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La règle d’or, et la souveraineté cauchemarde

Numéro 1 Janvier 2012 par Lionel Van Leeuw

janvier 2012

Par­mi les mesures pro­po­sées par Nico­las Sar­ko­zy et Ange­la Mer­kel pour résoudre la crise de la zone euro, la « règle d’or » consiste à ins­crire dans les Consti­tu­tions un objec­tif d’é­qui­libre bud­gé­taire. Or cette mesure, pré­sen­tée comme une mesure d’élé­men­taire bon sens, aura des consé­quences poli­tiques et éco­no­miques : la défense de l’é­qui­libre bud­gé­taire pri­me­ra sur les choix poli­tiques. Le Par­le­ment, contraint de limi­ter ses objec­tifs poli­tiques à ce que per­mettent les ren­trées immé­diates, pri­ve­ra le pou­voir poli­tique d’un levier d’ac­tion vital, fai­sant ain­si peser les consé­quences de cette contrainte sur la popu­la­tion. De plus, le contrôle finan­cier du gou­ver­ne­ment res­sor­tit à la mis­sion du Par­le­ment : le bud­get n’est pas une simple opé­ra­tion comp­table, mais un acte poli­tique et démo­cra­tique. La règle d’or offre ain­si une assise consti­tu­tion­nelle aux dogmes néolibéraux.

Le 16 aout der­nier, Nico­las Sar­ko­zy et Ange­la Mer­kel tiennent une confé­rence de presse conjointe pour pré­sen­ter leur plan contre la crise de la zone euro. Par­mi les mesures phares du couple moteur, on trouve l’idée d’enjoindre les dix-sept États membres de la zone à adop­ter, avant l’été 2012, une « règle d’or » consis­tant à ins­crire dans les Consti­tu­tions un objec­tif d’équilibre bud­gé­taire. Pour le pré­sident fran­çais, « c’est une règle de bon sens qui doit conduire à la dimi­nu­tion des défi­cits et à la réduc­tion de l’endettement ».

L’appel n’est pas res­té sans suite. Le Pre­mier ministre espa­gnol annonce, à peine une semaine plus tard, une réforme consti­tu­tion­nelle pour insé­rer la règle d’or. Début sep­tembre, le gou­ver­ne­ment ita­lien adopte un pro­jet de réforme de la Consti­tu­tion allant dans le même sens. En France, le débat a fait office de véri­table saga de l’été entre la majo­ri­té endos­sant le cos­tume de la res­pon­sa­bi­li­té et l’opposition dénon­çant un piège gros­sier1.

Le 26 octobre, l’axe fran­co-alle­mand ral­lie la zone euro à une exi­gence allé­gée : réunis en som­met à Bruxelles, les chefs d’État et de gou­ver­ne­ment s’engagent à « l’adoption, par chaque État membre de la zone euro, de règles rela­tives à l’équilibre struc­tu­rel des finances publiques tra­dui­sant dans la légis­la­tion natio­nale, de pré­fé­rence au niveau consti­tu­tion­nel ou à un niveau équi­valent, les règles du pacte de sta­bi­li­té et de crois­sance, et ce avant la fin de 2012 ».

À l’heure d’écrire ces lignes, nul ne sait quel ave­nir les négo­cia­teurs de la future coa­li­tion fédé­rale réser­ve­ront à l’invitation fran­co-alle­mande et à l’engagement du som­met du 26 octobre. Cette ques­tion tou­jours en sus­pens n’a pas encore sus­ci­té de réel débat en Bel­gique, il est pour­tant essen­tiel d’envisager les effets juri­diques et éco­no­miques d’une telle règle. Bien qu’elle semble par­ti­ci­per d’une saine dis­ci­pline ges­tion­naire, la règle d’or consti­tue l’un des ava­tars de la poli­tique d’austérité van­tée comme réponse prin­ci­pale sinon unique à la crise des dettes sou­ve­raines. Et l’enjeu va au-delà : à long terme, l’adoption d’une telle norme aurait des consé­quences impor­tantes pour l’économie des pays qui s’y astrein­draient. Elle affec­te­rait éga­le­ment les moda­li­tés de l’action publique, et plus lar­ge­ment la concep­tion cou­rante de la démo­cra­tie représentative.

Une racine germanique, une lame de fond européenne

Depuis 1970, la Loi fon­da­men­tale alle­mande limite le défi­cit en n’autorisant l’endettement de la Fédé­ra­tion que pour finan­cer les inves­tis­se­ments publics2. La Loi fon­da­men­tale impose tou­te­fois aus­si à la Fédé­ra­tion et aux Län­der de tenir compte, dans leur poli­tique bud­gé­taire, de l’équilibre glo­bal de l’économie. La for­mu­la­tion est donc souple : il s’agit plu­tôt d’un prin­cipe direc­teur, dont la por­tée pré­cise est lais­sée à l’appréciation des auto­ri­tés poli­tiques et peut être modu­lée en fonc­tion du contexte socioéconomique.

