Ce site utilise des cookies afin que nous puissions vous fournir la meilleure expérience utilisateur possible. Les informations sur les cookies sont stockées dans votre navigateur et remplissent des fonctions telles que vous reconnaître lorsque vous revenez sur notre site Web et aider notre équipe à comprendre les sections du site que vous trouvez les plus intéressantes et utiles.
La Revue nouvelle et le rassemblement des progressistes
Tout au long de cette année 2021, nous publierons des textes qui plongent dans les archives de La Revue nouvelle pour dégager des analyses de l’évolution des thématiques traitées dans nos colonnes et, au travers de ce prisme, de l’évolution de notre société. Pour inaugurer cette rubrique qu’il coordonne, Michel Molitor propose une mise en perspective du thème du travaillisme ou du rassemblement des progressistes au fil du temps. Au travers de son texte, c’est la possibilité même d’un tel rassemblement qui finit par se poser : quelles convergences, pour quels buts et sur quels objets ?
À VG
Le thème du travaillisme ou du rassemblement des progressistes a été une constante de l’analyse ou des positions politiques de La Revue nouvelle au cours du temps. Ce choix prendra des formes diverses, depuis la recherche de la possibilité de création d’un parti travailliste à l’instar du Labor britannique jusqu’à la recherche de coalitions gouvernementales qui puissent se construire autour d’un programme de progrès.
Si la période de la guerre a été l’occasion de réflexions et de contacts autour de l’idée de redéfinition de la scène politique, assez rapidement les formations politiques traditionnelles se reconstituent sous de nouveaux vêtements. En revoyant profondément ses structures internes, en 1945 le Bloc catholique se transforme en Parti social chrétien (PSC), très largement majoritaire en Flandre, mais bien implanté en Wallonie. Il associe deux tendances qui n’ont pas d’expression institutionnelle : une branche conservatrice et ce qu’on appellera la démocratie chrétienne, plus proche des organisations sociales et sensible à une forme de démocratie économique et sociale. Le parti ouvrier belge (POB) est devenu le Parti socialiste belge (PSB). Le PSB adopte une réforme structurelle importante ; dorénavant l’adhésion y est individuelle et ne transite plus comme auparavant par des structures voisines telles la mutualité ou l’organisation syndicale. Il affirme une orientation sociale-démocrate et est confronté, sur sa gauche, à la concurrence politique du Parti communiste, vigoureuse à l’époque1. Le parti libéral est le troisième parti à ambition nationale qui émerge de la guerre. Bien implanté à Bruxelles, il affiche des options ouvertement conservatrices. PSB et PL se caractérisent en outre, à l’époque, par un anticléricalisme nettement affirmé. À l’époque, le monde associatif chrétien (on ne l’appelle pas encore ainsi) est puissant, à travers le système scolaire qui constitue, sur le terrain, une concurrence importante avec l’enseignement organisé par l’État. Il est aussi fort présent dans les réseaux hospitaliers, mutuellistes ou coopératifs.
Comme partout en Europe, l’expérience de la guerre a été douloureuse2. La guerre a été l’expérience ultime d’une société confrontée à sa destruction, mais aussi l’occasion de recompositions. En Belgique, les espérances de renouvèlement profond se heurteront à la pesanteur des structures acquises qui se rénoveront en surface sans changement profond. Martin Conway écrit : « Le résultat de tous ces évènements a été le rétablissement d’une version largement réformée du statuquo d’avant guerre3 ». Les nouveaux rapports de force qui marqueront le monde et singulièrement l’Europe (la guerre froide et le contrôle soviétique de la moitié de l’Europe) auront des effets de glaciation politique et brouilleront les repères idéologiques4. Le monde catholique, quant à lui, sort fort marqué par l’expérience de la guerre qui a vu se construire des solidarités originales, mais l’appareil de l’Église est toujours figé dans un verticalisme rigide et il faudra attendre le Concile de Vatican II (1962 – 1965) pour que les forces de renouvèlement engagent des changements timides.
Le contexte politique 1945 – 1950
Sur la scène politique belge, les années qui vont de la fin de la guerre à 1950 sont marquées par des conflits divers. Si la « Question royale » est le catalyseur des plus grandes oppositions, d’autres occasions de tensions politiques existent : le traitement de la Résistance et de son désarmement, la gestion des séquelles de la guerre, le ravitaillement et l’énergie, la relance de l’économie et l’austérité. Les formules gouvernementales se succèdent, alliant dans d’éphémères coalitions les adversaires d’hier5. Pendant ces années, le monde politique s’avère incapable de mettre en œuvre un programme novateur. La reconstitution des capacités énergétiques se fait indépendamment de tout débat réel sur le contrôle de l’énergie ; il en va de même du crédit, des finances et de la fiscalité. Les débats sur le temps de travail sont encore à venir. Les seules réformes importantes concernent la mise au point d’un système de sécurité sociale qui se construit. Il est vrai qu’il avait été conçu et discuté par les « interlocuteurs sociaux », patronat et organisations de travailleurs pendant la guerre. La conclusion de la Question royale — abdication de Léopold III et arrivée de Beaudouin au terme d’un processus d’affrontements violents — clôturera cette période d’instabilité et un gouvernement social-chrétien homogène assurera la direction des affaires de 1950 à 19546. Il sera suivi entre 1954 et 1958 d’une coalition dite « des gauches », alliant mécaniquement PSB et Parti libéral dans une coalition pleine de contradiction dont l’unité se fait sur l’opposition au PSC et à ses réalisations en matière scolaire. Cette politique sera sanctionnée en 1958 lorsque le PSC retrouvera une majorité absolue au Sénat et pratiquement absolue à la Chambre (il bénéficiera de l’appui de deux voix libérales flamandes) et qu’une pacification politique sera réalisée par la conclusion d’un accord, « le pacte scolaire ». Cette pacification de la scène politique sera de courte durée. Avec le début des années 1960 se profileront les affrontements qui opposeront jusqu’à la fin du siècle les deux grandes communautés linguistiques ; la Flandre estime qu’elle ne peut se développer dans le cadre de l’État belge unitaire et la Wallonie découvre sa position minoritaire et le déclin de son économie.
