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La séparation

Numéro 4 – 2021 - confinement Covid-19 pandémie par Mazeaud Ninon Mazeaud Pauline

juin 2021

Bruxelles bouge et c’est un fait.

D’abord lors d’un pre­mier ren­dez-vous Still Stan­ding, Pau­line et Ninon se croisent.

L’une fait dan­ser les gens sur la place Sainte-Cathe­rine, sous le dra­peau de son ins­ti­tu­tion. L’autre, porte la voix des sans-papiers, au rythme des per­cus­sions, sur la place de l’église du Béguinage.

Bruxelles bouge, mais cha­cune, à tenir la mesure, n’a pas le temps de s’en parler.

Elles se retrouvent quelques semaines plus tard sur la place de la Mon­naie. L’une fait « la conduite » de la Tri­bune du jour, l’autre tente de faire coha­bi­ter corps dan­sant et vivant dans des mesures sanitaires.

Elles se croisent, s’observent l’une et l’autre, mais n’ont pas le temps de s’en parler.

Encore aujourd’hui entre rési­dences et résis­tances elles se sou­tiennent, mais…

Ce texte est fina­le­ment l’occasion de prendre le temps d’une conver­sa­tion (à poursuivre).

Billet d’humeur

Ça fonc­tionne par vague ça va, ça vient.
Il y a le début où tu pré­sages le pire sans trop y pen­ser, un pres­sen­ti­ment dégui­sé en blague.

On va res­ter coin­cé jusqu’en juin. Sep­tembre. Octobre. 2023.
Le grand célibat.
Évi­dem­ment la blague est presque réelle.

Tu t’inquiètes,
Toi sans l’autre(s) tu n’as plus lieu d’être.

« Vous ne pou­vez pas »
« vous ne devez pas »
Interdictions
Plus de rassemblements.
Ce n’est pas la mala­die qui t’effraie (sans doute à tort),
Ce n’est pas l’écroulement du sys­tème public (hé les gars ! Il est grand temps de se réveiller).

C’est l’injonction, ton cau­che­mar, iso­ler les gens, les cou­per des autres, les rendre inaptes à réflé­chir, dociles et obéissants
Se sépa­rer au nom du bien public…

C’est abru­tis­sant et ter­ri­fiant la mise à pied immédiate.

J’ai en tête les mots d’Hannah Arendt :
« Quand tout le monde vous ment en per­ma­nence, le résul­tat n’est pas que vous croyez ces men­songes mais que plus per­sonne ne croit en rien.
Un peuple qui ne peut plus rien croire ne peut se faire une opinion.
Il est pri­vé non seule­ment de sa capa­ci­té d’agir mais aus­si de sa capa­ci­té de pen­ser et de juger. Et avec un tel peuple, vous pou­vez faire ce que vous voulez. »

Et puis le temps passe, et ceux sur qui tu devais t’appuyer, se ras­semblent, ouvrent des brèches, construisent dans la glaise.
C’est pra­tique les artistes, ça n’abandonne pas.

Ensemble on reprend confiance, le pire est pas­sé, tu t’es bien pré­pa­ré, tu as réus­si à appri­voi­ser le vide, les dis­tor­sions du temps, l’exode des paroles.

Tu as trou­vé des échap­pées, l’infime moment où tu dépasses la ligne blanche, ça laisse croire que tu es encore maitre de tout, on ne t’aura pas.

La liber­té c’est aus­si dans la tête.
On doit être créatif.
On doit être positif.

On doit désobéir.
Ne pas perdre son hori­zon. Jamais.
Deve­nir l’injonction.

Là où d’habitude on écoute, trans­forme, par­tage, là où les mots prennent forme depuis tou­jours, les bles­sures se déposent.


Alors, tu éla­bores des plans paral­lèles, tu accu­mules les chi­mères, les construc­tions sans fondements.
L’utopie reste sou­vent un bon moteur et peut se mon­trer incroya­ble­ment réconfortante.

Une vague de sur­pro­duc­tion t’emporte et te fait croire que voi­là, tu vois, tout est encore là, il s’agit d’adaptation, on va trou­ver, tu tra­vailles beau­coup, tu orga­nises des ren­contres, mul­tiples, tu récon­fortes et accu­mules, tu accu­mules et récon­fortes, petits cairns qui se déposent autour de toi. 

Tu acceptes tout, les simu­lacres de repré­sen­ta­tions, les dis­tan­cia­tions, les bagages de soli­tudes, les angoisses sans réponses.

Ain­si tu oublies les silences, la dis­tance, la faille, la salle vide qui prend place minu­tieu­se­ment aspi­rant tout, ne te lais­sant qu’un sou­ve­nir du souffle.
Ça fait des mois qu’ici tu vis en apnée, le mieux pos­sible le plus dis­crè­te­ment. Tu réa­lises peu les évi­te­ments, les pas de côté, les peaux qui se refusent, les regards sans réponse.