En 2009, la grande coa­li­tion CDU-SPD en fin de règne ren­force dras­ti­que­ment cette règle. Chaque année, une for­mule légale donne auto­ma­ti­que­ment le défi­cit auto­ri­sé — en basse conjonc­ture — ou le sur­plus impo­sé — en haute conjonc­ture —, sans excep­tion pour les inves­tis­se­ments ou l’équilibre glo­bal de l’économie. En moyenne, pen­dant le cycle éco­no­mique3, le défi­cit sera limi­té à 0,35% pour l’État fédé­ral à par­tir de 2016 et aucun défi­cit ne sera per­mis pour les Län­der à par­tir de 20204. Plus qu’un outil de conduite, c’est un véri­table pilote automatique.

En pro­po­sant d’étendre ce méca­nisme à l’ensemble des États membres de la zone euro, l’Allemagne sou­haite obte­nir des contre­par­ties à son aide dans la crise finan­cière. Le rai­son­ne­ment est simple — cer­tains diront sim­pliste : la cure d’austérité que s’inflige l’Allemagne depuis plu­sieurs années ne doit pas ser­vir à finan­cer les pays dont les gou­ver­ne­ments ont épar­gné ce type de poli­tique à leur popu­la­tion. Encore moins à ceux qui ont pré­sen­té une ver­sion tron­quée de leurs comptes. Dans le lan­gage biblique, la règle d’or ren­voie à l’éthique de la réci­pro­ci­té : « Faites pour les autres tout ce que vous vou­driez qu’ils fassent pour vous5. » La ver­sion d’Angela Mer­kel est inver­sée : « Impo­sez aux autres, les péni­tences que vous vous infligez. »

L’image de la cigale alle­mande et de la four­mi grecque, espa­gnole ou por­tu­gaise mys­ti­fie cepen­dant la réa­li­té. L’Union éco­no­mique et moné­taire a tou­jours com­pris des règles de conver­gence bud­gé­taire. Lors de la rédac­tion du trai­té de Maas­tricht en 1991, les archi­tectes de l’euro avaient en effet pris soin, à l’insistance notam­ment des par­ti­sans de la rigueur, de condi­tion­ner l’accès à la zone euro au res­pect de cri­tères de conver­gence bud­gé­taire : à savoir un défi­cit de 3% du pro­duit inté­rieur brut (PIB) maxi­mum et une dette publique de 60% du PIB maxi­mum6. Conclu en 1997, le Pacte de sta­bi­li­té et de crois­sance7 a per­pé­tué et appro­fon­di ces cri­tères. D’une part, les États membres de la zone euro doivent, par l’établissement de pro­grammes de sta­bi­li­té, tendre vers un objec­tif proche de l’équilibre bud­gé­taire à moyen terme. D’autre part, la pro­cé­dure de défi­cit exces­sif (PDE), doit assu­rer le contrôle du res­pect des cri­tères en impo­sant aux États membres de l’Union euro­péenne de trans­mettre régu­liè­re­ment à la Com­mis­sion les chiffres de leur défi­cit et dette publics. Der­niè­re­ment, le 28 sep­tembre 2011, le Par­le­ment euro­péen a adop­té en pre­mière lec­ture un paquet de six mesures sur la gou­ver­nance éco­no­mique, en vue de ren­for­cer le pacte de sta­bi­li­té et de croissance.

On constate que la pro­po­si­tion de la France et de l’Allemagne va plus loin que le pacte de sta­bi­li­té et de crois­sance, même réfor­mé : elle implique l’inscription dans la Consti­tu­tion, plu­tôt que dans la loi, d’une règle pres­cri­vant l’équilibre bud­gé­taire à échéance immédiate.

Maastricht, en pire

À la dif­fé­rence de la règle d’or de la Loi fon­da­men­tale alle­mande, les cri­tères de Maas­tricht ne visent pas l’équilibre bud­gé­taire. Ils pour­suivent l’objectif de main­te­nir la dette publique dans des limites sou­te­nables. Cette dis­tinc­tion est impor­tante. Les cri­tères de Maas­tricht n’ont d’ailleurs aucune base scien­ti­fique : ils reposent sur la valeur moyenne de la dette publique telle qu’observée à l’époque.

