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La Pologne sous la coupe des populistes revanchards

Numéro 2 - 2016 - Pologne par Porayski-Pomsta

mars 2016

Depuis le 25 octobre 2015, une grande époque semble révo­lue pour la Pologne. Celle du pro­grès démo­cra­tique et maté­riel, asso­cié à un solide ancrage du pays dans les struc­tures euro­péennes et inter­na­tio­nales. Les élec­tions légis­la­tives tenues ce jour ayant don­né la majo­ri­té au par­ti de droite popu­liste Droit et Jus­tice (PIS), le nou­veau cha­pitre de l’histoire […]

Depuis le 25 octobre 2015, une grande époque semble révo­lue pour la Pologne. Celle du pro­grès démo­cra­tique et maté­riel, asso­cié à un solide ancrage du pays dans les struc­tures euro­péennes et inter­na­tio­nales. Les élec­tions légis­la­tives tenues ce jour ayant don­né la majo­ri­té1 au par­ti de droite popu­liste Droit et Jus­tice (PIS), le nou­veau cha­pitre de l’histoire du pays s’annonce fra­gile. En effet, le lea­deur du PIS, Jarosław Kac­zyńs­ki, déjà au pou­voir entre 2005 et 2007, est bien connu des Polo­nais. Comme Pre­mier ministre du gou­ver­ne­ment de l’époque, il for­ma avec son frère jumeau Lech, élu plus tôt pré­sident de la Répu­blique, un curieux couple fra­ter­nel au pouvoir.

Réso­lus à ren­ver­ser le sta­tu­quo poli­tique domi­né à leurs yeux par les post­com­mu­nistes — et cultu­rel au motif de son « nihi­lisme » — les deux frères se lan­cèrent dans une bataille achar­née contre l’establishment sor­tant qu’ils accu­saient notam­ment de cor­rup­tion. Ce fut une période trau­ma­ti­sante de chasse aux sor­cières, d’humiliations et de per­qui­si­tions à l’aube, de déni­gre­ments de la socié­té civile. Le sou­ve­nir de ces années avait à ce point écœu­ré les Polo­nais que le suc­ces­seur du PIS, la conser­va­trice-libé­rale Pla­te­forme civique (PO), n’avait qu’à bran­dir la menace du retour du PIS pour s’assurer une gou­ver­nance qua­si­ment non per­tur­bée pen­dant huit ans. Époque où, non­obs­tant le crash de l’avion pré­si­den­tiel en 20102 qui tua le pré­sident Lech Kac­zyńs­ki, sa femme et nonante-six pas­sa­gers et membres d’équipage, et mal­gré tout les défauts et aban­dons de réformes criant urgence, consti­tua un grand pas en avant en termes de moder­ni­sa­tion du pays.

Comment en est-on arrivé là ?

Et voi­ci qu’avec une légère majo­ri­té par­le­men­taire Kac­zyńs­ki revient plus fort que jamais. Com­ment est-il pos­sible que cet homme revan­chard qui, avec ses sui­veurs, ne cesse de sou­ler tout un cha­cun de cette exé­crable rhé­to­rique natio­na­liste, a‑t-il pu reprendre les rênes du pays ? Et quels sont les gens qui ont voté pour ce par­ti xéno­phobe et euros­cep­tique dans un pays où près de 90%3 se disent satis­faits de leur appar­te­nance à l’Europe ? Si jamais vous posez cette ques­tion à un Polo­nais, il vous répon­dra très pro­ba­ble­ment que pri­mo : 50 % des Polo­nais ne se sont pas dépla­cés aux urnes. Secun­do : la Pologne n’est pas une : entre Est à la traine et Ouest dyna­mique, entre cols blancs et cais­sières de super­mar­chés, entre intel­lec­tuels et accros de télé ou inter­net, entre jeunes et vieux et, enfin, entre cam­pagne et ville, la grande trans­for­ma­tion éco­no­mique, sociale et cultu­relle du der­nier quart de siècle n’est pas vécue de la même façon.

