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La question irakienne : dix ans après

Numéro 10 Octobre 2002 par La rédaction

janvier 2009

Ain­si, l’I­rak occupe à nou­veau le devant de l’ac­tua­li­té. Par la grâce d’une admi­nis­tra­tion amé­ri­caine répu­bli­caine dési­reuse d’é­prou­ver son sta­tut d’hy­per­puis­sance, fût-ce au prix d’un déman­tè­le­ment du droit inter­na­tio­nal (per­fec­tible mais néces­saire) et au risque de plon­ger le Moyen-Orient dans un chaos dont il n’a pas par­ti­cu­liè­re­ment besoin. Par la grâce aus­si d’un régime baa­siste qui, […]

Ain­si, l’I­rak occupe à nou­veau le devant de l’ac­tua­li­té. Par la grâce d’une admi­nis­tra­tion amé­ri­caine répu­bli­caine dési­reuse d’é­prou­ver son sta­tut d’hy­per­puis­sance, fût-ce au prix d’un déman­tè­le­ment du droit inter­na­tio­nal (per­fec­tible mais néces­saire) et au risque de plon­ger le Moyen-Orient dans un chaos dont il n’a pas par­ti­cu­liè­re­ment besoin. Par la grâce aus­si d’un régime baa­siste qui, s’il ne consti­tue plus à ce jour une menace de pre­mier ordre pour ses voi­sins, n’en a pas moins conser­vé voire accru, à mesure que sa base cla­nique se rétré­cis­sait, sa capa­ci­té à faire vivre à ses popu­la­tions un régime de ter­reur assez dif­fi­ci­le­ment éga­lé au Moyen-Orient. Quant à nous, nous voi­là som­més de choi­sir entre la peste et le choléra. 

Dans ce dos­sier, il est tou­te­fois hors de ques­tion de choi­sir entre la peste d’une pous­sée de fièvre impé­riale amé­ri­caine et le cho­lé­ra d’un oubli de la répres­sion en Irak (long­temps tolé­rée au nom des inté­rêts occi­den­taux), de l’ur­gence de la lutte contre les visées de l’ad­mi­nis­tra­tion Bush, du main­tien de l’u­ni­té de l’I­rak ou de tout autre rai­son. La lutte contre la posi­tion du gou­ver­ne­ment amé­ri­cain va de pair avec l’op­po­si­tion effi­cace à un régime baa­siste qui, bien qu’é­den­té et recro­que­villé sur son noyau dur, n’en reste pas moins effroyable, tant dans son idéo­lo­gie que dans sa pra­tique. Il est par contre néces­saire de rap­pe­ler cer­tains faits.

C’est ce à quoi s’at­tèle un dos­sier qui entend resi­tuer le régime bas­siste dans l’his­toire de la socié­té qui l’a enfan­té et qui le subit cruel­le­ment depuis trente-quatre ans. Il est éga­le­ment néces­saire de réaf­fir­mer cer­taines valeurs et de faire un sort à cha­cun des termes de l’al­ter­na­tive qui nous est proposée.