Faire croire que tout est là. Abso­lu­ment absent. Bien­ve­nue au spectacle.

Mais dehors la vague est là, elle prend sa force dans ce huis clos fou, elle gronde, monte, s’arme du vent, pour que fina­le­ment tu ne puisses plus avoir l’indélicatesse de l’ignorer.

Elle a des choses à dire, à te mon­trer, prend place dans l’espace, tu pour­rais avoir un peu de décence et de courage.

Tu sais nager non ?

Cette ques­tion si simple me laisse dubitative.
Est-ce que je sais tou­jours nager ? Est-ce que je n’aurais pas oublié com­ment on fait ?
On m’avait dit « C’est comme le vélo, ça ne s’oublie pas. »
Puis les cer­ti­tudes se sont envo­lées avec ma liber­té, et je n’ai plus confiance en mes bras pour for­mer les mou­ve­ments qui me lais­se­ront à la sur­face de l’eau.
Mon corps se noie dans les simu­lacres en pla­qué qui se jouent dans des espaces deve­nus interdits.

« Libres les oiseaux volent. Sinon ils meurent. »
C’est la seule phrase que nous avions trou­vée pour entrer dans la Monnaie.
Pour pas­ser les portes, alors qu’il nous avait été deman­dé de rendre les clés.

Deux semaines de cabrioles devant le pres­ti­gieux monu­ment sacré.
Un ton­nerre d’applaudissements pour ce der­nier spec­tacle, le rideau tombe, le public s’en va.
La salle rede­vient noire.
Ils ont ran­gé les pro­jec­teurs avant même que nous ayons libé­ré la scène.
Dehors les oiseaux noirs croassent bruyam­ment devant un… public ?

Des badauds per­dus, dans les rues, et ceux qui savent pour­quoi ils sont là, à admi­rer les oiseaux.

Ceux qui n’ont jamais pous­sé la porte du monu­ment sacré.
Un opéra ?

Faut-il savoir nager ?

« Libres les oiseaux volent. Sinon ils meurent »
Armés de masques en car­ton noir (récu­pé­rés), de ban­de­roles en tis­su (récu­pé­rées), de ficelles et cordes (récu­pé­rées), nous avons pous­sé la porte. Nous ne savions pas nager.
Quand le public est là, vous avez à nou­veau des ailes.
Autour des trois oiseaux, posés sur les fenêtres de l’édifice, le public s’est assis.
Geste de barrière.
Le public pro­tège le spectacle.
Le spec­ta­teur devient spectacle.

Les oiseaux n’ont que très peu volé.
Des robots bleus et ter­ri­fiants sont venus les déloger.
Sur les notes du Roi et l’Oiseau, de Woj­ciech Kilar, nous vou­lions seule­ment ampli­fier les oiseaux, mais les bottes noires font plus de bruit que nos hautparleurs.

Dans ces cou­loirs sans fin et sans fenêtres du monu­ment empê­ché, dans ce laby­rinthe sans sor­tie, les bottes noires et les col­sons nous parlent d’héroïsme tout en nous jetant dehors.
Retour à la foule.
La foule. Non. Le public.
Atten­dant les oiseaux. Libérateurs.

Public tolé­ré jusqu’à une cer­taine heure.
Nous res­tons ensemble, aba­sour­dis, sans chaise et sans spectacle.
Pour hori­zon une ligne de cos­tume bleu.

N’est-ce pas là, une pre­mière envolée ?

Mazeaud Ninon


Auteur

Ninon Mazeaud cours sans cesse, il faut dire qu’avec tous « ceux » qui l’habitent, il y a peu de place pour le repos, tellement d’histoires à révéler, de paroles à transmettre. Formée aux Beaux-Arts en France et à Bruxelles, Ninon Mazeaud est une conteuse militante des quotidiens. Artiste multiforme, elle peut tout faire, retranscrire les paroles des « occupants » de l’église du béguinage, ouvrir des portes pour les habitants de la « petite maison », dessiner les pensées des enfants, mettre en livre les tranches de vie des gens sans pays. Parfois les mots ont besoin d’image, parfois les images ont besoin d’être incarné, elle continuera de les mettre en page jusqu'à ce que tous soient légitimement entendus.

Mazeaud Pauline


Auteur

C’est aux Beaux-Arts, en France, que Pauline Mazeaud développe une pratique artistique personnelle et poétique. Très sensible à son environnement et à la nécessité de l’Art au quotidien, elle poursuit son cursus en Art Thérapie et quitte la France pour Bruxelles. Persuadée que c’est dans la diversité qu’on réfléchit mieux, elle collabore régulièrement avec différentes compagnies de théâtre, artistes contemporains et associations de terrain. Gardant toujours en premier lieu l’idée de partage et de diffusion, aujourd’hui c’est au sein de Charleroi danse centre chorégraphique de la Fédération Wallonie-Bruxelles que réside la plupart de ses activités.