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La perception des nanotechnologies et de leurs risques

Numéro 11 Novembre 2011 par Céline Kermisch

octobre 2011

La per­cep­tion des nano­tech­no­lo­gies et de leurs risques consti­tue un phé­no­mène com­plexe. Mal­gré l’am­bigüi­té qui pré­side à la défi­ni­tion des nano­tech­no­lo­gies, il est pos­sible de ten­ter d’en carac­té­ri­ser la per­cep­tion. Ain­si, des enquêtes menées au niveau euro­péen mettent en évi­dence l’ab­sence d’o­pi­nion des citoyens vis-à-vis de celles-ci et de leurs risques. De plus, ils ne s’ac­cordent ni sur l’exis­tence de risques pour les géné­ra­tions futures ni sur la pré­sence de risques sani­taires et envi­ron­ne­men­taux. En revanche, l’i­ni­qui­té de la dis­tri­bu­tion des risques et des béné­fices leur semble mani­feste. Par ailleurs, des études montrent que l’at­ti­tude des indi­vi­dus varie selon le champ d’ap­pli­ca­tion concer­né. Par exemple, les déve­lop­pe­ments nano­tech­no­lo­giques dans le domaine médi­cal semblent béné­fi­cier d’une per­cep­tion posi­tive, contrai­re­ment aux appli­ca­tions dans les sec­teurs mili­taires ou ali­men­taires. En fait, plu­sieurs fac­teurs per­mettent de com­prendre pour­quoi cer­tains indi­vi­dus déve­loppent une atti­tude néga­tive vis-à-vis de cer­taines nano­tech­no­lo­gies et per­çoivent avec acui­té les risques qui y sont asso­ciés. Il s’a­git de fac­teurs psy­cho­mé­triques, socio­cul­tu­rels, ou éthiques, mais aus­si des béné­fices asso­ciés à ces technologies.

Dossier

En matière de nou­velles tech­no­lo­gies, la per­cep­tion des pro­fanes joue un rôle non négli­geable. Elle condi­tionne en effet l’acceptation par le public des tech­no­lo­gies dites « à risques » et agit sur l’orientation de la recherche et du déve­lop­pe­ment dans ce domaine. Le cas de la per­cep­tion du nucléaire en Alle­magne, en Autriche ou en Ita­lie, ou encore celui de la per­cep­tion des OGM en Europe, illustre bien ce phé­no­mène. La per­cep­tion du citoyen peut donc se lire en termes éco­no­miques sinon politiques.

Qu’en est-il de la per­cep­tion des nano­tech­no­lo­gies, qui enva­hissent de nom­breux champs de recherches depuis une décen­nie envi­ron. La dimen­sion explo­ra­toire et, dans une cer­taine mesure, encore rela­ti­ve­ment théo­rique des recherches consa­crées aux nano­tech­no­lo­gies est à l’origine de nom­breuses spé­cu­la­tions contra­dic­toires. En effet, l’abondante lit­té­ra­ture rela­tive aux nano­tech­no­lo­gies est domi­née par deux cou­rants : l’un, opti­miste, les per­çoit comme por­teuses de solu­tions à tous les pro­blèmes du monde contem­po­rain — sani­taires, envi­ron­ne­men­taux, éco­no­miques, etc. —, l’autre, pes­si­miste, les soup­çonne de mener à un futur contrô­lé par des robots auto­re­pro­duc­teurs. Le pre­mier s’inscrit dans la lignée des tra­vaux de Mihail Roco (Roco, 2003), ini­tia­teur du pro­gramme de recherche et de déve­lop­pe­ment amé­ri­cain consa­cré aux nano­tech­no­lo­gies — la Natio­nal Nano­tech­no­lo­gy Ini­tia­tive. Le second est davan­tage mar­qué par Eric Drex­ler, auteur de Engines of Crea­tion : The Coming Era of Nano­tech­no­lo­gy (1986) ou par des auteurs de science-fic­tion tels que Michael Crich­ton (Prey, 2002).

La per­cep­tion du public se révèle tou­te­fois bien plus com­plexe et ne se laisse pas enfer­mer dans ces dicho­to­mies du type « uto­pie ou cau­che­mar ». Pour se faire une idée plus nuan­cée de la per­cep­tion des nano­tech­no­lo­gies par le public, l’eurobaromètre consti­tue un outil précieux.