Les tentatives de l’après-guerre
Ces péripéties ont donné peu d’occasions aux partis politiques de se repenser. En décembre 1969, à l’occasion du vingt-cinquième anniversaire de la revue, Vincent Goffart reconstitue les analyses de cette première période et leurs évolutions7.
Entre 1945 et la fin des années 1960, La Revue nouvelle abordera la question du rassemblement des progressistes de diverses manières : dialogue entre socialistes et chrétiens, la possibilité d’un parti travailliste, les coalitions gouvernementales. En effet, pendant les années qui suivent la fin de la guerre, La Revue nouvelle s’interroge sur les conditions d’une politique travailliste et sur les possibilités d’un parti qui incarne cette option. En septembre 1945, Philippe Meunier regrette que le parti socialiste n’ait pas ouvert « les voies à une entente sincère et loyale avec les forces progressistes du pays […]». « Le parti socialiste aurait pu […] devenir l’aile marchande d’un vaste rassemblement travailliste à la manière anglaise où toutes les forces vives et jeunes du pays auraient pu se faire représenter et se réunir en s’opposant à la fois à l’extrémisme communiste et aux diverses nuances d’une réaction sociale, depuis le simple conservatisme jusqu’à certaines tendances fascistes mal étouffées8. »
Pendant la guerre, dans les milieux autour du gouvernement de Londres notamment, des démocrates chrétiens francophones et certains socialistes avaient envisagé la création d’un parti travailliste nouveau. En 1945, ils créeront l’Union démocratique belge (UDB) qui avait l’ambition explicite d’être l’amorce de ce parti nouveau. L’UDB est concurrente du PSC récemment (re)créé. La Revue nouvelle est partagée, elle compte des udébistes et des partisans du PSC. Elle écrit : « Les faits vérifieront. Ils se chargeront de montrer si l’UDB est le noyau du grand rassemblement travailliste ou de “centre gauche” qu’elle voudrait réaliser. Ils prouveront si le Parti social chrétien n’est pas un simple “retapage” du vieux parti catholique et s’il traduit une volonté sincère et efficace de “déconfessionnalisation et de renouveau”9 » . Et la revue de se féliciter que les catholiques puissent choisir entre deux partis, « Nous considérons la possibilité de cette option comme une chance pour les catholiques. Il nous parait utile et heureux qu’ils puissent avoir le choix et qu’ils ne soient pas forcés de s’inféoder en bloc à une formation unique ». La possibilité de choix est une chance « parce qu’elle est l’indice formel de la nécessaire déconfessionnalisation de notre vie politique » (id.)
Signe des temps, le cardinal Van Roey, primat de Belgique, critique cette vision des choses. La revue accuse le coup. À la veille des élections de février 1946, elle publiera deux articles présentant les positions de l’un et l’autre parti. Le projet du PSC est défendu en janvier 1946 par E. de la Vallée-Poussin, celui de l’UDB en février 1946 par le Dr E. de Greef.
Les élections de février 1946 marquent l’échec de l’UDB qui obtiendra 2,2% des voix à la Chambre10. Le projet de parti travailliste n’aura été apprécié que par une fraction de l’électorat démocrate chrétien et le parti socialiste refusera de perdre son identité dans un rassemblement qui ne lui assurerait pas un indéniable leadeurship. Il semble clair, en outre, que la préférence marquée par l’UDB pour une abdication de Léopold III ait éloigné de ce nouveau parti une partie des électeurs catholique qui, d’une autre manière, auraient pu le rejoindre.
Philippe Meunier écrit « Parmi les causes de l’échec électoral de l’Union démocratique belge j’en relève une qui est à son honneur. Ses dirigeants se sont fait des possibilités de la vie politique en Belgique une conception calquée sur le modèle d’une démocratie parfaite : celle d’un regroupement politique à la manière anglo-saxonne. Intention louable et méritoire. Elle procédait du désir d’assainir notre atmosphère politique. Mais les faits viennent de prouver que nous ne sommes pas mûrs pour cette formule. Le serons-nous jamais ? […]» Et d’affirmer « Le salut politique de l’Europe occidentale ne peut provenir que d’un rapprochement entre socialistes et chrétiens11 » . Il y a là l’amorce d’une constante dans les choix politiques de la revue : la préférence d’une forme de bipartisme qui clarifierait la vie politique.
Il n’empêche, si en 1945, le PSB est sourd à l’idée de constituer un rassemblement travailliste, la revue entretient les meilleurs rapports avec une autre revue, Les cahiers socialistes, animée par des hommes comme Raymond Rifflet et Georges Goriely, chez qui elle trouve l’écho de ses propres préoccupations. La revue maintiendra le contact avec eux jusqu’au moment où les Cahiers devront se saborder sur l’ordre du président du PSB qui les traitait d’intellectuels, de doctrinaires, de trotskistes, et d’utopistes12.
Dans l’immédiat, pour ce qui est des choix politiques, l’échec de l’UDB et la fermeture anticléricale du PSB indiquent que pour les chrétiens, le PSC reste le seul choix possible. Mais Philippe Meunier craint fort cette limitation : « Ce que je redoute […] c’est que l’unité nécessaire au sein du PSC ne serve de prétexte “à la mise en boite” par une minorité conservatrice et “réactionnaire” de ce qui est l’essentiel : les principes d’action politique et sociale qui forment le programme du parti […] Les masses ouvrières ont été et restent le levier de la révolution sociale nécessaire qui est en marche et qui se fera contre les chrétiens si elle ne s’accomplit pas avec eux […]». Il souligne l’importance de la déconfessionnalisation et la nécessité de mener « Une action politique qui s’affirme comme anticapitaliste, antilibérale, antiétatique13 ».
La conclusion de la recherche d’un renouveau travailliste au lendemain de la guerre est fournie par Jean Fosty qui écrivait en décembre 1949 : « le travail de refonte du socialisme fut assez actif et fécond durant la guerre. Le système de sécurité sociale est né du pacte du même nom. Dans les mêmes milieux on poursuivait le rêve d’un Parti du travail. Mais celui-ci ne fut pas suffisamment muri ni étudié. Quand naquit l’UDB, l’emprise du parti (socialiste, ndlr), le souci d’unité tel que le conçoit M. Buset (président du PSB, ndlr) l’emportèrent sur le rêve. C’est ce qui permit au président du PSB de déclarer le 6 novembre dernier que l’idée d’un Parti du travail appartenait au passé14 ».
