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La propriété, mémoire juive polonaise en BD

Numéro 9 Septembre 2013 par Roland Baumann

septembre 2013

La des­si­na­trice israé­lienne Rutu Modan est l’auteure d’un somp­tueux roman gra­phique évo­quant par le biais d’une fic­tion fami­liale les rap­ports ambi­va­lents qu’entretiennent les Juifs israé­liens d’origine polo­naise au pays de leurs racines ances­trales. For­mée à l’école des Beaux-Arts de Beza­lel, où elle enseigne aujourd’hui la bande des­si­née et l’illustration, Rutu Modan publie ses pre­mières BD dans […]

La des­si­na­trice israé­lienne Rutu Modan est l’auteure d’un somp­tueux roman gra­phique évo­quant par le biais d’une fic­tion fami­liale les rap­ports ambi­va­lents qu’entretiennent les Juifs israé­liens d’origine polo­naise au pays de leurs racines ances­trales1.

For­mée à l’école des Beaux-Arts de Beza­lel, où elle enseigne aujourd’hui la bande des­si­née et l’illustration, Rutu Modan publie ses pre­mières BD dans les jour­naux Maa­riv et Yedioth Aha­ro­not. Appré­ciée en Israël pour son tra­vail d’illustratrice de livres pour enfants, Modan est aus­si la cofon­da­trice du col­lec­tif Actus Tra­gi­cus, connu sur­tout à l’étranger dans le champ de la bande des­si­née indé­pen­dante. En 2008, son pre­mier roman gra­phique, Exit Wounds reçoit le Eis­ner Awards, pres­ti­gieux prix amé­ri­cain, dans la caté­go­rie meilleur album gra­phique de l’année. Par­mi ses publi­ca­tions pour enfants, citons Nina chez la reine d’Angleterre (Actes Sud, 2013).

Dans La pro­prié­té, Modan s’inspire de « la ligne claire » d’Hergé pour mettre en scène un roman gra­phique à la fois dif­fi­cile et drôle, fait d’ambigüités, de non-dits et d’antagonismes, autour d’une intrigue amou­reuse et de la quête d’un patri­moine per­du. Une comé­die fami­liale au cli­mat obs­cur, évo­quant avec iro­nie la nos­tal­gie du pas­sé, la rela­tion aux grands-parents et l’espoir de s’enrichir… avec en toile de fond la mémoire de la Shoah, fon­de­ment majeur de l’identité israélienne.

Fin octobre « 200X », le voyage à Var­so­vie de Mica et sa grand-mère Regi­na débute dans la ten­sion et la confu­sion, au contrôle de sécu­ri­té de l’aéroport Ben Gurion, puis dans l’avion bon­dé, empor­tant de très remuants ado­les­cents, en voyage sco­laire sur les hauts lieux du géno­cide juif, de Tre­blin­ka à Maj­da­nek et Ausch­witz. Regi­na vient de perdre son fils Reu­ben, le père de Mica, mort d’un can­cer. On découvre bien­tôt que la véri­table rai­son du voyage en Pologne de cette grand-mère enva­his­sante et iras­cible, ne se limite pas à l’espoir de récu­pé­rer la demeure de ses parents, au centre de Var­so­vie, spo­liée par les nazis, mais pro­cède aus­si de la quête intime et de la nos­tal­gie d’un amour per­du. Un fla­sh­back « à la Hit­ch­cock » daté de mai 1939 dévoile au lec­teur un moment déci­sif de l’idylle amou­reuse de Regi­na et son amant non juif, Roman, lorsque les deux ado­les­cents en fugue, des­cendent la Vis­tule avec l’espoir de fuir en Suède.

Tan­dis que Mica découvre la ville et tombe sous le charme du sédui­sant Tomasz, guide de la Var­so­vie juive et auteur de BD, dis­po­sé à l’aider dans sa recherche de preuves de pro­prié­té du patri­moine fami­lial, Regi­na, à l’insu de sa petite-fille, ren­contre l’actuel occu­pant de l’appartement de ses parents, son amour per­du, Roman, géni­teur du fils qu’elle vient de perdre et donc le véri­table grand-père de Mica ! Regi­na et Roman se retrouvent en tête à tête au Foto­plas­ti­kon, petit local du centre de Var­so­vie, connu pour son Pano­ra­ma Kai­ser, dis­po­si­tif cir­cu­laire pour la vision de pho­tos sté­réo­sco­piques, un diver­tis­se­ment visuel jadis très popu­laire et donc un lieu de ren­dez-vous emblé­ma­tique de la ville d’avant 1939. Inter­vient aus­si dans l’intrigue fami­liale, le « vilain », Avram, volu­bile et enva­his­sant, qui sous pré­texte de par­ti­ci­per à une conven­tion de chantres, recherche en sous-main le patri­moine fami­lial per­du, pour le compte de la fille de Regi­na, Tzilla, anxieuse d’être déshé­ri­tée par sa propre mère, au pro­fit de Mica !