L’attitude des Européens vis-à-vis des nanotechnologies

Les euro­ba­ro­mètres1 sont des enquêtes menées par l’Union euro­péenne afin de cer­ner l’opinion des Euro­péens dans des domaines aus­si divers que l’environnement, la crise éco­no­mique ou les dis­cri­mi­na­tions. Depuis 2002, les euro­ba­ro­mètres consa­crés à la per­cep­tion des bio­tech­no­lo­gies ont inté­gré une sec­tion plus spé­ci­fi­que­ment dédiée aux nanotechnologies.

Ces études per­mettent, notam­ment, de com­pa­rer l’attitude vis-à-vis des nano­tech­no­lo­gies à celle à l’égard d’autres tech­no­lo­gies. Ain­si, le tableau sui­vant (Tableau 1) met en évi­dence les réponses des Euro­péens à la ques­tion de savoir si, selon eux, ces dif­fé­rentes tech­no­lo­gies auront un impact posi­tif ou néga­tif sur leur manière de vivre (EC, 2006).

Pour cha­cune des tech­no­lo­gies sui­vantes, pen­sez-vous qu’elle va avoir un effet posi­tif, néga­tif ou qu’il n’y aura aucun effet sur notre manière de vivre dans les vingt pro­chaines années ?

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Tableau 1, d’après (EC, 2006, p. 10)

Le constat qui s’impose d’emblée est la pro­por­tion consi­dé­rable d’individus répon­dant ne pas savoir si l’impact des nano­tech­no­lo­gies sera posi­tif ou non. En effet, alors que 42% des inter­viewés ne se pro­noncent pas, ce pour­cen­tage est bien moindre pour les autres tech­no­lo­gies et ne dépasse pas 22% dans le cas pré­cis de bio­tech­no­lo­gies. Par ailleurs, on constate aus­si que l’attitude des Euro­péens à l’égard des nou­velles tech­no­lo­gies est glo­ba­le­ment assez opti­miste, même en ce qui concerne les nano­tech­no­lo­gies (40% d’attitudes posi­tives contre 5% d’attitudes néga­tives). On note­ra par ailleurs que les Amé­ri­cains, confir­mant leur aprio­ri cultu­rel favo­rable aux tech­no­lo­gies en géné­ral, sont encore plus opti­mistes vis-à-vis des nano­tech­no­lo­gies que les Euro­péens (Gas­kell, 2005).

Le même type de sché­ma s’observe en 2010, avec 40% d’indécis (tableau 2). Tou­te­fois, on constate que la pro­por­tion d’individus qui estiment que les nano­tech­no­lo­gies auront un impact néga­tif sur leur manière de vivre a dou­blé par rap­port à 2005 (10% contre 5% en 2005), ce qui pour­rait peut-être s’expliquer par une plus grande média­ti­sa­tion des nanotechnologies.

Pour cha­cune des tech­no­lo­gies sui­vantes, pen­sez-vous qu’elle va avoir un effet posi­tif, néga­tif ou qu’il n’y aura aucun effet sur notre manière de vivre dans les vingt pro­chaines années ?
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Tableau 2, d’après (EC, 2010, p. 10)

L’absence d’opinion consti­tue mani­fes­te­ment la pre­mière spé­ci­fi­ci­té de l’attitude du public vis-à-vis des nano­tech­no­lo­gies. Elle est d’ailleurs cor­ro­bo­rée par d’autres études (Sie­grist 2010, p. 838). Elle pour­rait s’expliquer de deux manières : soit par le manque de connais­sances rela­tives aux nano­tech­no­lo­gies, soit par l’incapacité des indi­vi­dus à for­mu­ler un juge­ment, en dépit de leurs connais­sances — cette dif­fi­cul­té serait selon toute vrai­sem­blance asso­ciée à la com­plexi­té et aux mul­tiples incer­ti­tudes qui entourent les nano­tech­no­lo­gies aujourd’hui. On pri­vi­lé­gie­ra tou­te­fois la pre­mière option compte tenu du fait que l’enquête révèle par ailleurs que seuls 46% des Euro­péens ont déjà enten­du par­ler des nano­tech­no­lo­gies (EC, 2010, p. 38).

