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La perception des nanotechnologies et de leurs risques
La perception des nanotechnologies et de leurs risques constitue un phénomène complexe. Malgré l’ambigüité qui préside à la définition des nanotechnologies, il est possible de tenter d’en caractériser la perception. Ainsi, des enquêtes menées au niveau européen mettent en évidence l’absence d’opinion des citoyens vis-à-vis de celles-ci et de leurs risques. De plus, ils ne s’accordent ni sur l’existence de risques pour les générations futures ni sur la présence de risques sanitaires et environnementaux. En revanche, l’iniquité de la distribution des risques et des bénéfices leur semble manifeste. Par ailleurs, des études montrent que l’attitude des individus varie selon le champ d’application concerné. Par exemple, les développements nanotechnologiques dans le domaine médical semblent bénéficier d’une perception positive, contrairement aux applications dans les secteurs militaires ou alimentaires. En fait, plusieurs facteurs permettent de comprendre pourquoi certains individus développent une attitude négative vis-à-vis de certaines nanotechnologies et perçoivent avec acuité les risques qui y sont associés. Il s’agit de facteurs psychométriques, socioculturels, ou éthiques, mais aussi des bénéfices associés à ces technologies.
En matière de nouvelles technologies, la perception des profanes joue un rôle non négligeable. Elle conditionne en effet l’acceptation par le public des technologies dites « à risques » et agit sur l’orientation de la recherche et du développement dans ce domaine. Le cas de la perception du nucléaire en Allemagne, en Autriche ou en Italie, ou encore celui de la perception des OGM en Europe, illustre bien ce phénomène. La perception du citoyen peut donc se lire en termes économiques sinon politiques.
Qu’en est-il de la perception des nanotechnologies, qui envahissent de nombreux champs de recherches depuis une décennie environ. La dimension exploratoire et, dans une certaine mesure, encore relativement théorique des recherches consacrées aux nanotechnologies est à l’origine de nombreuses spéculations contradictoires. En effet, l’abondante littérature relative aux nanotechnologies est dominée par deux courants : l’un, optimiste, les perçoit comme porteuses de solutions à tous les problèmes du monde contemporain — sanitaires, environnementaux, économiques, etc. —, l’autre, pessimiste, les soupçonne de mener à un futur contrôlé par des robots autoreproducteurs. Le premier s’inscrit dans la lignée des travaux de Mihail Roco (Roco, 2003), initiateur du programme de recherche et de développement américain consacré aux nanotechnologies — la National Nanotechnology Initiative. Le second est davantage marqué par Eric Drexler, auteur de Engines of Creation : The Coming Era of Nanotechnology (1986) ou par des auteurs de science-fiction tels que Michael Crichton (Prey, 2002).
La perception du public se révèle toutefois bien plus complexe et ne se laisse pas enfermer dans ces dichotomies du type « utopie ou cauchemar ». Pour se faire une idée plus nuancée de la perception des nanotechnologies par le public, l’eurobaromètre constitue un outil précieux.
L’attitude des Européens vis-à-vis des nanotechnologies
Les eurobaromètres1 sont des enquêtes menées par l’Union européenne afin de cerner l’opinion des Européens dans des domaines aussi divers que l’environnement, la crise économique ou les discriminations. Depuis 2002, les eurobaromètres consacrés à la perception des biotechnologies ont intégré une section plus spécifiquement dédiée aux nanotechnologies.
Ces études permettent, notamment, de comparer l’attitude vis-à-vis des nanotechnologies à celle à l’égard d’autres technologies. Ainsi, le tableau suivant (Tableau 1) met en évidence les réponses des Européens à la question de savoir si, selon eux, ces différentes technologies auront un impact positif ou négatif sur leur manière de vivre (EC, 2006).
Pour chacune des technologies suivantes, pensez-vous qu’elle va avoir un effet positif, négatif ou qu’il n’y aura aucun effet sur notre manière de vivre dans les vingt prochaines années ?
Tableau 1, d’après (EC, 2006, p. 10)
Le constat qui s’impose d’emblée est la proportion considérable d’individus répondant ne pas savoir si l’impact des nanotechnologies sera positif ou non. En effet, alors que 42% des interviewés ne se prononcent pas, ce pourcentage est bien moindre pour les autres technologies et ne dépasse pas 22% dans le cas précis de biotechnologies. Par ailleurs, on constate aussi que l’attitude des Européens à l’égard des nouvelles technologies est globalement assez optimiste, même en ce qui concerne les nanotechnologies (40% d’attitudes positives contre 5% d’attitudes négatives). On notera par ailleurs que les Américains, confirmant leur apriori culturel favorable aux technologies en général, sont encore plus optimistes vis-à-vis des nanotechnologies que les Européens (Gaskell, 2005).
