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La Peur
Prenant appui sur des sujets populaires, mais plus souvent sur ses propres impressions et réflexions, Natalia Estemirova écrivait ce qu’elle appelait des contes. Parmi ceux-ci : “La Peur”. À la fin de l’année 2007, elle l’avait envoyé au journal Doch. Natalia Estemirova, membre du bureau de l’ONG russe Mémorial à Grozny, a été enlevée puis assassinée le 15 juillet 2009 à Grozny, laissant sa fille Lana orpheline. Natalia Estemirova documentait sans relâche, depuis des années, les exactions commises en Tchétchénie en toute impunité, dans une République où la guerre ouverte russo-tchétchène du début des années 2000 a cédé la place à la terreur et la dictature. Dictature dans laquelle la Peur a toute sa place…
Il était une fois une horrible et méchante femme. On l’appelait la Peur car son plus grand plaisir était de faire peur aux gens. Elle surgissait sans crier gare. Elle s’accrochait aux jambes des passants dans l’obscurité. Elle était fâchée avec le monde entier. Un jour, elle décida de partir pour la montagne. Elle trouvait là un malin plaisir à effrayer les petits animaux et les chasseurs égarés. Elle s’établit au fond d’un défilé où coulait un joli ruisseau. À un certain endroit, la montagne faisait place à une grande plaine. Chaque été, celle-ci se couvrait de claires pâquerettes, de tendres clochettes et de pavots impétueux. Les fraises gonflaient leurs joues rouges, la ronce avec ses mûres s’étendait audacieusement par-dessus les rochers, le noisetier laissait échapper dans la rivière ses noisettes, qui ressemblaient à de petits cœurs de bois clair. On les voyait rebondir dans les jambes des petits bouquetins venus s’abreuver avec leurs parents. Un ourson essayait d’attraper une truite argentée qui lui filait entre les pattes pour atterrir ensuite sur la rive où Maman ourse la capturait.
Un jour, un homme arriva dans cette plaine. Il s’y arrêta et observa longuement le paysage en s’appuyant sur son fusil. Puis il se retourna et s’en alla sans même avoir tiré quoi que ce soit. Il revint quelques jours plus tard, mais cette fois, il n’était plus seul. Il avait emmené sa femme, son chien et quelques brebis. Les nouveaux arrivants s’établirent dans la plaine et y construisirent une chaumière. Bientôt, une deuxième maison fut construite, puis une troisième. Les gens commencèrent à affluer. Ils débroussaillaient, construisaient des maisons, faisaient paitre le bétail, pêchaient les poissons de la rivière et cultivaient la terre. Les femmes lavaient leur linge sur la berge et se parlaient joyeusement d’une rive à l’autre.
Pendant des journées entières, les montagnes environnantes renvoyaient l’écho du labeur humain et de la vie dans la vallée. On entendait le cliquetis des seaux lors de la traite des vaches, en même temps que le bêlement des moutons et l’aboiement des chiens ou le grincement de la roue du moulin que faisait tourner la rivière. Le soir, les habitants se rassemblaient pour le chant et la danse. La Peur n’avait plus la paix. Les enfants surtout l’énervaient. Ils couraient dans la montagne en criant et — pire que tout — ils jouaient à se faire peur ! Oui, oui, ils se perchaient dans les arbres ou sur des rochers puis sautaient sur les autres pour les effrayer, mais en même temps, ils éclataient de rire et faisaient beaucoup de bruit. Ils jouaient à la peur, tout en se riant de la peur. Ils riaient donc d’elle, la Peur ! Et lorsqu’elle fondait sur eux, ils pensaient que c’était une de leurs copines et ils s’esclaffaient.
C’était insupportable ! La Peur rentra dans sa tanière et se mit à réfléchir. Que faire pour vaincre ces gens ? Comment les faire déguerpir et reprendre le pouvoir dans la plaine ? Elle tenta de comprendre ce qui leur donnait la force de résister aux frimas de l’hiver et de construire leurs maisons alors que la rivière tumultueuse risquait de les endommager au printemps. Où donc puisaient-ils la force de travailler sans relâche, avec joie et courage ? Elle réfléchit longuement et finalement, elle comprit : le rire et l’amour. Voilà leur secret. Il fallait leur enlever cela et ils perdraient leurs forces. Ce serait ensuite facile de reprendre le dessus. Quant à son alliée dans ce combat, ce serait la curiosité présente en chaque individu et surtout chez les enfants. Elle imagina un stratagème qui la fit rire sous cape. Avec les fils d’une toile d’araignée, elle fit une tresse fine, mais solide. Elle attrapa une alouette et descendit dans la plaine.
Un petit garçon qui sautait dans un ruisseau vit arriver une petite vieille toute ridée. Quelque chose dans les mains de la vieille s’agitait et piaillait.
- Qu’est-ce que c’est?, demanda le petit garçon.
- Mon secret, répondit la vieille
- Montre-moi, dit-il encore en se penchant vers elle et en lui écartant les mains.