Le dénoue­ment se pro­duit la nuit de la Tous­saint, au cime­tière, où affluent les Var­so­viens pour rendre hom­mage aux morts. Per­dus dans la mul­ti­tude, assis côte à côte par­mi les tombes constel­lées de bou­gies, Regi­na et Roman évoquent leur amour pas­sé et la mémoire de Reu­ben, leur fils dis­pa­ru. « Moment de véri­té » au cime­tière qui, pour Regi­na, cor­res­pond à la ville de ses sou­ve­nirs et dans lequel elle ren­con­trait jadis Roman pour échap­per à la vigi­lance de leurs parents. Un peu plus loin dans la nécro­pole se trouvent aus­si Mica et Tomasz, espion­nés par Avram qui, pris sur le fait, entonne le chant funé­raire en mémoire aux vic­times de la Shoah, atti­rant les curieux, ain­si que Regi­na et Roman, pour une confron­ta­tion finale, terme de l’intrigue.

Dans ses inter­views2, Rutu Modan pré­cise que l’intrigue de La pro­prié­té s’inspire notam­ment de sa rela­tion à son grand-père mater­nel, qu’elle ren­con­tra une seule fois dans son enfance, par hasard, et qui avait déser­té le foyer fami­lial peu après l’émigration de Pologne en Pales­tine, lorsque la mère de Rutu avait sept ans. Toute la famille de la des­si­na­trice est d’origine polo­naise. Regi­na est une mémé ima­gi­naire, syn­thèse de ses vraies grands-mères, depuis long­temps décé­dées et qui ne retour­nèrent jamais dans leur pays natal. Dans Mixed Emo­tions, série de six récits auto­bio­gra­phiques publiée en 2007 sur le blog du New York Times, Rutu Modan met­tait en scène son insup­por­table grand-mère juive polo­naise, « La fille la plus popu­laire de Var­so­vie », en dis­pute per­ma­nente avec sa fille… Rutu Modan elle-même n’était jamais allée en Pologne avant de s’y rendre pour son pro­jet de roman gra­phique, tout d’abord avec sa sœur cadette, et sou­ligne-t-elle, en évi­tant de visi­ter tout ce qui était direc­te­ment asso­cié à la Shoah. Une fois le scé­na­rio rédi­gé, Modan est reve­nue à Var­so­vie pour le répé­rage pho­to­gra­phique des dif­fé­rents lieux du récit. Modan qui uti­lise beau­coup le lan­gage du corps pour faire pas­ser au lec­teur les émo­tions de ses per­son­nages a fait appel à des acteurs pour des­si­ner les pos­tures et atti­tudes des pro­ta­go­nistes de son roman gra­phique. Ain­si, Regi­na est jouée par l’actrice Dvo­ra Kedar, connue pour son rôle de maman juive polo­naise dans le film culte de Boaz David­son Lemon Pop­sicle (1978).

Com­men­tant les grandes thé­ma­tiques de La pro­prié­té et ses rap­ports à la réa­li­té, Modan affirme qu’il s’agit d’une œuvre de fic­tion, se jouant des cli­chés, évo­quant les ten­sions et conflits sus­cep­tibles d’agiter une famille autour d’un hypo­thé­tique héri­tage, ain­si que le cli­mat de méfiance et de ran­cœurs mutuelles carac­té­ri­sant encore aujourd’hui les rela­tions entre les Juifs et la Pologne. La ques­tion de la récu­pé­ra­tion des biens juifs spo­liés durant la Shoah est d’actualité depuis la fin du com­mu­nisme. Il s’agit d’un pro­ces­sus long et dif­fi­cile, mais pas tout à fait impos­sible. Modan sou­ligne le manque de dia­logue entre la mémoire juive et la mémoire polo­naise de la guerre. Ain­si, Tomasz montre à Mica les planches d’une BD qu’il réa­lise sur l’insurrection de Var­so­vie en 1944. La jeune Israé­lienne connait la révolte du ghet­to en 1943, mais ignore tout de l’insurrection géné­rale de la ville et de sa des­truc­tion en 1944, moment fon­da­teur de la mémoire var­so­vienne contemporaine.