Le même type de schéma s’observe en 2010, avec 40% d’indécis (tableau 2). Toutefois, on constate que la proportion d’individus qui estiment que les nanotechnologies auront un impact négatif sur leur manière de vivre a doublé par rapport à 2005 (10% contre 5% en 2005), ce qui pourrait peut-être s’expliquer par une plus grande médiatisation des nanotechnologies.
Pour chacune des technologies suivantes, pensez-vous qu’elle va avoir un effet positif, négatif ou qu’il n’y aura aucun effet sur notre manière de vivre dans les vingt prochaines années ?
Tableau 2, d’après (EC, 2010, p. 10)
L’absence d’opinion constitue manifestement la première spécificité de l’attitude du public vis-à-vis des nanotechnologies. Elle est d’ailleurs corroborée par d’autres études (Siegrist 2010, p. 838). Elle pourrait s’expliquer de deux manières : soit par le manque de connaissances relatives aux nanotechnologies, soit par l’incapacité des individus à formuler un jugement, en dépit de leurs connaissances — cette difficulté serait selon toute vraisemblance associée à la complexité et aux multiples incertitudes qui entourent les nanotechnologies aujourd’hui. On privilégiera toutefois la première option compte tenu du fait que l’enquête révèle par ailleurs que seuls 46% des Européens ont déjà entendu parler des nanotechnologies (EC, 2010, p. 38).
Pour chacune des technologies suivantes concernant les nanotechnologies, veuillez me dire si vous êtes d’accord ou pas d’accord
Tableau 3, d’après (EC, 2010, p. 42)
Penchons-nous sur d’autres questions plus spécifiquement révélatrices de l’attitude des Européens face aux risques des nanotechnologies, et retenons plus précisément leurs réactions face à la distribution des risques et des bénéfices, aux risques pour les générations futures, ainsi qu’aux risques sanitaires, et aux risques environnementaux (tableau 3).
Ici encore, le premier constat porte sur le nombre considérable d’individus qui optent pour la réponse « ne sait pas » (entre 33 et 44% selon les questions, alors que dans le cas des OGM, seuls 16 à 24% des interviewés prétendent être dans l’incapacité de répondre). Il ressort également de ce tableau qu’une proportion importante d’Européens considère que l’iniquité de la distribution des risques et des bénéfices est manifeste (50% contre 17% qui pensent le contraire). En revanche, en ce qui concerne les risques pour les générations futures, les risques sanitaires et les risques environnementaux, force est de constater la faiblesse de l’écart entre le pourcentage des individus qui estiment ces technologies risquées et le pourcentage de ceux qui les considèrent comme sures, puisqu’il est respectivement de 2, de 6 et de 10% (contre 37, 37 et 30% dans le cas des OGM). Cette observation signifie que l’opinion des Européens est extrêmement partagée lorsqu’il s’agit d’émettre un avis quant à ces risques des nanotechnologies.
Ces enquêtes, on le voit, livrent des informations assez générales sur la manière dont les citoyens européens perçoivent les nanotechnologies. En revanche, elles ne permettent pas de prendre en compte les différences qui pourraient apparaitre entre les perceptions des différents types d’applications nanotechnologiques.
Quelles nanotechnologies ?
Les recherches relatives à la perception des biotechnologies nous ont révélé que la perception qu’en a le public diffère foncièrement en fonction du domaine d’application dans lequel elles s’inscrivent. Ainsi, les individus développent une attitude nettement plus positive à l’égard des biotechnologies appliquées au domaine médical que vis-à-vis de celles appliquées au domaine agro-alimentaire (Savadori, 2004).
Ce constat nous amène tout naturellement à nous demander si la perception des nanotechnologies varie également en fonction du type d’application concerné.
Avant de tenter de répondre à cette question, il convient d’insister sur l’ambigüité qui entoure le terme « nanotechnologies ». La Royal Society les définit comme « la conception, la caractérisation et la production de structures, de dispositifs et de systèmes par le contrôle de la forme et de la taille à l’échelle nanométrique » (Royal Society, 2004, p. 5, nous traduisons). Une telle définition inclut aussi bien les nanostructures très simples — telles que les nanoparticules utilisées pour améliorer les propriétés de cosmétiques ou de peintures — que les nanosystèmes très complexes qui pourraient éventuellement contribuer à redéfinir l’être humain par des procédures mélioratives (human enhancement). Ou encore, elle vaut aussi bien pour les nanotechnologies développées pour un usage quotidien — crème solaire, chaussettes anti-odeur — que pour les applications militaires. On admettra donc qu’il peut sembler vain de parler des « nanotechnologies » de manière générale et de tenter de cerner la perception globale qu’en ont les individus.