Les coalitions sociales chrétiennes socialistes
À défaut du parti travailliste qui avait ses préférences, la revue soutient les coalitions gouvernementales associant PSC et PSB. C’est un choix raisonné. Comme le souligne Réginald Hemeleers en décembre 1948 (Chronique politique): « L’indispensable gouvernement social-chrétien-socialiste ne sera pas de taille à réaliser des réformes de structures, ni à mener une politique de grandeur. Mais il est aujourd’hui le seul à pouvoir liquider les problèmes de la guerre. Et cette rencontre loyale devant une œuvre à accomplir en commun permettrait d’espérer pour demain des regroupements plus réels et plus profonds15 ».
En janvier 1955, après la constitution du gouvernement associant PSB et Parti libéral, la revue s’interroge : quel est le vrai socialisme « Celui de l’équipe Van Acker… préoccupée de satisfaire les appétits électoralistes et de faire de l’anticléricalisme. Ou celui de l’équipe de M. Renard qui s’attaque résolument aux problèmes de l’heure dont la solution commande le progrès social16 ? » . Après l’épisode d’une coalition sociale chrétienne libérale qui aura à gérer la décolonisation (été 1960) et subira le choc des grandes grèves de l’hiver 1960 – 1961, la revue soutiendra la constitution d’une coalition « travailliste », le gouvernement Lefèvre-Spaak. Ch. Pierrefils écrit en mars 1961 : « Le seul gouvernement éventuellement capable de répondre aux problèmes de l’heure doit reposer sur une alliance entre le PSC et le Parti socialiste. »
Malgré l’échec électoral de la coalition Lefèvre-Spaak (PSC-PSB) et la très forte progression du PLP17, en 1965, Pierre Harmel (PSC) tentera de constituer un gouvernement associant les mêmes partis, PSB et PSC. Trencavel (la nouvelle équipe politique de la revue) écrit que « la nouvelle coalition ne serait peut-être pas la meilleure des formules, mais à coup sûr la moins mauvaise » (« La vie politique », juillet 1965).
À la recherche du rassemblement (perdu) des progressistes
Dans les années qui suivent, la Belgique est marquée par une tension politique qui s’avère de plus en plus déterminante : les rapports entre les deux grandes communautés linguistiques. Cette tension qui a longtemps pris le visage d’une querelle au sujet de la langue prend rapidement un autre visage : la concurrence pour le leadeurship politique et surtout la recherche des moyens du développement au Nord, en forte expansion et au Sud en plein déclin. Dans ce contexte, la question du rassemblement des progressistes prend des visages variés.
En décembre 1966, la revue publie un numéro spécial, « La Belgique en crise », qui eut un retentissement sensible. Deux thèmes sont longuement discutés : les questions communautaires dont la revue pense qu’elles constitueront l’axe central des tensions à venir et le rassemblement des progressistes (« réformateurs » dans le langage utilisé alors). Sur ce point, Vincent Goffart souligne que les idées défendues dans ce numéro sont fort proches de celles de la revue des années 1945 – 1946. « Deux articles successifs (“La crise des partis” et “Regrouper les réformateurs”), tout en répétant les objections que soulevait une certaine pratique socialiste, se livraient à une sévère critique idéologique du PSC, fondé sur un concept de défense de la foi et des institutions chrétiennes, explicable historiquement mais aujourd’hui dépassé. […] La notion de bien commun est jugée à la fois essentielle et floue. Il parait dangereux de s’en donner pour le représentant qualifié, elle sert de justification à des compromis sans perspectives qui ne sont possibles que parce qu’on se refuse à toute remise en cause globale des fondements de notre système économique et social. […] Selon l’équipe politique de la revue, le regroupement des réformateurs socialistes et chrétiens est nécessaire en ce qu’il se fonde sur une tension sociale réelle (celle qui oppose conservateurs et progressistes). […] Parmi les conditions de succès d’un tel regroupement, Trencavel insiste particulièrement sur le fait que le regroupement ne doit pas mener à un affadissement réciproque, qu’il doit assurer en son sein une large liberté d’expression et de tendances, qu’il doit enfin être préparé par des discussions loyales entre des partenaires appelés à se retrouver18. »
Deux ans plus tard, la revue revient sur le sujet en estimant qu’avant de penser regroupement politique (« À gauche, le regroupement politique n’est guère avancé : la longue histoire du mouvement ouvrier est marquée par la division entre socialistes et chrétiens »), il faut penser programme19. « Pour déboucher enfin sur la création d’un nouveau parti […] il est indispensable de définir un nouveau programme de gauche, un programme qui se centre à la fois sur la démocratie et l’efficacité […] La démocratie commence à la base : par l’autogestion des entreprises, des écoles, des quartiers… C’est au niveau de la communauté wallonne que ce programme politique doit être élaboré […] Il n’y a là aucune attitude antiflamande : simplement la reconnaissance d’une réalité20. »
Le 1er mai 1969, Leo Collard, le président du PS, lance un appel solennel au rassemblement des progressistes. La revue accueille positivement cet appel, mais « demande à Leo Collard d’aller jusqu’au bout de sa démarche. Des questions sont posées en matière de rapports communautaires et de pluralisme (non seulement du point de vue de l’enseignement, mais encore à l’égard de l’organisation d’un mouvement qui doit ménager en son sein la plus grande liberté d’expression). […] La convergence exige des remises en cause d’ailleurs réciproques… nombreux sont les “chrétiens de gauche” qui ne craignent rien tant qu’un “socialisme moderne” qui ne serait qu’un vague néolibéralisme21 ».