L’oiseau jaillit soudain, l’enfant poussa un cri de joie, mais déjà le nœud se resserrait sur la fine gorge et l’alouette ne ressemblait plus qu’à une loque grise suspendue à un fil.
Le petit garçon poussa un cri d’effroi et la vieille émit un grognement hideux puis s’écria :
- Et voilà ! Bien fait pour toi ! Elle disparut ensuite dans un buisson épineux et le garçon rentra chez lui en courant.
Sa maman qui l’attendait sur le seuil s’exclama joyeusement en le voyant arriver, mais quand elle vit la mine de son enfant, son sourire se figea.
- Qu’est-ce qui s’est passé?, demanda-t-elle. Son fils tremblait et sanglotait.
Il n’avait jamais vu de meurtre. Il ne soupçonnait même pas que cela puisse exister. Il ne comprenait pas ce qui venait d’arriver et ne parvenait pas à l’expliquer à sa mère angoissée. Celle-ci se précipita chez les voisins. La rumeur de la malheureuse aventure vécue par ce garçon fit le tour du village. Les parents effrayés n’osaient plus laisser sortir leurs enfants. Ils commencèrent à pleurer et à se disputer. La vie dans le hameau devint de plus en plus pénible. Les gens vivaient dans l’angoisse. Les enfants perdaient l’appétit et s’affaiblissaient. Ils avaient le regard éteint. On n’entendait plus de rires ni de chants. La Peur se faufilait entre les gens, regardait par les fenêtres des maisons et quand elle parvenait à saisir le regard d’un enfant, elle lui faisait de sinistres grimaces. Les enfants étaient remplis d’effroi, ils pleuraient sans pouvoir mettre de mots sur ce qui leur arrivait. Les adultes voyaient passer une ombre sans comprendre d’où elle venait. Finalement, ils arrivèrent à la conclusion que les enfants étaient malades et qu’ils avaient besoin d’un médecin. Mais où trouver un médecin ? Personne n’avait jamais été malade dans le village. La Peur comprit que son heure était venue.
Tôt le lendemain matin, elle se présenta au village sous les traits du docteur Harts. Celui-ci déclara qu’il était en mesure de guérir les enfants pourvu que leurs parents suivent scrupuleusement les conseils qu’il leur donnerait. Tous promirent de suivre ses prescriptions. Il recommanda de fermer les fenêtres et d’y accrocher des tentures sombres pour que les yeux des enfants ne soient pas gênés par la lumière du soleil. Il interdit les chants et les danses pour que les enfants ne souffrent pas du bruit. Les villageois suivaient scrupuleusement ses conseils. Comme il avait beaucoup grandi ces derniers temps, quand ils le regardaient, ils levaient les yeux vers son visage. Chaque parent souhaitait que le docteur vienne examiner son enfant. Les enfants se faisaient tout petits sous son regard lugubre et se mettaient les mains devant les yeux. Le docteur Harts fixait alors d’un œil sévère le faible rayon de lumière pénétrant dans l’habitation, sur quoi les parents fermaient complètement les tentures. Ils le prièrent de ne pas quitter le village et mirent à sa disposition la maison dans laquelle ils se réunissaient auparavant pour chanter et danser. Il y avait dans cette maison d’immenses fenêtres. Le docteur Harts donna l’ordre d’y accrocher de grandes tentures sombres.
Le silence et l’obscurité régnaient sur le village. Les habitants n’avaient plus le cœur à l’ouvrage. Les jeunes pousses se desséchaient, les vaches maigrissaient et donnaient moins de lait, les chèvres et les brebis commençaient à dépérir. La santé des enfants ne s’améliorait pas. Mais tout cela n’empêchait pas leurs parents d’être subjugués par le docteur Harts et d’accomplir tout ce qu’il leur ordonnait de faire. La nuit venue, des ombres glissaient à travers le village, elles écoutaient, elles épiaient, elles observaient par les fenêtres ce qui se passait dans les maisons, puis se dirigeaient furtivement vers la maison du docteur à qui elles rapportaient ce qu’elles avaient vu et entendu : dans cette maison-là, on avait chanté une berceuse et dans cette autre, on jouait à la poupée. Chaque matin, les habitants vêtus de gris et de noir se rassemblaient sur la place du village. Le docteur Harts y dénonçait tous ceux qui avaient enfreint ses ordres. Les villageois autrefois bons et joyeux déversaient alors leur colère sur les coupables. Aux confins du village apparut une première tombe, suivie par une autre et encore une autre. Bientôt, on ne s’étonna plus de voir mourir aussi les enfants. Un sourire hideux tordait la bouche du docteur Harts car il prévoyait que peu à peu, tous les habitants finiraient au cimetière et qu’un silence absolu règnerait bientôt sur la vallée.
Dans une des maisons du village, une petite fille était étendue sur son lit. Son frère était assis à côté d’elle et lui tendait une tasse de lait :
- Je t’en prie Lili, bois ne fût-ce qu’une petite gorgée. La voisine est venue l’apporter spécialement pour toi ce matin.