Limitons-nous ici aux nanotechnologies telles que l’industrie les exploite actuellement. Des chercheurs ont pu montrer que les applications des nanotechnologies dans les domaines de la santé et de l’alimentation étaient perçues comme sensiblement plus risquées que dans d’autres secteurs tels que les peintures, les enduits ou même les emballages de denrées alimentaires : c’est la consommation de nanoparticules qui semble à la source d’une perception des risques plus aigüe (Siegrist, 2007). Dans la même optique, d’autres équipes ont également montré que le public développait une attitude plus négative à l’égard des applications des nanotechnologies dans le domaine de la santé que dans celui de l’énergie (Pidgeon, 2009).
Toutefois, une autre étude montre qu’au contraire, certaines applications des nanotechnologies dans le domaine de la santé comptent parmi les applications perçues le plus positivement (Palma-Oliveira, 2009, p. 448). Ainsi, selon Palma-Oliveira et ses collègues, les individus craignent au premier chef les applications des nanotechnologies dans les secteurs militaires et alimentaires, en particulier les munitions et la stérilisation de l’eau. En revanche, les attitudes les plus positives concernent le traitement du cancer par nanocapsules et l’utilisation de nanorobots dans le domaine de la médecine. Cette conclusion semble plus cohérente d’un point de vue théorique, puisqu’elle rejoint les résultats obtenus lors d’études de la perception des risques associés aux biotechnologies (voir supra), qui mettent en évidence les préférences accordées aux développements technologiques dans le domaine médical.
Ces différents travaux montrent bien à quel point la perception des nanotechnologies constitue un phénomène complexe et difficile à cerner, et que l’attitude des individus peut considérablement varier en fonction du champ d’application concerné ou d’autres facteurs que nous allons tenter de dégager ci-dessous.
Comprendre la perception des nanotechnologies et de leurs risques
Plusieurs facteurs permettent de comprendre pourquoi certains individus développent une attitude négative vis-à-vis de certaines nanotechnologies et perçoivent avec acuité les risques qui y sont associés. Il s’agit des bénéfices associés à ces technologies, des facteurs psychométriques, de certaines dimensions socioculturelles, ou d’un certain nombre de valeurs éthiques.
Tout d’abord, les premières études psychométriques de la perception des risques menées à la fin des années septante montraient déjà qu’un des facteurs clés permettant de comprendre pourquoi les individus percevaient certaines activités ou technologies comme risquées était l’absence de perception de bénéfices associés à celles-ci. Ce constat semble pouvoir s’étendre au cas plus particulier des nanotechnologies : le manque de bénéfices tangibles explique partiellement les hésitations du public européen à accepter les nanotechnologies (Siegrist 2010, p. 841).
Ensuite, la perception des risques associés aux nanotechnologies est également influencée par des dimensions qualitatives, que des études psychométriques permettent de mettre en évidence. Nous serions en effet plus sensibles aux risques des applications qui peuvent être caractérisées par les facteurs suivants (Palma-Oliveira, 2009, p. 449 – 450):
la méconnaissance des risques encourus,
le caractère involontaire de l’exposition au risque,
le manque de confiance dans les institutions en charge de la gestion de ces technologies,
l’absence de justification éthique du développement de l’application nanotechnologique,
la probabilité élevée de dommages sanitaires,
le caractère « inquiétant » du risque,
la gravité des conséquences pour la santé,
l’impossibilité de contrôler le risque associé à l’application nanotechnologique.
Ces facteurs psychométriques permettent de comprendre que les applications des nanotechnologies perçues comme étant les plus risquées soient celles qui relèvent des domaines militaire et alimentaire. En effet, dans ces deux cas, les individus perçoivent de façon aigüe le caractère involontaire de l’exposition à ces risques, le manque de confiance dans les institutions ainsi que le manque de justification éthique, ce qui contribue à accroitre la perception de ces risques.
On notera aussi une analyse plus récente, qui met en lumière le rôle prépondérant, dans la perception des risques associés aux nanotechnologies, du sentiment d’injustice associé à la répartition des risques et des bénéfices (Conti, 2011).