Il s’avéra rapidement que cet appel s’accompagnait du refus de remettre en question les structures du PSB. Autrement dit, le « rassemblement » était une invitation à rejoindre, individuellement le parti, sans le modifier à partir de l’apport original de ceux qu’il invitait à le rejoindre. Une explication à cette prudence, qui interdisait toute forme de rénovation, est à trouver dans la crainte des dirigeants du PS de voir se constituer au sein du parti des « tendances » qui mineraient leur autorité. En 1964, un congrès du PSB avait réprimé tout à la fois son aile gauche en décrétant l’incompatibilité entre la qualité de membre du PSB et la collaboration aux journaux La Gauche et Links et la participation aux organes de direction du Mouvement populaire wallon (MPW) issu des grandes grèves de l’hiver 1960 – 1961 et fort actif dans les rangs de la FGTB22. Si lors de son congrès de décembre 1969, le PSB relaie l’appel de son président, la revue constate néanmoins qu’il enregistre peu d’échos. En janvier 1970, devant ce qu’elle considère comme un blocage de la vie politique, elle estime qu’il faut envisager ensemble les deux hypothèses de restructuration de la vie politique et de recomposition des relations communautaires qui se sont tendues depuis deux ans. Une amorce de solution pourrait être trouvée dans des « Rencontres progressistes » organisées dans chacune des communautés. « Elles auraient pour objet d’aborder toutes les questions politiques, y compris les questions communautaires. Dans un second temps, ces conférences pourraient se mettre à discuter ensemble et formuler les termes d’un accord23. »
La Revue nouvelle tentera l’expérience par la participation de plusieurs de ses membres aux travaux du « groupe Bastin-Yerna » qui associait des socialistes et des démocrates chrétiens autour de la mise au point d’un projet concret de rassemblement des progressistes. Le groupe BY publie en 1971 un ouvrage consacré à un programme politique complet et des propositions d’action24. Dans les conclusions de l’ouvrage, les auteurs constatent que « L’orientation, actuellement majoritaire au sein du PSB wallon n’est pas favorable au rassemblement des progressistes. […] En réduisant le rassemblement des progressistes à la pêche à la ligne des démocrates chrétiens, il refuse une réalité que viennent de confirmer encore les élections syndicales, à savoir qu’il ne peut exister qu’une seule majorité populaire en Wallonie, celle qui réunirait les travailleurs chrétiens au combat socialiste, sans que ces travailleurs doivent quitter leurs organisations syndicales et sociales. » Des coalitions politiques associant PSB wallon et démocratie chrétienne pourraient être des étapes utiles, mais il faut penser plus loin et penser à une « Union organique […] différente de la formule traditionnelle des partis politiques. Elle sera difficile à construire, mais il faut que l’on comprenne qu’un tel objectif est désirable ».
Sur la scène politique, des tentatives sont néanmoins entreprises. La revue analyse en octobre 1972 les tentatives de dialogues des jeunes sociaux-chrétiens et des jeunes socialistes en Flandre et la constitution d’une nouvelle équipe d’animation de la revue De Nieuwe Maand qui le matérialise pour regretter que le CVP contre ces initiatives et tente de refaire son unité en jouant sur la tension chrétiens/libres penseurs. Comme en écho, en Wallonie, « l’appel de Leo Collard n’a guère été pris en considération dans la stratégie du parti qui se contente de jouir de sa situation dominante et de parer coup par coup aux problèmes économiques et sociaux qui se posent dans la région25 ».
Ces années voient aussi l’apparition de diverses formes de contestations politiques et culturelles (notamment le développement de diverses formes « d’ultragauches ») extérieures aux organisations politiques ou syndicales. Dans l’étude qu’il consacre à ce thème, Jean-Marie Chauvier estime que l’accueil de ces dynamiques par les organisations traditionnelles serait une clé de leur renouvèlement. Et la revue de s’interroger sur la contribution de ces mouvements à une nouvelle définition du rassemblement des progressistes26.
Déçus par les fermetures du PSB, nonobstant l’appel de son président, des chrétiens progressistes, plus ou moins proches de structures comme le Mouvement ouvrier chrétien (MOC) explorèrent diverses voies : l’investissement dans des formations politiques régionales, des actions en front commun syndical ou des initiatives locales telles l’Union démocratique et progressiste (UDP) à Mons. L’UDP a rassemblé en 1971, des militants de divers horizons de la gauche à l’occasion des élections communales à Mons avec un certain succès puisque leur liste obtiendra 28% des voix, mais cette initiative fera long feu et ne sera pas reproduite ailleurs. Le Rassemblement wallon (RW) ou, dans une moindre mesure, le FDF à Bruxelles, accueillirent également des militants issus de milieux chrétiens, mais il s’avéra assez vite que ces partis ne constitueraient pas les plateformes susceptibles de porter des projets de rassemblement des progressistes. Marc Delepeleire prend acte de ces échecs en mettant en cause les organisations traditionnelles du mouvement ouvrier : « Si l’heure du rassemblement des progressistes n’a pas encore sonné, celle de l’examen de conscience des syndicats, de leur manière d’agir et de leurs objectifs, elle, ne devait pas tarder27 ». Il n’empêche que divers débats se développent, aux marges des partis traditionnels. Faut-il donner la priorité au fédéralisme ou au rassemblement des progressistes ? Pour Trencavel, « Choisir de réaliser le fédéralisme avant le socialisme implique une alliance avec des groupes fédéralistes ou régionalistes quelles que soient leurs orientations quant à la démocratisation de la société. Ce type d’alliance, politiquement douteuse et probablement inefficace, doit être rejetée. » Autrement dit, ce serait laisser la voie ouverte à un socialisme gestionnaire pratiquant des stratégies d’occupation du terrain. Par contre, il vaut mieux s’assurer préalablement « de la constitution d’une réelle force politique progressiste en Wallonie28 ».