Pour cha­cune des tech­no­lo­gies sui­vantes concer­nant les nano­tech­no­lo­gies, veuillez me dire si vous êtes d’accord ou pas d’accord

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Tableau 3, d’après (EC, 2010, p. 42)

Pen­chons-nous sur d’autres ques­tions plus spé­ci­fi­que­ment révé­la­trices de l’attitude des Euro­péens face aux risques des nano­tech­no­lo­gies, et rete­nons plus pré­ci­sé­ment leurs réac­tions face à la dis­tri­bu­tion des risques et des béné­fices, aux risques pour les géné­ra­tions futures, ain­si qu’aux risques sani­taires, et aux risques envi­ron­ne­men­taux (tableau 3).

Ici encore, le pre­mier constat porte sur le nombre consi­dé­rable d’individus qui optent pour la réponse « ne sait pas » (entre 33 et 44% selon les ques­tions, alors que dans le cas des OGM, seuls 16 à 24% des inter­viewés pré­tendent être dans l’incapacité de répondre). Il res­sort éga­le­ment de ce tableau qu’une pro­por­tion impor­tante d’Européens consi­dère que l’iniquité de la dis­tri­bu­tion des risques et des béné­fices est mani­feste (50% contre 17% qui pensent le contraire). En revanche, en ce qui concerne les risques pour les géné­ra­tions futures, les risques sani­taires et les risques envi­ron­ne­men­taux, force est de consta­ter la fai­blesse de l’écart entre le pour­cen­tage des indi­vi­dus qui estiment ces tech­no­lo­gies ris­quées et le pour­cen­tage de ceux qui les consi­dèrent comme sur­es, puisqu’il est res­pec­ti­ve­ment de 2, de 6 et de 10% (contre 37, 37 et 30% dans le cas des OGM). Cette obser­va­tion signi­fie que l’opinion des Euro­péens est extrê­me­ment par­ta­gée lorsqu’il s’agit d’émettre un avis quant à ces risques des nanotechnologies.

Ces enquêtes, on le voit, livrent des infor­ma­tions assez géné­rales sur la manière dont les citoyens euro­péens per­çoivent les nano­tech­no­lo­gies. En revanche, elles ne per­mettent pas de prendre en compte les dif­fé­rences qui pour­raient appa­raitre entre les per­cep­tions des dif­fé­rents types d’applications nanotechnologiques.

Quelles nanotechnologies ?

Les recherches rela­tives à la per­cep­tion des bio­tech­no­lo­gies nous ont révé­lé que la per­cep­tion qu’en a le public dif­fère fon­ciè­re­ment en fonc­tion du domaine d’application dans lequel elles s’inscrivent. Ain­si, les indi­vi­dus déve­loppent une atti­tude net­te­ment plus posi­tive à l’égard des bio­tech­no­lo­gies appli­quées au domaine médi­cal que vis-à-vis de celles appli­quées au domaine agro-ali­men­taire (Sava­do­ri, 2004).

Ce constat nous amène tout natu­rel­le­ment à nous deman­der si la per­cep­tion des nano­tech­no­lo­gies varie éga­le­ment en fonc­tion du type d’application concerné.

Avant de ten­ter de répondre à cette ques­tion, il convient d’insister sur l’ambigüité qui entoure le terme « nano­tech­no­lo­gies ». La Royal Socie­ty les défi­nit comme « la concep­tion, la carac­té­ri­sa­tion et la pro­duc­tion de struc­tures, de dis­po­si­tifs et de sys­tèmes par le contrôle de la forme et de la taille à l’échelle nano­mé­trique » (Royal Socie­ty, 2004, p. 5, nous tra­dui­sons). Une telle défi­ni­tion inclut aus­si bien les nano­struc­tures très simples — telles que les nano­par­ti­cules uti­li­sées pour amé­lio­rer les pro­prié­tés de cos­mé­tiques ou de pein­tures — que les nano­sys­tèmes très com­plexes qui pour­raient éven­tuel­le­ment contri­buer à redé­fi­nir l’être humain par des pro­cé­dures mélio­ra­tives (human enhan­ce­ment). Ou encore, elle vaut aus­si bien pour les nano­tech­no­lo­gies déve­lop­pées pour un usage quo­ti­dien — crème solaire, chaus­settes anti-odeur — que pour les appli­ca­tions mili­taires. On admet­tra donc qu’il peut sem­bler vain de par­ler des « nano­tech­no­lo­gies » de manière géné­rale et de ten­ter de cer­ner la per­cep­tion glo­bale qu’en ont les individus.