- Ce n’est pas la peine, Ader, laisse-moi, répondit la petite fille qui remuait les lèvres avec peine. De toute façon, je vais bientôt mourir. J’aurais pu mourir hier déjà. Mais je veux encore me souvenir de cette chanson que nous chantait Maman.
Elle ferma les yeux. Son frère se leva et sortit de la maison. Il s’en allait sans but et sans prêter attention au chemin qui le conduisit au bord d’un ruisseau. Il s’assit dans l’herbe. Les cigales voletaient au-dessus de l’eau, le frôlaient presque de leurs longues ailes, mais il ne les voyait même pas. Il pensait aux jeux auxquels il jouait avec son père quand il était tout petit : son père le lançait en l’air puis le rattrapait, il lui avait aussi appris à reconnaitre les traces des animaux sur le sol. Il se souvenait des crêpes que faisait sa maman. Avec de la confiture, elle y traçait de jolies figurines. Son père était tombé d’un rocher en cueillant des noix et sa mère était morte de faim parce qu’elle se privait de tout pour ses enfants. Qu’allait-il devenir si sa sœur mourait ? Quel sens pourrait-il donner à sa vie ? Il arrachait l’herbe désespérément, ses doigts s’enfonçaient dans le sol mou et humide. Il prit une motte de terre et la malaxa pour en faire une boule. Il contempla la boule, y planta deux petites fleurs de myosotis pour les yeux et une baie d’airelle rouge pour la bouche. Il s’aperçut que ce visage ressemblait à une poupée que Lili avait eue auparavant. Il y ajouta un corps, des bras, des jambes, puis rentra chez lui et ouvrit la porte tout doucement pour ne pas réveiller sa sœur. Il prit au fond d’un coffre des morceaux d’étoffe aux couleurs joyeuses, restes d’une robe que sa mère avait cousue pour Lili. Il revêtit la poupée de ces morceaux de tissu et chuchota le nom de sa sœur. Péniblement, elle ouvrit les yeux, puis aperçut la poupée dans les mains de son frère.
- Qu’est ce que c’est?, demanda-t-elle, en tendant vers la poupée ses mains diaphanes. Il fait si sombre ici, je ne vois pas bien.
- Attends!, s’écria Ader tout content. Et il bondit vers la fenêtre pour ouvrir les lourdes tentures noires.
Tout à coup, il entendit une chanson. Celle que chantait sa mère. La frayeur le saisit : Lili n’avait-elle pas dit qu’elle mourrait dès qu’elle s’en souviendrait ? Très, très lentement, il se retourna et vit sa sœur qui sortait du lit. Il se précipita vers elle. Une voisine se figea sur le seuil de la porte : elle pensait que Lili allait mourir et elle était venue dans l’intention d’aider Ader à ensevelir le corps de sa sœur. Mais Lili était déjà en train de tournoyer avec son frère dans la chambre. Elle chantait et riait en tenant dans ses mains la poupée d’argile aux couleurs vives. La femme qui avait été témoin de ce spectacle se précipita chez les autres voisins pour leur raconter la guérison de Lili. C’était la première fois qu’un tel évènement se produisait et les gens accouraient de partout pour voir la petite fille. Ils étaient tout réjouis en la voyant, ils se regardaient en souriant et montraient la poupée à leurs enfants. Ils sortirent de leurs coffres des sifflets et des miroirs.
- Allons chez le Dr Harts, dit l’un d’eux. Allons lui raconter qu’un miracle s’est produit !
Et ils se hâtèrent vers la plus grande maison du village, la maison de la Peur.
- La forêt est bien bruyante aujourd’hui, grommela la Peur en entendant la rumeur qui s’approchait, Et elle voulut fermer la fenêtre, mais sa jambe s’emmêla dans la longue tenture, elle trébucha, et en s’accrochant à l’étoffe, la déchira. Aussitôt, elle fut aveuglée par un torrent de lumière. Les rayons du soleil firent irruption dans la maison. Ils étaient réfléchis par les miroirs portés par les villageois en liesse. Ceux-ci entrèrent dans la maison et se mirent à la recherche du docteur. Ils étaient impatients de lui annoncer la bonne nouvelle. Mais ils eurent beau chercher leur bienfaiteur dans tous les recoins : le docteur Harts avait disparu. Au milieu de ce remue-ménage, un des villageois faillit écraser quelque chose qui se faufilait entre leurs jambes et ressemblait à une araignée. La Peur était devenue minuscule. Elle fuyait la lumière qu’elle haïssait.
Depuis lors, elle s’est réfugiée dans la forêt profonde. Elle fait peur aux enfants qui s’éloignent un peu trop de leurs parents. Elle effraie les petits animaux dont s’approchent les carnassiers. Une petite peur est parfois utile !
Quant aux villageois, ils ont retrouvé leurs sourires et leurs chants. Mais ils essaient de ne pas être trop curieux ni trop confiants, car le malheur peut toujours ressurgir.