Pre­miè­re­ment, le régime ira­kien est abso­lu­ment indé­fen­dable. Héri­tier d’une his­toire tra­gique et vio­lente, l’I­rak a beau avoir tou­jours vécu sous des régimes dic­ta­to­riaux, il n’en reste pas moins que depuis que le par­ti Baas a pris le pou­voir en 1968 à la faveur d’un coup d’É­tat, la vio­lence pure et l’exer­cice indis­cri­mi­né de la ter­reur contre les civils sont deve­nus la norme. Le régime baa­siste a déve­lop­pé, de façon plus bru­tale et plus sys­té­ma­tique que son jumeau syrien, une poli­tique de pré­fé­rence natio­nale et confes­sion­nelle au détri­ment de ses majo­ri­tés kurdes et arabes chiites, recou­rant à la dépor­ta­tion et uti­li­sant à leur encontre des armes non conven­tion­nelles et de des­truc­tion mas­sive, per­pé­trant une série de crimes contre l’hu­ma­ni­té incon­tes­tables. Avec ou sans appui exté­rieur, le régime baa­siste a enva­hi deux de ses voi­sins, l’I­ran en 1980 et le Koweït en 1990. Durant le conflit avec l’I­ran, le régime ira­kien a usé d’armes chi­miques et bio­lo­giques contre l’ar­mée ira­nienne — pre­mière dans l’his­toire du Moyen-Orient. C’est à la suite de l’in­va­sion et de l’an­nexion du Koweït en aout 1990 que l’O.N.U. a adop­té un régime de sanc­tions dra­co­nien qui, bien que cen­sées déman­te­ler les pro­grammes non conven­tion­nels offen­sifs ira­kiens, ont éga­le­ment per­mis au régime bas­siste de ren­for­cer son emprise sur la popu­la­tion irakienne.

Deuxiè­me­ment, en jus­ti­fiant leur volon­té d’en découdre avec Bag­dad au nom de la « lutte contre “le” ter­ro­risme », les États-Unis tentent de détour­ner l’at­ten­tion quant à leur inca­pa­ci­té à déman­te­ler des réseaux de la nature d’Al-Qaï­da. S’ils sont éga­le­ment moti­vés par des consi­dé­ra­tions liées à la mai­trise des cours du pétrole et à la volon­té de dimi­nuer le poids de l’A­ra­bie Saou­dite au pro­fit d’un Irak « nor­ma­li­sé » riche
en pétrole, il semble en outre qu’ils sont ten­tés de démon­trer sur le ter­rain ira­kien leur sta­tut d’hy­per­puis­sance. Dans l’hy­po­thèse où un nou­veau régime ira­kien se mon­tre­rait davan­tage res­pec­tueux des droits de l’homme et de la léga­li­té inter­na­tio­nale, l’ar­gu­ment huma­ni­taire avan­cé par les États-Unis res­te­rait d’au­tant plus sujet à cau­tion qu’ils ne
s’é­taient jus­qu’i­ci jamais émus des rap­ports ad hoc de l’O.N.U. et des O.N.G. de droits de l’homme. La doc­trine d’« action pré­ven­tive » consti­tue éga­le­ment une for­mi­dable régres­sion dans l’his­toire des rela­tions inter­na­tio­nales car elle risque de consa­crer le retour à une diplo­ma­tie de la canon­nière et de four­nir un pré­cé­dent dan­ge­reux. Enfin, même s’il est impos­sible d’as­si­mi­ler les situa­tions ira­kienne et israé­lienne, faire de l’I­rak la cible pri­vi­lé­giée d’une « mora­li­sa­tion » dou­teuse des rela­tions inter­na­tio­nales s’a­vère pour le moins outran­cier et dés­équi­li­bré dans la mesure où l’É­tat d’Is­raël, quelques cen­taines de kilo­mètres plus à l’Ouest, pour­suit sans être inquié­té une poli­tique d’oc­cu­pa­tion et de
colo­ni­sa­tion qui viole le droit du peuple pales­ti­nien à l’au­to­dé­ter­mi­na­tion, droit recon­nu par la léga­li­té inter­na­tio­nale. Or, une attaque contre l’I­rak dans un tel contexte risque de plon­ger la région dans un chaos aux consé­quences dif­fi­ci­le­ment calculables.