Le len­de­main de son arri­vée à Var­so­vie, Mica va voir les rares mai­sons ves­tiges du ghet­to, rue Próz­na, mais les lieux de la mémoire juive et de la Shoah à Var­so­vie sont absents de la suite du récit. Seule scène évo­quant le « temps du ghet­to » cette curieuse recons­ti­tu­tion de rafle de Juifs par les SS, en pleine rue, dans laquelle se trouve impli­quée Mica. Allu­sion bur­lesque à la vogue actuelle des recons­ti­tu­tions his­to­riques en Pologne et évo­ca­tion iro­nique d’une mémoire juive pour laquelle la Pologne reste sur­tout le lieu du géno­cide et de l’horreur tou­jours per­cep­tible, « comme si c’était hier ». La « socié­té de la mémo­ria­li­sa­tion juive » orga­ni­sa­trice de cette recons­ti­tu­tion de rafle, est inven­tée par Modan certes, mais la des­si­na­trice s’inspire ici entre autres d’un véri­table pro­jet de recons­truc­tion de la rue Próz­na, à l’image de ce qu’elle était avant la des­truc­tion du ghet­to. Un pro­jet qui n’est pas plus absurde que la recons­truc­tion après 1945 de la vieille ville et de la rue Nowy Swiat, tota­le­ment détruites par les Alle­mands à la suite de l’insurrection de 1944.

Comme elle le dit elle-même, Modan a été fort influen­cée par l’œuvre d’Art Spie­gel­man, et en par­ti­cu­lier Maus que lui fit décou­vrir son pro­fes­seur de BD à Beza­lel, Michel Kichka.

Cari­ca­tu­riste talen­tueux, Kich­ka est l’auteur de Deuxième géné­ra­tion. Ce que je n’ai pas dit à mon père, superbe roman gra­phique paru chez Dar­gaud en 2012 et dont vient de sor­tir la tra­duc­tion anglaise. Une œuvre docu­men­taire et auto­bio­gra­phique, en noir et blanc, d’une hon­nê­te­té bou­le­ver­sante et qui, tout en dévoi­lant l’histoire intime d’une famille de sur­vi­vants de la Shoah, ori­gi­naires de Pologne et éta­blis en Bel­gique depuis l’entre-deux-guerres, rend un hom­mage aux tra­di­tions gra­phiques de la BD belge.

Œuvre de fic­tion, La pro­prié­té évoque des thé­ma­tiques bien réelles et fait entre­voir les rap­ports ambi­va­lents d’Israéliens d’origine polo­naise avec le pays qui fut durant près de dix siècles un des prin­ci­paux centres de la dia­spo­ra juive. BD docu­men­taire fran­çaise, réa­li­sée en noir et blanc, Nous n’irons pas voir Ausch­witz, de Jéré­mie Dres (édi­tions Cam­bou­ra­kis, 2011) asso­cie recherche iden­ti­taire et enquête docu­men­taire. Ren­dant hom­mage à sa grand-mère dis­pa­rue, l’auteur y ques­tionne ses propres pré­ju­gés vis-à-vis des Polo­nais, menant en paral­lèle la recherche de ses racines fami­liales et le repor­tage sur la com­mu­nau­té juive d’aujourd’hui. Cette com­mu­nau­té en recons­truc­tion dont Dres fait un por­trait fidèle avec ses espoirs et ses contra­dic­tions est tout à fait absente du roman gra­phique de Modan, œuvre de fic­tion cap­ti­vante et de grande qua­li­té for­melle, mais dans laquelle on cher­che­ra en vain une trace du réel renou­veau de la vie juive en Pologne.

  1. Rutu Modan, La pro­prié­té, tra­duit de l’hébreu par Rosie Pin­has-Del­puech, édi­tions Actes Sud.
  2. Marc Sobel, « The Rutu Modan Inter­view », The Comics Jour­nal, 29 mai 2013.

Roland Baumann


Auteur

Roland Baumann est historien d’art et ethnologue, professeur à l’Institut de radioélectricité et de cinématographie (Inraci), assistant à l’Université libre de Bruxelles (ULB).