­ces­sus sym­bo­lique a natu­rel­le­ment cours dans les orga­ni­sa­tions et qu’il en est même consub­stan­tiel. S’organiser, c’est fabri­quer du réel avec de l’imaginaire par le biais du symbolique.

Le sym­bo­lique, cet ima­gi­naire com­mun qui nous fonde cha­cun comme sujet dans une orga­ni­sa­tion, est le ciment et le moteur qui fonde et anime la cité. Ain­si, une troi­sième hypo­thèse émerge des recherches pour com­prendre la sher­woo­di­sa­tion en plus de l’appareil sta­tis­tique et de l’adaptatif com­por­te­men­tal ; c’est l’agonie du sym­bo­lique qui se tra­duit par la perte du sens des ins­ti­tu­tions, des normes, des poli­tiques, voire des usages. Bref, c’est la perte du mythe fon­da­teur de notre vivre ensemble.

Un mythe s’énonce dans un dis­cours. Et celui-ci tient car « c’est celui qui peut tenir sans que vous ayez rai­son de lui deman­der rai­son de sa véri­té12 », autre­ment dit, tant qu’il fait sens com­mun. Or, le mythe fon­da­teur qui fai­sait sens com­mun dans notre socié­té, celui du pro­grès sans fin pro­duit par le cou­rage et le tra­vail des hommes, ne fonc­tionne plus. Les dis­cours ne tiennent donc plus. Car le réel ne répond plus, et ce mythe qui marque l’avènement de la socié­té sala­riale13 se fra­casse sur le dur réel de la satu­ra­tion des mar­chés et de la fini­tude de notre monde.

Ain­si, dans les poli­tiques actives, il y a une recherche déses­pé­rée de sau­ver ce mythe fon­da­teur par la res­pon­sa­bi­li­sa­tion coer­ci­tive des pré­caires qui stig­ma­tisent par leur situa­tion durable la fin du mythe. Ils vont en être cou­pables. Et les poli­tiques actives se trans­forment alors en une pas­to­rale laïque qui va remettre dans le droit che­min ces corps per­dus de la rai­son socioé­co­no­mique. Une sorte de reli­gion s’y dégage, une sym­bo­lique qui se sub­sti­tue au réel et qui dit : lorsqu’un homme a les com­por­te­ments requis, dieu mar­ché l’exauce et lui donne l’emploi méri­té. Toute aide ne peut qu’être condi­tion­née à cette res­pon­sa­bi­li­té dont le citoyen doit rendre compte.

Mais si dieu mar­ché ne répond pas, c’est toute la reli­gion qui perd son sens et la prière qui devient un agir absurde. Alors l’homme, fati­gué de ses génu­flexions sté­riles à une sym­bo­lique sans réel, libère son imaginaire.

Il ne renonce pas au mythe, il désire ce réel. Mais il n’y croit plus et ne sait que croire. Alors il cherche autre chose, mais ne sait quoi. Il erre dans le réel et fini par en créer un autre. Car la magie de l’imaginaire, cette « nata­li­té de l’humanité14 », c’est jus­te­ment de créer de la cité. Toutes les civi­li­sa­tions de l’homme sont, en ce sens, nées en Sherwood.

  1. Voir B. Van Asbrouck, « Sher­wood, quand les citoyens quittent la cité », Jour­nal du droit des jeunes, n° 341, jan­vier 2015.
  2. Fr. Gali­chet, L’école lieu de citoyen­ne­té, ESF, 2005.
  3. Obser­va­toire de l’enfance, de la jeu­nesse, et de l’aide à la jeu­nesse (OEJAJ), réa­li­sa­tion RTA « Qu’ont à nous apprendre les NEETs », 2013.
  4. Jean Fur­tos, « Les effets cli­niques de la souf­france psy­chique d’origine sociale », Men­tal Idée, n° 11, 2007.
  5. Not in Employe­ment, Edu­ca­tion or Training.
  6. OEJAJ, op cit., 2013, p. 3.
  7. Howard Rhein­gold, Smart Mobs, Per­seus Books, 2000.
  8. Voir L’Autre : regards psy­cho­so­ciaux, Mar­ga­ri­ta San­chez-Mazas, Laurent Lica­ta (dir.), PUG, 2005.
  9. Eli­sa Chelle, Gou­ver­ner les pauvres. Poli­tiques sociales et admi­nis­tra­tion du mérite, PUR, 2012.
  10. OEJAJ, op cit, p. 110.
  11. Asbl Flo­ra, « Être acti­vé, Voie pas­sive ? », 25 octobre 2012.
  12. Jacques Lacan, D’un Autre à l’autre, Seuil, 2006, p. 42.
  13. R. Cas­tel, Les méta­mor­phoses de la ques­tion sociale, Fayard, 1995.
  14. Inter­pré­ta­tion libre du concept de H. Arendt.

Bernard Van Asbrouck


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