Et soyons francs : si nombre de Polo­nais sont scan­da­li­sés par les dérives auto­ri­taires du PIS, la grande majo­ri­té y reste indif­fé­rente. Quand les grandes villes mani­festent aujourd’hui leur indi­gna­tion, la pro­vince se dés­in­té­resse des nuances de la vie poli­tique au moins autant que des valeurs démo­cra­tiques. Au même titre d’ailleurs que les centres urbains tournent le dos à cette pro­vince cultu­rel­le­ment plus conser­va­trice et éco­no­mi­que­ment plus fragile.

Et pour­tant son adap­ta­tion au régime de l’économie de mar­ché semble plus dou­lou­reuse qu’ailleurs. À la cam­pagne par exemple tra­di­tion­nel­le­ment pauvre, mar­gi­na­li­sée et sur­peu­plée, le pro­ces­sus de mor­cè­le­ment des terres vieux de plu­sieurs siècles ren­dait les petits pay­sans vul­né­rables, les contrai­gnant à se trou­ver d’autres emplois que la seule agri­cul­ture4 ; ou au tout début de la tran­si­tion, tant d’exploitants avaient fait faillite pour s’être endet­tés à l’époque com­mu­niste et avoir à rem­bour­ser sous la loi du mar­ché5 ; dans les grandes régions indus­trielles, comme le bas­sin houiller de la Silé­sie où les mines com­men­cèrent à fer­mer ; dans des petites villes où l’unique usine qui assu­rait le tra­vail à la majo­ri­té des habi­tants, se mit à licencier…

Pour eux tous, la nou­velle réa­li­té éco­no­mique se révé­la impi­toyable. Ils ser­virent en effet de matière vive à ce pro­ces­sus de dés­in­dus­tria­li­sa­tion accé­lé­rée, lorsque des restruc­tu­ra­tions, fusions-acqui­si­tions et autres pro­cé­dés d’optimisation, entrai­naient licen­cie­ments col­lec­tifs sinon fer­me­tures pures et simples. Aus­si n’est-il pas sur­pre­nant que pour ces vic­times de la grande trans­for­ma­tion, les « valeurs » tant exal­tées et défen­dues par les villes sont res­tées sans inté­rêt. Et que les dis­cours idéo­lo­giques se gar­ga­ri­sant de la démo­cra­tie ou du pro­grès ne pre­naient pas avec la même dyna­mique. Tout au contraire : ceux que la tran­si­tion a ren­dus vul­né­rables étaient plus ten­tés par un contre-dis­cours, pour­vu qu’il soit bien ciblé. C’est là qu’entre en scène Kac­zyńs­ki : s’adressant à ceux que les grands cou­rants de l’histoire ont évi­tés, igno­rés ou écar­tés, à ceux mal édu­qués, encore abru­tis par la bouillie média­tique, il n’a aucun mal à poin­ter du doigt les cou­pables de leurs mal­heurs et insuc­cès. Et de lan­cer sans gêne aucun à tous ces ardents défen­seurs de grandes valeurs : l’honnête Pologne vous raille, com­mu­nistes et canailles !

Rêve de grandeur

Pour ras­sem­bler ses fidèles et par­ti­sans autour de lui, Kac­zyńs­ki ne joue pas que sur les frus­tra­tions éco­no­miques. Le social ne lui est d’ailleurs utile que comme ins­tru­ment de jeu poli­tique menant au pou­voir, et à titre acces­soire. Pré­fé­rant céder cette ennuyeuse tâche à son exé­cu­tif, il se concentre sur ce qui est le plus proche de son cœur. La vision tra­di­tio­na­liste de l’histoire, qu’il par­tage avec un grand nombre de Polo­nais, lui per­met de se ser­vir à volon­té dans le grand puits du pas­sé, des tra­di­tions his­to­riques et de la fer­veur religieuse.