Le cal­cul sous-jacent à ces cri­tères est le sui­vant : les valeurs maxi­males auto­ri­sées pour le défi­cit — 3% — et pour la dette — 60% — sont com­pa­tibles moyen­nant un taux crois­sance de 5% (hypo­thèse rete­nue par les archi­tectes de Maas­tricht)8. En effet, si les valeurs ini­tiales de la dette et du PIB sont res­pec­ti­ve­ment de 60 et 100, un défi­cit de 3 amène la dette à 63, tan­dis que la crois­sance amène le PIB à 105, de sorte que le rap­port entre la dette et le PIB reste stable, à 60%. Une crois­sance du PIB plus éle­vée ou un défi­cit infé­rieur à 3% sta­bi­li­se­ra la dette à un niveau plus bas par rap­port au PIB, et vice-versa.

Qu’impliquerait l’application de la règle d’or ? À long terme, moyen­nant une crois­sance du PIB, l’équilibre du solde de finan­ce­ment amè­ne­rait le rap­port entre la dette et le PIB vers une valeur nulle. En d’autres termes, la dette repré­sen­te­rait chaque année une pro­por­tion plus faible du PIB. Si l’on retient plu­tôt que l’équilibre abso­lu, un défi­cit égal au maxi­mum auto­ri­sé de 0,35% (hypo­thèse alle­mande), la dette conver­ge­rait vers une valeur négli­geable de 7% du PIB.

Il appa­rait donc que la règle d’or, telle que pro­po­sée, n’est pas une norme visant la sta­bi­li­sa­tion de la dette à un niveau sou­hai­table ou sou­te­nable, mais éta­blit un véri­table pro­gramme d’extinction de celle-ci9. Seule la volon­té d’éviter une éven­tuelle asphyxie des finances publiques par la charge de la dette pour­rait jus­ti­fier éco­no­mi­que­ment une telle poli­tique. En 2010, la Bel­gique, dont la dette publique vaut 96,2% du PIB, a consa­cré 3,5% de son PIB aux charges d’intérêt de cette dette. Cela repré­sente 6,6% du total des dépenses publiques, qui se sont éle­vées à 52,9% du PIB. Pour­tant, la dette belge est supé­rieure à la moyenne de la zone euro, qui s’élève à 85,4%, ain­si qu’au pla­fond de 60% pré­vu dans les cri­tères de Maas­tricht. Avant de s’engager dans un pro­gramme d’extinction qua­si com­plète de la dette publique, il convien­drait de prou­ver que ces charges sont insou­te­nables pour le bud­get de l’État, ou risquent de le devenir.

Cette pré­oc­cu­pa­tion est pour­tant peu pré­sente dans les dis­cours van­tant la règle d’or. Ceux-ci semblent s’en prendre à l’existence même de la dette publique. Or, c’est par l’emprunt que de nom­breux États ont finan­cé ou financent tou­jours leurs grandes infra­struc­tures natio­nales. Cette pro­cé­dure n’a rien de mal­sain : elle contri­bue au déve­lop­pe­ment éco­no­mique et au pro­grès social. Inter­dire aux États moins endet­tés, comme les nou­veaux membres de l’Union euro­péenne, le finan­ce­ment de leurs infra­struc­tures par la consti­tu­tion d’une telle dette à l’avenir revient à les pri­ver d’importantes poten­tia­li­tés de déve­lop­pe­ment par l’investissement public.

L’austérité permanente

La for­mu­la­tion de la règle d’or paraît à pre­mière vue neutre quant à la manière d’atteindre l’équilibre bud­gé­taire. Dimi­nu­tion des dépenses ou aug­men­ta­tion des recettes, les deux voies semblent ouvertes. À ce titre, le méca­nisme donne l’image de trans­cen­der le cli­vage gauche-droite. C’est pour­tant une illu­sion, un mirage.

Les dépenses consti­tuent, à court terme, une variable d’ajustement facile : un gou­ver­ne­ment devant urgem­ment redres­ser sa situa­tion bud­gé­taire a la pos­si­bi­li­té de blo­quer cer­taines dépenses qu’il juge non essen­tielles. De simples opé­ra­tions admi­nis­tra­tives ou des ajus­te­ments bud­gé­taires ponc­tuels suf­fisent à éla­guer. Une aug­men­ta­tion des recettes fis­cales implique, en revanche, de pas­ser par des pro­cé­dures plus lourdes, la plu­part du temps de nature légis­la­tive. Sans oublier que les poli­tiques axées sur l’augmentation des recettes, par exemple en rééqui­li­brant les impôts, mettent plu­sieurs années pour appor­ter leurs fruits aux caisses de l’État.

