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La provocation du temps de travail

Numéro 9 Septembre 2004 par Théo Hachez

septembre 2004

Un peu par­tout en Europe, le débat sur le temps de tra­vail refait sur­face sous un jour nou­veau. D’a­bord conquête sociale, puis arme contre le chô­mage de masse, la dimi­nu­tion du temps de tra­vail était une reven­di­ca­tion des tra­vailleurs et des par­tis de gauche. Depuis quelques mois, tout s’est ren­ver­sé : que ce soit au plan […]

Un peu par­tout en Europe, le débat sur le temps de tra­vail refait sur­face sous un jour nou­veau. D’a­bord conquête sociale, puis arme contre le chô­mage de masse, la dimi­nu­tion du temps de tra­vail était une reven­di­ca­tion des tra­vailleurs et des par­tis de gauche. Depuis quelques mois, tout s’est ren­ver­sé : que ce soit au plan de l’en­tre­prise ou au plan des orga­ni­sa­tions patro­nales, on avance que l’aug­men­ta­tion du temps de tra­vail heb­do­ma­daire est indis­pen­sable à la com­pé­ti­ti­vi­té, notam­ment face aux nou­veaux pays de l’Eu­rope élargie.

De vague et rhé­to­rique, le chan­tage à la délo­ca­li­sa­tion (avec pertes d’emploi consé­cu­tives) est désor­mais mon­naie cou­rante et tré­bu­chante comme une pro­vo­ca­tion. Les patrons ou leurs man­da­taires n’hé­sitent pas à s’en prendre nom­mé­ment à un sym­bole puis­sant du pro­grès social : l’aug­men­ta­tion du temps de tra­vail consti­tue­rait en effet une étape déci­sive dans le pro­ces­sus du « rétro-chan­ge­ment » que La Revue nou­velle avait vu se pro­fi­ler au tour­nant des années quatre-vingt. Encore ne parle-t-on plus aujourd’­hui de crise éco­no­mique comme alors. Au contraire, même si elle est tar­dive et tiède, c’est une embel­lie conjonc­tu­relle qui s’a­morce chez nous en 2004. Quant au chô­mage mas­sif qui jus­ti­fie­rait le par­tage du tra­vail, il n’a pas dis­pa­ru ; quant aux pro­fits des entre­prises dans notre par­tie du monde, ils ne se portent pas mal du tout en ce moment, comme la bourse que les sou­bre­sauts des prix du pétrole ne contra­rient pas.

Aupa­ra­vant tra­ves­tie sous les dehors euphé­miques de la flexi­bi­li­té, ce n’est rien d’autre que l’an­ces­trale reven­di­ca­tion patro­nale de dimi­nuer le cout horaire du tra­vail qui a donc pris des allures plus bru­tales et en même temps appa­rem­ment plus accep­tables puis­qu’elle ne s’ac­com­pa­gne­rait pas d’une baisse de reve­nus pour les sala­riés. Un tel chan­ge­ment prend tout son sens quand on se sou­vient des ten­sions sala­riales qui avaient mar­qué les années de reprise éco­no­mique (1998, 1999 et 2000) : on les avait appe­lées « déra­pages sala­riaux » sou­li­gnant ain­si qu’ils résul­taient de pénu­ries de cer­taines caté­go­ries de tra­vailleurs (donc d’un « pur » effet de marché)1 plu­tôt que de reven­di­ca­tions col­lec­tives. Pour les entre­prises, il s’a­gi­rait de se mettre en mesure d’ab­sor­ber une vague à venir sans heures sup­plé­men­taires sur­payées, sans embauches cou­teuses dans un mar­ché de l’emploi ten­du… tout en lais­sant intact le stock de chô­meurs peu for­més dans lequel on ne se sent plus tenu d’in­ves­tir. À l’in­verse, le suc­cès des trente-cinq heures (en termes d’embauches, de baisse du chô­mage et d’ef­fort de for­ma­tion), au cours des mêmes années, a mon­tré toute l’ef­fi­ca­ci­té d’une poli­tique volon­ta­riste de limi­ta­tion du temps de tra­vail dans la lutte contre le chô­mage, et cela quoi qu’on dise des effets per­vers de la méthode française.


L’Eu­rope et les grandes entreprises

Ce qui parait clair, c’est qu’en lâchant ain­si la bride de leurs affi­liés, les grandes orga­ni­sa­tions patro­nales ont clai­re­ment choi­si de sacri­fier la rati­fi­ca­tion du trai­té consti­tu­tion­nel. Car ce n’est évi­dem­ment pas le chan­tage à la délo­ca­li­sa­tion et l’aug­men­ta­tion du temps de tra­vail qui empê­che­ront que les réfé­ren­dums natio­naux n’ab­sorbent un mécon­ten­te­ment social latent et un cer­tain dépit face à l’é­lar­gis­se­ment pour lequel aucune consul­ta­tion n’a été orga­ni­sée. Écar­ter ain­si la Consti­tu­tion, c’est opter pour l’Eu­rope de Nice, une Europe tara­bis­co­tée et poli­ti­que­ment faible, ce qui laisse le champ libre aux acteurs éco­no­miques. Un peu par­tout, comme en France et en Alle­magne, une gauche radi­cale entend prendre sa revanche de tous les com­pro­mis anté­rieurs sur celui qu’im­plique une rati­fi­ca­tion. Il sera sans doute impos­sible de lui faire entendre les rai­sons de jouer quand même le jeu de l’Eu­rope poli­tique, même si le trai­té consti­tu­tion­nel n’as­sure pas par lui-même une vic­toire sociale immédiate.

Ain­si ce que les Euro­péens par­ta­ge­ront sur­tout, ce seront les dik­tats d’un capi­ta­lisme rede­ve­nu sau­vage, tant il est vrai que les grandes entre­prises se sont depuis long­temps mises en mesure de tirer un plein par­ti de la posi­tion qu’elles se sont construites dans l’Eu­rope élar­gie. Le mince espoir d’un sur­saut poli­tique qui avait sur­gi au len­de­main d’un som­met de Nice bâclé par la coha­bi­ta­tion fran­çaise, ce sont ceux aux­quels ils pour­raient béné­fi­cier qui vont le saborder.

Théo Hachez


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