Ce site utilise des cookies afin que nous puissions vous fournir la meilleure expérience utilisateur possible. Les informations sur les cookies sont stockées dans votre navigateur et remplissent des fonctions telles que vous reconnaître lorsque vous revenez sur notre site Web et aider notre équipe à comprendre les sections du site que vous trouvez les plus intéressantes et utiles.
La provocation du temps de travail
Un peu partout en Europe, le débat sur le temps de travail refait surface sous un jour nouveau. D’abord conquête sociale, puis arme contre le chômage de masse, la diminution du temps de travail était une revendication des travailleurs et des partis de gauche. Depuis quelques mois, tout s’est renversé : que ce soit au plan […]
Un peu partout en Europe, le débat sur le temps de travail refait surface sous un jour nouveau. D’abord conquête sociale, puis arme contre le chômage de masse, la diminution du temps de travail était une revendication des travailleurs et des partis de gauche. Depuis quelques mois, tout s’est renversé : que ce soit au plan de l’entreprise ou au plan des organisations patronales, on avance que l’augmentation du temps de travail hebdomadaire est indispensable à la compétitivité, notamment face aux nouveaux pays de l’Europe élargie.
De vague et rhétorique, le chantage à la délocalisation (avec pertes d’emploi consécutives) est désormais monnaie courante et trébuchante comme une provocation. Les patrons ou leurs mandataires n’hésitent pas à s’en prendre nommément à un symbole puissant du progrès social : l’augmentation du temps de travail constituerait en effet une étape décisive dans le processus du « rétro-changement » que La Revue nouvelle avait vu se profiler au tournant des années quatre-vingt. Encore ne parle-t-on plus aujourd’hui de crise économique comme alors. Au contraire, même si elle est tardive et tiède, c’est une embellie conjoncturelle qui s’amorce chez nous en 2004. Quant au chômage massif qui justifierait le partage du travail, il n’a pas disparu ; quant aux profits des entreprises dans notre partie du monde, ils ne se portent pas mal du tout en ce moment, comme la bourse que les soubresauts des prix du pétrole ne contrarient pas.
Auparavant travestie sous les dehors euphémiques de la flexibilité, ce n’est rien d’autre que l’ancestrale revendication patronale de diminuer le cout horaire du travail qui a donc pris des allures plus brutales et en même temps apparemment plus acceptables puisqu’elle ne s’accompagnerait pas d’une baisse de revenus pour les salariés. Un tel changement prend tout son sens quand on se souvient des tensions salariales qui avaient marqué les années de reprise économique (1998, 1999 et 2000) : on les avait appelées « dérapages salariaux » soulignant ainsi qu’ils résultaient de pénuries de certaines catégories de travailleurs (donc d’un « pur » effet de marché)1 plutôt que de revendications collectives. Pour les entreprises, il s’agirait de se mettre en mesure d’absorber une vague à venir sans heures supplémentaires surpayées, sans embauches couteuses dans un marché de l’emploi tendu… tout en laissant intact le stock de chômeurs peu formés dans lequel on ne se sent plus tenu d’investir. À l’inverse, le succès des trente-cinq heures (en termes d’embauches, de baisse du chômage et d’effort de formation), au cours des mêmes années, a montré toute l’efficacité d’une politique volontariste de limitation du temps de travail dans la lutte contre le chômage, et cela quoi qu’on dise des effets pervers de la méthode française.
L’Europe et les grandes entreprises
Ce qui parait clair, c’est qu’en lâchant ainsi la bride de leurs affiliés, les grandes organisations patronales ont clairement choisi de sacrifier la ratification du traité constitutionnel. Car ce n’est évidemment pas le chantage à la délocalisation et l’augmentation du temps de travail qui empêcheront que les référendums nationaux n’absorbent un mécontentement social latent et un certain dépit face à l’élargissement pour lequel aucune consultation n’a été organisée. Écarter ainsi la Constitution, c’est opter pour l’Europe de Nice, une Europe tarabiscotée et politiquement faible, ce qui laisse le champ libre aux acteurs économiques. Un peu partout, comme en France et en Allemagne, une gauche radicale entend prendre sa revanche de tous les compromis antérieurs sur celui qu’implique une ratification. Il sera sans doute impossible de lui faire entendre les raisons de jouer quand même le jeu de l’Europe politique, même si le traité constitutionnel n’assure pas par lui-même une victoire sociale immédiate.
Ainsi ce que les Européens partageront surtout, ce seront les diktats d’un capitalisme redevenu sauvage, tant il est vrai que les grandes entreprises se sont depuis longtemps mises en mesure de tirer un plein parti de la position qu’elles se sont construites dans l’Europe élargie. Le mince espoir d’un sursaut politique qui avait surgi au lendemain d’un sommet de Nice bâclé par la cohabitation française, ce sont ceux auxquels ils pourraient bénéficier qui vont le saborder.