En outre, de nombreux facteurs socioculturels peuvent aussi intervenir dans la perception des nanotechnologies, notamment (Siegrist 2010, p. 840): une dimension idéologique, révélée par exemple par l’appartenance à un parti politique : les républicains développent une attitude plus positive à l’égard des nanotechnologies que les démocrates (États-Unis); la conception du monde : les individus adhérant à une conception hiérarchique ou individualiste sont plus optimistes en matière de nanotechnologies que ceux qui partagent une conception égalitaire ou communautaire. Ensuite, la croyance religieuse : elle est associée à un manque de soutien aux programmes de recherche dans le domaine des nanotechnologies. Et enfin, l’héritage culturel (Schummer, 2006): par exemple, l’histoire récente — les pratiques eugénistes et les expériences « médicales » encouragées par le régime nazi — a profondément marqué les générations allemandes d’après-guerre au point de les rendre plutôt réticentes aux interventions technologiques sur le corps humain. De même, la recherche et le développement de nanotechnologies dans le domaine militaire constituent une fierté nationale aux États-Unis, ce qui n’est pas le cas en Europe, devenue plus pacifiste depuis la Seconde Guerre mondiale.
Enfin, certaines dimensions éthiques pourraient également contribuer à la formation du jugement vis-à-vis des nouvelles technologies. Ainsi, le non-respect de la nature intervient, dans une large mesure, dans le rejet de certaines biotechnologies (Sjöberg, 2004). Ce constat ne semble pas, à l’heure actuelle, s’étendre aux nanotechnologies. Ce résultat peut se comprendre si l’on admet que le public n’est pas bien informé des ambitions des technologies Nbics qui visent la convergence de nanotechnologies, de biotechnologies, de technologies de l’information et des sciences cognitives. On peut raisonnablement prédire qu’en transcendant la frontière inerte/vivant, les Nbics se verront de facto accusées de ne pas respecter les lois de la nature, à l’instar des biotechnologies.
Par ailleurs, un public informé serait susceptible d’évoquer d’autres dimensions éthiques dont on pourrait étudier le rôle dans la perception des risques associés aux nanotechnologies. Il s’agirait de notions telles que la dignité de l’homme, l’identité et l’intégrité de l’espèce humaine, la protection de la vie privée et des données personnelles, le respect de règles permettant un consentement libre et informé, et bien évidemment la liberté individuelle ainsi que l’autonomie — autant de valeurs sur lesquelles les nanotechnologies pourraient faire peser des menaces. Il serait d’autant plus pertinent de mener des études en ce sens que le public a tendance à s’intéresser aux risques sociétaux associés aux nanotechnologies plutôt qu’aux dégâts matériels potentiels (Scheufele, 2007).
La perception des nanotechnologies par le public et par les experts
La perception des nanotechnologies présente une autre particularité saisissante. Alors qu’en présence de technologies à risques « classiques » telles que le nucléaire, les scientifiques développent une perception des risques moins aigüe que le public, la situation est inversée pour les nanotechnologies, du moins en ce qui concerne les risques sanitaires et environnementaux. Les experts sont en effet plus optimistes que le public vis-à-vis des bénéfices des nanotechnologies, mais ils sont également davantage soucieux des problèmes potentiels de pollution et de santé (Scheufele, 2007, p. 732 – 733). Le public s’inquièterait en revanche davantage des risques sociétaux (perte d’emploi, etc.) associés aux nanotechnologies.
Même s’il est sans doute prématuré de prétendre dresser un bilan définitif en matière de perception des nanotechnologies et de leurs risques, il convient de reconnaitre qu’à ce stade précoce de leur développement, le manque de connaissances du public constitue une condition unique d’observation du phénomène de construction d’un jugement en présence de nouvelles technologies (Siegrist, 2010, p. 843). Il est néanmoins malaisé de dégager le rôle respectif des nombreux facteurs imbriqués dans ce processus — même si la recherche dans le domaine de la perception des biotechnologies constitue une expérience très précieuse puisqu’elle a permis de souligner la nécessité de distinguer les différents domaines — sinon les différents types — d’applications, et de dégager l’importance du cadrage éthique en présence d’incertitudes.
Enfin, il est remarquable que deux spécificités de la perception des nanotechnologies et de leurs risques s’imposent d’ores et déjà : d’une part, l’incapacité de la majorité des profanes à formuler une opinion vis-à-vis des nanotechnologies, et d’autre part, le fait que le public paraisse moins sensible à leurs risques que les experts.
Le « paradigme psychométrique » est mis au point à la fin des années septante par Paul Slovic et ses collègues. Il s’agit d’un ensemble d’études visant à expliquer pourquoi les individus perçoivent certaines activités et technologies comme étant à haut risque, alors que l’estimation scientifique de ces risques est relativement faible — on pense évidemment à l’énergie nucléaire. Sont ainsi mis en évidence un certain nombre de facteurs influençant la perception des risques par les profanes. On retiendra essentiellement que les bénéfices associés à la technologie ou à l’activité en question ainsi que le caractère « terrifiant » de ces dernières jouent un rôle fondamental dans la perception des risques.