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La Peur

Numéro 4 Avril 2010 par Natalia Estemirova

avril 2010

Pre­nant appui sur des sujets popu­laires, mais plus sou­vent sur ses propres impres­sions et réflexions, Nata­lia Este­mi­ro­va écri­vait ce qu’elle appe­lait des contes. Par­mi ceux-ci : “La Peur”. À la fin de l’an­née 2007, elle l’a­vait envoyé au jour­nal Doch. Nata­lia Este­mi­ro­va, membre du bureau de l’ONG russe Mémo­rial à Groz­ny, a été enle­vée puis assas­si­née le 15 juillet 2009 à Groz­ny, lais­sant sa fille Lana orphe­line. Nata­lia Este­mi­ro­va docu­men­tait sans relâche, depuis des années, les exac­tions com­mises en Tchét­ché­nie en toute impu­ni­té, dans une Répu­blique où la guerre ouverte rus­so-tchét­chène du début des années 2000 a cédé la place à la ter­reur et la dic­ta­ture. Dic­ta­ture dans laquelle la Peur a toute sa place…

Il était une fois une hor­rible et méchante femme. On l’ap­pe­lait la Peur car son plus grand plai­sir était de faire peur aux gens. Elle sur­gis­sait sans crier gare. Elle s’ac­cro­chait aux jambes des pas­sants dans l’obs­cu­ri­té. Elle était fâchée avec le monde entier. Un jour, elle déci­da de par­tir pour la mon­tagne. Elle trou­vait là un malin plai­sir à effrayer les petits ani­maux et les chas­seurs éga­rés. Elle s’é­ta­blit au fond d’un défi­lé où cou­lait un joli ruis­seau. À un cer­tain endroit, la mon­tagne fai­sait place à une grande plaine. Chaque été, celle-ci se cou­vrait de claires pâque­rettes, de tendres clo­chettes et de pavots impé­tueux. Les fraises gon­flaient leurs joues rouges, la ronce avec ses mûres s’é­ten­dait auda­cieu­se­ment par-des­sus les rochers, le noi­se­tier lais­sait échap­per dans la rivière ses noi­settes, qui res­sem­blaient à de petits cœurs de bois clair. On les voyait rebon­dir dans les jambes des petits bou­que­tins venus s’a­breu­ver avec leurs parents. Un our­son essayait d’at­tra­per une truite argen­tée qui lui filait entre les pattes pour atter­rir ensuite sur la rive où Maman ourse la capturait.

Un jour, un homme arri­va dans cette plaine. Il s’y arrê­ta et obser­va lon­gue­ment le pay­sage en s’ap­puyant sur son fusil. Puis il se retour­na et s’en alla sans même avoir tiré quoi que ce soit. Il revint quelques jours plus tard, mais cette fois, il n’é­tait plus seul. Il avait emme­né sa femme, son chien et quelques bre­bis. Les nou­veaux arri­vants s’é­ta­blirent dans la plaine et y construi­sirent une chau­mière. Bien­tôt, une deuxième mai­son fut construite, puis une troi­sième. Les gens com­men­cèrent à affluer. Ils débrous­saillaient, construi­saient des mai­sons, fai­saient paitre le bétail, pêchaient les pois­sons de la rivière et culti­vaient la terre. Les femmes lavaient leur linge sur la berge et se par­laient joyeu­se­ment d’une rive à l’autre.

Pen­dant des jour­nées entières, les mon­tagnes envi­ron­nantes ren­voyaient l’é­cho du labeur humain et de la vie dans la val­lée. On enten­dait le cli­que­tis des seaux lors de la traite des vaches, en même temps que le bêle­ment des mou­tons et l’a­boie­ment des chiens ou le grin­ce­ment de la roue du mou­lin que fai­sait tour­ner la rivière. Le soir, les habi­tants se ras­sem­blaient pour le chant et la danse. La Peur n’a­vait plus la paix. Les enfants sur­tout l’é­ner­vaient. Ils cou­raient dans la mon­tagne en criant et — pire que tout — ils jouaient à se faire peur ! Oui, oui, ils se per­chaient dans les arbres ou sur des rochers puis sau­taient sur les autres pour les effrayer, mais en même temps, ils écla­taient de rire et fai­saient beau­coup de bruit. Ils jouaient à la peur, tout en se riant de la peur. Ils riaient donc d’elle, la Peur ! Et lors­qu’elle fon­dait sur eux, ils pen­saient que c’é­tait une de leurs copines et ils s’esclaffaient.