Limi­tons-nous ici aux nano­tech­no­lo­gies telles que l’industrie les exploite actuel­le­ment. Des cher­cheurs ont pu mon­trer que les appli­ca­tions des nano­tech­no­lo­gies dans les domaines de la san­té et de l’alimentation étaient per­çues comme sen­si­ble­ment plus ris­quées que dans d’autres sec­teurs tels que les pein­tures, les enduits ou même les embal­lages de den­rées ali­men­taires : c’est la consom­ma­tion de nano­par­ti­cules qui semble à la source d’une per­cep­tion des risques plus aigüe (Sie­grist, 2007). Dans la même optique, d’autres équipes ont éga­le­ment mon­tré que le public déve­lop­pait une atti­tude plus néga­tive à l’égard des appli­ca­tions des nano­tech­no­lo­gies dans le domaine de la san­té que dans celui de l’énergie (Pid­geon, 2009).

Tou­te­fois, une autre étude montre qu’au contraire, cer­taines appli­ca­tions des nano­tech­no­lo­gies dans le domaine de la san­té comptent par­mi les appli­ca­tions per­çues le plus posi­ti­ve­ment (Pal­ma-Oli­vei­ra, 2009, p. 448). Ain­si, selon Pal­ma-Oli­vei­ra et ses col­lègues, les indi­vi­dus craignent au pre­mier chef les appli­ca­tions des nano­tech­no­lo­gies dans les sec­teurs mili­taires et ali­men­taires, en par­ti­cu­lier les muni­tions et la sté­ri­li­sa­tion de l’eau. En revanche, les atti­tudes les plus posi­tives concernent le trai­te­ment du can­cer par nano­cap­sules et l’utilisation de nano­ro­bots dans le domaine de la méde­cine. Cette conclu­sion semble plus cohé­rente d’un point de vue théo­rique, puisqu’elle rejoint les résul­tats obte­nus lors d’études de la per­cep­tion des risques asso­ciés aux bio­tech­no­lo­gies (voir supra), qui mettent en évi­dence les pré­fé­rences accor­dées aux déve­lop­pe­ments tech­no­lo­giques dans le domaine médical.

Ces dif­fé­rents tra­vaux montrent bien à quel point la per­cep­tion des nano­tech­no­lo­gies consti­tue un phé­no­mène com­plexe et dif­fi­cile à cer­ner, et que l’attitude des indi­vi­dus peut consi­dé­ra­ble­ment varier en fonc­tion du champ d’application concer­né ou d’autres fac­teurs que nous allons ten­ter de déga­ger ci-dessous.

Comprendre la perception des nanotechnologies et de leurs risques

Plu­sieurs fac­teurs per­mettent de com­prendre pour­quoi cer­tains indi­vi­dus déve­loppent une atti­tude néga­tive vis-à-vis de cer­taines nano­tech­no­lo­gies et per­çoivent avec acui­té les risques qui y sont asso­ciés. Il s’agit des béné­fices asso­ciés à ces tech­no­lo­gies, des fac­teurs psy­cho­mé­triques, de cer­taines dimen­sions socio­cul­tu­relles, ou d’un cer­tain nombre de valeurs éthiques.

Tout d’abord, les pre­mières études psy­cho­mé­triques de la per­cep­tion des risques menées à la fin des années sep­tante mon­traient déjà qu’un des fac­teurs clés per­met­tant de com­prendre pour­quoi les indi­vi­dus per­ce­vaient cer­taines acti­vi­tés ou tech­no­lo­gies comme ris­quées était l’absence de per­cep­tion de béné­fices asso­ciés à celles-ci. Ce constat semble pou­voir s’étendre au cas plus par­ti­cu­lier des nano­tech­no­lo­gies : le manque de béné­fices tan­gibles explique par­tiel­le­ment les hési­ta­tions du public euro­péen à accep­ter les nano­tech­no­lo­gies (Sie­grist 2010, p. 841).