À plus long terme, le res­pect d’une règle bud­gé­taire stricte inci­te­ra les pou­voirs publics à limi­ter les risques de « déra­page ». Cela accen­tue le besoin de pré­vi­si­bi­li­té. Et on sait que celui-ci est davan­tage satis­fait en jouant sur les dépenses. En effet, le béné­fice d’un impôt contient une part d’aléatoire, en rai­son de l’information tou­jours par­tielle de l’assiette et de la pro­por­tion de la fraude. L’exemple de la Com­mu­nau­té fran­çaise offre une illus­tra­tion de la meilleure pré­vi­si­bi­li­té des coupes claires dans les dépenses. En vue de l’entrée de la Bel­gique dans l’euro, l’entité fran­co­phone a mis en place dans l’enseignement supé­rieur un sys­tème de finan­ce­ment en enve­loppe fer­mée. Ins­tau­ré entre 1997 et 1998, ce méca­nisme a trans­fé­ré vers les éta­blis­se­ments d’enseignement la ges­tion du risque bud­gé­taire lié à l’évolution de la popu­la­tion étu­diante. Au détri­ment de la via­bi­li­té finan­cière des ins­ti­tu­tions et de l’encadrement des étu­diants, la Com­mu­nau­té fran­çaise a de cette manière pri­vi­lé­gié la pré­vi­si­bi­li­té de ses moyens par la réduc­tion des dépenses.

De plus, dans un cli­mat poli­tique où la pres­sion fis­cale consti­tue un enjeu plus impor­tant que la qua­li­té des ser­vices publics, la dégra­da­tion de ceux-ci sera pri­vi­lé­giée à l’accroissement de celle-là. Cette option est ren­for­cée par un cli­mat de défiance envers l’action publique, par la repré­sen­ta­tion d’un État mau­vais ges­tion­naire, enclin à dila­pi­der les deniers publics pour entre­te­nir des assis­tés. Il est, en outre, plus aisé pour des gou­ver­nants de faire sup­por­ter une part majo­ri­taire de l’effort bud­gé­taire sur les allo­ca­taires sociaux ou les tra­vailleurs pauvres que sur les classes supé­rieures. L’accès aux médias et les capa­ci­tés de lob­bying de ces der­nières sont d’une redou­table effi­ca­ci­té pour dépla­cer le cur­seur vers la dimi­nu­tion des dépenses.

En consé­quence, défendre la règle d’or, c’est se ral­lier à l’austérité. Ins­crire ce prin­cipe dans une Consti­tu­tion, ce n’est pas sim­ple­ment consa­crer une règle pro­cé­du­rale, c’est s’imposer dura­ble­ment une orien­ta­tion poli­tique : la défense de l’équilibre bud­gé­taire per­ma­nent avant toute autre consi­dé­ra­tion de poli­tique publique.

Or s’interdire à prio­ri tout défi­cit public et toute dette, ou les limi­ter dras­ti­que­ment, n’est ni effi­cace éco­no­mi­que­ment ni équi­table socia­le­ment. L’austérité, qui frappe imman­qua­ble­ment les dépenses sociales, peut exclure dura­ble­ment du monde éco­no­mique ceux qui vivent à sa marge. C’est, entre autres, autant de tra­vailleurs, de pro­duc­tion, de recettes fis­cales per­dus. En tolé­rant un défi­cit jusqu’au réta­blis­se­ment de la pros­pé­ri­té et de la capa­ci­té contri­bu­tive des citoyens, les pou­voirs publics évitent d’entrer dans un cercle vicieux. Il est aus­si plus équi­table pour les contri­buables actuels de repor­ter dans le futur, par l’emprunt, la charge d’investissements publics qui ne pro­dui­ront leurs effets qu’à (très) long terme. Est-il condam­nable de lais­ser aux géné­ra­tions futures une dette pro­duite pour des ser­vices dont ils bénéficieront ?

Dette de l’État, dette des ménages : une équivalence en trompe‑l’œil

La règle d’or est sou­vent pré­sen­tée comme une dis­po­si­tion de bon sens selon le rai­son­ne­ment sui­vant : comme tout ménage bien géré, l’État ne pour­rait « dépen­ser plus que ce qu’il a », « vivre au-des­sus de ses moyens ». Cette affir­ma­tion est fal­la­cieuse à deux titres.

D’une part, et bien peu d’économistes de quelque bord qu’ils soient le contestent, l’État n’est à l’évidence pas un agent éco­no­mique comme un autre. Le pou­voir fis­cal dont il jouit, com­bi­né à celui de battre mon­naie, ras­sure ses créan­ciers sur son apti­tude à rem­bour­ser ses dettes. Ses capa­ci­tés d’emprunt et de dépense dépendent ain­si peu du taux de ren­ta­bi­li­té des pro­jets qu’il mène et de la conjonc­ture éco­no­mique. Cette spé­ci­fi­ci­té le rend plus capable que d’autres d’assumer des inves­tis­se­ments au ren­de­ment éloi­gné et incer­tain. On peut pen­ser par exemple aux infra­struc­tures ou à l’éducation. En cas de crise, l’État dis­pose de leviers lui per­met­tant d’intervenir dans l’économie par une baisse ciblée des impôts ou une aug­men­ta­tion des dépenses.