C’é­tait insup­por­table ! La Peur ren­tra dans sa tanière et se mit à réflé­chir. Que faire pour vaincre ces gens ? Com­ment les faire déguer­pir et reprendre le pou­voir dans la plaine ? Elle ten­ta de com­prendre ce qui leur don­nait la force de résis­ter aux fri­mas de l’hi­ver et de construire leurs mai­sons alors que la rivière tumul­tueuse ris­quait de les endom­ma­ger au prin­temps. Où donc pui­saient-ils la force de tra­vailler sans relâche, avec joie et cou­rage ? Elle réflé­chit lon­gue­ment et fina­le­ment, elle com­prit : le rire et l’a­mour. Voi­là leur secret. Il fal­lait leur enle­ver cela et ils per­draient leurs forces. Ce serait ensuite facile de reprendre le des­sus. Quant à son alliée dans ce com­bat, ce serait la curio­si­té pré­sente en chaque indi­vi­du et sur­tout chez les enfants. Elle ima­gi­na un stra­ta­gème qui la fit rire sous cape. Avec les fils d’une toile d’a­rai­gnée, elle fit une tresse fine, mais solide. Elle attra­pa une alouette et des­cen­dit dans la plaine.

Un petit gar­çon qui sau­tait dans un ruis­seau vit arri­ver une petite vieille toute ridée. Quelque chose dans les mains de la vieille s’a­gi­tait et piaillait.

- Qu’est-ce que c’est?, deman­da le petit garçon.

- Mon secret, répon­dit la vieille

- Montre-moi, dit-il encore en se pen­chant vers elle et en lui écar­tant les mains.

L’oi­seau jaillit sou­dain, l’en­fant pous­sa un cri de joie, mais déjà le nœud se res­ser­rait sur la fine gorge et l’a­louette ne res­sem­blait plus qu’à une loque grise sus­pen­due à un fil.

Le petit gar­çon pous­sa un cri d’ef­froi et la vieille émit un gro­gne­ment hideux puis s’écria :

- Et voi­là ! Bien fait pour toi ! Elle dis­pa­rut ensuite dans un buis­son épi­neux et le gar­çon ren­tra chez lui en courant.

Sa maman qui l’at­ten­dait sur le seuil s’ex­cla­ma joyeu­se­ment en le voyant arri­ver, mais quand elle vit la mine de son enfant, son sou­rire se figea.

- Qu’est-ce qui s’est pas­sé?, deman­da-t-elle. Son fils trem­blait et sanglotait.

Il n’a­vait jamais vu de meurtre. Il ne soup­çon­nait même pas que cela puisse exis­ter. Il ne com­pre­nait pas ce qui venait d’ar­ri­ver et ne par­ve­nait pas à l’ex­pli­quer à sa mère angois­sée. Celle-ci se pré­ci­pi­ta chez les voi­sins. La rumeur de la mal­heu­reuse aven­ture vécue par ce gar­çon fit le tour du vil­lage. Les parents effrayés n’o­saient plus lais­ser sor­tir leurs enfants. Ils com­men­cèrent à pleu­rer et à se dis­pu­ter. La vie dans le hameau devint de plus en plus pénible. Les gens vivaient dans l’an­goisse. Les enfants per­daient l’ap­pé­tit et s’af­fai­blis­saient. Ils avaient le regard éteint. On n’en­ten­dait plus de rires ni de chants. La Peur se fau­fi­lait entre les gens, regar­dait par les fenêtres des mai­sons et quand elle par­ve­nait à sai­sir le regard d’un enfant, elle lui fai­sait de sinistres gri­maces. Les enfants étaient rem­plis d’ef­froi, ils pleu­raient sans pou­voir mettre de mots sur ce qui leur arri­vait. Les adultes voyaient pas­ser une ombre sans com­prendre d’où elle venait. Fina­le­ment, ils arri­vèrent à la conclu­sion que les enfants étaient malades et qu’ils avaient besoin d’un méde­cin. Mais où trou­ver un méde­cin ? Per­sonne n’a­vait jamais été malade dans le vil­lage. La Peur com­prit que son heure était venue.