L’année suivante, en mai 1976, à l’initiative de quatre revues, Les Cahiers marxistes, le Bulletin de la Fondation André Renard, Socialisme et La Revue nouvelle, un colloque réunit à Namur des militants et diverses personnalités du monde politique et syndical autour du thème « la Wallonie et la crise, un défi pour la gauche ». Les discussions ont mis en évidence la nécessité d’une vision de la gauche qui se démarque à la fois des incantations du passé et des emprunts mal déguisés aux formules de la droite. Autant qu’un effort de conversion des appareils, une vision commune aux « progressistes » implique un profond renouvèlement de leur pensée29. Le contraste est fort avec un colloque, interne au PSB, tenu en octobre 1980 sur la présence de chrétiens au parti socialiste. La revue note que s’il y a au PSB des gens disposés à ces ouvertures, nombreux sont ceux qui éprouvent le besoin de faire état des préventions historiques ou autres pour justifier leurs résistances à toute ouverture. Les contacts « au sommet » entre dirigeants politiques et/ou d’organisations sociales n’ont jamais été autre chose que « d’aimables relations personnelles plus ou moins gastronomiques ». « L’éternel couplet sur les organisations chrétiennes responsables de la division des travailleurs ne sert […] qu’à légitimer le PSC et sa démocratie chrétienne ». « Rassembler les progressistes est effectivement le défi, mais un défi pratique […] sur un programme concret, et non un défi philosophique visant à réconcilier les vétérans de la laïcité et les vétérans de l’action catholique ouvrière, si émouvants soient leurs souvenirs de tranchées, si légitimes soient leurs médailles gagnées au feu, si nécessaires soit encore, de part et d’autre, leur vigilance30 ».
Pour beaucoup, le PS, dans son fonctionnement comme dans son identité qui mêle archaïsme et pragmatisme, dans la rente que lui assure sa position dominante en Wallonie est le principal facteur de blocage qui hypothèque un réel rassemblement des progressistes. Dans un article de mars 1981, Vincent Goffart revient sur les évolutions qui depuis l’appel de Leo Collard en 1969 auraient rendu les choses possibles31. « Dans une société où le pluralisme vécu progressait, alors que croyants et incroyants se retrouvaient souvent au sein des partis communautaire et libéraux », le PS32 n’a pas été capable de saisir les opportunités qu’ouvraient ces changements. « En réalité, dans une société où le nombre de travailleurs manuels diminuait sensiblement, mais où d’anciennes barrières perdaient de leur force, le PS avait une belle carte à jouer. Il pouvait, comme les socialistes français ou les communistes italiens s’y sont essayés, instaurer un nouveau climat culturel et rassembler autour de lui tout ce qui bougeait dans la société, tout ce qui se refusait au déclin. » « Certes le PS se trouvera toujours des jeunes loups, des candidats députés ambitieux, mais la masse des jeunes progressistes a, durant les années 1960, choisit l’extrême gauche ou les partis communautaires ; aujourd’hui elle hésite entre l’apolitisme, les écolos, l’extrême gauche et même le PSC. » À quelques degrés près, ce constat de 1981 a gardé toute sa justesse quarante ans plus tard ; le PS ne s’est pas renouvelé et le paysage de la gauche s’est diversifié avec l’affirmation d’Écolo et le surgissement récent du PTB.
Les élections de novembre 1981 qui voient la défaite du PSC et la quasi-disparition du RW précipitent au sein du MOC le débat sur l’engagement politique des démocrates chrétiens. Nicolas Lambert dégage trois tendances33. Pour certains il faut privilégier l’action syndicale, renforcer le front commun syndical et négocier au coup par coup des accords politiques avec les interlocuteurs qui se présentent. D’autres sont partisans de la création d’un nouveau parti « qui serait une alternative de gauche au parti socialiste ». Cette option parait contestable ou peu praticable pour ceux qui privilégient un troisième choix : l’investissement « dans des formules telles que des fondations ou des clubs politiques qui brassent projets et perspectives avec des progressistes de tous bords ». « L’objectif à moyen terme demeure le rassemblement des progressistes, mais […] il n’est pas possible d’entrer aujourd’hui dans un parti socialiste qu’ils comparent à la vieille Sfio de la IVe République en France. » Et de s’appuyer sur les expériences françaises animées par R. Buron (Objectif 72), J. Delors (Échanges et progrès) ou A. Jeanson (Assises pour le socialisme). Cette stratégie transitoire n’est pas incompatible avec l’investissement syndical. Les tenants de l’action syndicale maintiendront d’ailleurs leur position (dont le corrélat est une sorte de méfiance par rapport à l’action politique) avec quelque succès puisqu’en longue période, les affiliations au syndicat chrétien ne cesseront de croitre tout comme leurs succès aux élections sociales.
Transition : des appareils aux idées
En 1983, alors que le pays est gouverné par une coalition sociale-chrétienne-libérale présidée par W. Maertens, Trencavel constate que les choses n’ont guère évolué34 : « Les diverses composantes de la gauche wallonnes continuent à être prisonnières de leurs structures et à néanmoins les privilégier ». « Le PS continue à ne rêver que d’une chose : revenir au gouvernement national et exercer sa tutelle sans partage sur sa communauté et sur sa région. Le MOC continue à vouloir clarifier sa ligne politique […].» « Rien d’étonnant à ce que le mouvement Écolo qui était parvenu après ses hésitations postélectorales à jouer le jeu de la “majorité progressiste” ne prenne ses distances à l’égard d’une démarche plus institutionnelle et mécanique que mobilisatrice et rénovatrice. Feu la majorité de progrès en Wallonie…» Et pourtant, même si « le mouvement socialiste a tué depuis une génération toute réelle militance en Wallonie […] faut-il pour autant s’organiser en dehors de lui ? » « Face au nationalisme dévastateur du Nord et au néolibéralisme du gouvernement central, que faire si ce n’est tenter de nouvelles approches et oser de nouveaux discours ? » En 1985 la même coalition sera reconduite (Maertens VI). L’opposition sera ingrate à conduire pour le PS et le SP. Trencavel écrit : « Ces conditions un peu particulières ne pourraient-elles pas être l’occasion d’une réflexion plus fondamentale sur l’avenir de la sociale-démocratie dans les sociétés industrielles avancées et sur l’avenir de la gauche en Belgique ? » « Entre la restauration frileuse et l’inconnu, la tentation est grande pour un certain nombre de responsables de la gauche politique, au PS comme ailleurs, de remettre leur tablier. N’est-ce pas, au contraire, le moment d’explorer des formules vraiment nouvelles35 ? »
C’est peut-être là que s’enracine la difficulté de recomposer une gauche, au-delà des jeux d’appareils : dans la difficulté de penser de manière nouvelle les questions et les problèmes du temps. Martin Mallet pense que « l’inaptitude à capter une dynamique dans les phénomènes contemporains » est à mettre en rapport avec « l’apparent succès d’une certaine idéologie de droite36 ». La droite, et notamment les formulations néolibérales, semblent apporter des réponses séduisantes, par les critiques de la bureaucratie, la valorisation de l’initiative, de la flexibilité. Il n’empêche que la crédibilité de la gauche passe par « une analyse des phénomènes bureaucratiques et des effets débilitants de sa propre insertion dans les rouages de l’État, une analyse sérieuse de sa capacité à orienter l’avenir […]» Comme en écho, quelques années plus tard, Théo Hachez appelle à un effort d’imagination collective : « Si nous n’y croyons plus, nous fermons définitivement la porte du politique, qui est voué à l’inertie des compromis régressifs […] L’acte de foi exige d’être conséquent, c’est-à-dire de libérer dans la négociation avec nos contraintes, des espaces de choix […]» « La mondialisation ne dicte pas la durée du travail ». Mais qui est prêt à entrer dans cette nouvelle dynamique ? Et de dénoncer les aveux des présidents du PS comme du SP (nous sommes en 1997) qui disaient leur impuissance face au Gatt et à l’Union européenne. « Quand on n’a plus rien à vendre, on ferme boutique. Or, nous savons que confiance et renouveau démocratique s’épaulent et que la préservation des acquis comme la conquête de nouveaux droits y sont liés37 » . Autrement dit, ce n’est pas du côté des partis socialistes traditionnels que l’on ouvrira les voies des changements nécessaires.