D’autre part, les ménages, lorsqu’ils acquièrent un loge­ment, s’inquiètent avant tout de la charge finan­cière que repré­sente le rem­bour­se­ment de l’emprunt éven­tuel­le­ment contrac­té, plu­tôt que du prix d’achat en tant que tel, lequel repré­sente sou­vent plu­sieurs années de reve­nus. Appli­quée aux ménages, la règle d’or, qui met sur le même pied les dépenses cou­rantes et d’investissement, leur inter­di­rait pure­ment et sim­ple­ment le finan­ce­ment à cré­dit de l’accès à la propriété…

La fin du politique

Qu’il s’agisse d’une règle d’or stricte (équi­libre bud­gé­taire) ou plus souple (cri­tères de Maas­tricht), la démarche met à mal les fon­de­ments de notre sys­tème poli­tique. Le consen­te­ment à l’impôt, ou plus lar­ge­ment le contrôle finan­cier du gou­ver­ne­ment, est consub­stan­tiel à la démo­cra­tie par­le­men­taire. Il est déjà for­mu­lé dans la Magna Car­ta de 1215 et dans le Bill of Rights de 1689. Sous la devise No taxa­tion without repre­sen­ta­tion, ce prin­cipe fut un signe de ral­lie­ment de la révo­lu­tion amé­ri­caine de 1776. Dans un récent ouvrage consa­cré à l’histoire du consen­te­ment à l’impôt en France, Nico­las Dela­lande qua­li­fie les évè­ne­ments de 1789 de « révo­lu­tion fis­cale ». La fis­ca­li­té de l’Ancien Régime était jugée arbi­traire, injuste et opaque. Le roi impo­sait seul, sans convo­quer les états géné­raux, des taxes mul­tiples et enche­vê­trées qui reflé­taient, tout en les conso­li­dant, « les hié­rar­chies et les inéga­li­tés de la socié­té d’Ancien Régime, au sein de laquelle les pay­sans et les pauvres des villes sup­portent l’essentiel des charges10 ». Les doléances à cet égard ont engen­dré deux dis­po­si­tions de la Décla­ra­tion des droits de l’homme et du citoyen de 1789. L’article 13 consacre le prin­cipe de l’impôt et l’égalité devant celui-ci, l’article 14 pro­clame le consen­te­ment à l’impôt et à son uti­li­sa­tion11.

L’esprit des révo­lu­tion­naires fran­çais a ins­pi­ré le consti­tuant belge. La rédac­tion de son œuvre fut éga­le­ment gui­dée par le rejet des dérives de la période de domi­na­tion hol­lan­daise12. En ver­tu du Titre V de la Consti­tu­tion, l’impôt, les comptes et le bud­get sont réser­vés au pou­voir légis­la­tif. Ce prin­cipe de léga­li­té sym­bo­lise « la lutte et la vic­toire des assem­blées repré­sen­ta­tives contre l’absolutisme des monarques. Il consti­tue, aujourd’hui, une condi­tion de l’équilibre des pou­voirs et s’impose comme un élé­ment fon­da­men­tal de l’État de droit13 ». De plus, l’autorisation que le pou­voir légis­la­tif confère ne vaut que pour un an, alors qu’elle cou­vrait une décen­nie sous l’autorité oran­giste. Selon la Cour consti­tu­tion­nelle, le prin­cipe d’annualité ins­ti­tue « une tutelle et un contrôle du pou­voir légis­la­tif sur le pou­voir exé­cu­tif14 ». L’article 180 de la Consti­tu­tion confie à la Cour des comptes le soin de veiller à ce « qu’aucun article des dépenses du bud­get ne soit dépas­sé et qu’aucun trans­fert n’ait lieu ». Cette dis­po­si­tion s’explique « par la volon­té de main­te­nir le gou­ver­ne­ment dans les limites du cadre bud­gé­taire approu­vé par la Chambre des repré­sen­tants15 ».

Impo­ser, fût-ce par la voie consti­tu­tion­nelle, l’équilibre bud­gé­taire, c’est reti­rer au Par­le­ment sa mis­sion chro­no­lo­gi­que­ment — sinon logi­que­ment — pre­mière. Le bud­get n’est pas une simple opé­ra­tion comp­table. Il s’agit de l’acte poli­tique par excel­lence, celui qui reflète les prio­ri­tés d’un gou­ver­ne­ment, mais aus­si l’adéquation entre les objec­tifs annon­cés et les moyens pré­vus. Avec la règle d’or, le Par­le­ment est contraint de limi­ter ses objec­tifs poli­tiques à ce que per­mettent les ren­trées immé­diates. Elle consti­tue une sorte de pla­fon­ne­ment de la sou­ve­rai­ne­té popu­laire. En pri­vant le pou­voir poli­tique d’un levier d’action aus­si vital et en fai­sant peser les consé­quences de cette contrainte sur la popu­la­tion, on peut craindre le déve­lop­pe­ment de pra­tiques d’esquive ou de contes­ta­tion de la part des contri­buables. L’exemple grec démontre à sou­hait que l’absence de confiance dans les solu­tions adop­tées et le sen­ti­ment de payer pour une crise cau­sée par d’autres, nuisent au civisme fiscal.