Tôt le len­de­main matin, elle se pré­sen­ta au vil­lage sous les traits du doc­teur Harts. Celui-ci décla­ra qu’il était en mesure de gué­rir les enfants pour­vu que leurs parents suivent scru­pu­leu­se­ment les conseils qu’il leur don­ne­rait. Tous pro­mirent de suivre ses pres­crip­tions. Il recom­man­da de fer­mer les fenêtres et d’y accro­cher des ten­tures sombres pour que les yeux des enfants ne soient pas gênés par la lumière du soleil. Il inter­dit les chants et les danses pour que les enfants ne souffrent pas du bruit. Les vil­la­geois sui­vaient scru­pu­leu­se­ment ses conseils. Comme il avait beau­coup gran­di ces der­niers temps, quand ils le regar­daient, ils levaient les yeux vers son visage. Chaque parent sou­hai­tait que le doc­teur vienne exa­mi­ner son enfant. Les enfants se fai­saient tout petits sous son regard lugubre et se met­taient les mains devant les yeux. Le doc­teur Harts fixait alors d’un œil sévère le faible rayon de lumière péné­trant dans l’ha­bi­ta­tion, sur quoi les parents fer­maient com­plè­te­ment les ten­tures. Ils le prièrent de ne pas quit­ter le vil­lage et mirent à sa dis­po­si­tion la mai­son dans laquelle ils se réunis­saient aupa­ra­vant pour chan­ter et dan­ser. Il y avait dans cette mai­son d’im­menses fenêtres. Le doc­teur Harts don­na l’ordre d’y accro­cher de grandes ten­tures sombres.

Le silence et l’obs­cu­ri­té régnaient sur le vil­lage. Les habi­tants n’a­vaient plus le cœur à l’ou­vrage. Les jeunes pousses se des­sé­chaient, les vaches mai­gris­saient et don­naient moins de lait, les chèvres et les bre­bis com­men­çaient à dépé­rir. La san­té des enfants ne s’a­mé­lio­rait pas. Mais tout cela n’empêchait pas leurs parents d’être sub­ju­gués par le doc­teur Harts et d’ac­com­plir tout ce qu’il leur ordon­nait de faire. La nuit venue, des ombres glis­saient à tra­vers le vil­lage, elles écou­taient, elles épiaient, elles obser­vaient par les fenêtres ce qui se pas­sait dans les mai­sons, puis se diri­geaient fur­ti­ve­ment vers la mai­son du doc­teur à qui elles rap­por­taient ce qu’elles avaient vu et enten­du : dans cette mai­son-là, on avait chan­té une ber­ceuse et dans cette autre, on jouait à la pou­pée. Chaque matin, les habi­tants vêtus de gris et de noir se ras­sem­blaient sur la place du vil­lage. Le doc­teur Harts y dénon­çait tous ceux qui avaient enfreint ses ordres. Les vil­la­geois autre­fois bons et joyeux déver­saient alors leur colère sur les cou­pables. Aux confins du vil­lage appa­rut une pre­mière tombe, sui­vie par une autre et encore une autre. Bien­tôt, on ne s’é­ton­na plus de voir mou­rir aus­si les enfants. Un sou­rire hideux tor­dait la bouche du doc­teur Harts car il pré­voyait que peu à peu, tous les habi­tants fini­raient au cime­tière et qu’un silence abso­lu règne­rait bien­tôt sur la vallée.

Dans une des mai­sons du vil­lage, une petite fille était éten­due sur son lit. Son frère était assis à côté d’elle et lui ten­dait une tasse de lait :

- Je t’en prie Lili, bois ne fût-ce qu’une petite gor­gée. La voi­sine est venue l’ap­por­ter spé­cia­le­ment pour toi ce matin.

- Ce n’est pas la peine, Ader, laisse-moi, répon­dit la petite fille qui remuait les lèvres avec peine. De toute façon, je vais bien­tôt mou­rir. J’au­rais pu mou­rir hier déjà. Mais je veux encore me sou­ve­nir de cette chan­son que nous chan­tait Maman.