Emboi­ter le pas à la démarche tra­cée par les États-Unis serait plus que cer­tai­ne­ment une sérieuse entorse à la logique et à l’é­thique. Pour autant, il n’est pas pos­sible pour une revue comme la nôtre de nous conten­ter d’un dis­cours de refus de la poli­tique amé­ri­caine, sans lui oppo­ser une alter­na­tive poli­tique. Il n’est pas pos­sible non plus de nous conten­ter d’une pos­ture confor­table qui ren­ver­rait dos à dos la peste et le cho­lé­ra. Une telle pos­ture serait trop confor­table parce que, dans le cas plus que pro­bable d’une vic­toire amé­ri­caine, elle nous per­met­trait de concen­trer nos cri­tiques contre une diplo­ma­tie amé­ri­caine cou­pable tan­tôt d’in­dif­fé­rence, tan­tôt d’in­ter­ven­tion­nisme mus­clé. Elle nous amè­ne­rait dès lors à ne pas trop nous appe­san­tir sur une socié­té irakienne
dont, à ce jour, peu de monde s’est réel­le­ment sou­cié. Hor­mis les défen­seurs des droits de l’homme, qui se sou­cie de savoir quels sont le sort actuel de ce peuple et ses reven­di­ca­tions, indé­pen­dam­ment de la com­plexi­té d’une socié­té à la fois extrê­me­ment hété­ro­gène et implosée ?

La Revue nou­velle, modes­te­ment, entend pri­vi­lé­gier une sor­tie du choix mor­bide devant lequel nous sommes de fac­to pla­cés. Notre revue estime qu’il est temps de sor­tir du « ni ni » confor­table et de pro­po­ser une alter­na­tive poli­tique, au sens fort du terme. Le for­cing de la diplo­ma­tie fran­çaise au Conseil de sécu­ri­té des Nations unies en vue d’ar­ra­cher aux
États-Unis une réso­lu­tion moins bel­li­ciste ne dit rien de l’a­ve­nir du pays. Au-delà de ce tra­vail d’ur­gence, les Euro­péens, au nom d’une logique d’op­por­tu­ni­té au coeur de l’ac­tion poli­tique, doivent s’emparer de l’a­gen­da impo­sé par Washing­ton pour faire entendre leur voix et for­mu­ler une action qui se fonde à la fois sur le droit inter­na­tio­nal et sur les ensei­gne­ments tirés de trente-quatre ans de régime baa­siste et de douze ans de confron­ta­tion entre l’I­rak et les ins­ti­tu­tions internationales.

À ce titre, ce sont les sanc­tions et leur éva­lua­tion qui devraient ser­vir de levier à une action poli­tique digne de ce nom, c’est-à-dire qui ne se satis­fasse pas d’une oppo­si­tion aux États-Unis mais qui, en met­tant la ques­tion des droits de l’homme en son centre, recon­naisse éga­le­ment le droit des Ira­kiens à l’au­to­dé­ter­mi­na­tion, dans son sens le plus fort et le plus lit­té­ral. Et ce même si un cer­ti­fi­cat de vir­gi­ni­té stra­té­gique en matière d’ar­me­ment venait à être décer­né à ses diri­geants. Eu égard aux pré­cé­dents posés par l’I­rak, serait-il res­pon­sable de sou­te­nir une levée sans condi­tion des sanc­tions qui frappent ce pays ? Pas pour nous.