Un instrument adapté ?

Une Consti­tu­tion est un ins­tru­ment rigide, spé­cia­le­ment en Bel­gique où les révi­sions sont sou­mises à une pro­cé­dure par­ti­cu­liè­re­ment lourde16. La Consti­tu­tion a pour voca­tion d’instituer une socié­té, elle doit donc s’inscrire dans une tem­po­ra­li­té longue.

Si une règle d’or avait été ins­crite dans la Consti­tu­tion belge, on peut se deman­der si l’État aurait pu orga­ni­ser le sau­ve­tage des banques, qui a cau­sé une aug­men­ta­tion de la dette de 5,9% du PIB selon les der­nières don­nées dis­po­nibles. On peut éga­le­ment s’interroger sur ce qui res­te­rait de la capa­ci­té des pou­voirs publics à rele­ver des défis majeurs, tels le boum démo­gra­phique bruxel­lois, sans recou­rir à l’emprunt. L’obligation d’équilibre bud­gé­taire, sauf à ima­gi­ner une vio­la­tion répé­tée de celle-ci, pour­rait ain­si conduire à des aber­ra­tions politiques.

Du point de vue de l’efficacité, rien ne per­met d’ailleurs d’affirmer que de telles méthodes sont plus judi­cieuses que l’association à la déci­sion bud­gé­taire d’organes consul­ta­tifs, qui peuvent l’orienter et en amé­lio­rer la qua­li­té. On pense au rôle que joue le Conseil supé­rieur des Finances dans l’objectivation de la situa­tion fis­cale des enti­tés fédé­rées et la défi­ni­tion de leurs objec­tifs bud­gé­taires res­pec­tifs. Le pro­ces­sus mis en place dans ce cadre est l’un des élé­ments qui a contri­bué à faire de la Bel­gique l’un des rares États de la zone euro à faire bais­ser son taux d’endettement depuis les années nonante. De 122,7% en 1997, année de réfé­rence pour l’accès à l’Union moné­taire, la dette brute des admi­nis­tra­tions publiques belges est pas­sée à 96,8% en 2010 après avoir atteint un seuil de 84,1% en 2007.

Débudgétisation

La ver­tu bud­gé­taire est la mère de tous les vices poli­tiques. L’application de la règle d’or repo­se­rait, en effet, sur les règles comp­tables du sys­tème euro­péen des comptes natio­naux et régio­naux dans la Com­mu­nau­té, ver­sion 1995, en abré­gé « SEC95 ». Le pro­blème est loin d’être pure­ment tech­nique. Concrè­te­ment, si l’investissement public est géné­ra­le­ment comp­ta­bi­li­sé17 dans le solde de finan­ce­ment des admi­nis­tra­tions publiques, les opé­ra­tions finan­cières et les opé­ra­tions com­mer­ciales18 ne le sont pas. On peut déduire deux consé­quences majeures de cette dif­fé­rence de traitement.

La pre­mière, c’est la ten­ta­tion de sub­sti­tuer, en matière de ser­vices publics, l’investissement pri­vé à l’investissement public, ou de gérer les ser­vices publics sur un mode com­mer­cial. En effet, plus le sec­teur pri­vé s’implique dans le ser­vice public — par exemple par des par­te­na­riats public-pri­vé (PPP) —, ou plus sa ges­tion revêt des carac­té­ris­tiques com­mer­ciales — notam­ment par la fixa­tion de prix signi­fi­ca­tifs —, moins l’impact bud­gé­taire immé­diat sera dou­lou­reux. Nous pou­vons à ce titre, en Bel­gique, citer les pro­jets de PPP en matière de bâti­ments sco­laires dans les trois Communautés.

L’autre consé­quence du SEC95, c’est que toute règle stricte appelle son détour­ne­ment : la ten­ta­tion est aus­si grande de maquiller l’investissement public en opé­ra­tion « finan­cière » ou « com­mer­ciale ». Les « dif­fé­rences d’interprétation » annuelles entre l’Institut des comptes natio­naux et les pou­voirs publics à ce sujet en témoignent.

En rigi­di­fiant les exi­gences d’équilibre bud­gé­taire, la règle d’or risque d’encourager le recours aux pra­tiques de débud­gé­ti­sa­tion, au béné­fice du sec­teur pri­vé et au pré­ju­dice de la trans­pa­rence et de la qua­li­té de l’action publique.