Ensuite, la per­cep­tion des risques asso­ciés aux nano­tech­no­lo­gies est éga­le­ment influen­cée par des dimen­sions qua­li­ta­tives, que des études psy­cho­mé­triques per­mettent de mettre en évi­dence. Nous serions en effet plus sen­sibles aux risques des appli­ca­tions qui peuvent être carac­té­ri­sées par les fac­teurs sui­vants (Pal­ma-Oli­vei­ra, 2009, p. 449 – 450):

la mécon­nais­sance des risques encourus,

le carac­tère invo­lon­taire de l’exposition au risque,

le manque de confiance dans les ins­ti­tu­tions en charge de la ges­tion de ces technologies,

l’absence de jus­ti­fi­ca­tion éthique du déve­lop­pe­ment de l’application nanotechnologique,

la pro­ba­bi­li­té éle­vée de dom­mages sanitaires,

le carac­tère « inquié­tant » du risque,

la gra­vi­té des consé­quences pour la santé,

l’impossibilité de contrô­ler le risque asso­cié à l’application nanotechnologique.

Ces fac­teurs psy­cho­mé­triques per­mettent de com­prendre que les appli­ca­tions des nano­tech­no­lo­gies per­çues comme étant les plus ris­quées soient celles qui relèvent des domaines mili­taire et ali­men­taire. En effet, dans ces deux cas, les indi­vi­dus per­çoivent de façon aigüe le carac­tère invo­lon­taire de l’exposition à ces risques, le manque de confiance dans les ins­ti­tu­tions ain­si que le manque de jus­ti­fi­ca­tion éthique, ce qui contri­bue à accroitre la per­cep­tion de ces risques.

On note­ra aus­si une ana­lyse plus récente, qui met en lumière le rôle pré­pon­dé­rant, dans la per­cep­tion des risques asso­ciés aux nano­tech­no­lo­gies, du sen­ti­ment d’injustice asso­cié à la répar­ti­tion des risques et des béné­fices (Conti, 2011).

En outre, de nom­breux fac­teurs socio­cul­tu­rels peuvent aus­si inter­ve­nir dans la per­cep­tion des nano­tech­no­lo­gies, notam­ment (Sie­grist 2010, p. 840): une dimen­sion idéo­lo­gique, révé­lée par exemple par l’appartenance à un par­ti poli­tique : les répu­bli­cains déve­loppent une atti­tude plus posi­tive à l’égard des nano­tech­no­lo­gies que les démo­crates (États-Unis); la concep­tion du monde : les indi­vi­dus adhé­rant à une concep­tion hié­rar­chique ou indi­vi­dua­liste sont plus opti­mistes en matière de nano­tech­no­lo­gies que ceux qui par­tagent une concep­tion éga­li­taire ou com­mu­nau­taire. Ensuite, la croyance reli­gieuse : elle est asso­ciée à un manque de sou­tien aux pro­grammes de recherche dans le domaine des nano­tech­no­lo­gies. Et enfin, l’héritage cultu­rel (Schum­mer, 2006): par exemple, l’histoire récente — les pra­tiques eugé­nistes et les expé­riences « médi­cales » encou­ra­gées par le régime nazi — a pro­fon­dé­ment mar­qué les géné­ra­tions alle­mandes d’après-guerre au point de les rendre plu­tôt réti­centes aux inter­ven­tions tech­no­lo­giques sur le corps humain. De même, la recherche et le déve­lop­pe­ment de nano­tech­no­lo­gies dans le domaine mili­taire consti­tuent une fier­té natio­nale aux États-Unis, ce qui n’est pas le cas en Europe, deve­nue plus paci­fiste depuis la Seconde Guerre mondiale.

Enfin, cer­taines dimen­sions éthiques pour­raient éga­le­ment contri­buer à la for­ma­tion du juge­ment vis-à-vis des nou­velles tech­no­lo­gies. Ain­si, le non-res­pect de la nature inter­vient, dans une large mesure, dans le rejet de cer­taines bio­tech­no­lo­gies (Sjö­berg, 2004). Ce constat ne semble pas, à l’heure actuelle, s’étendre aux nano­tech­no­lo­gies. Ce résul­tat peut se com­prendre si l’on admet que le public n’est pas bien infor­mé des ambi­tions des tech­no­lo­gies Nbics qui visent la conver­gence de nano­tech­no­lo­gies, de bio­tech­no­lo­gies, de tech­no­lo­gies de l’information et des sciences cog­ni­tives. On peut rai­son­na­ble­ment pré­dire qu’en trans­cen­dant la fron­tière inerte/vivant, les Nbics se ver­ront de fac­to accu­sées de ne pas res­pec­ter les lois de la nature, à l’instar des biotechnologies.