Elle fer­ma les yeux. Son frère se leva et sor­tit de la mai­son. Il s’en allait sans but et sans prê­ter atten­tion au che­min qui le condui­sit au bord d’un ruis­seau. Il s’as­sit dans l’herbe. Les cigales vole­taient au-des­sus de l’eau, le frô­laient presque de leurs longues ailes, mais il ne les voyait même pas. Il pen­sait aux jeux aux­quels il jouait avec son père quand il était tout petit : son père le lan­çait en l’air puis le rat­tra­pait, il lui avait aus­si appris à recon­naitre les traces des ani­maux sur le sol. Il se sou­ve­nait des crêpes que fai­sait sa maman. Avec de la confi­ture, elle y tra­çait de jolies figu­rines. Son père était tom­bé d’un rocher en cueillant des noix et sa mère était morte de faim parce qu’elle se pri­vait de tout pour ses enfants. Qu’al­lait-il deve­nir si sa sœur mou­rait ? Quel sens pour­rait-il don­ner à sa vie ? Il arra­chait l’herbe déses­pé­ré­ment, ses doigts s’en­fon­çaient dans le sol mou et humide. Il prit une motte de terre et la malaxa pour en faire une boule. Il contem­pla la boule, y plan­ta deux petites fleurs de myo­so­tis pour les yeux et une baie d’ai­relle rouge pour la bouche. Il s’a­per­çut que ce visage res­sem­blait à une pou­pée que Lili avait eue aupa­ra­vant. Il y ajou­ta un corps, des bras, des jambes, puis ren­tra chez lui et ouvrit la porte tout dou­ce­ment pour ne pas réveiller sa sœur. Il prit au fond d’un coffre des mor­ceaux d’é­toffe aux cou­leurs joyeuses, restes d’une robe que sa mère avait cou­sue pour Lili. Il revê­tit la pou­pée de ces mor­ceaux de tis­su et chu­cho­ta le nom de sa sœur. Péni­ble­ment, elle ouvrit les yeux, puis aper­çut la pou­pée dans les mains de son frère.

- Qu’est ce que c’est?, deman­da-t-elle, en ten­dant vers la pou­pée ses mains dia­phanes. Il fait si sombre ici, je ne vois pas bien.

- Attends!, s’é­cria Ader tout content. Et il bon­dit vers la fenêtre pour ouvrir les lourdes ten­tures noires.

Tout à coup, il enten­dit une chan­son. Celle que chan­tait sa mère. La frayeur le sai­sit : Lili n’a­vait-elle pas dit qu’elle mour­rait dès qu’elle s’en sou­vien­drait ? Très, très len­te­ment, il se retour­na et vit sa sœur qui sor­tait du lit. Il se pré­ci­pi­ta vers elle. Une voi­sine se figea sur le seuil de la porte : elle pen­sait que Lili allait mou­rir et elle était venue dans l’in­ten­tion d’ai­der Ader à ense­ve­lir le corps de sa sœur. Mais Lili était déjà en train de tour­noyer avec son frère dans la chambre. Elle chan­tait et riait en tenant dans ses mains la pou­pée d’ar­gile aux cou­leurs vives. La femme qui avait été témoin de ce spec­tacle se pré­ci­pi­ta chez les autres voi­sins pour leur racon­ter la gué­ri­son de Lili. C’é­tait la pre­mière fois qu’un tel évè­ne­ment se pro­dui­sait et les gens accou­raient de par­tout pour voir la petite fille. Ils étaient tout réjouis en la voyant, ils se regar­daient en sou­riant et mon­traient la pou­pée à leurs enfants. Ils sor­tirent de leurs coffres des sif­flets et des miroirs.

- Allons chez le Dr Harts, dit l’un d’eux. Allons lui racon­ter qu’un miracle s’est produit !

Et ils se hâtèrent vers la plus grande mai­son du vil­lage, la mai­son de la Peur.

- La forêt est bien bruyante aujourd’­hui, grom­me­la la Peur en enten­dant la rumeur qui s’ap­pro­chait, Et elle vou­lut fer­mer la fenêtre, mais sa jambe s’emmêla dans la longue ten­ture, elle tré­bu­cha, et en s’ac­cro­chant à l’é­toffe, la déchi­ra. Aus­si­tôt, elle fut aveu­glée par un tor­rent de lumière. Les rayons du soleil firent irrup­tion dans la mai­son. Ils étaient réflé­chis par les miroirs por­tés par les vil­la­geois en liesse. Ceux-ci entrèrent dans la mai­son et se mirent à la recherche du doc­teur. Ils étaient impa­tients de lui annon­cer la bonne nou­velle. Mais ils eurent beau cher­cher leur bien­fai­teur dans tous les recoins : le doc­teur Harts avait dis­pa­ru. Au milieu de ce remue-ménage, un des vil­la­geois faillit écra­ser quelque chose qui se fau­fi­lait entre leurs jambes et res­sem­blait à une arai­gnée. La Peur était deve­nue minus­cule. Elle fuyait la lumière qu’elle haïssait.

Depuis lors, elle s’est réfu­giée dans la forêt pro­fonde. Elle fait peur aux enfants qui s’é­loignent un peu trop de leurs parents. Elle effraie les petits ani­maux dont s’ap­prochent les car­nas­siers. Une petite peur est par­fois utile !

Quant aux vil­la­geois, ils ont retrou­vé leurs sou­rires et leurs chants. Mais ils essaient de ne pas être trop curieux ni trop confiants, car le mal­heur peut tou­jours ressurgir.

Natalia Estemirova


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