En effet, l’éducation natio­nale aidant, la ver­sion de l’histoire du monde cen­trée sur la Pologne trône sans par­tage au moins depuis le recou­vre­ment de l’indépendance, en 19186. S’appuyant sur une mytho­lo­gie du mes­sia­nisme polo­nais — qui trouve sa source dans la tra­di­tion roman­tique et, en ver­sion plus acces­sible, dans la tri­lo­gie roma­nesque de Hen­ryk Sien­kie­wicz (prix Nobel de lit­té­ra­ture en 1905), trans­mise de géné­ra­tion en géné­ra­tion — elle ne cesse d’inspirer par le pas­sé che­va­le­resque et héroïque de cette grande puis­sance centre-euro­péenne que fut la Pologne d’autrefois. Peu importe que pour d’aucuns, comme Miłosz ou Gom­bro­wicz, figures de proue de la lit­té­ra­ture du XXe siècle, cette mytho­lo­gie soit insup­por­table, bête et nui­sible. Nul ou presque ne se pré­oc­cu­pe­ra de sem­blables mises à la rai­son for­mu­lées par ces pen­seurs fins, mais dif­fi­ciles et sur­tout trop équi­voques. Et qui, de plus, osent mettre en doute, voire moquent le mes­sia­nisme, l’héroïsme ou encore l’exception polo­naise. C’est ain­si que Sien­kie­wicz, ce véri­table barde de la cause natio­nale, demeure impre­nable sur ce champ de bataille entre pro­gres­sistes nihi­listes, trop cos­mo­po­lites, et patriotes tra­di­tio­na­listes en quête de digni­té indi­vi­duelle qu’ils croient trou­ver dans la nos­tal­gie historique.

Entre l’État de droit et le droit du plus fort

Si cette mytho­lo­gie a mal­gré tout du mal à pas­ser aujourd’hui — alors qu’elle fut bien por­teuse encore à l’époque com­mu­niste et ce, même dans les milieux plus ins­truits —, c’est parce que depuis 1989 le monde a chan­gé. Et dia­mé­tra­le­ment : avec la chute du mur de Ber­lin, les fron­tières s’ouvrirent brus­que­ment et les Polo­nais, jusqu’alors bai­gnant de la tête aux pieds dans leur propre sauce natio­nale, se retrou­vèrent devant la porte béante du monde. Et, ayant secoué le joug si abhor­ré de la domi­na­tion sovié­tique et com­mu­niste, enfin libres, ils com­men­cèrent à regar­der l’avenir avec espoir. L’euphorie de ces pre­mières années fut grande : les étran­gers com­men­cèrent à affluer avec leurs indus­tries, tech­no­lo­gies, capi­taux, culture du tra­vail. Ils étaient bien­ve­nus et l’économie de mar­ché accueillie telle quelle et sans aucune réserve. Les Polo­nais, ceux qui pou­vaient — jeunes diplô­més, pro­fes­sions libé­rales ou sim­ple­ment ceux qui mai­tri­saient quelque langue étran­gère — s’engageaient dans des socié­tés étran­gères. Car, pour cette classe moyenne émer­gente, tra­vailler pour une entre­prise polo­naise son­nait rin­gard — et puis les étran­gers payaient mieux. Ain­si, toute la Pologne com­men­ça à affluer mas­si­ve­ment dans la capi­tale et quelques autres grandes villes pour tra­vailler dur, gagner mieux et apprendre des Occi­den­taux la vraie vie. Se civi­li­ser. Deve­nir comme eux.