Pourtant, l’année précédente, Philippe Busquin, le président du PS, inspiré par le succès de l’alliance de centre gauche en Italie, avait lancé sa version de l’Olivier en invitant à la formation d’une alliance faite des convergences entre le PS, la démocratie chrétienne et les écologistes. Ce projet avait échoué. « Et pour cause. Il entendait que son parti constituât le tronc central de l’arbre, les autres formations (Écolo et le PSC, ou du moins sa composante démocrate chrétienne) étant réduites à parfaire la ramure. Ses partenaires potentiels ne pouvaient l’accepter […]38 » . Fin 1997, le président du MOC, François Martou, lance une autre tentative, « le Cerisier ». Il s’agit de faciliter les convergences entre PS, Écolo et démocratie chrétienne en vue de s’opposer à la vague libérale qui déferle sur la politique et de faire obstacle aux coalitions « laïques » (soit libérales-PS) réputées politiquement régressives. (De fait des coalitions de ce type seront organisées entre 1999 et 2007, les gouvernements Verhofstadt.) La condition serait de se mettre d’accord sur un programme « que seule une coalition excluant le PRL aurait pu réaliser ». Pour Simon Grenzman, cette piste était hypothéquée de diverses manières : le refus de certains d’assurer une survie au PSC, calculs électoralistes, allergies indépassables… Les tentatives de constitution d’un front de gauche se sont enlisées dans un débat où la question des alliances l’a emporté sur le contenu. En outre, les désaccords sur les questions institutionnelles n’ont rien facilité. « Inutile […] de rêver à une union de la gauche qui pourrait combler les déceptions de plus de dix ans de “socialisme du possible” et rendre à l’État-providence les couleurs qu’il n’a plus connues depuis le début des années septante. » Quelle stratégie dès lors qui dépasse les nostalgies et les renoncements stériles ? Le redressement pourrait se jouer « dans l’enseignement, la culture, la santé, l’aide aux personnes. Or, Écolo et la gauche chrétienne ont en ce domaine une expertise historique à partager avec d’autres et, au premier chef, avec les socialistes et tous les sociaux-démocrates en général. » Ce programme doit être discuté, « et pas seulement au niveau des appareils de parti ». Mais Simon Grenzman ne pense pas que les temps soient propices pour ce genre d’exercice.
Feu le rassemblement des progressistes ?
Au cours des vingt dernières années, le thème du rassemblement des progressistes disparait peu à peu des pages de La Revue nouvelle. On y substitue régulièrement des interrogations sur les difficultés ou le devenir de la gauche. La première difficulté est de la situer : où est la gauche, où sont les idées qui l’ont portée dans un univers politique de plus en plus bouleversé par les évolutions de société (mondialisation), les adaptations difficiles à ces changements en des temps où les pragmatismes de court terme servent de balises. Sans compter les crises réelles comme celle de 2008/2009 qui, loin d’être des accidents, illustrent les voies obscures des reconfigurations du temps.
Par ailleurs, l’extrême fragmentation des paysages politiques de la Belgique et de ses composantes régionales complique évidemment d’hypothétiques reconfigurations de gauche. Lors des élections de 2019, trente-et-un partis se présentaient à la Chambre (Parlement « fédéral »). Les scores les plus importants se distribuent entre la N‑VA (16,0%) et Défi (2,2%). Pour ce qui est des « partis traditionnels » le PS obtient 9,5%, le CD&V 8,9%, l’Open VLD 8,6%, le MR, 7,6%, le SP.A 6,7% et le CDH, 3,7%, soit au total 45% des voix là où ils en obtenaient entre 95 et 90,5% de 1950 à 196139. L’innovation est constituée par les partis nationalistes flamands (24,6% à la Chambre), les partis verts, Écolo et Groen (12,2%) et le PTB/PVDA (8,6%).
Dans ce contexte, comment se construisent les polarités et, corolairement, les convergences ? Il est difficile de situer ces partis sur un axe traditionnel droite/gauche parce que cette disposition ne rendrait pas compte de certaines de leurs caractéristiques majeures qui se distribuent entre l’innovation et la tradition. Le PS représente la gauche traditionnelle, là où Écolo est porteur d’innovations. Si le PTB a évolué depuis ses origines maoïstes, il se présente aujourd’hui comme une alternative radicale à la sociale-démocratie, enracinée dans une vision marxiste-léniniste de l’Histoire, ce qui l’écarte clairement des autres formations de gauche. Le MR a éprouvé certaines difficultés à intégrer ses diverses composantes (libérales, MCC, et pendant un temps FDF) et est dominé par des personnalités aux égos parfois contrastés, ce qui explique sa difficulté à opter pour une ligne claire entre le social-libéralisme de Louis Michel et l’option plus droite populiste de son président actuel. Le VLD, historiquement fort marqué par la pensée néolibérale, se définit mieux aujourd’hui comme une droite modernisatrice. La N‑VA est porteuse d’une forme de nationalisme traditionaliste. Il serait facile de multiplier ces exemples ; ils indiquent la complexité de la scène politique. Surtout ils montrent comment une recomposition de la gauche comme de la droite sous forme de « rassemblements » est une opération fort compliquée.