Par ailleurs, un public infor­mé serait sus­cep­tible d’évoquer d’autres dimen­sions éthiques dont on pour­rait étu­dier le rôle dans la per­cep­tion des risques asso­ciés aux nano­tech­no­lo­gies. Il s’agirait de notions telles que la digni­té de l’homme, l’identité et l’intégrité de l’espèce humaine, la pro­tec­tion de la vie pri­vée et des don­nées per­son­nelles, le res­pect de règles per­met­tant un consen­te­ment libre et infor­mé, et bien évi­dem­ment la liber­té indi­vi­duelle ain­si que l’autonomie — autant de valeurs sur les­quelles les nano­tech­no­lo­gies pour­raient faire peser des menaces. Il serait d’autant plus per­ti­nent de mener des études en ce sens que le public a ten­dance à s’intéresser aux risques socié­taux asso­ciés aux nano­tech­no­lo­gies plu­tôt qu’aux dégâts maté­riels poten­tiels (Scheu­fele, 2007).

La perception des nanotechnologies par le public et par les experts

La per­cep­tion des nano­tech­no­lo­gies pré­sente une autre par­ti­cu­la­ri­té sai­sis­sante. Alors qu’en pré­sence de tech­no­lo­gies à risques « clas­siques » telles que le nucléaire, les scien­ti­fiques déve­loppent une per­cep­tion des risques moins aigüe que le public, la situa­tion est inver­sée pour les nano­tech­no­lo­gies, du moins en ce qui concerne les risques sani­taires et envi­ron­ne­men­taux. Les experts sont en effet plus opti­mistes que le public vis-à-vis des béné­fices des nano­tech­no­lo­gies, mais ils sont éga­le­ment davan­tage sou­cieux des pro­blèmes poten­tiels de pol­lu­tion et de san­té (Scheu­fele, 2007, p. 732 – 733). Le public s’inquièterait en revanche davan­tage des risques socié­taux (perte d’emploi, etc.) asso­ciés aux nanotechnologies.

Même s’il est sans doute pré­ma­tu­ré de pré­tendre dres­ser un bilan défi­ni­tif en matière de per­cep­tion des nano­tech­no­lo­gies et de leurs risques, il convient de recon­naitre qu’à ce stade pré­coce de leur déve­lop­pe­ment, le manque de connais­sances du public consti­tue une condi­tion unique d’observation du phé­no­mène de construc­tion d’un juge­ment en pré­sence de nou­velles tech­no­lo­gies (Sie­grist, 2010, p. 843). Il est néan­moins mal­ai­sé de déga­ger le rôle res­pec­tif des nom­breux fac­teurs imbri­qués dans ce pro­ces­sus — même si la recherche dans le domaine de la per­cep­tion des bio­tech­no­lo­gies consti­tue une expé­rience très pré­cieuse puisqu’elle a per­mis de sou­li­gner la néces­si­té de dis­tin­guer les dif­fé­rents domaines — sinon les dif­fé­rents types — d’applications, et de déga­ger l’importance du cadrage éthique en pré­sence d’incertitudes.

Enfin, il est remar­quable que deux spé­ci­fi­ci­tés de la per­cep­tion des nano­tech­no­lo­gies et de leurs risques s’imposent d’ores et déjà : d’une part, l’incapacité de la majo­ri­té des pro­fanes à for­mu­ler une opi­nion vis-à-vis des nano­tech­no­lo­gies, et d’autre part, le fait que le public paraisse moins sen­sible à leurs risques que les experts. 

Le « para­digme psy­cho­mé­trique » est mis au point à la fin des années sep­tante par Paul Slo­vic et ses col­lègues. Il s’agit d’un ensemble d’études visant à expli­quer pour­quoi les indi­vi­dus per­çoivent cer­taines acti­vi­tés et tech­no­lo­gies comme étant à haut risque, alors que l’estimation scien­ti­fique de ces risques est rela­ti­ve­ment faible — on pense évi­dem­ment à l’énergie nucléaire. Sont ain­si mis en évi­dence un cer­tain nombre de fac­teurs influen­çant la per­cep­tion des risques par les pro­fanes. On retien­dra essen­tiel­le­ment que les béné­fices asso­ciés à la tech­no­lo­gie ou à l’activité en ques­tion ain­si que le carac­tère « ter­ri­fiant » de ces der­nières jouent un rôle fon­da­men­tal dans la per­cep­tion des risques.

  1. Voir http://ec.europa.eu/public_opinion/index_fr.htm.

Céline Kermisch


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