Mais quand les grandes villes s’alignaient, l’arrière-pays rechi­gnait. Les centres urbains s’enrichissaient, la cam­pagne stag­nait. Juristes, éco­no­mistes, finan­ciers ou com­mer­ciaux s’imposaient, alors qu’intellectuels, ensei­gnants, fonc­tion­naires recu­laient. Les nou­veaux riches par­taient à la plage en Espagne, en Grèce ou en Tur­quie, et les ouvriers, pay­sans ou vil­la­geois, au chô­mage. Paral­lè­le­ment, de toutes parts se fai­sait entendre le même encou­ra­ge­ment lan­cé par les poli­tiques, les éco­no­mistes ou les entre­pre­neurs : tra­vaillez plus dur, enri­chis­sez-vous ! Et les cris d’indignation contre tous ceux qui osaient obs­truer l’avancée du pro­grès éco­no­mique. Il est abso­lu­ment immo­ral, disait par exemple Jan Kulc­zyk, le plus riche Polo­nais, de péna­li­ser par des impôts plus lourds ceux qui se lèvent plus tôt, apprennent plus, risquent plus et gagnent plus7. Et Les­zek Bal­ce­ro­wicz, le cer­veau de la trans­for­ma­tion éco­no­mique n’avait de cesse de répé­ter : moins d’État, moins d’impôts, moins de régu­la­tions et plus de liber­té éco­no­mique ! Cela sti­mu­le­ra la créa­ti­vi­té des Polonais !

Que les Polo­nais sont débrouillards ne fait pas de doute. Les décen­nies de misères, de guerres et de pénu­ries leur ont appris des sacri­fices abso­lu­ment extra­or­di­naires. Mais les pri­va­tions, les efforts, les humi­lia­tions de cette dou­lou­reuse trans­for­ma­tion éco­no­mique, sociale et cultu­relle des vingt-cinq années pas­sées, ne pou­vaient se jus­ti­fier que dans la mesure où ils condui­raient à l’émancipation. Or, si la trans­for­ma­tion a mani­fes­te­ment pro­fi­té à cer­taines caté­go­ries sociales, elle en a impi­toya­ble­ment mar­gi­na­li­sé, pau­pé­ri­sée voire vas­sa­li­sé d’autres. Et elle en a fait des enne­mis achar­nés du sys­tème. Car qu’importe le taux de crois­sance le plus haut de d’Europe, si, sou­vent sans tra­vail, on a du mal à joindre les deux bouts ? Quel inté­rêt de voir décla­rer la Pologne l’«ile verte en temps de crise », si avec les quelques diplômes, on ne trouve au mieux que du tra­vail dans un centre d’appel ? Et que veut dire démo­cra­tie et liber­té lorsque ceux qui ont plus de puis­sance — ban­quiers, finan­ciers, avo­cats ou autres patrons — peuvent impu­né­ment mener tous les autres par le bout du nez ou déci­der arbi­trai­re­ment de leur sort ? Est-ce cela l’État de droit et de justice ?

Nomades, sédentaires et casseurs

Alors depuis 2004, beau­coup ont choi­si de par­tir. Ils sont près de deux mil­lions aujourd’hui à avoir quit­té le pays, écœu­rés par la pré­ca­ri­té de l’emploi, les salaires de famine, les éter­nelles que­relles poli­tiques, les leçons de morale d’une Église elle-même démo­ra­li­sée et vide, les cours d’économie des tech­no­crates éri­gés en sages omni­scients. Depuis, le pays a com­men­cé à se vider de méde­cins, d’informaticiens, d’ingénieurs et de tant d’autres spé­cia­listes par­tis en quête d’une vie plus digne et stable. Ceux qui sont res­tés, à moins de faire par­tie des pri­vi­lé­giés, se saignent aux quatre veines pour sur­vivre. En grande majo­ri­té plu­tôt apa­thiques que révo­lu­tion­naires, ils se taisent se conten­tant de mau­gréer. Mais, il y a ceux qui se refusent à accep­ter leurs défaites et misères et se lancent à la traque des cou­pables. Là, Kac­zyńs­ki et son PIS tombent du ciel.

En effet, Kac­zyńs­ki est pas­sé maitre en struc­tu­ra­tion des haines et des mécon­ten­te­ments. Il dis­pose à cette fin de quelques effi­caces ins­tru­ments : un lan­gage ordu­rier et pour autant com­mu­né­ment usi­té, pour illus­trer la mes­qui­ne­rie et la bas­sesse des « autres » (com­mu­nistes, traitres voire Juifs); et un mes­sage cen­sé posi­tif qu’est l’invocation des tra­di­tions, du patrio­tisme, du mes­sia­nisme, de l’exception polonaise…