Pour conclure

Les argu­ments contre la règle d’or, quelle que soit sa ver­sion, ne manquent pas. Pour­tant, dans ce débat comme dans d’autres émer­geant à l’occasion de la crise actuelle, la rai­son n’a pas le droit de cité et seuls les dogmes néo­li­bé­raux s’imposent. Nico­las Sar­ko­zy décla­rait ain­si en 2007 : « L’État est trop endet­té et les ménages pas assez. D’ailleurs, il faut tordre le coup à cette idée : s’endetter pour un ménage, ce n’est pas mal, c’est une confiance dans l’avenir. » Quelle meilleure illus­tra­tion d’une idéo­lo­gie qui pos­tule que l’initiative pri­vée est géné­ra­le­ment supé­rieure à l’action publique pour l’obtention du bien-être social, que cette affir­ma­tion dénuée de fon­de­ment scien­ti­fique ? Pen­dant que les gou­ver­ne­ments s’évertuent à lut­ter contre la dette publique, ils perdent de vue que c’est davan­tage de l’endettement pri­vé que la crise est née. Alors que les cir­cons­tances devraient conduire à la remise en cause des dogmes néo­li­bé­raux, leurs thu­ri­fé­raires sou­haitent s’offrir une assise consti­tu­tion­nelle. C’est sans doute le signe que rien ne change. C’est peut-être aus­si celui d’un chan­ge­ment immi­nent. La volon­té d’inscrire une règle d’or pour le long terme serait alors le chant du cygne de gou­ver­ne­ments conser­va­teurs qui devront pro­chai­ne­ment faire face à l’alternance. Cepen­dant, l’assentiment de par­tis sociaux-démo­crates, tels le SPD alle­mand et le PSOE espa­gnol, à la règle d’or ne laisse pas pré­sa­ger un chan­ge­ment de cap radi­cal. L’absence d’un contre-dis­cours arti­cu­lé et cré­dible, capable d’offrir une alter­na­tive à la direc­tion actuelle de l’Europe, se fait dure­ment ressentir.

La règle d’or est révé­la­trice de la ten­sion entre mar­ché et sou­ve­rai­ne­té. L’impératif de cré­di­bi­li­té face au mar­ché jus­ti­fie une res­tric­tion de la marge de manœuvre des repré­sen­tants de la sou­ve­rai­ne­té popu­laire. Le paral­lèle avec le réfé­ren­dum en Grèce, aus­si vite annon­cé qu’abandonné, est frap­pant. L’initiative d’interroger le peuple sur un « plan de sau­ve­tage » qui façon­ne­ra son ave­nir a fait l’effet d’une douche froide sur les places bour­sières. Elle a éga­le­ment été frai­che­ment accueillie par les ins­ti­tu­tions finan­cières et les prin­ci­paux diri­geants de la zone euro, qui n’ont pas hési­té à agi­ter la menace de mesures de rétor­sion. There is no alter­na­tive. Le slo­gan that­ché­rien est plus que jamais de rigueur. Il est en passe d’être consti­tu­tion­na­li­sé. Alors que le modèle qu’il pro­meut a plu­sieurs fois échoué, le temps n’est-il pas venu de redon­ner à la sou­ve­rai­ne­té l’espace qui lui est dû ? On redé­cou­vri­rait alors qu’il existe des alternatives.

