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La pyramide des âges

Numéro 8 Août 2003 - Social par Théo Hachez

août 2003

En Bel­gique et plus encore dans d’autres États euro­péens, les géné­ra­tions nom­breuses d’a­près-guerre (nées entre 1945 et les années soixante) vont consti­tuer, une fois entrées dans le troi­sième âge, un poids finan­cier consi­dé­rable qu’il faut anti­ci­per. C’est ce que nous disent les experts (par exemple ceux du Conseil supé­rieur des finances, de l’O.C.D.E. ou de […]

En Bel­gique et plus encore dans d’autres États euro­péens, les géné­ra­tions nom­breuses d’a­près-guerre (nées entre 1945 et les années soixante) vont consti­tuer, une fois entrées dans le troi­sième âge, un poids finan­cier consi­dé­rable qu’il faut anti­ci­per. C’est ce que nous disent les experts (par exemple ceux du Conseil supé­rieur des finances, de l’O.C.D.E. ou de la Com­mis­sion euro­péenne), sou­li­gnant que cette charge n’est pas suf­fi­sam­ment prise en compte aujourd’hui.

Au reste, les experts finan­ciers eux-mêmes, avec leurs sombres pré­vi­sions, ne pèchent-ils pas déjà par un cer­tain optimisme‑? Il est vrai que nombre de ques­tions liées au vieillis­se­ment (paie­ment des retraites, assu­rances san­té…) ne relèvent en appa­rence que de la cal­cu­lette, comme un pro­blème de robinet‑: ne s’a­git-il pas seule­ment de régler le débit des pompes à finances qui captent et redis­tri­buent les richesses‑? Les seules incer­ti­tudes tiennent alors aux pré­vi­sions de crois­sance que l’on extra­pole un peu méca­ni­que­ment, faute de mieux. La crois­sance de demain, c’est la pana­cée à tous les conflits sociaux.

Même à sup­po­ser que la réa­li­té se limite à ce qui peut être chif­fré, com­ment ne pas voir la par­tia­li­té que cachent ces savants calculs‑? Le point de vue rete­nu, c’est celui des diri­geants actuel­le­ment aux affaires et qui repré­sentent les inté­rêts de leur géné­ra­tion et sou­mettent la fac­ture à la bonne volon­té, sup­po­sée acquise, des sui­vantes. Si on les cari­ca­ture, les pro­jec­tions qu’on nous pré­sente, dépour­vues de toute dimen­sion stra­té­gique, se contentent de pro­vi­sion­ner sur leur dos une sorte de fonds de fer­me­ture, le plan social d’une entre­prise Bel­gique qui fer­me­rait ses portes vers 2030.

La ques­tion essen­tielle est donc éludée‑: ceux qui devront four­nir cet effort col­lec­tif sup­plé­men­taire seront-ils prêts, le moment venu, à le consentir‑? Ou mieux‑: le vou­dront-ils, le pour­ront-ils‑? Les plus pro­duc­tifs ne s’é­va­po­re­ront-ils pas dans le vaste monde‑? Une fois pen­sé dans ces termes, le «‑vieillissement‑» pose la ques­tion de la trans­mis­sion d’un héri­tage, celui d’une socié­té encore pros­père et soli­daire, mais mitée par un pas­sif public abys­sal fait de dettes déjà contrac­tées et d’une lourde fac­ture future que l’on espère voir régler sans cil­ler par nos suc­ces­seurs. La jus­tice, comme l’in­té­rêt bien com­pris, com­mande donc que l’on se pré­oc­cupe du carac­tère durable de cette pros­pé­ri­té et de la trans­mis­sion des valeurs imma­té­rielles qui fondent la soli­da­ri­té dont on espère tirer les dividendes.

Investir

Ain­si, au-delà de l’é­qua­tion démo­gra­phique et finan­cière, se pro­file alors une double exi­gence pour le pré­sent. Elle porte d’a­bord sur le carac­tère sou­te­nable, au plan social et envi­ron­ne­men­tal, du déve­lop­pe­ment éco­no­mique dont, sans la dia­bo­li­ser à prio­ri, la mon­dia­li­sa­tion mar­chande n’est pas spon­ta­né­ment pré­oc­cu­pée. Il n’est pas sûr que le main­tien de ce qui reste d’é­co­no­mie publique four­nisse (ou suf­fise à four­nir) des leviers appro­priés pour enca­drer et orien­ter les forces du mar­ché vers un vrai sur­croit de bien-être sans mettre à mal la pla­nète. Des inves­tis­se­ments consi­dé­rables sont donc indis­pen­sables en termes de recherche, de for­ma­tion et d’infrastructure.