Et, après tout, pour­quoi pas, cette vision mani­chéenne du monde ? N’est-ce pas pré­ci­sé­ment ce qu’on ensei­gnait aux cours d’histoire ou de polo­nais ? L’éternel bras de fer entre patriotes et ces traitres, res­pon­sables de grandes catas­trophes natio­nales, des déser­tions inter­na­tio­nales ? Des par­tages de la Pologne au XVIIIe siècle et en sep­tembre 1939 quand, assaillie par l’armée d’Hitler, la Pologne atten­dait en vain la contrat­taque de ses alliés ; du trai­té de Yal­ta, en 1945, qui retra­ça les fron­tières polo­naises et, pire, lais­sa le pays entre les mains de Sta­line ? Faits après tout incon­tes­tables que depuis vingt-cinq ans ces « com­mu­nistes », ces « canailles », écri­vains, jour­na­listes, intel­lec­tuels, ne cessent de relativiser.

Il importe peu que, comme chez Sien­kie­wicz, le dis­cours patrio­tard du PIS soit tru­qué. Certes, il y en aura tou­jours qui y croi­ront inno­cem­ment et sans réserves. Mais si la méthode s’est révé­lée si effi­cace, c’est aus­si parce que les pré­dé­ces­seurs du PIS, la PO (Pla­te­forme civique) souf­frait d’un vide idéo­lo­gique total : le néo­li­bé­ra­lisme fut sérieu­se­ment affec­té par la dépres­sion de 2008, le social était trop asso­cié à la gauche éti­que­tée post­com­mu­niste, les évo­ca­tions natio­nales son­naient trop natio­na­listes… La PO se bor­na ain­si à ce qu’elle savait faire le mieux : les chiffres comp­tables au détri­ment de la vie réelle. Voi­ci qu’après cal­cul, elle réso­lut de rehaus­ser l’âge du départ à la retraite à soixante-sept ans, dans un monde où trou­ver un emploi après cin­quante ans frôle le miracle ; la voi­là occu­pée à soi­gner son image à l’étranger au lieu d’entreprendre un véri­table dia­logue avec son propre peuple ; ou encore à favo­ri­ser les grands patrons au pré­ju­dice des simples mortels…

À la longue, cet arro­gant lan­gage tech­no­crate, vide et par-des­sus tout ne débou­chant sur rien de tan­gible, irri­tait et avi­vait la grogne. Entre­temps vint la dépres­sion de 2008 et les licen­cie­ments mas­sifs, et les retraites de famine, et la toute-puis­sance des ban­quiers condui­sant aux faillites per­son­nelles et tra­gé­dies humaines, et l’impossibilité maté­rielle pour les jeunes de fon­der une famille, et pour comble de tout… la crise des migrants écla­tée tout juste avant les élec­tions d’octobre 2015. « Je veux vous rap­pe­ler aujourd’hui pour­quoi le PIS a gagné aux élec­tions, mar­tèle la Pre­mière ministre Bea­ta Szydło de la tri­bune de la Diète. C’est parce que pen­dant huit ans, vous [PO] vous moquiez des gens et de leurs pro­blèmes. Vous étiez arro­gants, orgueilleux et, tour­nant le dos aux citoyens, pre­niez des déci­sions qui ne pro­fi­taient qu’à vous-mêmes8. […]»