Tout le monde s’ac­corde aujourd’­hui à consi­dé­rer que les sanc­tions n’ont fait que ren­for­cer le régime et cau­ser de graves sévices à la popu­la­tion civile ira­kienne. En ce sens, ces sanc­tions sont cri­mi­nelles car elles masquent soit une inca­pa­ci­té poli­tique, soit un cynisme dif­fi­ci­le­ment défen­dable. Seuls les civils en paient injus­te­ment le prix. Ce serait tou­te­fois une erreur de croire qu’une levée incon­di­tion­nelle et indis­cri­mi­née des sanc­tions pour­rait ame­ner le régime ira­kien à s’ou­vrir quelque peu. Le régime baa­siste n’a pas atten­du l’im­po­si­tion des sanc­tions pour ins­tau­rer un régime de ter­reur et de pré­fé­rence par­ti­sane et raciale, l’im­po­sant à l’é­cra­sante majo­ri­té de sa popu­la­tion. Mais il faut admettre que ces sanc­tions ont per­mis au Baas de Sad­dam Hus­sein de ren­for­cer ce régime de ter­reur, comme en témoignent les rap­ports de la Com­mis­sion des droits de l’homme des Nations unies, ain­si que ceux éma­nant des O.N.G. inter­na­tio­nales telles que la F.I.D.H., Amnes­ty Inter­na­tio­nal et Human Rights Watch. Une autre voie est envi­sa­geable : accom­pa­gner la levée de l’embargo d’un contrôle extrê­me­ment ser­ré et consé­quent en matière de désar­me­ment et de droits de l’homme, dont le res­pect per­met­trait une levée des autres sanc­tions (gel des avoirs, zones d’ex­clu­sion…) pro­gres­sive, dis­cri­mi­née et condi­tion­née. Cette pers­pec­tive serait d’au­tant plus indis­pen­sable si les ins­pec­teurs détec­taient un nou­veau pro­gramme de réar­me­ment de l’I­rak. Face à une telle pres­sion, c’est la nature du régime qui serait mise en cause, jus­qu’à son écrou­le­ment pro­bable, avec inter­ven­tion ou non de l’O.N.U.

Cer­tains par­le­ront d’in­gé­rence contraire au prin­cipe de la sou­ve­rai­ne­té natio­nale. Mais il faut tout de même recon­naitre une réa­li­té : l’in­ter­ven­tion de fac­to de la com­mu­nau­té inter­na­tio­nale dans les affaires inté­rieures ira­kiennes depuis 1990 a depuis lors ren­du cette sou­ve­rai­ne­té bien vir­tuelle. Elle fonde une res­pon­sa­bi­li­té par­ti­cu­lière de cette com­mu­nau­té envers le peuple ira­kien : cette ingé­rence ne sau­rait avoir été réa­li­sée à son seul détri­ment. De plus, une fois l’embargo levé sans pos­si­bi­li­té de peser sur le régime, pré­co­ni­se­ra-t-on d’en finir éga­le­ment avec les zones d’ex­clu­sion aérienne ? Assis­te­ra-t-on par exemple en spec­ta­teurs impuis­sants à la res­tau­ra­tion néces­sai­re­ment san­glante de
la sou­ve­rai­ne­té ira­kienne dans les ter­ri­toires de la Fédé­ra­tion kurde ? Recon­naitre à nou­veau la sou­ve­rai­ne­té de l’I­rak revien­drait alors à prendre le risque que le régime baa­siste ne pro­voque une catas­trophe huma­ni­taire qui aura néces­sai­re­ment un impact sur d’autres pays du Moyen-Orient.

Avec les États-Unis, les Euro­péens ont une lourde part de res­pon­sa­bi­li­té envers la popu­la­tion ira­kienne pour avoir adop­té des sanc­tions qui ont été immé­dia­te­ment ins­tru­men­ta­li­sées par le régime en vue de radi­ca­li­ser sa répres­sion, pour avoir sur­ar­mé celui-ci pour ensuite aban­don­ner le peuple ira­kien lors­qu’il s’est sou­le­vé en 1991. Aujourd’­hui, ne pas inté­grer la ques­tion démo­cra­tique dans la défi­ni­tion d’une position
sur l’I­rak revient à refu­ser de com­prendre ce pays et à per­pé­tuer une atti­tude occi­den­tale qui n’a jamais pris en compte les aspi­ra­tions des Ira­kiens. C’est refu­ser de tirer les conclu­sions d’un récent et alar­mant rap­port du P.N.U.D. : l’a­ve­nir éco­no­mique et cultu­rel des pays arabes est lour­de­ment gre­vé par l’ab­sence abso­lue de liber­tés fon­da­men­tales, une absence plus criante que par­tout ailleurs et qui fait injure à l’a­ve­nir de 250 mil­lions d’êtres humains.

La rédaction


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