Le Parti libéral a crû d’une manière spectaculaire après être devenu en 1961 le Parti pour la liberté et le progrès (PLP, PVV en Flandre)40. En Wallonie et à Bruxelles, en abandonnant son option laïque, il s’est ouvert aux voix de la droite de la famille chrétienne avec l’ambition de devenir le grand parti de centre droit, alternative au CVP/PSC. Il a ensuite perdu de sa substance avec la concurrence des partis régionalistes (RW et surtout FDF). Devenu Mouvement réformateur (MR) en 2002, il avait pour objectif de récupérer divers électorats de centre droit. Cette amorce de regroupement, partiellement réussie, se heurte aujourd’hui à la résistance de Défi et du CDH, même si, pour reprendre un mot de Pascal Delwit, il y a probablement aujourd’hui plus d’électeurs d’origine chrétienne au MR qu’au CDH… Mais l’opération de rassemblement à droite est complexe et ressemble à une sorte d’Arlésienne (cette personne dont on parle, mais qu’on ne voit jamais).
Malgré les appels (ou incantations) de certains de ses dirigeants, en Wallonie et à Bruxelles, le PS n’a jamais entrepris de tentative sérieuse de rassemblement à gauche alors qu’en Flandre, le SP.A a été rejoint par des militants venant des milieux démocrates chrétiens. Par contre, même s’il est difficile de quantifier le mouvement, il est assez évident que les votes de nombreux militants issus de la démocratie chrétienne, des organisations sociales chrétiennes comme du monde associatif ont nourri la croissance d’Écolo41. C’est donc Écolo, sur des thèmes nouveaux, qui aurait opéré une forme de regroupement original. Si des convergences PS-Écolo peuvent être envisagées sur certains thèmes, les deux formations sont en opposition complète sur d’autres.
Les formules de rassemblement des progressistes ou l’aspiration travailliste de l’après-guerre avaient une autre caractéristique : s’enraciner dans l’expérience commune du « monde du travail » et la conviction que la classe ouvrière avait un rôle moteur dans le changement de la société. Depuis un demi-siècle, le monde du travail s’est profondément reconfiguré et si, dans notre pays, les organisations sociales qui le représentent sont toujours aussi puissantes, et, malgré des tentatives intéressantes, elles ne sont plus aussi porteuses des projets de changement social qu’elles l’ont été dans le passé. Les moteurs du changement ont évolué et les organisations syndicales, seules ou surtout en Front commun, sont désormais capables de mener les actions de promotion du monde du travail sans l’appui de partis politiques. C’est d’ailleurs ce caractère qui les crédite d’un coefficient de confiance très supérieur à celui des partis politiques. La référence au monde du travail n’est donc certainement plus le dénominateur commun sur lequel pourrait se construire un rassemblement conduit par le PS. Par ailleurs, le PS n’est pas/plus le parti qui représenterait les exclus et c’est précisément cette lacune qui a fait le succès du PTB. En Wallonie surtout, le PS, au pouvoir depuis trente-neuf ans, est devenu un parti gestionnaire, enraciné dans les institutions issues de la régionalisation qui lui permettent de pratiquer une stratégie efficace d’occupation du terrain42. Mais cette vocation nouvelle n’en fait pas un parti porteur des changements qui répondraient aux nécessités de l’heure, même si son poids en fait l’axe inévitable d’une hypothétique reconfiguration de la gauche. Mais, n’en allait-il pas de même en 1969, lors de l’appel de Léo Collard ou en 1996 avec la proposition de Philippe Busquin de constituer un Olivier ?
Enfin, la recherche des voies d’un « rassemblement des progressistes » était également construite sur une hypothèse implicite : la préférence pour une certaine forme de bipartisme. Pour ses partisans, cette formule aurait eu le mérite de clarifier le jeu politique et de renforcer la démocratie en offrant des options claires aux électeurs. Cette orientation semble exclue aujourd’hui et la fragmentation de la scène politique ressemble fort à la division des partis sous la IVe République en France. En 2019, trente-et-un partis se sont présentés aux élections fédérales. En Wallonie, si huit listes étaient présentes dans toutes les circonscriptions, dix autres se présentaient à divers endroits. Néanmoins, seules cinq listes sont présentes au Parlement wallon43 et les deux partis dominants — les deux pôles théoriques d’un hypothétique bipartisme — PS et MR gouvernent ensemble… associés à Écolo.
En guise de bilan
Le projet travailliste était une version ouverte du socialisme. Il était enraciné dans la conviction d’un changement nécessaire qui libèrerait la société, et au premier plan le monde du travail, des multiples formes d’exploitation et organiserait le partage équitable des ressources de la société. À sa manière, il était porteur d’un projet de réforme morale qui lui donnait son sens et sa vigueur. Cette réforme était déclinée de diverses manières par un certain nombre d’acteurs politiques et sociaux, au premier rang desquels les partis socialistes, mais aussi d’autres groupes qui auraient pu les rejoindre, à condition que ce qui devait être convergence et association ne soit pas assimilation. Dans notre pays, ce projet a échoué pour des raisons multiples, analysées et, dans une certaine mesure, déplorées, au fil du temps par La Revue nouvelle. La nécessité d’un projet comparable, ajusté aux réalités du temps est indiscutable encore aujourd’hui, mais il faut en retrouver le sens et la dynamique, dans un monde nouveau, singulièrement bousculé et soumis aux impératifs de multiples, et parfois meurtrières, mises en ordre. Comme en 1945, le début d’une longue marche. En souhaitant que cette fois, d’une manière ou d’une autre, elle aboutisse.