Victime cherche victime

Ain­si, Jarosław Kac­zyńs­ki a sai­si au vol ces frus­tra­tions sans doute parce qu’il reste lui-même pro­fon­dé­ment ébran­lé. Non seule­ment par la perte de son frère jumeau dans la catas­trophe aérienne (2010), mais dans une égale mesure par ses maintes et cui­santes défaites poli­tiques. Au tout début des années 1990, il avait com­men­cé avec son frère Lech comme conseillers de Lech Wałę­sa, et ils furent ren­voyés. Puis, tou­jours avec son frère jumeau, il créa son propre par­ti9, dis­pa­ru avec l’arrivée au pou­voir des sociaux-démo­crates (1993). Comme lea­deur du PIS, il par­vint enfin au pou­voir en 2005, mais ne ces­sa de guer­royer envers et contre tout, de déni­grer et insul­ter et il ne put tenir plus de deux ans. Or, jamais deux sans trois. Aujourd’hui, le voi­là de retour, prêt à tout cas­ser : la sou­ve­rai­ne­té de la Cour consti­tu­tion­nelle ; la fonc­tion publique pro­fes­sion­nelle et non poli­ti­sée ; l’indépendance des médias publics et le sta­tut apo­li­tique des ser­vices de sécu­ri­té… Une fois cette mis­sion accom­plie, avec un pré­sident de la Répu­blique, une Pre­mière ministre et bien­tôt un pro­cu­reur géné­ral, tous à ses ordres, il aura toutes les rênes de l’État entre ses mains. « Le PIS a com­men­cé son man­dat en appli­quant la stra­té­gie de “mille Viet­nam”, explique Woj­ciech Mucha dans le quo­ti­dien conser­va­teur Gaze­ta Pols­ka. Elle consiste à lan­cer au plus vite la bataille sur tous les fronts pos­sibles. De façon à ne pas lais­ser à l’adversaire sur­pris la chance de répli­quer. Il en fut ain­si. En réponse, il y n’eut que hur­le­ments désor­don­nés et bouches bées10. »

No pasarán

Pour­tant selon nombre de com­men­ta­teurs, le PIS, lui aus­si, est à court d’idées « à part le dis­cours patrio­tard, une culture bonne pour les enfants jouant avec des sol­dats de plomb, ou des dogmes reli­gieux11 ». Il n’a sur­tout aucun pro­gramme social pour les plus dému­nis. Sans doute, pour com­bler ce vide et diri­ger l’attention sur d’autres sujets que son pro­jet social inco­hé­rent et ponc­tuel (allo­ca­tion de nais­sance de 120 euros par enfant et par mois, sup­pres­sion de col­lèges, rehaus­se­ment de l’âge de sco­la­ri­té de 6 à 7 ans…), sans évo­quer la criante incom­pé­tence de la plu­part de ses col­la­bo­ra­teurs, son lea­deur pré­fère mul­ti­plier injures et insultes de gros calibre : hier ses oppo­sants étaient des canailles et com­mu­nistes, aujourd’hui agents de la Ges­ta­po. Chaque jour ou presque apporte de nou­velles insultes, sans par­ler des men­songes effron­tés, outrages per­ma­nents à la rai­son et au bon sens. Mais l’efficacité de cette tac­tique est plus que dou­teuse : conju­guée à l’assaut en cours contre les ins­ti­tu­tions démo­cra­tiques (cour consti­tu­tion­nelle, médias publics, police natio­nale), elle abou­tit à une mobi­li­sa­tion inédite de la socié­té civile.

Les mani­fes­ta­tions mas­sives de ces der­nières semaines (trois grands ras­sem­ble­ments dans les plus grandes villes de Pologne entre décembre et mi-jan­vier cha­cune regrou­pant au total envi­ron 100000 mani­fes­tants dans tout le pays) montrent que nombre de Polo­nais ne res­tent pas indif­fé­rents aux acquis de leur État de droit et à la soli­di­té des ins­ti­tu­tions. Le pré­sident de la Cour consti­tu­tion­nelle a déjà annon­cé qu’il ne lais­se­rait pas vas­sa­li­ser cette der­nière qui n’est res­pon­sable que devant la Consti­tu­tion. En même temps, les inten­tions de vote pour le PIS sont en chute libre12. Et Gaze­ta Wyborc­za, le plus grand quo­ti­dien polo­nais, de lan­cer : « La Pologne n’est pas la Hon­grie et la démo­cra­tie y a pris racine assez soli­de­ment. Le PIS ne détour­ne­ra pas le cours de la Vis­tule avec un bâton13. » La per­son­na­li­té même de Kac­zyńs­ki homme poli­tique des plus exé­crés par les Polo­nais, pour­rait contri­buer à l’échec de sa gouvernance.