On le sait, la part réser­vée aux sys­tèmes redis­tri­bu­tifs comme leurs ambi­tions d’ef­fi­ca­ci­té varient sen­si­ble­ment d’un pays à l’autre, par exemple de l’Eu­rope aux États-Unis. Les futurs retrai­tés d’au­jourd’­hui seraient bien avi­sés de ne pas trop comp­ter sur leur poids élec­to­ral à venir pour inflé­chir cet arbi­trage. Il faut être pha­raon pour écra­ser ses sujets de cor­vées et d’im­pôts à la seule fin d’é­ri­ger des pyra­mides, tom­beaux qui devaient assu­rer le confort des morts comme nous vou­drions garan­tir aujourd’­hui le bien-être de ceux qui s’ap­prochent de leur fin de vie. Si les démo­cra­ties per­met­taient de telles injus­tices auto­ri­taires, elles se sté­ri­li­se­raient ou se désintègreraient.

Plus que par de grands dis­cours idéo­lo­giques ou reli­gieux, les valeurs de soli­da­ri­té, qui seules péren­ni­se­ront notre sys­tème, se trans­mettent d’a­bord par l’ex­pé­rience vécue de la réci­pro­ci­té. Il faut donc mobi­li­ser aujourd’­hui des moyens au béné­fice de la part la plus fra­gi­li­sée des jeunes géné­ra­tions et se sou­cier de leur inté­gra­tion sociale et de leur poten­tiel à faire face à l’ef­fort que nous leur deman­de­rons sous peu. Ce n’est que jus­tice, et c’est vital. En pra­tique, cela veut dire‑: ne pas les lais­ser crou­pir dans des envi­ron­ne­ments urbains dégra­dés et dans des écoles pou­belles avec comme seul hori­zon celui d’être confi­nés, au mieux, dans des emplois de domes­ti­ci­té ou de se trou­ver expo­sés à la concur­rence des sous-qua­li­fiés du monde entier, qu’ils habitent ici ou ailleurs.

Et après‑?

Car, pla­te­ment dit, tout dépen­dra autant de leurs bonnes dis­po­si­tions que de la valeur ajou­tée de leur futur métier… Exemple‑: le bud­get ver­rouillé de l’En­sei­gne­ment supé­rieur en Com­mu­nau­té fran­çaise, depuis bien­tôt dix ans, mal­gré l’aug­men­ta­tion du nombre d’é­tu­diants, qui doivent donc s’en dis­pu­ter des parts plus petites. Ima­gine-t-on faire pareil avec les pensionnés‑? Ima­gine-t-on que l’on va pro­duire de la pros­pé­ri­té aujourd’­hui en ne répon­dant que pin­gre­ment au désir de for­ma­tion des jeunes‑?

Il ne suf­fi­ra pas que cette ana­lyse et les exi­gences poli­tiques déli­cates qu’elle sug­gère soient tues pour qu’elles ne pro­duisent aucun effet ou qu’elles trouvent des réponses har­mo­nieuses. Le popu­lisme se nour­rit essen­tiel­le­ment en Europe des fric­tions vécues entre une jeu­nesse, mar­gi­na­li­sée et par­fois dis­cri­mi­née, et ses ainés, ayants droit frus­trés ou insé­cu­ri­sés. Les bar­rières cultu­relles ou eth­niques qui recoupent par­tiel­le­ment ce cli­vage géné­ra­tion­nel tiennent sou­vent lieu de repli. Un dis­cours clair sur ce conflit lar­vé et sur l’é­troite inter­dé­pen­dance des géné­ra­tions est indis­pen­sable pour le sur­mon­ter par une tran­sac­tion lisible. Or, au mieux, on n’op­pose aux dérives d’ex­trême droite qu’un prê­chi­prê­cha vaseux et moralisateur.

Pour le moment encore, c’est élec­to­ra­le­ment plus ren­table d’an­non­cer réformes et amnis­ties fis­cales, de pla­fon­ner les charges sociales, d’aug­men­ter les petites pen­sions et les dépenses de san­té. Dimi­nuer les contri­bu­tions et aug­men­ter les dépenses. Et après‑? Eh bien après, on compte sur les géné­ra­tions futures pour régler la note, juste à leur sor­tie des pri­sons-casernes roses où l’on se pro­pose de faire réflé­chir nos jeunes incivils.

Théo Hachez


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