- Aux élections de 1946, le PC obtient 12,96% des voix à la Chambre, pour 42,54% au PSC, 31,57% au PSB et 8,93% au PL.
- Voir, à cet égard, le numéro du 15 décembre 1945 de La Revue nouvelle.
- Conway M., Les chagrins de la Belgique, Crisp, 2015, p. 13.
- Voir, par exemple, L’opium des intellectuels de Raymond Aron (Pluriel-Poche).
- Huit coalitions gouvernementales se succéderont entre 1945 et 1950.
- Un gouvernement PSC homogène, avec trois Premiers ministres successifs : MM. Duvieusart, Pholien et Van Houtte, en fonction de l’évolution de péripéties politiques tel l’effacement du roi Léopold III en 1950.
- Goffart V., « La Revue nouvelle et vingt-cinq ans de vie politique belge et internationale », La Revue nouvelle, décembre 1969. Cette section s’inspire directement de ce remarquable article.
- Dans « Situation du socialisme belge » (15 septembre 1945, p. 244).
- Devant les partis, octobre 1945, p. 257.
- PSC : 42,5%, PSB : 31,6%, Parti communiste : 12,7%, Parti libéral : 8,9%, UDB : 2,2%.
- « Devant les partis », La Revue nouvelle, 15 mars 1945, p. 244.
- Goffart V., op. cit., p. 455. Référence à un article de La Revue nouvelle du 15 mars 1946.
- Meunier Ph., « Devant les partis », La Revue nouvelle, 15 mars 1946, p. 248.
- Fosty J., « Essai sur la crise du socialisme en Belgique », La Revue nouvelle, décembre 1949. Cité par Vincent Goffart, op.cit., 457.
- Cité par Vincent Goffart, op.cit., p. 459.
- Cité par Vincent Goffart, op.cit., p. 459. André Renard était le secrétaire général adjoint de la FGTB et un des promoteurs actifs du programme de « réformes des structures » élaboré par le syndicat socialiste au cours des années 1950. Programme qui n’aura pas d’écho dans la gestion gouvernementale du PSB à cette époque.
- Le Parti pour la liberté et le progrès (PLP) est le nouvel avatar du Parti libéral, créé en 1961 et dorénavant explicitement ouvert aux chrétiens. Il est donc l’ancêtre de l’actuel MR.
- Goffart V., op.cit., p. 461.
- Trencavel, « Un programme pour la gauche », La Revue nouvelle, février 1969, p. 179.
- Goffart V., op.cit., p. 462.
- Goffart V., op.cit., p. 462.
- Voir Delwit P., « Le parti et le gouvernement », dans H. Le Paige et P. Delwit, Les socialistes et le pouvoir, Labor, 1998, p. 247.
- Trencavel, « Les partis face aux communautés », La Revue nouvelle, janvier 1970, p. 12.
- Groupe BY, Quelle Wallonie, que socialisme, Les bases d’un rassemblement des progressistes, EVO et FAR, 1971. Citations extraites des conclusions, p. 226 – 231.
- Martou Fr., « Flandre et Wallonie face au rassemblement des progressistes », La Revue nouvelle, octobre 1972, p. 218.
- Chauvier J.-M., « Gauchisme et nouvelle gauche en Belgique », Cahiers hebdomadaires du Crisp, 600 – 601, 602 – 603, 1973. Commenté dans La Revue nouvelle de septembre 1973 p. 115 par Michel Molitor.
- Delepeleire M., « Progressistes : les chrétiens moroses et perplexes », La Revue nouvelle, novembre 1973, p. 403.
- Trencavel, « Fédéralisme et rassemblement des progressistes », La Revue nouvelle, février 1974, p. 118.
- M.D., « La Wallonie et la crise », La Revue nouvelle, juillet-aout 1976, p. 9.
- Delepeleire M., « Des chrétiens au PS ? La masturbation (intellectuelle) rend sourd », La Revue nouvelle, novembre 1980, p. 398.
- Goffart V., « Vingt ans de socialisme. Quel avenir ? », La Revue nouvelle, mars 1981, p. 277.
- En 1978, le PSB (BSP) historique s’est scindé en deux partis : PS et SP (aujourd’hui SP.A).
- Lambert N., « MOC : Des mouvements en sens divers », La Revue nouvelle, décembre 1981, p. 3.
- Trencavel, « Y a‑t-il dans ce pays un centre gauche francophone ? », La Revue nouvelle, mars 1983, p. 339.
- Trencavel, « La continuité sans le changement », La Revue nouvelle, janvier 1986, p. 19.
- Mallet M., « Les mouvements du balancier idéologique », La Revue nouvelle, septembre 1987, p. 157.
- Hachez Th., « Pour le rassemblement des progressistes », La Revue nouvelle, décembre 1997, p. 4.
- Grenzman S., « Rassemblement de la gauche : 1999 le trou noir de la gauche », La Revue nouvelle, juillet-aout 1998, p. 8.
- Voir Michel Molitor, « L’indifférence politique ? », La Revue nouvelle, 6, 2019, p. 29.
- Le Parti libéral a obtenu 12,3% des voix à la chambre en 1961 ; le PLP en obtiendra 21,6 en 1964.
- Une recherche publiée en 2003 par le Crisp, indique que 37,5% des membres de l’assemblée générale d’Ecolo se déclarent croyants. Parmi ceux-ci, 77,1% se disent « catholiques » et 17,5% « chrétiens ». Par ailleurs parmi les cadres d’Ecolo, 45,1% sortaient de l’UCL. Cf. P. Delwit, B. Hellings, E. Van Haute, « Les cadres intermédiaires du parti socialiste et d’Ecolo », Cahiers hebdomadaires du Crisp, 1801 – 1802, 2003. p. 47 – 48.
- Les exécutifs régionaux sont sortis du gouvernement national en décembre 1981. Le PS a été au pouvoir pendant les 39 années qui suivent, sauf à deux moments : 2 ans de décembre 1985 à février 1988 (exécutif Wathelet, PSC-PLP) et de juillet 2017 à septembre 2019 (exécutif Borsu, MR-CDH).
- Le PS avec 23 sièges, le MR, 20, Ecolo, 12, le CDH, 10, et le PTB, 10.