Mais alors, en espé­rant que la rai­son l’emporte un jour sur cette démence poli­tique, force sera de revoir d’un œil plus cri­tique les vingt-cinq années de la trans­for­ma­tion éco­no­mique. Et révi­ser aus­si, outre l’économique et le social, les métho­do­lo­gies de cette pro­pa­gande de suc­cès chif­frée et sans inté­rêt. Car ce n’est pas aujourd’hui qu’on apprend que plus les chiffres éco­no­miques du pays allaient crois­sant, moins cela pro­fi­tait à une large par­tie de la popu­la­tion. À défaut, des Kac­zyńs­ki, Orban ou autre le Pen pour­ront encore lon­gue­ment s’engraisser des mal­heurs des lar­gués et défa­vo­ri­sés. Et une fois leurs recettes miracle échouées, de plus radi­caux pour­ront les relayer. Car comme nous aver­tit Adrian Zand­berg, lea­deur de la gauche nou­velle14 : « Soit on éra­di­que­ra les causes de la frus­tra­tion, soit vien­dra l’heure des che­mises noires et alors, on pleu­re­ra le bon vieux temps du PIS15. »

  1. 37,58%, soit 235 sièges sur un total de 460 dépu­tés de la Diète et 61 sièges sur 100 au Sénat.
  2. Le 10 avril 2010, le Tupo­lev 154 pré­si­den­tiel trans­por­tait la délé­ga­tion offi­cielle en route vers Katyń pour com­mé­mo­rer le sep­tan­tième anni­ver­saire du mas­sacre per­pé­tré par le NKVD sta­li­nien en 1940 sur plus de 21.000 offi­ciers et sol­dats de l’armée polo­naise. Atter­ris­sant dans un épais brouillard, l’appareil s’écrasa avant d’atteindre l’aéroport de Smo­lensk. L’enquête avait attri­bué la cause du crash aux mau­vaises condi­tions atmo­sphé­riques et à l’erreur des pilotes. Tou­te­fois, des spé­cu­la­tions sur l’éventuel atten­tat sont à ce jour avan­cées notam­ment par des milieux conser­va­teurs et natio­na­listes. Elles nour­rissent un dis­cours patrio­tard allant jusqu’à accu­ser le gou­ver­ne­ment de Donald Tusk de son impli­ca­tion dans le crash. En tout état de cause, l’accident sur­ve­nu dans ce lieu et à une pareille date demeure symbolique.
  3. Son­dage CBOS réa­li­sé entre le 6 et le 12 février 2014, selon lequel 89 % sou­tiennent l’adhésion à l’UE.
  4. Le pro­ces­sus de mor­cè­le­ment des terres agri­coles, vieux de plu­sieurs siècles, fut accé­lé­ré à l’issue de la Seconde Guerre mon­diale pour des motifs idéo­lo­giques et visait notam­ment le déman­tè­le­ment de la classe de pro­prié­taires agri­coles : les grandes pro­prié­tés (entre 50 et 100 hec­tares) furent ain­si col­lec­ti­vi­sées, soit pour être incor­po­rées dans les « coopé­ra­tives agri­coles », soit pour être redis­tri­buées entre pay­sans dépor­tés de ter­ri­toires orien­taux incor­po­rés dans l’URSS, vers les ter­ri­toires occi­den­taux repris à l’Allemagne. Si les petites pro­prié­tés étaient éga­le­ment visées dans les pre­mières dix années de l’après-guerre, ces ten­ta­tives ces­sèrent face à une oppo­si­tion pay­sanne viru­lente et par suite du dégel qui sui­vit la mort de Staline.
