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La séparation
Bruxelles bouge et c’est un fait.
D’abord lors d’un premier rendez-vous Still Standing, Pauline et Ninon se croisent.
L’une fait danser les gens sur la place Sainte-Catherine, sous le drapeau de son institution. L’autre, porte la voix des sans-papiers, au rythme des percussions, sur la place de l’église du Béguinage.
Bruxelles bouge, mais chacune, à tenir la mesure, n’a pas le temps de s’en parler.
Elles se retrouvent quelques semaines plus tard sur la place de la Monnaie. L’une fait « la conduite » de la Tribune du jour, l’autre tente de faire cohabiter corps dansant et vivant dans des mesures sanitaires.
Elles se croisent, s’observent l’une et l’autre, mais n’ont pas le temps de s’en parler.
Encore aujourd’hui entre résidences et résistances elles se soutiennent, mais…
Ce texte est finalement l’occasion de prendre le temps d’une conversation (à poursuivre).
Ça fonctionne par vague ça va, ça vient.
Il y a le début où tu présages le pire sans trop y penser, un pressentiment déguisé en blague.
On va rester coincé jusqu’en juin. Septembre. Octobre. 2023.
Le grand célibat.
Évidemment la blague est presque réelle.
Tu t’inquiètes,
Toi sans l’autre(s) tu n’as plus lieu d’être.
« Vous ne pouvez pas »
« vous ne devez pas »
Interdictions
Plus de rassemblements.
Ce n’est pas la maladie qui t’effraie (sans doute à tort),
Ce n’est pas l’écroulement du système public (hé les gars ! Il est grand temps de se réveiller).
C’est l’injonction, ton cauchemar, isoler les gens, les couper des autres, les rendre inaptes à réfléchir, dociles et obéissants
Se séparer au nom du bien public…
C’est abrutissant et terrifiant la mise à pied immédiate.
J’ai en tête les mots d’Hannah Arendt :
« Quand tout le monde vous ment en permanence, le résultat n’est pas que vous croyez ces mensonges mais que plus personne ne croit en rien.
Un peuple qui ne peut plus rien croire ne peut se faire une opinion.
Il est privé non seulement de sa capacité d’agir mais aussi de sa capacité de penser et de juger. Et avec un tel peuple, vous pouvez faire ce que vous voulez. »
Et puis le temps passe, et ceux sur qui tu devais t’appuyer, se rassemblent, ouvrent des brèches, construisent dans la glaise.
C’est pratique les artistes, ça n’abandonne pas.
Ensemble on reprend confiance, le pire est passé, tu t’es bien préparé, tu as réussi à apprivoiser le vide, les distorsions du temps, l’exode des paroles.
Tu as trouvé des échappées, l’infime moment où tu dépasses la ligne blanche, ça laisse croire que tu es encore maitre de tout, on ne t’aura pas.
La liberté c’est aussi dans la tête.
On doit être créatif.
On doit être positif.
On doit désobéir.
Ne pas perdre son horizon. Jamais.
Devenir l’injonction.
Là où d’habitude on écoute, transforme, partage, là où les mots prennent forme depuis toujours, les blessures se déposent.
Alors, tu élabores des plans parallèles, tu accumules les chimères, les constructions sans fondements.
L’utopie reste souvent un bon moteur et peut se montrer incroyablement réconfortante.
Une vague de surproduction t’emporte et te fait croire que voilà, tu vois, tout est encore là, il s’agit d’adaptation, on va trouver, tu travailles beaucoup, tu organises des rencontres, multiples, tu réconfortes et accumules, tu accumules et réconfortes, petits cairns qui se déposent autour de toi.
Tu acceptes tout, les simulacres de représentations, les distanciations, les bagages de solitudes, les angoisses sans réponses.
Ainsi tu oublies les silences, la distance, la faille, la salle vide qui prend place minutieusement aspirant tout, ne te laissant qu’un souvenir du souffle.
Ça fait des mois qu’ici tu vis en apnée, le mieux possible le plus discrètement. Tu réalises peu les évitements, les pas de côté, les peaux qui se refusent, les regards sans réponse.
Faire croire que tout est là. Absolument absent. Bienvenue au spectacle.
Mais dehors la vague est là, elle prend sa force dans ce huis clos fou, elle gronde, monte, s’arme du vent, pour que finalement tu ne puisses plus avoir l’indélicatesse de l’ignorer.
Elle a des choses à dire, à te montrer, prend place dans l’espace, tu pourrais avoir un peu de décence et de courage.
Tu sais nager non ?
Cette question si simple me laisse dubitative.
Est-ce que je sais toujours nager ? Est-ce que je n’aurais pas oublié comment on fait ?
On m’avait dit « C’est comme le vélo, ça ne s’oublie pas. »
Puis les certitudes se sont envolées avec ma liberté, et je n’ai plus confiance en mes bras pour former les mouvements qui me laisseront à la surface de l’eau.
Mon corps se noie dans les simulacres en plaqué qui se jouent dans des espaces devenus interdits.
« Libres les oiseaux volent. Sinon ils meurent. »
C’est la seule phrase que nous avions trouvée pour entrer dans la Monnaie.
Pour passer les portes, alors qu’il nous avait été demandé de rendre les clés.
Deux semaines de cabrioles devant le prestigieux monument sacré.
Un tonnerre d’applaudissements pour ce dernier spectacle, le rideau tombe, le public s’en va.
La salle redevient noire.
Ils ont rangé les projecteurs avant même que nous ayons libéré la scène.
Dehors les oiseaux noirs croassent bruyamment devant un… public ?
Des badauds perdus, dans les rues, et ceux qui savent pourquoi ils sont là, à admirer les oiseaux.
Ceux qui n’ont jamais poussé la porte du monument sacré.
Un opéra ?
Faut-il savoir nager ?
« Libres les oiseaux volent. Sinon ils meurent »
Armés de masques en carton noir (récupérés), de banderoles en tissu (récupérées), de ficelles et cordes (récupérées), nous avons poussé la porte. Nous ne savions pas nager.
Quand le public est là, vous avez à nouveau des ailes.
Autour des trois oiseaux, posés sur les fenêtres de l’édifice, le public s’est assis.
Geste de barrière.
Le public protège le spectacle.
Le spectateur devient spectacle.
Les oiseaux n’ont que très peu volé.
Des robots bleus et terrifiants sont venus les déloger.
Sur les notes du Roi et l’Oiseau, de Wojciech Kilar, nous voulions seulement amplifier les oiseaux, mais les bottes noires font plus de bruit que nos hautparleurs.
Dans ces couloirs sans fin et sans fenêtres du monument empêché, dans ce labyrinthe sans sortie, les bottes noires et les colsons nous parlent d’héroïsme tout en nous jetant dehors.
Retour à la foule.
La foule. Non. Le public.
Attendant les oiseaux. Libérateurs.
Public toléré jusqu’à une certaine heure.
Nous restons ensemble, abasourdis, sans chaise et sans spectacle.
Pour horizon une ligne de costume bleu.
N’est-ce pas là, une première envolée ?