  1. Selon toute vrai­sem­blance, le bas­cu­le­ment du Sénat à gauche devrait fina­le­ment empê­cher l’adoption de la règle d’or.
  2. On relè­ve­ra que plu­sieurs États amé­ri­cains connaissent ce type de règle depuis le XIXe siècle. Cepen­dant, ceux-ci n’ont en géné­ral pas éta­bli cette règle à des fins de désen­det­te­ment, mais plu­tôt, par la pro­messe d’un endet­te­ment limi­té, afin d’acquérir une cré­di­bi­li­té leur per­met­tant de consti­tuer une dette publique finan­çant leurs dépenses d’investissement.
  3. La suc­ces­sion d’une période de basse conjonc­ture et d’une période de haute conjoncture.
  4. Articles 109 et 115 pour la règle et 143d pour les dis­po­si­tions transitoires.
  5. Mat­thieu, 7, 12.
  6. Ces cri­tères sont conte­nus actuel­le­ment dans le pro­to­cole n° 12 concer­nant la pro­cé­dure sur les défi­cits exces­sifs, annexé au trai­té sur le fonc­tion­ne­ment de l’Union européenne.
  7. Réso­lu­tion du Conseil euro­péen du 17 juin 1997 rela­tive au pacte de sta­bi­li­té et de crois­sance, exé­cu­tée par le règle­ment (CE) n° 1467/97 du Conseil du 7 juillet 1997 visant à accé­lé­rer et à cla­ri­fier la mise en œuvre de la pro­cé­dure concer­nant les défi­cits exces­sifs et le règle­ment (CE) n°1466/97 du conseil du 7 juillet 1997 rela­tif au ren­for­ce­ment de la sur­veillance des posi­tions bud­gé­taires ain­si que de la sur­veillance et de la coor­di­na­tion des poli­tiques économiques.
  8. Nous fai­sons ici réfé­rence au taux de crois­sance du PIB nomi­nal, expri­mé en euros « cou­rants ». L’hypothèse rete­nue peut sem­bler éle­vée, mais tient compte du fait que contrai­re­ment au taux de crois­sance réel, en euros « constants », plus lar­ge­ment publié, les effets de l’inflation ne sont pas neutralisés.
  9. On pour­rait éga­le­ment sou­li­gner que la règle d’or n’est pas com­pa­tible avec un objec­tif de conver­gence car elle auto­rise sans limite de temps le main­tien des stocks de dette actuels des États endet­tés. L’équilibre bud­gé­taire laisse en effet en place la dette actuelle ; ce n’est que très len­te­ment que cette dette devien­drait insi­gni­fiante par rap­port au PIB.
  10. N. Dela­lande, Les batailles de l’impôt, Seuil, 2011, p. 23 à 37.
  11. « Pour l’entretien de la force publique, et pour les dépenses d’administration, une contri­bu­tion com­mune est indis­pen­sable. Elle doit être éga­le­ment répar­tie entre tous les citoyens, en rai­son de leurs facul­tés » (article 13); « Tous les citoyens ont le droit de consta­ter, par eux-mêmes ou par leurs repré­sen­tants, la néces­si­té de la contri­bu­tion publique, de la consen­tir libre­ment, d’en suivre l’emploi et d’en déter­mi­ner la quo­ti­té, l’assiette, le recou­vre­ment et la durée » (article 14).
  12. E. Witte, La construc­tion de la Bel­gique (1828 – 1847), édi­tions Com­plexe, 2005, p. 22 et 23.
  13. E. Wille­mart, Les limites consti­tu­tion­nelles du pou­voir fis­cal, Bruy­lant, 1999, p. 92 et 93.
  14. Il s’agit d’une juris­pru­dence constante (notam­ment l’arrêt n° 59/2006 du 26 avril 2006).
  15. M. Uyt­ten­daele, Pré­cis de droit consti­tu­tion­nel belge, Bruy­lant, 2005, p. 709.
  16. L’article 195 de la Consti­tu­tion pré­voit deux étapes. Dans un pre­mier temps, le pou­voir légis­la­tif fédé­ral désigne les dis­po­si­tions consti­tu­tion­nelles à modi­fier. Cette décla­ra­tion de révi­sion entraine la dis­so­lu­tion des chambres et l’organisation d’élections. Dans un second temps, les chambres nou­vel­le­ment élues sta­tuent sur la révi­sion consti­tu­tion­nelle à la majo­ri­té des deux tiers, et avec un quo­rum de pré­sence de deux tiers. En l’occurrence, la der­nière décla­ra­tion de révi­sion ne fait pas état de la pos­si­bi­li­té d’insérer une règle d’or. Dès lors, si la Bel­gique vou­lait ins­crire ce méca­nisme, elle ne pour­rait le faire avant la pro­chaine législature.
  17. Le SEC95 diverge de la comp­ta­bi­li­té d’entreprise — et de la comp­ta­bi­li­té com­mu­nale — sur un point essen­tiel : les dépenses d’investissement sont direc­te­ment impu­tées au solde de finan­ce­ment, tan­dis que les entre­prises et les com­munes les amor­tissent dans leur compte de résul­tat ou leur bud­get ordi­naire. Ain­si, une entre­prise qui construit en 2011 une école pour trois mil­lions d’euros et loue ce bâti­ment à la Com­mu­nau­té fran­çaise l’amortira en trente ans dans son compte de résul­tat, soit cent mille euros par an, de 2011 à 2040. En revanche, si la Com­mu­nau­té fran­çaise construi­sait cette école, elle comp­ta­bi­li­se­rait immé­dia­te­ment dans son solde de finan­ce­ment une dépense de trois mil­lions d’euros en 2011.
  18. Les opé­ra­tions finan­cières (consti­tu­tion de réserves, octrois de cré­dits, prises de par­ti­ci­pa­tion) sont tou­te­fois prises en compte pour le cal­cul de la dette brute conso­li­dée ; les opé­ra­tions com­mer­ciales sont exclues entiè­re­ment du champ des admi­nis­tra­tions publiques.

Lionel Van Leeuw


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