  5. En sep­tembre 1989, alors que la crise éco­no­mique, sui­vie d’une hyper­in­fla­tion, fai­sait des ravages, fut nom­mé le pre­mier gou­ver­ne­ment non com­mu­niste. Celui-ci fit voter, avant la fin de l’année, une série de lois visant la tran­si­tion de l’économie diri­giste à celle de mar­ché. Dans ce cadre, pour stop­per l’hyperinflation, les taux d’intérêt des banques furent fixés pro­por­tion­nel­le­ment au taux de l’inflation galo­pante, ce qui aura conduit à la faillite de nombre d’agriculteurs (et d’entrepreneurs) qui avaient emprun­té sous le régime diri­giste. La situa­tion de la cam­pagne polo­naise n’a com­men­cé à s’améliorer qu’avec l’adhésion à l’Union euro­péenne, grâce à la poli­tique agri­cole commune.
  6. En effet, dès la fin du XVIIIe siècle, le royaume de Pologne dis­pa­rut de la carte de l’Europe, par­ta­gé entre la Rus­sie, la Prusse et l’Autriche. Ceci jusqu’en 1918, lorsque la nou­velle Répu­blique entre­prit la tâche de recoudre le ter­ri­toire natio­nal, qui de plus fut à l’époque habi­té par plu­sieurs natio­na­li­tés : Polo­nais, Lithua­niens, Bié­lo­russes, Ukrai­niens, Juifs, Allemands…
  7. Réca­pi­tu­la­tif des sen­tences de Jan Kulc­zyk, Gaze­ta Wyborc­za, 29 juillet 2015.
  8. Michał Wach­ni­cki, « Michał Wil­go­cki, Pre­mier Szydło ostro ata­kuje w Sej­mie i zapo­wia­da opu­bli­ko­wa­nie wyro­ku TK » (La Pre­mière ministre Szydło attaque vio­lem­ment l’opposition à la Diète et annonce la publi­ca­tion de l’arrêt de la Cour consti­tu­tion­nelle), Gaze­ta Wyborc­za, 15 décembre 2015.
  9. Poro­zu­mie­nie Cen­trum (PC), Conven­tion du centre, enre­gis­tré dans le registre des par­tis poli­tiques en 1990, radié en 2002.
  10. Woj­ciech Mucha, « Komi­tet Obro­ny Deko­rac­ji » (Comi­té pour la défense de la déco­ra­tion, un jeu de mots fai­sant réfé­rence au Comi­té pour la défense de la démo­cra­tie, orga­ni­sa­teur de récentes mani­fes­ta­tions mas­sives), Gaze­ta Pols­ka, 9 décembre 2015.
  11. Sie­ra­kows­ki, idem.
  12. Le son­dage TNS pour Gaze­ta Wyborc­za du 15 décembre 2015, montre une chute de 15 % des inten­tions de vote pour le PIS par rap­port au début de décembre (de 42 % à 27 %).
  13. Mirosław Czech, « Trze­cia pró­ba Kac­zyńs­kie­go nie może się udać » (la troi­sième ten­ta­tive de Kac­zyns­ki ne pour­ra pas réus­sir), Gaze­ta Wyborc­za, 14 décembre 2015.
  14. Razem : (Ensemble) est un par­ti de nou­velle gauche créé seule­ment en mai 2015, pour faire face entre autres à l’«ancienne », notam­ment de l’Union de la gauche démo­cra­tique (SLD, au pou­voir entre 1993 et 1997 puis 2001 – 2005) dont cer­tains lea­deurs, comme l’ex-Premier ministre Les­zek Mil­ler, sont encore issus de l’ancien sys­tème com­mu­niste et dont les poli­tiques éco­no­miques et sociales furent pure­ment libé­rales, alors que leur longue gou­ver­nance pul­lu­lait de scan­dales de cor­rup­tion. Ni le SLD ni Razem n’ont dépas­sé le seuil élec­to­ral et ain­si aucun par­ti de gauche n’est repré­sen­té au par­le­ment actuellement.
  15. Maciej Sta­sińs­ki, « Pols­ka. Maco­cha nie mat­ka. Roz­mo­wa z Adria­nem Zan­ber­giem » (La Pologne : une marâtre, pas une mère, entre­tien avec Andrian Zand­berg) Gaze­ta Wyborc­za, 5 décembre 2015.

Porayski-Pomsta


Auteur

traducteur et interprète en langues française, polonaise, anglaise, italienne